Chapitre 6
J’ai appris quelque chose durant les années de ma carrière de magicien professionnel. Ne jamais se lancer dans un combat quand ce sont les méchants qui commencent. Les magiciens peuvent invoquer la foudre depuis le ciel, déchiqueter le sol sous les pieds de leurs ennemis, les projeter dans une zone temporelle voisine avec des bourrasques de tempête et un million d’autres choses encore moins plaisantes… mais pas sans s’être préparés à l’avance.
Et nous ne sommes pas particulièrement plus résistants que les gens normaux. Je veux dire que si une horrible créature m’arrachait la tête des épaules, je mourrais. Je suis tout à fait capable de coller une bonne correction magique quand c’est nécessaire, mais j’ai fait l’erreur de m’attaquer à quelques êtres qui s’étaient préparés à m’affronter et ça n’avait pas été joli à voir.
Cette chose-ours, quelle qu’elle soit, m’avait suivi. Ce qui veut dire qu’elle avait sans doute choisi le lieu et l’heure. J’aurais pu tenir bon et lui tirer dessus mais dans cette petite ruelle étriquée, si elle était capable de résister à mes décharges, elle me réduirait en charpie avant que je puisse appliquer un plan B. Donc, je m’enfuis.
Il y a autre chose que j’ai appris : les magiciens asthmatiques ne sont pas doués pour la course. C’est pour ça que je m’étais entraîné. Je m’élançai en sprintant et filai à toute vitesse dans la ruelle, mon cache-poussière flottant derrière moi.
La chose-ours gronda en se lançant à ma poursuite et je l’entendis qui gagnait lentement du terrain. La fin de la ruelle apparut dans mon champ de vision et je courus aussi vite que possible dans cette direction. Une fois à découvert, avec assez de place pour esquiver et mettre des obstacles entre la créature et moi, je serais peut-être en mesure de lui faire la peau.
La créature avait, de toute évidence, compris la même chose, car elle lança un grognement vicieux et baveux avant de bondir. Je l’entendis se ramasser sur elle-même pour sauter et tournai suffisamment la tête pour l’apercevoir du coin de l’œil. Elle vola en direction de mon dos. Je me jetai au sol, glissant et roulant sur l’asphalte. La créature traversa l’air au-dessus de moi pour atterrir au bout de la ruelle, à six bons mètres de là. Je m’arrêtai en dérapant et me mis à courir dans la direction opposée. La peur et le désespoir semblaient avoir doté mes pieds de petites ailes de poule mouillée.
Je courus pendant environ dix secondes, serrant les dents tandis que le monstre se relançait à ma poursuite. Je n’allais pas pouvoir sprinter indéfiniment. À moins de trouver une autre idée, j’allais devoir me retourner et risquer le tout pour le tout.
En bondissant par-dessus une pile de vieux cartons, je manquai de heurter le jeune Noir que j’avais croisé auparavant. Il poussa un cri de surprise auquel je répondis par un juron sifflé entre mes dents.
— Par là ! dis-je en lui prenant le bras. Vite, vite, vite !
Il regarda derrière moi et ses yeux s’écarquillèrent. Je jetai un coup d’œil en arrière et vit les quatre yeux luisants de la chose-ours qui fonçaient droit sur nous. Je tirai vers moi le jeune Noir qui m’emboîta le pas en courant.
Nous courûmes pendant quelques instants avant de rejoindre le vieux débris que j’avais croisé plus tôt, claudiquant avec sa canne. Il leva les yeux et la lumière lointaine de la rue se réverbéra sur une paire de lunettes.
— Attention ! criai-je.
Je poussai devant moi l’homme qui courait à côté de moi en direction du vieillard et grondai :
— Tire-le de là ! Tous les deux, courez !
Je me retournai pour faire face au monstre et brandis mon bâton de combat, droit sur lui. Je projetai ma volonté dans les canaux d’énergie du bâton et, avec un « Fuego ! » plein de colère, fendis l’air d’un jet de feu brut. La décharge frappa à la poitrine la créature qui rentra les épaules en tournant la tête sur le côté. Sa démarche se fit chancelante et elle glissa pour aller s’écraser contre une vieille poubelle en métal.
