Chapitre 20

 

 

Mes yeux s’étaient suffisamment habitués à la lumière pour distinguer certains détails. La femelle démoniaque avec la coiffure façon Joan Jett, deux paires d’yeux, un symbole lumineux et des griffes vicieuses était la même deniérienne qui nous avait attaqués au port ce matin-là. La deuxième créature démoniaque était couverte d’écailles gris sombre mouchetées de rouge nuancé de rouille. Des épaules à la taille, elle avait l’air plus ou moins humaine. Au-dessus du cou et en dessous de la taille, elle évoquait une sorte de serpent aplati. Pas de jambes. Des anneaux ondulaient derrière elle, leurs écailles crissant sur le sol. Elle aussi arborait deux paires d’yeux, l’une dorée et reptilienne, l’autre, à l’intérieur de la première, luisant d’un léger éclat bleu-vert identique à celui du symbole frémissant qui semblait dessiné dans le miroitement des écailles de la tête du serpent.

Un, deux, trois petits deniériens, si mon jugement était correct vis-à-vis du dernier. Des trois, c’était le seul à avoir l’air humain. Il portait un imperméable beige entrouvert, et il avait l’air désinvolte. Ses vêtements étaient taillés sur mesure et paraissaient luxueux. Une fine cravate grise était nouée, lâche, autour de son cou. C’était un homme de taille et de corpulence moyennes, avec des cheveux bruns et courts traversés sur le côté par une ligne argentée. Son expression était tranquille, amusée, et ses yeux sombres étaient mi-clos, presque ensommeillés. Il parlait avec un léger accent britannique :

— Eh bien, eh bien, qu’avons-nous là ? Notre audacieuse voleuse et son…

J’eus l’impression qu’il aurait été ravi de se lancer dans une de ces conversations badines que tous les méchants courtois semblent adorer, mais avant qu’il ait pu terminer sa phrase, Anna Valmont se retourna en tenant son petit pistolet et lui tira trois balles dans la poitrine. Je le vis se crisper et se tordre. Des taches de sang apparurent brusquement sur sa chemise et son imper. Elle avait touché le cœur ou une artère.

L’homme cligna des paupières et regarda fixement Valmont d’un air choqué tandis que le rouge se répandait sur sa chemise. Il écarta légèrement son manteau et baissa les yeux vers les taches écarlates et grandissantes. Je notai que la cravate qu’il portait n’en était pas une à proprement parler. Elle ressemblait à un morceau de corde grise et, bien qu’il la porte comme une sorte de parure, elle était nouée à la façon d’une corde de pendu.

— Je n’apprécie guère d’être interrompu, dit l’homme d’un ton incisif et méchant. Je n’en étais même pas arrivé aux présentations. Il y a des convenances à observer, jeune dame.

Comme toute jeune femme qui se respecte, Anna avait une réponse toute prête. Elle pressa de nouveau la gâchette.

Il se trouvait à moins d’un mètre cinquante d’elle. La voleuse blonde visa le centre de la masse et ne le rata pas une seule fois. L’homme croisa les bras tandis que les balles le frappaient en causant de nouvelles blessures sanglantes. Il roula les yeux après le quatrième tir et fit un geste de la main gauche qui signifiait « passons à la suite » jusqu’à ce que l’arme de Valmont se mette à cliqueter dans le vide. Plus de munitions.

— Où en étais-je ? demanda-t-il.

— Les convenances, ronronna la démone à la chevelure sauvage. (Sa diction était un peu gênée par les épaisses canines qui creusaient ses lèvres lorsqu’elle parlait.) Les convenances, père.

— Apparemment ça n’a plus beaucoup de sens, dit l’homme. Voleuse, tu as dérobé quelque chose qui m’intéresse. Donne-le-moi immédiatement et tu seras libre de reprendre ton chemin. Refuse, et tu découvriras ce qu’il en coûte de m’agacer.

La lèvre supérieure d’Anna Valmont était constellée de gouttes de sueur et son regard oscillait entre son arme vide et l’homme à l’imper ; les yeux agrandis et affolés, la voleuse était figée par la confusion et une évidente terreur.

