Chapitre 32
Au bout de quelques minutes, la balade devint agitée. L’hélico commença à faire des embardées imprévisibles dans toutes les directions. Si je n’avais pas été attaché, mon crâne aurait sûrement heurté les parois ou le plafond.
Marcone coiffa un casque et se mit à parler dans un micro. Il écouta la réponse puis se tourna vers nous en criant :
— Le reste du trajet risque de secouer. Les stabilisateurs sont contrôlés par l’ordinateur de bord, lequel vient de flancher. (Il me regarda droit dans les yeux.) Je ne peux que spéculer quant à la cause de l’incident.
Je regardai autour de moi, saisis des écouteurs et les ajustai avant de répondre :
— Allez vous faire foutre.
— Pardon ? lança la voix visiblement choquée de Gard.
— Pas vous, miss Blonde. Je parlais à Marcone.
Celui-ci croisa les bras avec un demi-sourire.
— Tout va bien, mademoiselle Gard. La compassion demande que nous soyons cléments. M. Dresden n’a jamais appris à manier la diplomatie. Il devrait être hébergé dans un abri pour les sans-tact.
— Je vais vous dire ce que vous pouvez faire de votre abri, lançai-je. Marcone, j’ai à vous parler.
Marcone fronça les sourcils dans ma direction puis hocha la tête.
— Combien de temps avant que nous atteignions les voies ferrées allant vers le sud ?
— Nous sommes déjà au-dessus de la première, répondit Gard. Nous aurons rejoint le train dans trois minutes.
— Informez-moi lorsque nous l’aurons rejoint. Monsieur Hendricks, merci de transférer les écouteurs de la cabine sur le canal deux.
Hendricks ne répondit rien et je me demandai pourquoi il avait pris la peine de mettre un casque.
— Voilà, dit la voix de Marcone au bout d’un moment. Nous parlons en privé.
— Pourquoi ne pas me l’avoir dit ? demandai-je.
— Que je n’avais pas envoyé M. Franklin après vous ?
— Ouais.
— M’auriez-vous cru ?
— Non.
— Auriez-vous imaginé que je jouais à un jeu quelconque avec vous ?
— Oui.
— Alors pourquoi perdre du temps à le faire et risquer de vous rendre plus suspicieux ? D’une façon générale, vous êtes plutôt perspicace… quand on vous en donne le temps. Et je vous connais suffisamment bien pour savoir que je ne souhaite pas vous compter parmi mes ennemis.
Je lui lançai un regard noir. Il haussa un sourcil et rencontra mon regard sans exprimer ni crainte ni hostilité.
— Pourquoi voulez-vous le suaire ?
— Ce ne sont pas vos affaires.
Mes yeux s’étrécirent.
— En fait, si. Précisément. Pourquoi le voulez-vous ?
— Et vous ?
— Parce que les deniériens vont tuer beaucoup de gens avec.
Marcone haussa les épaules.
— C’est une raison qui me suffit également.
— C’est ça !
— Ce sont les affaires, monsieur Dresden. Je ne peux pas conclure d’affaires avec un monceau de cadavres.
— Pourquoi est-ce que j’ai du mal à vous croire ?
Le sourire de Marcone révéla ses dents.
— Parce que, quand on vous en donne le temps, vous êtes un individu plutôt perspicace.
Il y eut un « bip » dans les écouteurs et Gard annonça :
— Quinze secondes, monsieur.
— Merci, répondit Marcone. Dresden, pourquoi ces gens amèneraient-ils le suaire et ce fléau qu’ils ont créé à Saint-Louis ?
— C’est un autre aéroport international, dis-je. Le hub central pour la TWA. Et puis, tant qu’ils y seront, ils pourront même s’offrir un petit bain dans le Mississippi.
— Pourquoi ne pas simplement rester à Chicago ?
D’un mouvement du menton, je désignai Michael et Sanya.
