Chapitre 5

 

 

Il n’y a jamais de fenêtres dans une morgue. En fait, si la topographie le permet, les morgues ne sont que très rarement construites au-dessus du sol. J’imagine que c’est en partie parce qu’il doit être plus simple de réfrigérer un paquet de chambres froides de la taille d’un cercueil dans une salle isolée au creux de la terre. Mais ça ne peut pas être la seule explication. Être sous la terre, c’est bien plus qu’une question d’altitude. C’est là que les choses mortes se doivent d’être. Les tombes se trouvent sous la terre. Ainsi que l’enfer, la géhenne, le Tartare et une dizaine d’autres supposés lieux de vie après la mort.

Peut-être que ça raconte quelque chose à propos des gens. Peut-être que pour nous, « sous la terre » a une signification aussi subtile que profonde. Peut-être que le niveau du sol nous fournit une sorte de frontière symbolique, une construction artificielle qui nous rappelle que nous sommes en vie. Peut-être que cela nous aide à repousser l’ombre de la mort loin de notre vie.

J’habite dans un appartement aménagé dans une cave, et ça me plaît. Qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire à mon sujet ?

Sans doute que j’analyse un peu trop les choses.

— Tu as l’air pensif, me lança Murphy.

Nous descendions le long d’un couloir d’hôpital désert en direction de la morgue du Cook County. Nous avions dû faire un grand détour pour m’éviter de passer par les zones hébergeant d’importants équipements médicaux. Mon cache-poussière en cuir chuchotait autour de mes jambes au fil de mes pas. Mon bâton de combat martelait ma cuisse en rythme ; je l’avais noué à l’intérieur du cache-poussière. J’avais troqué mon pantalon contre un jean et mes chaussures de ville contre des bottes de randonnée.

Murphy n’avait pas du tout l’air d’une valkyrie chasseuse de monstres. Elle évoquait plutôt la petite sœur de quelqu’un. Elle faisait un mètre cinquante et des poussières pour moins de cinquante kilos et était bâtie comme une athlète, tout en muscles souples. Ses cheveux blonds coupés court sur la nuque formaient une frange au-dessus de ses yeux bleus. Elle portait des vêtements plus élégants que d’habitude, un chemisier marron avec un tailleur-pantalon gris, et arborait un maquillage plus prononcé qu’à l’accoutumée. Une apparence très professionnelle, jusqu’au bout des ongles.

Cela étant dit, Murphy restait une valkyrie chasseuse de monstres. C’était la seule personne dont j’aie jamais entendu parler à en avoir tué un à l’aide d’une tronçonneuse.

— J’ai dit que tu avais l’air pensif, Harry, répéta-t-elle un peu plus fort.

Je secouai la tête en lui répondant :

— Je n’aime pas les hôpitaux.

— Les morgues me font baliser, admit-elle. Les morgues et les chiens.

— Les chiens ?

— Je ne parle pas des beagles ou des épagneuls, évidemment. Juste des gros chiens.

Je hochai la tête.

— J’aime bien les chiens. Ils font un bon casse-croûte pour Mister.

Murphy me gratifia d’un sourire.

— Je t’ai déjà vu effrayé. Ça ne te donne pas cette tête-là.

— Et je fais quelle tête ?

Murphy fit la moue, comme si elle choisissait soigneusement ses mots.

— Tu as l’air inquiet. Et frustré. Et coupable. D’un point de vue romantique, tu vois le genre.

Je lui jetai un coup d’œil ironique avant d’acquiescer.

— Susan est en ville.

Murphy émit un sifflement.

— Waouh ! Elle… va bien ?

— Ouais. Autant qu’il lui est possible d’aller bien.

— Alors pourquoi est-ce que tu as l’air d’avoir avalé un truc qui se débattait encore ?

Je haussai les épaules.

— Elle est venue pour démissionner de son travail. Et elle était accompagnée.

