Chapitre 21

 

 

Le froid me réveilla.

Je repris connaissance dans les ténèbres absolues, sous un flot d’eau glacée. Ma tête me faisait suffisamment mal pour rendre la blessure à ma jambe agréable par comparaison. Mes poignets et mes épaules étaient encore plus douloureux. Mon cou me semblait raide et il me fallut une seconde pour comprendre que j’étais suspendu à la verticale, mes mains ligotées ensemble au-dessus de ma tête. Mes pieds aussi donnaient l’impression d’être attachés. Mes muscles commencèrent à tressaillir et à se contracter sous l’eau froide et je tentai de m’en écarter. Les cordes m’en empêchèrent. Le froid commença à s’enfoncer dans ma chair. C’était très douloureux.

Je tentai de me sortir de là, agitant méthodiquement chaque membre. Je testai les cordes, essayai de libérer mes mains. Impossible de dire si j’allais dans le bon sens. Du fait du froid, je ne sentais même plus mes poignets et il faisait trop noir pour voir quoi que ce soit.

J’étais de plus en plus effrayé. Si je n’arrivais pas à libérer mes mains, je serais peut-être contraint d’utiliser la magie pour brûler les cordes. Par l’enfer, j’avais tellement froid que l’idée de me brûler moi-même n’était pas si déplaisante. Mais lorsque je tentai d’invoquer le pouvoir nécessaire pour y parvenir, il m’échappa. Puis je compris. De l’eau vive. L’eau vive bloque l’énergie magique et chaque fois que je tentais de constituer quelque chose, l’eau l’emportait loin de moi.

Le froid se fit plus intense, plus pénible. Je ne pouvais pas y échapper. Je paniquai, m’agitai dans tous les sens, éveillant dans mes membres ligotés une douleur lointaine qui disparaissait finalement dans l’engourdissement provoqué par le froid. Je crois que je criai à plusieurs reprises. Je me souviens de m’être étouffé avec de l’eau en essayant.

Je n’avais pas beaucoup d’énergie. Au terme de quelques minutes, je restai suspendu, haletant, endolori et trop fatigué pour continuer à me débattre. L’eau devenait de plus en plus froide et mes membres ligotés hurlaient leur peine.

J’avais mal, mais je songeai que la douleur ne pourrait guère empirer.

Plusieurs heures passèrent et me prouvèrent à quel point j’avais tort.

Une porte s’ouvrit et l’éclat d’une flamme me poignarda les yeux. J’aurais eu un mouvement de recul si j’avais été capable de bouger suffisamment pour cela. Deux gros costauds passèrent la porte, porteurs d’authentiques torches enflammées. La lumière me permit de voir la pièce. Le mur autour de la porte était taillé dans de la pierre polie, mais un méli-mélo de débris en ruine et de vieilles briques constituait le reste des parois. L’une d’elles était aussi faite de ciment et était incurvée : je supposai qu’il s’agissait d’un tuyau quelconque dans le système d’acheminement d’eau de la ville. Le plafond était en terre parsemée de cailloux et de racines. De l’eau coulait de quelque part sur moi et disparaissait dans un sillon creusé dans le sol.

Ils m’avaient emmené dans les Caves, un réseau de cavernes, de bâtiments en ruine, de tunnels et d’anciens chantiers creusé sous la ville de Chicago. Les Caves étaient sombres, froides, humides et pleines de diverses créatures qui évitaient la lumière du soleil et la compagnie des hommes et qui pouvaient fort bien être radioactives. Les tunnels ayant accueilli le projet Manhattan ne constituaient que le début des Caves. Les gens qui connaissaient leur existence ne venaient pas ici, pas même les magiciens dans mon genre, à moins que la situation soit désespérée.

Personne ici-bas ne savait s’y retrouver. Et personne ne viendrait me chercher.

— Je me suis beaucoup dépensé, maugréai-je à l’intention des deux hommes d’une voix rauque. Vous auriez une bière fraîche ? Ou peut-être un Mister Freeze ?

Ils ne daignèrent même pas m’adresser un regard. L’un des deux prit position près du mur à ma gauche. L’autre sur le mur à ma droite.

— J’aurais dû me rendre présentable, je sais, leur lançai-je. Si j’avais su que j’aurais de la compagnie, j’aurais pris une douche. Et lavé le sol.