Les détonations allaient faire accourir des gens. Je devais gagner un peu de temps. Je me redressai, glissai une main dans la poche de la veste de Valmont et en tirai un petit boîtier de plastique noir qui ressemblait vaguement à une télécommande de magnétoscope. Je levai le transmetteur bien en vue, plaçai mon pouce dessus comme si je savais parfaitement ce que je faisais et lançai à l’homme à l’imper :

— Hé, Bogart. Ou vous reculez, toi et les superjumeaux, ou bien c’est fini pour le drap de lit.

L’homme haussa les sourcils.

— Je vous demande pardon ?

J’agitai la télécommande.

— « Clic. » « Boum. » Plus de suaire.

L’homme-serpent siffla, son corps s’agitant au rythme de mouvements impétueux et souples, et la fille-démon entrouvrit les lèvres dans un grondement. Pendant un moment, l’homme qui se tenait entre eux fixa sur moi ses yeux vides, inexpressifs, avant d’annoncer :

— Vous bluffez.

— Comme si ce drap de lit avait de l’importance pour moi, répondis-je.

L’homme me scruta sans bouger. Mais son ombre, elle, bougea. Elle oscilla et ondula et le mouvement me donna un vague mal de mer. Le regard de Bogart oscilla entre Anna Valmont et moi avant de se reposer sur le tube de transport par terre.

— Un détonateur à distance, j’imagine. Vous vous rendez compte que vous êtes juste à côté de l’engin ?

Je m’en rendais tout à fait compte. Je n’avais aucune idée de la puissance de la bombe incendiaire. Mais ce n’était pas grave, puisque je n’avais pas non plus la moindre idée du bouton sur lequel appuyer pour la déclencher.

— Ouaip.

— Vous préféreriez vous suicider plutôt que de nous remettre le suaire ?

— Plutôt que de vous laisser me tuer.

— Qui a dit que je tuerais qui que ce soit ?

Je jetai un regard noir vers lui et la démone.

— Francisca Garcia m’en a touché deux mots.

L’ombre de l’homme se mit à bouillonner mais il me scruta de ses yeux impassibles et calculateurs.

— Peut-être pouvons-nous trouver un accord.

— De quel genre ?

Il tira un gros calibre de sa poche et le pointa sur Anna Valmont.

— Donnez-moi la télécommande et je ne tuerai pas cette jeune femme.

— Le chef du fan-club démoniaque qui utilise un flingue ? Je rêve ! dis-je.

— Appelez-moi Nicodemus. (Il baissa les yeux sur son revolver.) Moderne, je sais, mais il se trouve qu’au bout d’un certain nombre, les démembrements deviennent vite extrêmement banals. (Il pointa l’arme vers une Valmont terrorisée et demanda :) Dois-je compter jusqu’à trois ?

J’adoptai un faux accent transylvanien.

— Comptez autant que vous voudrez, cher comte, mais vous n’arriverez jamais à « un ». Un… détonateur. Ah, ah, ah !

— Un, dit Nicodemus.

— Vous vous attendez que je vous le donne par pur réflexe, ou quelque chose du même genre ?

— Vous avez fait ce genre de choses à moult reprises lorsqu’une femme était en danger, Harry Dresden. Deux.

Ce Nicodemus me connaissait. Et il avait choisi une méthode de pression qui n’allait pas prendre longtemps, quoi qu’il arrive. Donc il savait que je cherchais à gagner du temps. Merde. Je n’allais pas être en mesure de le bluffer.

— Attendez, dis-je.

Il tira du pouce le chien de son revolver et visa la tête de Valmont.

— Tr…

Fin de la ruse.

— D’accord, cédai-je. (Je lui lançai la télécommande par en dessous.) Voilà.

Nicodemus abaissa son arme et se tourna pour attraper l’émetteur de la main gauche. J’attendis le moment où son regard se détourna de Valmont pour fixer le mien sur la télécommande.

Puis je rassemblai toute la puissance que je pouvais convoquer à cet instant et projetai ma main droite en avant en grondant :

— Fuego !