— Un mec ? demanda Murphy.

— Ouais.

Elle fronça les sourcils.

— Juste accompagnée, ou bien accompagnée ?

Je secouai la tête.

— Juste accompagnée, je pense. Je ne sais pas.

— Elle lâche son job ?

— Apparemment. On est censés se reparler, à ce que j’ai compris.

— C’est ce qu’elle t’a dit ?

— Elle a dit qu’elle me contacterait et qu’on discuterait.

Les yeux de Murphy s’étrécirent et elle dit :

— Ah, elle t’a dit ça !

— Hein ? dis-je en me tournant vers elle.

Elle leva les deux mains, paumes vers l’avant.

— Ce ne sont pas mes affaires.

— Par les cloches de l’enfer, Murph !

Elle soupira et évita de lever les yeux vers moi et resta silencieuse un moment. Finalement, elle déclara :

— On ne donne pas rendez-vous à un type pour une conversation qui finira bien, Harry.

Je contemplai son profil un moment, puis regardai mes pieds d’un air méchant pendant quelques instants. Personne n’ajouta plus rien.

Nous arrivâmes à la morgue. Murphy pressa un bouton sur le mur et se tourna vers un interphone près de la porte pour annoncer :

— C’est Murphy.

Une seconde plus tard, la porte émit un bourdonnement et cliqueta. Je l’ouvris et la tins pour laisser passer Murphy. Elle me lança un regard perplexe avant d’entrer. Murphy ne réagit jamais très bien à la galanterie.

La morgue était semblable à toutes celles que j’avais déjà pu voir, froide, propre et éclairée par de fortes lumières fluorescentes. Les portes des compartiments réfrigérés s’alignaient sur un mur. Une table d’autopsie occupée s’élevait au centre de la pièce, un drap blanc recouvrant le sujet. Un chariot médical était placé près de la table d’autopsie tandis qu’un second se trouvait près d’un bureau bon marché.

Une polka qui ne lésinait ni sur l’accordéon ni sur la clarinette retentissait avec enthousiasme à travers la pièce depuis une petite chaîne stéréo posée sur le bureau. Un homme trapu, doté d’une toison hirsute de cheveux noirs, était assis derrière la table. Il portait une blouse médicale et des chaussons verts en forme de lapin, longues oreilles comprises. Il tenait fermement un stylo et gribouillait furieusement sur une pile de formulaires.

Lorsque nous entrâmes, il tendit une main dans notre direction et termina ce qu’il était en train d’écrire avec un grand geste, avant de se lever d’un bond, tout sourires.

— Karrin ! lança-t-il. Waouh, vous êtes superbe ce soir ! Qu’est-ce qu’on fête ?

— Les gradés municipaux se baladent dans le coin, répondit Murphy. Donc nous sommes tous supposés mettre nos habits du dimanche et sourire à tout va.

— Les salopards ! lança le petit gars d’un air enthousiaste. (Il glissa un regard vers moi.) Je parie que vous n’êtes pas non plus supposée dépenser de l’argent en engageant des consultants médiums. Vous devez être Harry Dresden.

— C’est ce qui est écrit sur mes caleçons, admis-je. (Il eut un large sourire.) Magnifique blouse, j’aime beaucoup.

— Harry, intervint Murphy, je te présente Waldo Butters. Assistant du médecin légiste.

Butters me serra la main puis se dirigea vers la table d’autopsie. Il enfila des gants en caoutchouc et un masque chirurgical.

— Ravi de vous rencontrer, monsieur Dresden, me lança-t-il par-dessus son épaule. On dirait que chaque fois que vous travaillez avec le B.E.S, mon travail devient particulièrement intéressant.

Murphy me décocha un petit coup de poing dans le bras et emboîta le pas à Butters. Je la suivis.

— Il y a des masques sur le plateau, à gauche. Restez à deux pas de la table et, s’il vous plaît, retenez-vous de vomir sur le sol.