Aucune réponse. Aucune expression sur leur visage. Absolument rien.

— Public difficile, dis-je.

— Je vais vous demander de bien vouloir les pardonner, répondit Nicodemus.

Il passa la porte et s’avança dans la lumière des torches, vêtu de vêtements propres, rasé et douché. Il portait un pantalon de pyjama, des chaussons et une veste d’intérieur façon Hugh Hefner[4]. Le nœud gris lui encerclait toujours la gorge.

— J’aime encourager la discrétion chez mes employés et j’ai des exigences très élevées. Parfois, cela donne l’impression qu’ils sont distants.

— Vous n’autorisez pas vos gorilles à parler ? demandai-je.

Il tira une pipe de sa poche, en même temps qu’une petite boîte métallique de tabac Prince Albert.

— Je leur retire la langue.

— J’imagine que votre service des ressources humaines n’est pas forcément assiégé de candidatures, n’est-ce pas ? lançai-je.

Il tassa le tabac au fond de sa pipe et sourit.

— Vous seriez surpris. Je propose une excellente mutuelle dentaire.

— Vous allez en avoir besoin quand la police des tenues de soirée vous fera cracher vos dents. C’est un smoking de location que je porte.

Ses yeux sombres brillèrent d’un éclat malfaisant.

— Le plus jeune de la petite Maggie. Vous avez grandi jusqu’à devenir un homme aux forces considérables.

Je l’observai pendant une longue seconde, tremblant et silencieux. Le prénom de ma mère était Margaret.

Et j’étais son plus jeune enfant ? Pour autant que je sache, j’étais fils unique. Mais je ne savais que très peu de chose de mes parents. Ma mère était morte en me mettant au monde. Mon père était mort d’une rupture d’anévrisme lorsque j’avais à peu près six ans. J’avais une photo de mon père, une coupure de journal jaunie que je gardais dans un album photos. On l’y voyait en représentation durant un dîner de bienfaisance pour les enfants dans une petite ville de l’Ohio. J’avais un cliché Polaroid montrant mon père et ma mère, son ventre arrondi par la grossesse, debout devant le Lincoln Memorial. Je portais l’amulette en forme de pentacle de ma mère autour du cou. Elle était marquée et un peu tordue, mais il fallait s’y attendre si on s’en servait pour tuer des loups-garous.

C’étaient les seuls éléments concrets qui me restaient de mes parents. J’avais entendu des histoires par le passé, affirmant que ma mère n’avait pas eu des fréquentations très recommandables. Rien de très détaillé, juste des insinuations à la faveur d’un commentaire en passant. Un démon m’avait affirmé que mes parents avaient été assassinés et la même créature avait laissé entendre que ma famille comptait peut-être d’autres membres. J’étais resté à l’écart de toutes ces idées en décidant que ce démon n’était qu’un affreux menteur.

Et puisque ce Nicodemus et Chauncy travaillaient pour la même organisation, je ne pouvais sans doute pas faire plus confiance au deniérien. Il mentait probablement. Probablement.

Mais s’il disait vrai ?

Fais-le parler, décidai-je. Va à la pêche aux infos.

Ce n’était pas comme si j’avais grand-chose à perdre. Et le savoir, c’est le pouvoir. Je pourrais découvrir quelque chose qui me conférerait un avantage par la suite.

Nicodemus alluma sa pipe avec une allumette et tira un peu dessus en observant mon visage, un petit sourire sur les lèvres. Il lisait en moi, facilement. J’évitai de croiser son regard.

— Harry… Je peux vous appeler Harry ?

— Est-ce que ça changerait quelque chose si je répondais « non » ?

— Cela me révélerait quelque chose à votre sujet, répondit-il. J’aimerais apprendre à vous connaître et je préférerais éviter de passer chez le dentiste si je peux y échapper.

Je lui décochai un regard noir. Je frissonnais sous l’eau glacée, une douleur sourde émanait de la bosse sur mon crâne et mes membres, sous les cordes, me lançaient.

— Je suis obligé de vous demander… Chez quel genre de dentiste zarbi est-ce que vous allez ? Ortho de Sade ? Joe Mengele, dentiste diplômé d’État ?