Du feu s’éleva du sol en une vague aussi large que l’embrasure de la porte et roula en avant dans une explosion d’air chauffé à blanc. Elle s’élargit en s’abattant et vint frapper la poitrine ensanglantée de Nicodemus. La force de la vague le projeta en arrière dans le couloir où il heurta le mur de l’autre côté. Il ne traversa pas tout à fait le mur mais ce devait être uniquement parce qu’un pilier de soutènement se trouvait aligné avec son échine. Les cloisons sèches se déformèrent depuis ses épaules jusqu’à ses hanches et sa tête partit en arrière sous la violence de l’impact. J’eus presque l’impression que son ombre était emportée avec lui pour venir claquer mollement sur le mur autour de lui, comme s’il s’agissait d’une large flaque de goudron.

L’homme-serpent se déplaça à une vitesse incroyable, glissant sur le côté pour esquiver l’explosion. La démone poussa un cri aigu et ses tresses acérées se rassemblèrent en une tentative pour la protéger tandis que le feu et la secousse la repoussaient loin de la porte.

La chaleur était intolérable, comme si une fournaise cuisante aspirait l’air hors de mes poumons. Le contrecoup de l’explosion me projeta en arrière et je roulai au sol avant de heurter le mur à mon tour. Je me recroquevillai et protégeai mon visage tandis que les flammes écarlates s’éteignaient, remplacées par un soudain nuage d’une affreuse fumée noire. Mes oreilles tintaient et je ne pouvais rien entendre d’autre que le martèlement de mon propre cœur.

Le sortilège de feu était quelque chose que j’aurais évité si j’en avais eu la possibilité. C’était la raison pour laquelle j’avais fabriqué un bâton de combat. La magie rapide et les mains dans le cambouis, c’était difficile, dangereux et susceptible de devenir incontrôlable. Le bâton de combat m’aidait à maîtriser ce type de magie, à la canaliser. Il m’aidait surtout à éviter des explosions qui laisseraient des marques de brûlure dans mes poumons.

Je tâtonnai au milieu de la fumée aveuglante, incapable de respirer ou de voir quoi que ce soit. Je trouvai un poignet féminin doté d’une main, remontai jusqu’à l’épaule et trouvai Anna Valmont. Je la relevai d’une main, trouvai le tube de transport de l’autre et me traînai vers le conduit de ventilation en les tirant tous les deux derrière moi.

Il y avait de l’air dans le conduit et Valmont se mit à tousser et à s’agiter tandis que je la traînais à l’intérieur. Une partie du débarras avait pris feu et me fournissait suffisamment de lumière pour y voir clair. L’un des sourcils de Valmont avait disparu et la moitié de son visage était rouge et couvert de cloques. Je lui criai aussi fort que je pus :

— Fuyez !

Ses yeux clignèrent avec un air de compréhension abasourdie tandis que je la poussais en direction de l’ouverture donnant sur la blanchisserie. Elle commença à progresser avec raideur devant moi.

Valmont ne rampait pas aussi vite que je l’aurais voulu, mais il faut dire que ce n’était pas elle la plus proche du feu et des monstres. Les battements de mon cœur me martelaient les tempes et le conduit semblait minuscule et étouffant. Je savais que les formes démoniaques des deniériens étaient plus résistantes qu’Anna Valmont ou moi. À moins que nous ayons été mortellement chanceux, ils se remettraient de l’explosion et il ne leur faudrait pas longtemps pour se lancer à notre poursuite. Si nous n’arrivions pas à les semer ou à nous trouver une voiture, et vite, ils nous rattraperaient, purement et simplement. Je poussai Valmont devant moi, de plus en plus paniqué tandis que mon imagination évoquait des images de vrilles déchiquetant mes jambes en lambeaux et de crocs de serpents venimeux s’enfonçant dans mes mollets tandis que des mains écailleuses me tiraient en arrière par les chevilles.

Valmont tomba maladroitement du conduit vers l’intérieur de la blanchisserie. Je la suivis d’assez près pour que cela me rappelle une émission que j’avais vue concernant les habitudes d’accouplement des singes hurleurs. Mes oreilles revenaient plus ou moins à la normale et j’entendis la sonnerie aiguë et vrombissante de l’alarme incendie dans le corridor.

— Harry ? dit Susan. (Son regard passa de Valmont à moi, puis elle aida la jeune femme à se relever.) Qu’est-ce qui se passe ?

Je me redressai en toussant.

— On doit partir. Tout de suite.