Nous enfilâmes des masques et Butters retira le drap.

J’avais déjà vu des cadavres auparavant. Merde, j’en avais même laissé derrière moi. J’avais vu les restes de personnes brûlées vives, tuées par des animaux ou dont le cœur avait explosé hors de leur poitrine sous l’effet de la magie noire.

Mais je n’avais jamais vu quelque chose de semblable à ça. Je repoussai cette pensée à l’arrière de mon crâne et tentai de me concentrer pour retenir un maximum de détails. Il vaut mieux ne pas trop penser lorsqu’on regarde une chose pareille. Si je commençais à trop réfléchir, le sol de Butters en ferait les frais.

La victime avait été un homme, sans doute d’un peu plus d’un mètre quatre-vingts et de stature mince. Sa poitrine évoquait vingt bonnes livres de steak haché. De fines marques formaient une grille s’étalant verticalement depuis ses clavicules et horizontalement sur la largeur de son corps. Les coupures étaient espacées de moins de deux millimètres et la grille découpée dans la chair était presque parfaite. Les entailles étaient profondes et j’eus l’impression dérangeante qu’en passant ma main à la surface de ce corps ravagé, j’aurais pu faire tomber de petits cubes de chair partout sur le sol. Au moins, l’incision en Y de l’autopsie avait-elle été refermée. Ses lignes gâchaient la précision de la grille de coupures.

Je remarquai ensuite les bras du cadavre. Ou plutôt, les morceaux qui leur manquaient. Son bras gauche avait été amputé à cinq ou six centimètres au-dessus du poignet. La chair tout autour était béante, révélant une pointe d’os noirci. Son bras droit avait été tranché juste sous le coude, avec un résultat tout aussi horrible.

Un spasme me traversa le ventre et je me sentis pris d’un de ces hoquets qui précèdent le vomissement. Je fermai brièvement les yeux et repoussai la réaction imminente vers mon estomac. Ne réfléchis pas, Harry. Regarde. Vois ce qu’il y a à voir. Ce n’est plus un homme. Juste une enveloppe. Vomir ne lui rendra pas la vie.

Je rouvris les yeux et détournai de force mon regard de sa poitrine et de ses bras mutilés dans l’intention de me concentrer sur ses traits.

Impossible.

Sa tête aussi avait été tranchée.

Je contemplai le moignon déchiqueté de son cou. La tête n’était simplement plus là. Même si c’est là que la tête doit se trouver. Même chose pour ses mains. Un homme devrait avoir une tête. Et des mains. Elles ne devraient pas avoir simplement disparu.

Je ressentais une impression très dérangeante, l’impression que cela était simplement et profondément mauvais. Quelque part en moi, une petite voix se mit à me hurler de fuir. Je baissai les yeux vers le cadavre et mon estomac me menaça de nouveau d’insurrection.

Je me concentrai sur sa tête manquante, mais à voix haute, je me contentai de lancer :

— Eh bien ! J’me demande ce qui l’a tué.

— Ce qui ne l’a pas tué, répondit Butters. Ça, je peux vous le dire. Ce n’était pas l’hémorragie.

Je me tournai vers lui en fronçant les sourcils.

— Que voulez-vous dire ?

Butters souleva l’un des bras du cadavre et pointa du doigt des marbrures sombres dans la chair grise et morte, juste à l’endroit où le corps touchait la table.

— Vous voyez ça ? demanda-t-il. Décoloration. Si ce type avait perdu son sang par les poignets ou le cou, je ne crois pas qu’il resterait assez de sang dans son corps pour en causer autant. Son cœur aurait simplement continué à pomper son sang vers l’extérieur jusqu’à ce que le type en meure.

J’émis un grognement.

— Si ce n’est pas une de ses blessures, alors quoi ?

— Vous voulez ma théorie ? répondit Butters. La peste.

Je clignai des yeux et le regardai fixement.