— Voyez-vous ça, soufflai-je. Ç’a marché.
Je m’avançai et lançai une nouvelle décharge vers la créature, dans l’espoir soit de la faire fondre soit de la faire fuir. La chose-ours gronda et tourna vers moi le regard haineux de ses quatre yeux.
La Vision se déclencha presque immédiatement.
Lorsqu’un magicien plonge son regard dans les yeux de quelqu’un d’autre, il voit plus que leur couleur. Les yeux sont les fenêtres de l’âme. Lorsque je croise un regard trop longtemps, ou trop intensément, j’ai droit à un coup d’œil par la fenêtre. Impossible de cacher ce que vous êtes face à la Vision d’un magicien. Et lui ne pourra pas plus se dissimuler à vous. Vous vous verrez tous les deux tels que vous êtes, à l’intérieur, et cela avec une clarté si intense qu’elle marquera votre esprit au fer rouge.
Contempler l’âme d’un autre est quelque chose que l’on n’oublie pas.
Même quand on souhaite vraiment l’oublier.
J’eus l’impression de tournoyer sur moi-même et tombai droit dans les yeux de la chose-ours. Le symbole luisant sur son front devint un puits de lumière argentée de la taille d’un affichage de stade placé sur l’arrondi d’une falaise de marbre vert sombre et noir. Je m’attendis à voir quelque chose de hideux mais j’imagine qu’on ne devrait pas juger un monstre au pus qui recouvre ses écailles. À la place, je vis un homme d’âge moyen, maigre et habillé de haillons. Il avait des cheveux longs et raides, d’un gris couleur de fumée, qui lui retombaient sur le torse. Il se tenait dans une posture d’agonie, son corps maigre et nerveux étiré en arc de cercle, ses bras levés et écartés, ses jambes tendues. Je suivis du regard ses bras sur toute leur longueur et vis pourquoi il se tenait ainsi.
Il avait été crucifié.
Le dos de l’homme était appuyé contre la falaise, le grand symbole brillant s’étalant au-dessus de lui. Ses bras étaient tirés en arrière selon un angle douloureux et plongeaient jusqu’au coude dans le marbre vert et noir de la falaise. Ses genoux étaient fléchis, ses pieds également enfoncés dans la pierre. Il était suspendu ainsi, pesant de tout son poids sur ses épaules et ses jambes. La douleur devait être atroce.
Le crucifié se mit à rire, ses yeux brillant d’un éclat vert maladif, et il hurla :
— Comme si cela allait vous aider ! Vous n’êtes rien ! Rien !
La douleur remplissait sa voix et la rendait stridente. Son martyre déformait les lignes de son corps, les veines parfaitement visibles par-dessus les muscles gonflés par l’effort.
— Par les étoiles, soufflai-je.
Les créatures telles que cette chose-ours n’ont pas une âme que l’on puisse contempler. Cela signifiait que malgré les apparences, cette chose était un mortel. Elle… non, il… était un être humain.
— Qu’est-ce que c’est que ce truc ?
L’homme hurla de nouveau, cette fois un cri de rage et de douleur pures, dénué de mots. Je levai une main et m’approchai, ma première réaction consistant à vouloir l’aider.
Avant que j’aie pu m’approcher, le sol se mit à trembler. La falaise se craquela et des fentes de lumière orange apparurent, puis s’agrandirent, jusqu’à ce que je me retrouve face à la deuxième paire d’yeux, des yeux de la taille d’un tunnel de métro qui s’ouvraient sur la grande paroi de marbre. Je fis plusieurs pas maladroits en arrière et la face de la falaise se révéla être exactement cela : une face, un visage beau, froid et dur autour de ce regard de feu.
Le tremblement du sol se fit plus violent et une voix plus puissante que les baffles d’un concert de Metallica prit la parole. La signification brute du mot, la colère et la haine vicieuse qui résonnaient derrière me frappèrent bien plus encore que son volume.
— DEHORS !