Susan hocha la tête vers moi, puis me poussa en arrière. Fort. Je vacillai sur le côté et mon bras, ainsi que ma tête, vinrent heurter le mur de machines à laver. Je relevai les yeux à temps pour voir la chevelure de la démone réduire la paroi du conduit en purée. Puis le reste de la deniérienne suivit, écailles, griffes et tout le toutim, déboulant à quatre pattes avec une agilité à faire tourner la tête.

Si rapide qu’ait pu être la deniérienne, Susan était plus rapide encore. La démone se redressa, ses lèvres pulpeuses déformées en une grimace menaçante dans laquelle Susan enfonça tout droit son talon. Elle frappa avec assez de force pour que retentisse un bruit d’écrasement et la fille-démon poussa un hurlement de surprise et de douleur mêlées.

— Susan ! m’écriai-je. Fais…

J’allais ajouter « gaffe » mais n’en eus pas le temps. Une demi-douzaine de vrilles jaillirent vers Susan comme autant de lances.

Susan les esquiva. Toutes. Pour ce faire, elle dut se projeter à travers la pièce jusqu’aux machines à laver. La deniérienne reprit son équilibre et se lança à sa poursuite. D’autres lames filèrent vers Susan mais celle-ci plongea sur le côté tout en ouvrant brutalement d’une main le hublot de l’une des machines à laver. Puis elle abattit la porte sur la chevelure de la démone et, dans le même mouvement, frappa du pied le côté du genou à articulation inversée de la deniérienne.

La démone poussa un hurlement de douleur, tout en luttant pour se redresser. Je savais qu’elle était assez forte pour se libérer rapidement de la machine à laver, mais pour le moment elle était coincée. Susan leva les bras et arracha une planche à repasser escamotable fixée au mur juste à côté. Puis elle se retourna et l’abattit, tranche en avant, sur la deniérienne. Susan frappa le monstre trois fois, sur sa jambe blessée, au bas du dos et sur la nuque. Les deux premiers coups arrachèrent un cri aigu à la deniérienne. Au troisième, elle s’effondra, inanimée.

Susan garda quelques instants les yeux baissés sur la démone, un regard dur et brûlant. Le cadre de métal de la planche à repasser était tordu et abîmé sous l’effet de la force des coups de Susan. Celle-ci prit une profonde inspiration puis abandonna la planche contre le mur et se recoiffa d’une main, avant de commenter :

— Salope !

— Waouh ! dis-je.

— Tout va bien, Harry ? demanda Susan.

Elle ne me regardait pas.

— Ouais, soufflai-je. Waouh !

Susan s’approcha de l’endroit où elle avait laissé sa pochette. Elle l’ouvrit, sortit le téléphone et annonça :

— Je vais dire à Martin de nous récupérer à la sortie.

Je me forçai à me mettre en branle et aidai Anna Valmont à se remettre debout.

— Quelle sortie ?

Susan désigna sans un mot le plan d’évacuation d’urgence accroché sur le mur, toujours sans me regarder. Elle prononça peut-être une dizaine de mots à voix basse dans le téléphone puis le referma.

— Il arrive. Ils évacuent l’hôtel. Nous allons devoir…

Je sentis un soudain mouvement d’énergie magique. L’air autour de Susan devint plus sombre et se fondit en un nuage d’ombres. En l’espace d’un battement de cœur, le nuage se densifia puis se solidifia en un enchevêtrement de serpents de toutes les tailles et de toutes les couleurs enroulés autour de Susan. L’air fut brusquement envahi de sifflements et de vibrations de sonnettes. Je vis les serpents commencer à frapper, les crocs découverts. Susan poussa un cri.

Je me tournai vers la porte et vit le deniérien homme-serpent debout dans l’embrasure. Une main pas tout à fait humaine était tendue vers Susan. Sa bouche reptilienne émettait des sons sifflants et je sentis la tension faire frémir l’air entre la main tendue du deniérien et Susan.

La colère m’envahit et je me retins de justesse d’envoyer un nouveau jet de feu magique pur vers l’homme-serpent. Investi de tant de fureur, j’aurais probablement tué tout le monde dans la pièce. Au lieu de quoi je tendis ma volonté vers l’air du corridor derrière le deniérien et l’attirai vers lui alors que tonnaient entre mes lèvres les mots :

— Ventas servitas !