Nicodemus tira une bouffée de sa pipe et examina mes liens. Un autre homme sans expression fit son apparition. Celui-ci était plus âgé, mince, avec d’épais cheveux gris. Il poussait un plateau roulant de service d’étage. Il déplia une petite table et l’installa sur le côté, suffisamment à l’écart pour que l’eau ne l’éclabousse pas. Nicodemus fit tournoyer sa pipe entre ses doigts.

— Dresden, je peux être franc avec vous ?

J’imaginai que le chariot allait s’ouvrir pour révéler une sélection d’outils destinés à m’effrayer par l’utilisation qui pourrait potentiellement en être faite lors d’une séance de torture.

— Si Frank est d’accord, je n’y vois pas d’inconvénient.

Nicodemus observa le valet qui agençait trois chaises pliantes et recouvrait la table d’une nappe blanche.

— Vous avez fait face à nombre d’êtres dangereux. Mais, d’une manière générale, ils se sont comportés comme des idiots. J’essaie d’éviter cela quand c’est possible et c’est pourquoi vous êtes ligoté et maintenu sous de l’eau vive.

— Vous avez peur de moi, dis-je.

— Mon garçon, vous avez anéanti trois pratiquants de l’Art rivaux, un noble vampire de la Cour Rouge, et même l’une des reines des fées. Tous vous avaient sous-estimé, de même que vos alliés. Pas moi. Je suppose que vous pourriez considérer votre situation actuelle comme un compliment.

— Ouais, maugréai-je en agitant la tête pour vider mes yeux de l’eau glacée qui y coulait. Vous êtes bien trop aimable.

Nicodemus sourit. Le valet ouvrit le chariot, révélant quelque chose de bien plus diabolique que des instruments de torture. Un petit déjeuner. Le vieux valet entreprit de poser la nourriture sur la table. Des galettes de pommes de terre. Du fromage. Des biscuits, du bacon, des saucisses, des pancakes, des toasts, des fruits. Et du café, bon Dieu. Du café chaud. L’odeur vint me frapper l’estomac qui, si gelé qu’il soit, se mit à s’agiter à l’intérieur de mon abdomen pour tenter de trouver un moyen de sortir et de se nourrir.

Nicodemus s’assit et le valet lui servit du café. J’imagine que se servir lui-même était indigne de lui.

— J’ai essayé de vous maintenir à l’écart de cette affaire.

— Ouais. Vous avez l’air d’un type tellement gentil. C’est vous qui avez modifié la prophétie dont Ulsharavas m’a parlé ?

— Vous n’avez pas idée de la difficulté que représente l’interception d’un messager angélique.

— J’imagine, dis-je. Alors pourquoi avoir fait ça ?

Nicodemus n’était pas trop important pour se verser une goutte de crème, mais pas de sucre. Sa cuiller cliqueta à l’intérieur de la tasse.

— J’ai un ou deux bons souvenirs de votre mère. Cela ne me coûtait pas grand-chose d’essayer. Alors, pourquoi pas ?

— C’est la deuxième fois que vous la mentionnez, dis-je.

— Oui. Je la respectais. Ce qui est plutôt inhabituel pour moi.

— Vous la respectiez tellement que vous m’avez enlevé et amené jusqu’ici. Je vois.

Nicodemus fit un geste de la main.

— Les choses se sont déroulées ainsi. J’avais besoin de quelqu’un ayant un certain poids métaphysique. Vous avez interféré avec mes affaires, vous étiez adapté à la situation, et vous correspondiez à la recette.

La recette ?

— Quelle recette ?

Il prit une gorgée de café et ferma les yeux pour la savourer. Le salopard !

— J’imagine que nous arrivons à cette portion de la conversation où je vous révèle mes plans ?

— Qu’avez-vous à perdre ?

— Et apparemment vous vous attendez que je vous révèle également les faiblesses que je pourrais avoir. Je suis blessé par le manque de respect professionnel que tout cela sous-entend.

Je grinçai des dents.

— Peureux.

Il saisit un morceau de bacon et en arracha une petite bouchée du bout des dents.

— Il vous suffira de savoir qu’une chose parmi deux va se produire.

— Ah ouais ?

Le maître de la repartie, c’est moi.