La force même de la présence derrière cette voix me saisit et me rejeta violemment en arrière, loin de l’homme torturé sur la paroi et hors de la Vision. La connexion mentale se rompit comme un spaghetti sec et la même force qui avait arraché mon esprit à la Vision propulsa mon corps physique à travers les airs. Je heurtai une vieille boîte en carton remplie de bouteilles vides et j’entendis du verre se briser sous mon poids. L’épais cache-poussière de cuir tint bon et aucun morceau de verre ne s’enfonça dans mon dos.
L’espace d’une ou deux secondes, je restai allongé sur le dos, sonné. Mes pensées s’étaient transformées en un tourbillon que je n’arrivais ni à calmer ni à contrôler. Je regardai fixement la brume de pollution de la ville sous les nuages bas, jusqu’à ce qu’une petite voix intérieure me rappelle en hurlant que j’étais en danger. Je me remis à genoux tandis que la chose-ours écartait brutalement une poubelle d’un coup de patte et se dirigeait vers moi.
Ma tête tintait toujours des suites de la Vision et de l’assaut psychique qui avait brisé la connexion. Je levai mon bâton de combat et invoquai les moindres parcelles de volonté que je pouvais rassembler dans l’état de confusion où j’étais, puis je crachai un mot qui projeta une nouvelle lance de feu en direction du monstre.
Cette fois, la décharge ne le ralentit même pas. Les yeux orange brillèrent d’un éclat soudain et mon feu se dissipa contre une barrière invisible en se dispersant autour de la créature en voiles écarlates. Celle-ci poussa un rugissement et me fonça dessus.
Je tentai de me relever, vacillai et retombai aux pieds du petit sans-domicile-fixe qui contemplait la créature, appuyé sur sa canne. J’eus un bref aperçu de lui : asiatique, le menton couvert par une petite barbe blanche, d’épais sourcils blancs et des verres correcteurs qui lui faisaient des yeux dignes d’un hibou.
— Fuyez, bon sang ! lui lançai-je.
Je tentai de lui montrer l’exemple mais mon équilibre était encore instable et je fus incapable de me remettre debout.
Le vieil homme ne se retourna pas pour s’enfuir. Il enleva ses lunettes et me les tendit avec autorité.
— Tenez-les-moi, s’il vous plaît.
Puis il fit un grand pas en avant avec sa canne pour venir se placer entre moi et la parodie d’ours.
La créature fonça sur lui en grondant et se redressa sur ses pattes les plus à l’arrière. Elle plongea vers l’homme aux cheveux blancs, la gueule grande ouverte, et je ne pouvais rien faire d’autre que regarder.
Le petit homme fit deux pas sur le côté en pirouettant comme un danseur. L’extrémité de sa canne de bois jaillit et frappa avec force les mâchoires de la créature. Des chicots jaunis s’envolèrent de la gueule du monstre. Le petit homme continua son mouvement et évita les griffes de la chose-ours de quelques centimètres seulement. Il se retrouva derrière la créature qui se tourna pour le suivre, ses énormes mâchoires claquant de colère.
L’homme recula vivement en gardant toujours un peu d’avance sur les crocs du monstre et, dans le flou d’une lumière soudaine, il tira de sa canne une longue lame, katana classique à simple tranchant et pointe asymétrique. L’acier jaillit vers les yeux du monstre mais celui-ci se baissa suffisamment pour que la lame ne taille que les cinq derniers centimètres de l’une de ses oreilles.
Il poussa un cri disproportionné par rapport à sa blessure et qui semblait presque humain. Il chancela lourdement en arrière et agita la tête, une brume sanglante s’échappant de son oreille blessée.
À ce moment-là, je remarquai trois choses.
Premièrement, la créature ne me prêtait plus la moindre attention. Waouh, trop cool ! La tête me tournait encore méchamment et si le monstre s’était jeté sur moi, je ne crois pas que j’aurais pu y faire quoi que ce soit.
Deuxièmement, le sabre du vieil homme ne réfléchissait pas la lumière. Il en émettait. De l’acier aux reflets aquatiques de la lame émanait une flamme d’argent continue qui devenait de plus en plus brillante.