— La peste, répéta-t-il. Ou, plus exactement, des pestes. Ses entrailles ressemblent à des planches pour un livre de cours sur l’infection. Tous les tests ne sont pas encore revenus, mais jusqu’à présent tous ceux que j’ai effectués ont un résultat positif. Depuis la peste bubonique jusqu’à l’angine. Et j’ai trouvé en lui des symptômes qui ne correspondent à aucune maladie dont j’aie pu entendre parler.

— Vous êtes en train de me dire qu’il est mort de maladie ? demandai-je.

— Des maladies. Au pluriel. Et tenez-vous bien : je pense que l’une d’elles était la petite vérole.

— Je croyais que la variole avait disparu, avança Murphy.

— Pratiquement, oui. On en a dans des coffres-forts, et sans doute dans certaines unités de recherches en armes biologiques, mais c’est tout.

Mon regard se fixa sur Butters pendant quelques secondes.

— Et pourquoi est-ce qu’on reste là debout à côté de son corps pestiféré ?

— Relax, dit Butters. Les trucs les plus méchants ne sont pas transmissibles par l’air. J’ai plutôt bien désinfecté le cadavre. Gardez votre masque et ne le touchez pas, il ne vous arrivera rien.

— Et la variole ? demandai-je.

La voix de Butters se fit ironique :

— Vous êtes vacciné.

— Mais c’est dangereux malgré tout, non ? D’avoir le corps ainsi exposé ?

— Ouais, répondit honnêtement Butters. Mais le County est plein et la seule chose qui arrivera si je rapporte la présence d’une variole en liberté sera une nouvelle évaluation.

Murphy me lança un regard d’avertissement et s’avança très légèrement entre moi et Butters.

— Vous avez une estimation de l’heure du décès ?

Butters haussa les épaules.

— Il y a quarante-huit heures au plus. Toutes ces maladies semblent être apparues exactement au même moment. La cause de la mort est due soit au choc soit à la défaillance massive accompagnée de nécrose de plusieurs organes essentiels, sans parler des dommages tissulaires liés à une fièvre incroyablement élevée. Difficile de dire à qui décerner une médaille. Poumons, reins, cœur, foie, rate…

— On a compris, intervint Murphy.

— Laissez-moi finir. C’est comme si toutes les maladies avec lesquelles ce type avait pu un jour être en contact s’étaient rassemblées pour décider quand le frapper. C’est tout simplement impossible. Il avait sans doute plus de microbes en lui que de cellules sanguines.

Je fronçai les sourcils.

— Et quelqu’un l’aurait tailladé au couteau Ginsu après sa mort ?

Butters hocha la tête.

— En partie. Mais les coupures sur son torse dataient d’avant sa mort. Elles étaient pleines de sang. Torturé avant de mourir, peut-être.

— Beurk, dis-je. Pourquoi ?

Murphy contemplait le cadavre sans qu’aucune émotion soit visible dans son regard bleu.

— Celui qui l’a découpé a prélevé la tête et les mains pour rendre son identification plus difficile après sa mort. C’est la seule raison logique que je puisse imaginer.

— Idem pour moi, dit Butters.

Je baissai les yeux vers la table, perplexe.

— Pourquoi empêcher l’identification du corps si le type est mort de maladie ?

Butters entreprit d’abaisser lentement le bras et je vis quelque chose tandis qu’il exécutait son geste.

— Stop, attendez !

Il tourna le regard vers moi. Je m’approchai plus près de la table et lui fis signe de relever le bras du cadavre. Je l’avais pratiquement manqué par-dessus la couleur corrompue de la chair du mort : un tatouage, de quelques centimètres carrés, situé à l’intérieur du biceps. Rien de très élaboré. Une encre verte délavée dessinant un œil ouvert stylisé, assez semblable au logo du réseau CBS.

— Vous voyez ça ? demandai-je.

Murphy et Butters se penchèrent vers le tatouage.