Une colonne de vent frappa l’homme-serpent dans le dos, le souleva du sol et l’envoya voler à travers la pièce. Il atterrit sur le mur de machines à laver, creusant un impact de près de quarante centimètres de profondeur dans l’une d’elles et il poussa une plainte aiguë et sifflante dont j’espérai qu’elle exprimait la surprise et la douleur.

Susan se jeta par terre, roulant sur elle-même et agrippant les serpents pour les lancer loin d’elle. Je vis des étincelles jaillir de sa peau couleur de miel, puis la robe noire se déchirer. Des gouttelettes de sang apparurent sur le sol près d’elle, sur sa peau, sur les serpents qu’elle repoussait, mais ils tenaient bon. Elle était en train de se déchiqueter elle-même dans sa panique pour se débarrasser des reptiles.

Je fermai les yeux pendant une seconde qui parut durer une année entière et rassemblai suffisamment de volonté pour tenter de briser le sortilège du deniérien. Je formai le contre-sort dans mon esprit et priai pour ne pas méjuger la quantité de puissance dont j’aurais besoin pour rompre le sortilège. Trop peu, et le sort pourrait s’en trouver renforcé. Trop, et le contre-sort pourrait libérer la puissance des deux enchantements dans un éclair incontrôlable d’énergies destructrices. Je concentrai ma volonté sur le manteau de serpents qui recouvrait Susan et projetai mon pouvoir sur eux en lâchant le contre-sort et en grondant :

— Entropus !

Le contre-sort fonctionna. Les serpents se flétrirent et s’agitèrent pendant une seconde, puis implosèrent et disparurent, ne laissant derrière eux qu’une couche de liquide poisseux.

Susan s’éloigna à quatre pattes, haletante et saignant toujours. Sa peau luisait, rendue humide et glissante par le résidu des serpents qui avaient été invoqués. De petits ruisseaux de sang s’écoulaient le long de ses bras et de l’une de ses jambes, et de gros hématomes noirs entouraient un de ses bras, une de ses jambes, sa gorge et la moitié de son visage.

Je la regardai attentivement pendant un instant. L’ombre sur sa peau n’était pas due à des hématomes. Comme je regardais plus attentivement, elle prit forme et passa d’une vague coloration de la peau aux lignes sombres et bien délimitées d’un tatouage. Je vis le tatouage prendre vie sur sa peau, tout en courbes et en pointes, façon maorie. Il commençait sur sa joue, sous l’œil, et descendait le long de son visage, autour de sa nuque puis plus bas sur une clavicule et à l’intérieur du décolleté de sa robe du soir. Il émergeait de nouveau, serpentant le long de son bras et de sa jambe gauches pour se terminer sur le dos de sa main et sur le dessus de son pied droits. Susan se remit debout, tremblante et hors d’haleine. Les motifs tourbillonnants conféraient un aspect sauvage à son apparence. Elle me regarda pendant quelques instants, fixant sur moi ses yeux noirs et élargis, leurs iris trop grands pour être humains. Ils se remplirent de larmes qui ne coulèrent pas et elle détourna le regard.

L’homme-serpent s’était suffisamment repris pour se redresser à la verticale et regarder autour de lui. Il braqua ses yeux jaunes de reptile sur Susan et laissa échapper un sifflement surpris.

— Confrérie, lâcha-t-il. (Le mot sortit comme un sifflement.) La Confrérie ici.

Le deniérien scruta les alentours et repéra le tube de coursier toujours suspendu à mon épaule par sa courroie. Sa queue fendit l’air et il me fonça dessus.

Je glissai sur le côté en maintenant une table entre lui et moi et criai :

— Susan !

L’homme-serpent frappa la table de son bras et la brisa en deux. Puis il s’avança sur moi au milieu des débris… jusqu’à ce que Susan arrache un sèche-linge du mur pour le projeter vers sa tête.

Le deniérien vit venir le projectile et esquiva à la dernière seconde, mais le séchoir le toucha au flanc et l’envoya s’étaler au sol. Il siffla de nouveau et se faufila loin de nous en plongeant dans le conduit d’aération et hors de notre vue.

Haletant, j’observai le conduit pendant un instant, mais il ne réapparut pas. Je tirai alors une Anna Valmont encore assommée vers la porte en demandant à Susan :

— Confrérie ?