Troisièmement, je pouvais sentir le pouvoir bourdonnant du sabre, même à plusieurs mètres de là. Il vibrait sous l’effet d’une force stable et profonde, aussi tranquille et imperturbable que la Terre elle-même.
De toute ma vie, je n’avais vu qu’une seule épée dotée d’un tel pouvoir.
Mais je savais qu’il en existait une ou deux autres.
— Hé, cria le petit vieux avec un accent à couper au couteau. Ursiel ! Laisse-le tranquille ! Tu n’as aucun pouvoir ici !
La chose-ours – Ursiel, apparemment – concentra le regard de ses quatre yeux sur le petit homme et fit quelque chose de troublant. Elle parla. Sa voix jaillit, calme, fluide, mélodieuse, les mots serpentant d’une manière ou d’une autre à travers la gorge et les crocs de l’ours.
— Shiro. Regarde-toi, espèce d’idiot. Tu es un vieil homme. Tu étais au sommet de ta puissance la dernière fois que nous nous sommes rencontrés. Tu ne pourras pas me vaincre aujourd’hui.
Shiro plissa les yeux, son sabre dans une main et son long fourreau de bois dans l’autre.
— Tu es venu ici pour bavarder ?
La tête d’Ursiel s’inclina sur le côté, puis la voix fluide murmura :
— Non. Absolument pas.
Il se retourna, braquant sa tête dans ma direction, et bondit. Au même moment, on entendit un froissement de tissu et un vieux pardessus traversa l’air en s’étendant comme le filet d’un pêcheur. Il retomba sur la tête d’Ursiel et le démon s’arrêta avec un cri de frustration. Il tendit une patte et arracha le manteau.
Tandis qu’il se libérait, le jeune Noir s’avança entre Ursiel et moi. Sous mes yeux médusés, il tira un long et lourd sabre d’un fourreau à sa ceinture. L’épée bourdonnait sous l’effet de la même puissance que celle de Shiro, quoique avec une légère variation, une note différente au sein du même accord. Un éclat argenté jaillit de l’acier de la lame et, derrière le démon, le sabre de Shiro y répondit par son propre scintillement. Le jeune homme me jeta un regard par-dessus son épaule et j’entraperçus ses yeux sombres et pleins d’une grande intensité avant qu’il fasse face au démon en lançant, d’une voix de basse grondante au fort accent russe :
— Ursiel ! Laisse-le tranquille. Tu n’as aucun pouvoir ici.
Ursiel siffla et ses yeux orange parurent gagner en intensité avec chaque seconde qui passait.
— Sanya ! Traître ! Crois-tu vraiment que le moindre d’entre nous craigne l’une des Trois entre tes pathétiques petites mains ? Ainsi soit-il. Je vous emporterai tous.
Sanya écarta sa main libre le long de son flanc en une parodie d’invitation et ne répondit rien.
Ursiel rugit et bondit sur Sanya. Le grand jeune homme tendit son sabre et l’arme frappa Ursiel sur une épaule, plongeant à travers muscles et tendons. Sanya se raidit tandis que le corps du démon le heurtait et, bien que l’impact l’ait fait reculer de presque deux mètres sur le béton, le jeune homme le maintint en l’air et à l’écart de ma petite personne.
Shiro poussa un cri retentissant que je n’aurais pas imaginé pouvoir sortir de la gorge d’un vieillard, et Ursiel hurla en fouettant l’air de ses pattes. Sanya cria quelque chose dans ce qui semblait être du russe et poussa des deux mains sur la garde du sabre qui empalait le monstre, renversant Ursiel qui s’écroula sur le dos. Sanya accompagna le mouvement, restant proche de sa cible, et je le vis peser de tout son poids sur le démon tout en retournant dans la plaie la lame qui le transperçait.
Il s’était montré trop sûr de lui. La patte d’Ursiel l’atteignit à l’épaule et j’entendis le craquement d’un os qui se brisait. Le coup projeta le jeune homme loin du démon et Sanya roula sur le sol pour aller s’écraser contre un mur, avec un brusque hoquet de douleur.