— Tu reconnais ce symbole, Harry ? me demanda Murphy.

Je secouai la tête.

— Ça ressemble un peu à de l’égyptien ancien, mais avec moins de traits. Hé, Butters, vous auriez un morceau de papier ?

— J’ai mieux, répondit-il.

Il récupéra un vieux Polaroïd sur le dernier plateau de l’un des chariots médicaux et prit plusieurs clichés du tatouage. Il en passa un à Murphy, qui l’agita légèrement tandis que l’image se développait. J’en reçus un autre.

— D’accord, dis-je en réfléchissant à haute voix. Un type meurt d’un milliard de maladies qu’il a apparemment contractées toutes en même temps. Combien de temps pensez-vous que ç’ait pris ?

Butters haussa les épaules.

— Aucune idée. Je veux dire, les chances pour qu’il les attrape toutes d’un seul coup sont au-delà de l’infinitésimal.

— Quelques jours ? dis-je.

— Si je devais m’aventurer à deviner, dit Butters, je parlerais plutôt en heures. Voire moins.

— D’accord, dis-je. Et durant ces heures, quelqu’un aurait utilisé sur lui un couteau, histoire de transformer sa poitrine en cubes de thon. Après quoi, ce quelqu’un aurait pris ses mains et sa tête avant de se débarrasser du corps. Où l’a-t-on trouvé ?

— Sous un pont autoroutier, répondit Murphy. Comme ça, nu.

Je secouai la tête.

— Le B.E.S. s’est vu attribuer l’affaire ?

Une expression d’agacement passa sur le visage de Murphy.

— Ouais. La criminelle nous l’a refilée pour s’occuper d’une affaire très médiatisée qui donne des suées à tous les agents municipaux.

Je fis un pas en arrière pour m’éloigner du corps et fronçai les sourcils en tâchant de rassembler les pièces du puzzle. Je songeai qu’il ne devait pas exister beaucoup de gens passant leur temps à voyager de par le monde pour torturer leurs victimes en découpant leur chair façon papier millimétré avant de les assassiner. En tout cas j’espérais qu’il n’y en avait pas beaucoup.

Murphy me regarda, l’air sérieux.

— Quoi ? Harry, tu sais quelque chose ?

Mon regard passa de Murphy à Butters, et vice versa.

Butters leva les mains et se dirigea vers la porte en retirant ses gants avant de les jeter dans un container marqué de symboles de risque biologique.

— Vous n’avez qu’à rester ici et à discuter de tout ça comme Mulder et Scully. Je dois aller dans le hall, de toute façon. Je reviens dans cinq minutes.

Je le regardai partir et lançai, une fois la porte refermée :

— Chaussons en forme de lapins et polka ?

— Ne tire pas sur l’ambulance, m’avertit Murphy. Il fait très bien son travail. Peut-être trop.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

Elle s’éloigna de la table d’autopsie et je la suivis.

— C’est Butters qui s’est occupé des corps après l’incendie de la Chambre de velours, m’expliqua-t-elle.

Un incendie que j’avais déclenché.

— Ah ?

— Ouaip. Son rapport initial mentionnait que certaines des dépouilles retrouvées sur les lieux étaient humanoïdes mais clairement pas humaines.

— Ouais, dis-je. Des vampires rouges.

Murphy opina du chef.

— Mais on ne peut pas écrire ça dans un rapport sans que certaines personnes soient très mal à l’aise. Butters s’est retrouvé interné en hôpital psychiatrique pendant trois mois, en observation. Lorsqu’il est sorti, ils ont essayé de le virer, mais son avocat les a convaincus qu’ils ne pouvaient pas faire ça. Au lieu de quoi il a perdu tous ses avantages liés à l’ancienneté et se retrouve obligé de travailler de nuit. Mais il sait qu’il y a des trucs bizarres là, dehors. Il m’appelle lorsqu’il tombe sur certains d’entre eux.