— Absolument. Soit vous serez libéré pour vous asseoir et profiter d’un agréable petit déjeuner… (Il saisit sur la table un couteau légèrement incurvé et visiblement aiguisé.) Soit je vous trancherai la gorge une fois mon repas terminé.

Il avait dit ça d’une manière inquiétante, sans aucune touche mélodramatique. Pragmatique. De la façon dont la plupart des gens auraient dit qu’ils devaient sortir les poubelles.

— Le bon vieil ultimatum façon « rejoignez-moi ou mourez », dis-je. Bon Dieu ! Peu importe le nombre de fois où on m’a fait le coup, en voilà un qui ne se démode jamais.

— Votre passé indique que vous êtes trop dangereux pour être laissé en vie, j’en ai peur. Et mon emploi du temps est chargé, répondit Nicodemus.

Un emploi du temps ? Alors il devait œuvrer en temps limité.

— J’ai effectivement cette tendance à jouer les importuns, dis-je. N’y voyez rien de personnel.

— Ce n’est pas le cas, m’assura-t-il. Ce n’est facile pour aucun de nous. J’utiliserais bien une technique psychologique quelconque sur vous, mais je ne me suis pas encore tenu informé des derniers progrès. (Il prit un toast et entreprit de le beurrer.) D’un autre côté, je suppose que rares sont les psychologues sachant conduire un chariot, donc peut-être que tout cela s’équilibre.

La porte s’ouvrit de nouveau et une jeune femme fit son entrée. Elle avait de longs cheveux bruns emmêlés par le sommeil, des yeux sombres et un visage un peu trop long pour être considéré comme joli selon les critères conventionnels. Elle portait un kimono de soie rouge lâchement retenu par une ceinture, si bien que l’on apercevait son corps au rythme de ses mouvements. De toute évidence, elle ne portait rien en dessous. Comme je l’ai dit, il fait froid dans les Caves.

La fille bâilla et s’étira paresseusement tout en me regardant. Elle aussi s’exprimait avec un accent étrange et vaguement britannique :

— Bonjour.

— Bonjour, ma petite chérie. Harry Dresden, je ne crois pas que vous ayez été présenté à ma fille, Deirdre.

J’étudiai la fille, qui me semblait vaguement familière.

— Nous ne nous sommes jamais rencontrés.

— Mais si, répondit Deirdre en tendant la main pour saisir une fraise sur la table. (Elle prit lentement une bouchée, ses lèvres serrées autour du fruit.) Au port.

— Ah, madame Méduse, je présume !

Deirdre soupira.

— Je ne l’avais jamais entendue, celle-là. C’est tellement amusant. Je peux le tuer, père ?

— Pas pour le moment, répondit Nicodemus. Mais si cela doit arriver, je m’en chargerai.

Deirdre hocha la tête d’un air somnolent.

— J’ai manqué le petit déjeuner ?

Nicodemus lui sourit.

— Pas du tout. Donne-moi un baiser.

Elle se glissa sur ses genoux et obtempéra. Avec la langue. Beurk !

Au bout d’un moment, elle se releva et Nicodemus tira pour elle une des chaises sur laquelle elle s’assit. Il se rassit ensuite et annonça :

— Il y a trois chaises, Dresden. Êtes-vous sûr de ne pas vouloir prendre le petit déjeuner avec nous ?

J’étais sur le point de lui dire où il pouvait se carrer sa troisième chaise, mais l’odeur de la nourriture m’arrêta. Je me sentis soudain douloureusement et désespérément affamé. L’eau devint plus froide.

— Qu’aviez-vous à l’esprit ?

Nicodemus fit signe à un de ses gorilles. L’homme s’approcha de moi et tira une boîte à bijoux de sa poche. Il l’ouvrit et me la tendit.

Je mimai un hoquet de surprise.

— Mais c’est tellement soudain !

Le gorille me jeta un regard noir. Nicodemus sourit. À l’intérieur de la boîte se trouvait une antique pièce d’argent, semblable à celle que j’avais vue dans l’allée derrière l’hôpital. La ternissure de la pièce formait un autre symbole.

— Vous m’aimez bien. Vous m’appréciez vraiment, dis-je sans enthousiasme. Vous voulez que je vous rejoigne ?