— À cause d’eux. Et je pense qu’ils savent que Murphy et le B.E.S. leur donneraient du fil à retordre. Même les flics ordinaires étaient à leurs trousses, et en grand nombre.
Il tourna un regard spéculatif vers Michael et Sanya.
— J’imagine que vous avez le moyen de localiser le suaire s’il s’agit du bon train ?
— Ouais, dis-je. Et voilà ma proposition : vous nous larguez et on récupère le suaire.
— Je viens avec vous, me dit Marcone.
— Non.
— Je peux toujours donner à Mlle Gard l’ordre de retourner sur O’Hare.
— Où nous mourrons tous de maladie puisque nous n’avons pas arrêté les deniériens.
— Possible. Dans les deux cas, je vous accompagne.
Je lui balançai un regard mauvais et m’appuyai en frissonnant contre le dossier de mon siège.
— Vous craignez. Vous craignez du boudin avarié, Marcone.
Seules les lèvres de Marcone sourirent.
— Très pittoresque. (Il regarda par la fenêtre avant de reprendre :) Mes hommes m’informent qu’il n’y a que trois trains quittant Chicago pour Saint-Louis ce soir. Deux trains de marchandises et un train de voyageurs.
— Ils ne seront pas dans le train de voyageurs, assurai-je. Ça les obligerait à lâcher armes et gorilles. Pas leur genre.
— Il y a donc une chance sur deux pour que celui-ci soit le bon, dit Marcone.
L’hélico descendit jusqu’à ce que les arbres près des rails se mettent à osciller sous l’effet des courants d’air. C’est ça qui est bien avec le Midwest. Éloignez-vous de trente kilomètres de la mairie de n’importe quelle ville et vous ne trouverez rien d’autre que des régions champêtres et peu peuplées. Je jetai un coup d’œil par la vitre et vis un long train qui filait bruyamment.
Michael se redressa et me fit un signe de tête.
— C’est le bon, dis-je à Marcone. Et maintenant ?
— J’ai acheté cet hélicoptère dans les surplus des gardes-côtes. Il est équipé d’un treuil de secourisme. Nous allons l’utiliser pour descendre jusqu’au train.
— Vous plaisantez, c’est ça ?
— Rien n’est facile qui mérite d’être fait, Dresden.
Marcone retira ses écouteurs et s’adressa en criant à Sanya et Michael. La réaction de Sanya fut semblable à la mienne, mais Michael se contenta de hocher la tête et de détacher sa ceinture. Marcone ouvrit un casier et en sortit plusieurs harnais de Nylon. Il en enfila un et en passa un à chacun de nous. Puis il tira sur la porte latérale de l’hélico pour l’ouvrir. Le vent s’engouffra dans la cabine. Marcone ouvrit un meuble de rangement dont il tira une longueur de câble. Je jetai un œil par-dessus son épaule et vit le treuil à l’intérieur. Marcone fit passer le câble dans un anneau à l’extérieur de la porte, puis demanda :
— Qui y va en premier ?
Michael s’avança.
— Moi.
Marcone acquiesça et accrocha le câble au harnais du volontaire. Une minute plus tard, Michael sautait de l’hélicoptère. Marcone actionna un interrupteur près du treuil électrique et le câble commença à se dérouler. Marcone surveilla attentivement l’opération puis hocha la tête.
— Il y est.
Le treuil remonta le filin et Sanya s’avança jusqu’à la porte. Cela prit plusieurs minutes et j’eus l’impression que l’hélico bougeait trop, mais Marcone finit par opiner du chef.
— Dresden.
Ma bouche me parut sèche tandis que Marcone vérifiait mon harnais et y accrochait le câble. Puis il cria :
— Go !
Je ne voulais pas sauter mais je n’allais certainement pas me dégonfler devant Marcone. Je serrai ma crosse et mon bâton contre moi, m’assurai que la canne de Shiro était bien accrochée dans mon dos, pris une profonde inspiration et sautai. Je me balançai un peu au bout du câble puis me sentis descendre.