Ursiel se remit sur ses pattes et arracha le sabre de son épaule d’un mouvement de ses mâchoires, puis il fonça sur Sanya. Mais le vieil homme aux cheveux blancs vint menacer son flanc, le forçant à rester à l’écart du blessé, et de moi par la même occasion. Pendant quelques secondes, le vieil homme et le démon se tournèrent autour. Puis le démon ensevelit Shiro sous une avalanche de coups de griffes.
Le vieil homme les esquiva en battant en retraite, son sabre scintillant et tranchant de-ci de-là. Deux fois, il laissa des entailles sur les pattes du démon mais, si celui-ci hurlait de fureur, il paraissait de moins en moins intimidé et de plus en plus en colère. La respiration du vieillard se faisait laborieuse.
— L’âge, ronronna la voix d’Ursiel au milieu de ses attaques. La mort arrive, vieil homme. Ses doigts se referment sur ton cœur désormais. Et ta vie aura été vaine.
— Laisse-le tranquille ! siffla le vieil homme entre deux halètements.
Ursiel se mit de nouveau à rire et sa paire d’yeux verts scintilla plus visiblement. Une autre voix, pas belle du tout celle-là, aux mots déformés et grondants, lança :
— Prêcheur stupide ! L’heure est venue de mourir, comme l’Égyptien.
L’expression de Shiro changea, passant d’une férocité impassible et contrôlée à quelque chose de bien plus triste et de bien plus déterminé. Il fit face au démon pendant quelques instants, haletant, puis hocha la tête.
— Qu’il en soit ainsi.
Le démon avança encore un peu plus alors que le vieil homme, lui, cédait du terrain, se retrouvant progressivement acculé dans un coin de la ruelle. Il semblait s’en tirer plutôt bien jusqu’à ce qu’un coup de griffe du démon vienne frapper l’épée argentée près de la garde, la faisant voler en l’air. Le vieil homme eut un hoquet et appuya son dos contre le mur, la main droite crispée sur le côté gauche de sa poitrine.
— C’est ainsi que tout se termine, chevalier, ronronna la voix sirupeuse et démoniaque d’Ursiel.
— Hai, admit le vieil homme à voix basse.
Il leva les yeux vers une plate-forme d’évacuation en cas d’incendie, à trois mètres au-dessus du sol.
Une silhouette ténébreuse se laissa tomber par-dessus la rambarde de la plate-forme avec un raclement métallique. Il y eut une vibration ruisselant de puissance, un éclair d’argent et le sifflement d’une lame fendant l’air. La silhouette atterrit accroupie près de la créature.
Le démon Ursiel tressaillit une unique fois, le corps raidi. On entendit un bruit sourd.
Puis son corps bascula lentement sur le côté, et sa tête monstrueuse roula sur le sol. Toute lueur s’éteignit dans ses quatre yeux.
Le troisième chevalier se redressa en s’écartant du corps du démon. Grand de taille et large d’épaules, ses cheveux courts sombres et parsemés de gris, Michael Carpenter fit un geste vif avec son épée, Amoracchius, pour débarrasser la lame des gouttelettes de sang qui la recouvraient. Il la remit au fourreau et baissa les yeux sur le démon abattu en secouant la tête.
Shiro se redressa, le souffle rapide mais maîtrisé, et rejoignit Michael. Il agrippa l’épaule de son grand compagnon en disant :
— Il fallait que ce soit fait.
Michael hocha la tête. Le petit chevalier récupéra la deuxième épée, essuya la lame et la remit dans son fourreau de bois.
Non loin de moi, le troisième chevalier, le jeune Russe, se remit péniblement sur ses pieds. L’un de ses bras pendait, inutilisable. Mais il me tendit l’autre main. Je la saisis et me relevai, les jambes chancelantes.
— Vous allez bien ? me demanda-t-il d’une voix douce.
— Au poil, répondis-je en vacillant.
Il arqua un sourcil en me regardant, haussa les épaules puis alla récupérer son arme sur le sol de la ruelle.