— Vous n’avez pas à le faire si vous ne le souhaitez pas, répondit Nicodemus. Je veux simplement que vous entendiez notre version des choses avant de décider de mourir inutilement. Acceptez la pièce. Petit-déjeunez avec nous. Nous discuterons. Après cela, si vous ne voulez rien avoir à faire avec moi, vous serez libre de partir.

— Vous me laisseriez simplement filer. Mais bien sûr !

— Si vous acceptez la pièce, je doute d’être capable de vous arrêter.

— Alors qui vous dit que je ne vais pas me rebeller et m’en servir contre vous ?

— Rien, répliqua Nicodemus. Mais je crois fermement en la bonté intrinsèque de la nature humaine.

Mon œil !

— Vous pensez vraiment pouvoir me convaincre de me joindre à vous ?

— Oui, dit-il. Je vous connais.

— J’en doute.

— Mais si, affirma-t-il. J’en sais plus sur vous que vous en savez vous-même.

— Comme par exemple ?

— Comme la raison pour laquelle vous avez choisi ce genre d’existence. Pour vous nommer vous-même protecteur de la race des mortels et devenir l’ennemi de tous ceux qui voudraient leur faire du tort. Pour vivre à l’écart de votre race, sujet de plaisanteries et de moqueries de la part de l’essentiel de ses représentants. Vivre dans une masure, et s’en sortir tout juste. Rejeter la gloire et l’argent. Pourquoi faire tout cela ?

— C’est évident : je suis un disciple du tao de Peter Parker, répondis-je.

Nicodemus ne devait pas être fan de comics, car il ne comprit pas.

— C’est tout ce que vous vous autorisez. Et je sais pourquoi.

— D’accord. Pourquoi ?

— Parce que vous êtes gouverné par la peur. Vous avez peur, Dresden.

— De quoi ?

— De ce que vous pourriez être si vous sortiez un jour du droit chemin, répondit Nicodemus. De la puissance que vous pourriez employer. Vous avez songé à ce qui pourrait se passer si vous assujettissiez le monde à votre volonté. Les choses que vous pourriez avoir. Les gens. Une partie de vous-même a pris du plaisir à envisager l’idée d’utiliser vos talents pour prendre ce dont vous avez envie. Et vous craignez ce plaisir. Alors vous vous dirigez à la place vers un rôle de martyr.

J’eus envie de rejeter ses paroles. Mais je ne pouvais pas. Il avait raison, ou en tout cas il n’avait pas tout à fait tort. Les mots passèrent mes lèvres à voix basse :

— Tout le monde connaît ce genre de pensées, de temps à autre.

— Non, répondit Nicodemus. La plupart des gens n’envisagent jamais de telles actions. Cela ne leur vient pas à l’esprit. Le mortel lambda n’aurait aucun moyen sûr de s’emparer d’un tel pouvoir. Mais pour vous, c’est différent. Vous pouvez prétendre être comme eux. Mais ce n’est pas le cas.

— Ce n’est pas vrai, répliquai-je.

— Bien sûr que si, dit Nicodemus. Il peut vous déplaire de l’admettre, mais ce n’en est pas moins vrai. C’est du déni. Vous l’exprimez de plusieurs manières dans votre vie. Vous ne voulez pas voir ce que vous êtes, donc vous n’avez que peu de photos de vous-même. Pas de miroirs non plus.

Je serrai les dents.

— Je ne suis pas différent, pas d’une manière qui compte. Je ne suis pas meilleur que qui que ce soit d’autre. Nous enfilons tous nos pantalons une jambe à la fois.

— Je l’admets, concéda Nicodemus. Mais dans un siècle, vos associés mortels seront en train de pourrir au cœur de la terre tandis que vous, à moins d’une amputation ou d’un changement radical de la mode, continuerez à enfiler votre pantalon une jambe à la fois. Tous ces alliés et ces amis que vous vous êtes faits se seront flétris et seront morts, alors que vous commencerez à peine à atteindre votre plein potentiel. Vous avez l’apparence d’un mortel, Dresden. Mais ne vous y trompez pas : vous n’en êtes pas un.

— Oh, la ferme !

— Vous êtes différent. Vous êtes une aberration. Dans une ville de plusieurs millions d’âmes, vous êtes pratiquement le seul de votre espèce.