Les tourbillons causés par l’hélicoptère m’aveuglaient presque complètement mais, lorsque je regardai autour de moi, je vis le train en contrebas. On nous déposait sur un wagon situé presque en queue de train, un grand container en métal doté d’un toit plat. L’hélicoptère braquait un projecteur sur le train et je distinguai Michael et Sanya, accroupis, qui levaient les yeux vers moi.
J’oscillai dans tous les sens comme le premier Yo-Yo d’un gamin. Mes jambes furent heurtées par une branche d’arbre devenue trop longue qui me frappa avec assez de force pour laisser des bleus. Lorsque je fus suffisamment près, Michael et Sanya m’agrippèrent et me tirèrent sur le container, en un seul morceau.
Marcone descendit, son fusil à l’épaule. J’en déduisis que Hendricks actionnait le treuil. Les chevaliers l’aidèrent à nous rejoindre sur le toit du wagon et il détacha le câble. Celui-ci s’écarta d’un mouvement vif tandis que l’hélico reprenait de l’altitude en éloignant son projecteur. Mes yeux eurent besoin d’un petit moment pour s’habituer à la lune brillante et je restai accroupi afin de garder mon équilibre.
— Harry ? demanda Michael. Où va-t-on ?
— Direction la motrice, dis-je. Cherchons un wagon couvert, le genre dans lequel ils auraient facilement pu se glisser.
Michael acquiesça.
— Sanya, arrière-garde.
Le grand Russe souleva son fusil comme l’aurait fait un militaire bien entraîné et alla se placer en queue de notre petit groupe pour surveiller nos arrières. Michael prit la tête, une main posée sur son épée. Il se déplaçait avec la grâce et la détermination d’un prédateur.
Je jetai un regard plein de méfiance à Marcone et lui dis :
— Je n’irai nulle part avec vous derrière moi.
Il sourit de nouveau et fit glisser son fusil au bas de son épaule. Lui aussi avait l’air d’un militaire expérimenté. Il s’élança sur les talons de Michael.
Je tirai mon vieux cache-poussière en arrière jusqu’à libérer la poignée de mon pistolet, afin d’être prêt à dégainer. Ça n’évoquait sans doute pas une façon de faire très martiale mais plutôt un western spaghetti. Je m’engageai derrière Marcone, crosse dans la main gauche et bâton dans la droite.
Nous avançâmes tous les quatre au-dessus des voitures de marchandises, comme dans tous les westerns que vous avez pu voir. Si je n’avais pas été fiévreux et nauséeux, ç’aurait même pu être drôle.
Soudain, Michael s’accroupit et tint son poing fermé derrière son oreille. Marcone s’arrêta immédiatement et s’accroupit en épaulant son fusil. Le poing fermé veut dire : « stop ». Pigé. Je m’accroupis à mon tour.
Michael se retourna pour nous faire face, désigna ses yeux à l’aide de deux doigts, en leva trois autres vers le haut puis désigna la voiture devant nous. J’en conclus qu’il avait repéré trois méchants. Michael fit signe à Sanya de s’approcher et le Russe fila discrètement vers lui. Michael me désigna du doigt, puis la queue du train. Je hochai la tête et gardai un œil sur nos arrières.
Je regardai brièvement par-dessus mon épaule et j’aperçus Michael et Sanya qui se laissaient tomber entre les voitures et disparaissaient hors de ma vue.
En reportant mon regard vers l’arrière du train, je vis un cauchemar qui me fonçait dessus par-dessus les voitures.
Quel que soit le processus de création que cette chose avait connu, il n’avait rien de bienveillant. Dotée de quatre pattes, dégingandée, elle ressemblait vaguement à un chat. Mais elle n’avait pas de fourrure. Sa peau était parcheminée, plissée et marbrée. Sa tête semblait être à mi-chemin entre le jaguar et le cochon sauvage. Sa gueule ouverte et baveuse laissait voir des défenses et des crocs. La chose se déplaçait avec une rapidité complètement dénuée de grâce.