— Il a plutôt l’air d’un type bien. Sauf en ce qui concerne la polka.

Murphy sourit de nouveau et demanda :

— De quoi es-tu au courant ?

— Rien que je puisse te dire, répondis-je. J’ai accepté de garder ces informations confidentielles.

Murphy me regarda un instant sans rien dire. Autrefois, ce commentaire aurait pu la lancer sur la voie de la confrontation butée. Mais j’imagine que les temps avaient changé.

— D’accord, dit-elle. Est-ce que tu me caches quoi que ce soit qui puisse causer du tort à quelqu’un ?

Je secouai la tête.

— C’est trop tôt pour le dire.

Murphy hocha la tête, les lèvres pincées. Elle sembla peser le pour et le contre pendant un moment avant de dire :

— Tu sais ce que tu fais.

— Merci.

Elle haussa les épaules.

— J’attends de toi que tu viennes me parler si ça se transforme en quelque chose que je devrais savoir.

— D’accord, dis-je en contemplant son profil.

Murphy venait de faire quelque chose dont je savais qu’elle ne le faisait pas souvent. Elle avait décidé de m’accorder sa confiance. Je m’étais attendu qu’elle menace, qu’elle exige. J’aurais pu le gérer. Là, c’était presque pire. La culpabilité me rongeait les entrailles. J’avais donné mon accord pour ne rien divulguer mais je détestais faire ça à Murphy. Elle s’était trop souvent mise en danger pour moi.

Qu’arriverait-il si je ne lui disais rien ? Si je me contentais de la diriger vers les informations qu’elle finirait tôt ou tard par apprendre ?

— Écoute, Murph… J’ai solennellement promis de respecter la plus grande confidentialité pour ce client. Mais… si j’étais du genre à parler, je te dirais de te renseigner auprès d’Interpol sur le meurtre d’un Français du nom de LaRouche.

Murphy cligna des paupières et me regarda fixement d’un air surpris.

— Interpol ?

Je hochai la tête.

— Si j’étais du genre à parler.

— C’est ça, dit-elle. Si tu étais du genre à dire quoi que ce soit, carpe muette que tu es.

Un coin de mes lèvres se redressa pour former un petit sourire.

— Pendant ce temps, je vais voir si je peux trouver quelque chose à propos de ce tatouage.

Elle hocha la tête.

— Tu penses qu’on a encore affaire à une sorte de sorcier ?

Je haussai les épaules.

— Possible. Mais quand on déclenche magiquement une maladie chez quelqu’un, c’est généralement pour faire croire que la victime n’a pas été assassinée. Causes naturelles. Ce genre de méli-mélo… Je ne sais pas. C’est peut-être quelque chose qu’un démon pourrait faire.

— Un vrai démon ? Comme le démon de L’Exorciste ?

Je fis « non » de la tête.

— Ça, ce sont les Déchus. D’anciens anges. Pas la même chose.

— Pourquoi ?

— Les démons sont juste des créatures intelligentes venues de quelque part dans l’Outremonde. En général, ils se moquent du monde des mortels, si même ils le remarquent. Quand c’est le cas, il s’agit souvent des plus affamés, ou des plus méchants que quelqu’un appelle pour leur faire faire le sale boulot. Comme cette chose que Leonid Kravos avait invoquée.

Murphy frissonna.

— Je m’en souviens. Et les Déchus ?

— Ils sont très intéressés par notre monde. Mais ils ne sont pas libres d’agir comme le sont les démons.

— Pourquoi ça ?

Je haussai une fois de plus les épaules.

— Les explications varient. J’ai tout entendu, de la théorie avancée de la résonance magique à « parce que Dieu en a décidé ainsi ». Un Déchu ne pourrait pas faire ça, sauf s’il en avait la permission.

— D’accord. Et combien d’individus donneraient leur permission pour être infectés puis torturés à mort ? demanda Murphy.