— Ce qui explique ma vie amoureuse, lançai-je sans toutefois réussir à rendre mes paroles très mordantes.

Quelque chose au fond de ma gorge me pesait.

Nicodemus fit signe au valet de servir du café à Deirdre mais il versa lui-même une cuillerée de sucre dans la tasse de sa fille.

— Vous avez peur, mais ce n’est pas nécessaire. Vous êtes au-dessus d’eux, Dresden. Un monde entier vous attend. Il y a une infinité de voies à suivre. Des alliés prêts à rester auprès de vous au fil des ans. Qui vous accepteront au lieu de vous mépriser. Vous pourrez découvrir ce qui est arrivé à vos parents. Les venger. Retrouver votre famille. Trouver un endroit où vous serez vraiment à votre place.

Il avait choisi d’employer des mots qui frappaient fort sur ma plus ancienne blessure, une meurtrissure d’enfant qui n’avait jamais complètement guéri. Cela me faisait mal d’entendre ces mots. Ils réveillaient un espoir insensé, une folle envie. Je me sentais perdu. Vidé.

Seul.

— Harry, dit Nicodemus d’une voix presque compatissante, j’ai autrefois été très proche de ce que vous êtes aujourd’hui. Vous êtes piégé. Vous vous mentez à vous-même. Vous prétendez être comme n’importe quel autre mortel car vous êtes trop terrifié pour admettre que ce n’est pas le cas.

Je n’avais pas de réponse à ça. La pièce d’argent luisait, toujours à portée de ma main.

Nicodemus remit la main sur le couteau.

— J’ai bien peur de devoir vous demander de prendre immédiatement une décision.

Deirdre regarda le couteau, puis se tourna vers moi, le regard enflammé. Elle lécha du sucre qui avait été renversé sur le bord de sa tasse de café et resta silencieuse.

Et si je prenais cette pièce ? Si Nicodemus n’avait pas menti, je pourrais au moins rester en vie pour avoir une chance de combattre. Je ne doutais pas que Nicodemus allait me tuer, comme il avait tué Gaston LaRouche, Francisca Garcia et ce pauvre type que Butters avait ensuite charcuté. Rien ne l’arrêterait et, avec l’eau me coulant toujours dessus, je doutais que même mon Ultime Malédiction fonctionne à cent pour cent.

Je n’arrivais pas à m’empêcher d’imaginer ce que ça ferait de saigner à mort sous ce torrent d’eau glacée. Une ligne chaude et brûlante sur ma gorge. Froid et vertiges. La faiblesse se muant en une chaleur qui deviendrait obscurité, sans fin et parfaite. La mort.

Que Dieu me vienne en aide, je ne voulais pas mourir.

Mais j’avais vu le pauvre hère qu’Ursiel avait réduit en esclavage et rendu fou. Ce qu’il avait connu était pire que la mort. Et tout laissait à penser que si je prenais la pièce, le démon qui allait avec pourrait me corrompre et me forcer à suivre le même chemin. Je ne suis pas un saint. Et moralement parlant, je suis loin d’être immaculé. J’ai déjà connu de sombres désirs. Ils m’ont fasciné. Attiré. Et, plus d’une fois, je leur ai cédé.

C’était une faiblesse que le démon retenu dans l’antique pièce de monnaie pourrait exploiter. Je n’étais pas insensible à la tentation. Le démon, le Déchu, me noierait dedans. C’est ce que les Déchus font le mieux.

Je pris ma décision.

Nicodemus m’observait, le regard fixe, la main tenant le couteau parfaitement immobile.

— « Ne nous soumets pas à la tentation », dis-je. « Mais délivre-nous du mal. » C’est comme ça qu’on dit, non ?

Deirdre se pourlécha les lèvres. Le gorille referma la boîte et recula.

— Vous êtes certain, Dresden ? demanda Nicodemus à mi-voix. C’est votre toute dernière chance.

Ma tête et mon corps retombèrent, affaiblis. Les bravades ne semblaient plus servir à grand-chose à présent. J’avais fait mon choix et les dés étaient jetés.

— J’en suis certain. Va te faire foutre, Nic.

Nicodemus m’observa, impassible pendant un instant. Puis il se releva, le couteau à la main, en disant :

— Je crois que j’ai assez mangé.

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