Je poussai un cri étranglé et levai mon bâton de combat. Je projetai mon pouvoir à travers, hurlai le mot ad hoc et projetai un éclair de feu droit sur elle. L’éclair la frappa en pleine face juste au moment où elle s’apprêtait à me bondir dessus. Elle poussa un vagissement perturbant puis se convulsa de douleur en bondissant et chuta sur le côté du wagon.
Le feu m’aveugla pendant un instant, laissant un motif verdâtre superposé à ma vision. J’entendis la créature suivante arriver, mais ne pus la voir. Je m’aplatis sur le toit et hurlai :
— Marcone !
Le fusil rugit trois fois, à intervalles délibérément espacés. J’entendis d’abord la chose hurler puis, mes yeux redevenant opérationnels, je la vis. Elle gisait sur le toit du wagon, à une dizaine de mètres de moi, ses pattes arrière griffues s’agitant et luttant pour la propulser vers l’avant.
Marcone se rapprocha, leva son fusil de chasse et lui tira froidement une balle entre les yeux. La créature tressaillit, s’écroula et glissa lentement le long du flanc du train.
Marcone la suivit du regard.
— Qu’est-ce que c’était ?
— Un genre de chien de garde, dis-je.
— Intéressant. Un démon ?
Je me remis debout.
— J’en doute. Les démons sont généralement bien plus coriaces.
— Alors de quoi s’agissait-il ?
— Comment le saurais-je ? Je n’ai jamais rien vu de ce genre auparavant. Où sont Michael et Sanya ?
Nous allâmes voir. La voiture suivante, avec des lattes de bois espacées et un toit ouvert, était pratiquement vide. Cela ressemblait à une bétaillère. Trois hommes y gisaient, inconscients ou morts. Michael était en train de grimper le long du mur opposé pour atteindre la voiture suivante.
Nous descendîmes à l’intérieur du wagon.
— Mort ? demanda Marcone.
— Ils dorment, répondit Sanya.
Marcone hocha la tête.
— Nous devrions les achever. Ces hommes sont des fanatiques. S’ils se réveillent, ils nous attaqueront sans hésitation, armés ou non.
Je le dévisageai.
— Nous n’allons pas les assassiner de sang-froid.
— Vous avez une raison particulière de ne pas le faire ?
— La ferme, Marcone.
— Ils ne nous montreraient aucune miséricorde. Et si nous les laissons vivre, ils seront sans aucun doute utilisés par les deniériens pour causer douleur et mort. Tel est leur but.
— Nous n’allons pas les tuer.
La bouche de Marcone se tordit en un sourire amer.
— Pourquoi ne suis-je pas étonné ?
Il ouvrit un petit boîtier accroché à sa ceinture et lança deux paires de menottes à Sanya. Le Russe les attrapa et menotta les hommes assommés les uns aux autres avant de passer l’un des anneaux autour d’un des montants métalliques du wagon.
— Voilà, dit Marcone. J’imagine que nous allons devoir prendre le risque en espérant qu’aucun d’eux ne se dévorera le poignet pour se libérer.
— Sanya !
La voix de Michael tonna par-dessus le bruit du train et un soudain éclat de lumière blanche apparut sur le toit de la voiture suivante, accompagné du choc de l’acier contre l’acier.
Sanya me lança son fusil d’assaut. Je l’attrapai et il me dépassa pour escalader la paroi vers le wagon suivant. Il s’aida de son bras droit, son bras blessé pendant le long de son flanc, et se hissa sur le bord de la bétaillère. Il se releva, tira Esperacchius dans un autre éclat de lumière blanche et se jeta vers la suivante avec un grondement rageur.
Je laissai tomber ma crosse et me débattis avec le fusil d’assaut pour tenter de trouver le cran de sûreté. Marcone mit son fusil de chasse à son épaule et me lança :
— Vous allez vous blesser tout seul !