Les séquelles de la Vision avaient enfin commencé à se dissiper et l’état de choc et de confusion dans lequel je m’étais trouvé laissa place à une forme de terreur. Je n’avais pas été assez prudent. L’un des méchants m’avait pris par surprise. Et, sans intervention extérieure, j’aurais été tué. Je serais mort. Et cela n’aurait été ni rapide ni indolore. Sans Michael et ses deux compagnons, le démon Ursiel m’aurait démembré, littéralement, et je n’aurais absolument rien pu faire pour l’en empêcher.
Je n’avais jamais rencontré une présence psychique d’une ampleur semblable à celle du grand visage à flanc de falaise. Pas dans un face-à-face de ce style, en tout cas. Ma première attaque avait pris la créature par surprise et l’avait agacée, mais elle s’était préparée pour la seconde et avait écarté mon feu magique comme on chasse une mouche. Quoi qu’Ursiel ait pu être, il opérait dans un ordre de grandeur totalement différent de celui d’un pauvre magicien mortel dans mon genre. Mes défenses psychiques ne sont pas mauvaises, mais elles avaient été broyées comme une canette de bière passant sous un bulldozer. Et ça, plus que tout le reste, me faisait affreusement peur. J’avais mesuré ma force psychique à celle d’un paquet de méchants et jamais je ne m’étais senti à ce point surpassé. Oh ! bien sûr, je savais qu’il existait des choses bien plus fortes que moi ! Mais aucune d’elles ne m’était jamais tombée dessus dans une ruelle sombre auparavant.
Je me mis à trembler et trouvai un mur contre lequel m’appuyer jusqu’à ce que ma tête soit un peu moins embrouillée. Puis je me dirigeai d’un pas raide vers Michael. Des morceaux de verre cassé dégringolèrent des plis de mon cache-poussière.
Michael leva les yeux comme je le rejoignais.
— Harry, dit-il.
— Ce n’est pas que je ne sois pas ravi de te voir, dis-je. Mais tu n’aurais pas pu bondir et décapiter le monstre deux minutes plus tôt ?
Michael faisait généralement preuve d’une certaine tolérance pour mes plaisanteries. Cette fois, il ne sourit même pas.
— Non. Désolé.
Je fronçai les sourcils.
— Comment m’as-tu trouvé ? Comment as-tu su ?
— J’ai mes sources.
Ce qui pouvait être n’importe quoi allant du fait d’avoir aperçu ma voiture non loin à celui d’avoir été informé directement par un chœur d’anges descendus du ciel. Les chevaliers de la Croix semblaient toujours se trouver là où l’on avait méchamment besoin d’eux. Parfois, le hasard mettait en œuvre des coïncidences incroyables pour s’assurer qu’ils étaient au bon endroit au bon moment. Je doutais d’avoir envie d’en savoir plus. Je désignai le corps étendu du démon d’un mouvement du menton.
— Par l’enfer, c’était quoi cette chose ?
— Ce n’était pas une chose, Harry, répondit Michael.
Il continua à fixer du regard la dépouille du démon et à peu près à ce moment-là celle-ci se mit à chatoyer. Il ne fallut que quelques secondes pour qu’elle se dissolve pour prendre la forme de l’homme que j’avais vu grâce à la Vision : mince, les cheveux gris, habillé de haillons. Sauf que dans la Vision, sa tête ne s’était pas trouvée à plusieurs pas de là. Je ne pensais pas qu’une tête coupée doive arborer une expression, mais c’était le cas : une expression de terreur absolue, sa bouche ouverte sur un cri silencieux. Le symbole que j’avais vu sur la falaise était parfaitement visible sur son front, semblable à une croûte recouvrant une plaie récente, sombre et laide.
Il y eut un scintillement de lumière rouge orangé, puis le symbole disparut et quelque chose cliqueta sur le bitume. Une pièce d’argent un peu plus petite qu’une pièce de vingt-cinq cents roula à l’écart de la tête du mort, rebondit contre mon pied et finit par s’immobiliser sur le sol. Un instant plus tard, le corps émit un sifflement, presque un soupir, tandis que des coulées d’une écume d’un vert noirâtre s’en échappaient. Le cadavre donna l’impression de se dégonfler jusqu’à ce qu’il n’en reste plus que des vapeurs nauséabondes et une flaque visqueuse et dégoûtante.