Ses lèvres se pincèrent et elle évita de me regarder avec ses yeux trop grands.

— Pas maintenant.

Je grinçai des dents de frustration et d’inquiétude, mais elle avait raison. La fumée était de plus en plus épaisse et nous n’avions aucun moyen de savoir si le géant vert et écailleux ferait son come-back. Je tirai Valmont derrière moi, m’assurai que j’avais toujours le suaire et passai la porte derrière Susan. Elle se mit à courir, pieds nus, à une allure sportive et, entre la douleur dans mes poumons et la torpeur de la voleuse blonde, je réussis tout juste à la suivre.

Nous montâmes une volée de marches. Susan ouvrit la porte et tomba face à un duo de gorilles de la sécurité en veste rouge. Ils tentèrent de nous arrêter ; Susan balança un crochet du gauche et un autre du droit, puis nous les enjambâmes pour sortir. J’eus presque de la peine pour eux. S’être fait assommer par une dame n’allait pas valoriser leur CV d’hommes de main.

Nous quittâmes le bâtiment par une porte latérale où la limousine noire nous attendait, Martin debout à côté. J’entendis des alarmes, des gens qui criaient, les sirènes hurlantes des véhicules de pompiers tentant de gagner l’hôtel.

Martin jeta un coup d’œil à Susan et se raidit. Puis il se précipita vers nous.

— Prenez-la, soufflai-je.

Martin souleva Valmont et la porta jusqu’à la limousine comme une enfant somnolente. Je le suivis. Il déposa la voleuse blonde à l’intérieur puis s’installa derrière le volant. Susan se glissa dans la voiture à côté de la fille et je fis glisser le tube au bas de mon épaule avant de monter derrière elle.

Quelque chose m’agrippa par-derrière, s’enroulant autour de ma taille comme une corde douce et molle. Je tentai d’agripper la portière mais ne réussis qu’à la refermer alors que j’étais soulevé en arrière et décollais du sol. J’atterris par terre près de la sortie de secours.

— Harry ! cria Susan.

— Partez ! soufflai-je.

Je regardai Martin, derrière le volant de la limousine. Je saisis le suaire pour tenter de le lancer dans la voiture, mais quelque chose plaqua mon bras au sol avant que j’en aie le temps.

— Partez ! Trouvez de l’aide !

— Non ! hurla Susan en tendant les bras vers la portière.

Martin fut plus rapide. J’entendis s’enclencher les serrures de la voiture. Puis le moteur rugit et la limousine s’éloigna à toute vitesse en faisant crisser ses pneus.

Je tentai de courir. Quelque chose vint s’emmêler dans mes jambes et je ne fus même plus capable de me relever. Je me tournai et découvris Nicodemus qui me surplombait. Son nœud coulant de pendu était le seul de ses vêtements à ne pas être couvert de sang. Son ombre, sa putain d’ombre était enroulée autour de ma taille, de mes jambes, de mes mains. Elle bougeait et palpitait comme une chose vivante. Je tendis mon esprit vers la magie mais les anneaux d’ombre qui m’agrippaient devinrent soudain très froids, plus froids que la glace ou l’acier poli. Et mon pouvoir s’émietta comme une poudre gelée sous l’effet de ce froid.

L’un des tentacules d’ombre arracha le tube de coursier de mes mains engourdies et se déploya au-dessus de moi pour le remettre à Nicodemus.

— Excellent, dit-il. J’ai le suaire. Et je vous ai, vous, Harry Dresden.

— Que voulez-vous ? demandai-je d’une voix rauque.

— Simplement parler, m’assura Nicodemus. Je désire m’entretenir poliment avec vous.

— Allez vous faire foutre !

Ses yeux s’assombrirent sous l’effet d’une colère froide et il tira un gros revolver.

Super, Harry, songeai-je. Voilà ce que tu récoltes pour avoir tenté d’être un héros. Tu vas avaler un paquet de six gros bonbons de neuf millimètres.

Mais Nicodemus ne me tira pas dessus.

Il me frappa sur le sommet du crâne avec la crosse de son arme.

Un éclair jaillit devant mes yeux et je me sentis tomber. J’étais inconscient avant que ma joue heurte le sol.

Suaire froid
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