— Voilà, c’est exactement la question.

Elle secoua la tête.

— La semaine s’annonce chargée. Une demi-douzaine de tueurs professionnels de l’organisation sont arrivés en ville. La morgue va se retrouver avec deux fois plus de travail que d’habitude. La mairie nous demande de faire l’impossible pour une grosse huile venue d’Europe ou un truc dans ce genre. Et maintenant une sorte de monstre porteur de la peste laisse sur sa route des cadavres mutilés et impossibles à identifier.

— On te paie grassement pour ça, Murph.

Elle émit un petit rire. Butters entra dans la pièce et je pris congé. Mes paupières se faisaient lourdes et j’avais mal à des endroits dont j’avais jusque-là ignoré l’existence. Dormir paraissait une excellente idée. Et avec tout ce qui se passait, une option bienvenue semblait être d’emmagasiner un maximum de repos pour faire preuve du plus de compétence possible en termes de paranoïa.

J’entrepris de refaire le long parcours me ramenant à l’extérieur mais l’un des couloirs de l’hôpital était bloqué par un patient relié à un respirateur artificiel, que l’on déplaçait sur un brancard d’une chambre vers une autre. Je finis par sortir en traversant la cafétéria déserte pour atterrir dans une ruelle non loin de l’accès aux urgences.

Un frisson glacé prit naissance à la base de mon échine et remonta lentement le long de mon dos, jusqu’à mon cou. Je m’arrêtai et regardai autour de moi, la main tendue vers mon bâton de combat. J’étendis mes sens magiques au maximum, goûtant l’air pour voir ce qui m’avait fait frissonner.

Je ne trouvai rien et la sensation étrange se dissipa. J’empruntai la ruelle en direction d’un parking à moins d’un pâté de maisons de l’hôpital et tentai de regarder dans toutes les directions à la fois en marchant. Je dépassai un vieux SDF qui boitait lourdement en s’aidant d’une épaisse canne en bois. Un peu plus loin, je croisai un grand jeune homme noir vêtu d’un vieux pardessus et d’un costume taché et trop petit pour lui ; il agrippait une bouteille de vodka entre ses doigts épais. Il me jeta un regard mauvais et je continuai ma route. La faune nocturne de Chicago.

Je continuai à me rapprocher de ma voiture et j’entendis des bruits de pas se rapprocher dans mon dos. Je songeai qu’il fallait que j’arrête d’être aussi nerveux. Peut-être s’agissait-il d’un autre consultant flippé, parano et menacé d’extinction, convoqué à la morgue au milieu de la nuit.

D’accord, peut-être pas.

Le bruit régulier des pas derrière moi changea, devint plus bruyant, moins régulier. Je me retournai vivement pour faire face à la personne qui me suivait, tout en brandissant mon bâton de combat de la main droite.

Je m’étais tourné à temps pour voir un ours, un putain de grizzly, retomber à quatre pattes et charger. J’avais déjà commencé à préparer une frappe magique avec le bâton et une lumière incandescente jaillit de son extrémité. Les ombres s’enfuirent brusquement face au feu écarlate du bâton et je vis plus clairement la chose qui me fonçait dessus.

Ce n’était pas un ours. Sauf si un ours peut avoir six pattes et une paire de cornes de bélier enroulées de chaque côté de sa tête. Sauf si certains ours arborent une deuxième paire d’yeux, juste au-dessus des premiers, une paire luisant d’un léger éclat orangé et l’autre d’un éclat vert. Sauf si les ours ont pris l’habitude de porter des tatouages lumineux de runes tourbillonnantes sur le front et qu’il leur a poussé une double rangée de crocs en dents de scie recouverts de bave.

Il chargeait dans ma direction, plusieurs centaines de kilos de monstre à l’air furieux, et je fis la seule chose qu’un magicien raisonnable pouvait faire.

Je me retournai et m’enfuis à toutes jambes.

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