— Cette fois, ça y est, dis-je, les yeux baissés en tentant de ne pas trembler de façon trop visible. Le niveau d’étrangeté est dépassé sur ma jauge personnelle. Je rentre chez moi me coucher.
Je me baissai pour récupérer la pièce avant que la flaque l’avale.
Le vieil homme donna un coup de canne sur mon poignet en grognant :
— Non.
Ça faisait mal. Je retirai ma main et secouai mes doigts en lui jetant un regard noir.
— Par les étoiles, Michael, qui est ce type ?
Michael tira de sa poche un carré de tissu blanc qu’il déplia.
— Shiro Yoshimo. Mon professeur à l’époque où je suis devenu chevalier de la Croix.
Le vieil homme me gratifia d’un grognement. Je désignai le blessé du menton et demandai :
— Et lui ?
Le grand Noir tourna son regard vers moi tandis que le vieux chevalier entreprenait d’examiner son bras. Il me contempla de la tête aux pieds sans le moindre signe d’assentiment, me décocha un regard sombre et lança :
— Sanya.
— Notre membre le plus récent, ajouta Michael.
Il secoua le tissu, révélant quatre croix brodées au fil d’argent. Michael s’agenouilla et saisit la pièce avec le tissu, la retourna puis replia complètement l’étoffe autour de l’argent.
Je fronçai les sourcils en examinant la pièce tandis qu’il la manipulait. Une face arborait un antique portrait, peut-être le profil d’un homme. L’opposé présentait un autre visuel dissimulé sous une tache en forme de rune : celle que j’avais vue sur le front du démon Ursiel.
— Qu’est-ce que c’est ? demandai-je.
— Shiro n’a fait que te protéger, dit Michael plutôt que de répondre à ma question.
Il se tourna ensuite vers Shiro qui se tenait à côté de l’immense Sanya et lui demanda :
— Comment va-t-il ?
— Bras cassé, rapporta le vieil homme. Nous devrions quitter la rue.
— Tout à fait d’accord, grommela Sanya.
Le plus vieux des chevaliers confectionna une écharpe improvisée à l’aide du pardessus déchiré et le grand jeune homme y glissa le bras sans émettre la moindre plainte.
— Tu ferais bien de venir avec nous, Harry, dit Michael. Le père Forthill pourra te trouver un lit de camp.
— Oh ! là ! Oh ! là ! dis-je. Tu n’as pas répondu à ma question. Qu’est-ce que c’était que ça ?
Michael me regarda en fronçant les sourcils.
— C’est une longue histoire et nous manquons de temps.
Je croisai les bras.
— Prenons le temps. Je n’irai nulle part avant de savoir ce qui se passe ici, par l’enfer.
Le petit chevalier grogna.
— L’enfer. Voilà ce qui se passe. (Il ouvrit la main et me la tendit.) Merci de me les rendre.
Je le regardai sans comprendre l’espace d’un instant, jusqu’à ce que je me remémore les lunettes. Je les lui rendis et il les chaussa, retrouvant par là même ses yeux ronds géants.
— Attends une minute, dis-je à Michael. Cette chose faisait partie des Déchus ?
Michael hocha la tête et un frisson me parcourut l’échine.
— C’est impossible, dis-je. Les Déchus ne peuvent pas… faire des trucs comme ça. (Je désignai du doigt la flaque visqueuse.) Ils n’ont pas le droit.
— Certains, si, répondit Michael à voix basse. Je t’en prie, crois-moi. Tu es en grand danger. Je sais pourquoi tu as été engagé, et eux aussi.
Shiro descendit jusqu’au bout de la ruelle et scruta les alentours.
— Hé ! Michael, nous devons y aller.
— S’il ne veut pas venir, il ne veut pas venir, ajouta Sanya.
Il me lança un regard dur, puis suivit Shiro.
— Michael…, commençai-je.
— Écoute-moi, dit ce dernier. (Il leva le carré de tissu plié.) Il y en a d’autres qui viennent du même endroit que celui-ci, Harry. Vingt-neuf autres. Et nous pensons qu’ils en ont après toi.