Il me prit l’arme des mains, vérifia deux ou trois trucs sans même avoir besoin de l’examiner puis la passa également par-dessus son épaule avant de grimper vers l’extérieur du wagon. Je maugréai dans ma barbe avant d’escalader les planches derrière lui.
La voiture suivante était un container en métal. Les épées de Michael et de Sanya brillaient avec l’intensité du soleil et je dus me protéger les yeux de leur éclat. Ils se tenaient côte à côte, me tournant le dos, face à l’avant du train.
Nicodemus se tenait devant eux.
Le seigneur des deniériens portait une chemise de soie grise et un pantalon noir. Le suaire était enroulé autour de son torse à la manière des participantes à un concours de beauté. La corde à son cou oscillait dans le vent en direction de l’arrière du train. Il tenait un sabre à la main, un katana japonais à la garde usée. Des gouttes de sang tachaient l’extrémité de la lame. Il tenait l’arme le long de son flanc, un petit sourire sur les lèvres, en apparence parfaitement détendu.
Michael jeta un coup d’œil vers moi par-dessus son épaule et je vis une ligne sanglante sur son visage.
— Reste en arrière, Harry.
Nicodemus attaqua à l’instant où l’attention de Michael s’était portée ailleurs. L’arme du deniérien fendit l’air et Michael eut à peine le temps de parer avec Amoracchius. Il fut déséquilibré et mit un genou à terre, pendant une seconde fatale. Mais Sanya passa à l’attaque en rugissant. Son épée traça dans l’air des cercles sifflants et Nicodemus recula. Le Russe repoussa le deniérien jusqu’au flanc opposé de la voiture.
Je vis le piège se refermer et m’écriai :
— Sanya, reculez !
Le Russe n’était pas en mesure de stopper entièrement son élan vers l’avant mais il pivota sur lui-même et bondit sur le côté. Au même instant, des lames d’acier jaillirent depuis l’intérieur du wagon. Le métal du toit hurla tandis que les lames le transperçaient en s’élevant à presque deux mètres de haut, à quelques centimètres seulement de Sanya. Nicodemus se retourna pour poursuivre le Russe.
Michael se releva, fit tournoyer la lourde lame d’Amoracchius et frappa à trois reprises le toit du wagon. Une section triangulaire d’un mètre de côté retomba à l’intérieur de la voiture et les bords du métal prirent un éclat orangé sous l’effet de la chaleur dégagée pour fendre l’acier. Michael se laissa tomber à l’intérieur du trou et disparut.
Je levai mon bâton de combat et me concentrai sur Nicodemus. Il me jeta un bref coup d’œil et fit un mouvement du poignet dans ma direction.
Son ombre traversa le toit du wagon et vint s’écraser contre moi. L’ombre m’arracha des mains mon bâton de combat, l’emporta dans les airs puis le réduisit en morceaux.
Sanya poussa un cri tandis qu’une lame fendait le toit du wagon et l’une de ses jambes s’écroula sous lui. Il mit un genou à terre.
Puis une lumière brillante jaillit depuis l’intérieur de la voiture sous les combattants, semblable à des lances de blancheur traversant les trous laissés par les lames dans le métal. J’entendis la forme démoniaque de Deirdre pousser un cri aigu à l’intérieur du wagon, sous nos pieds, et les lames qui harcelaient Sanya disparurent.
Nicodemus émit un grondement féroce. Il brandit la main dans ma direction et son ombre projeta les éclats de bois de mon bâton de combat vers mon visage. Tandis qu’ils volaient vers moi, Nicodemus attaqua Sanya, son katana scintillant dans la lumière lunaire.
Je levai les bras à temps pour bloquer les éclats de bois mais sans pouvoir rien faire pour aider Sanya. Nicodemus balaya le sabre de Sanya sur le côté. Le Russe roula sur lui-même pour éviter une attaque qui l’aurait décapité. Cette action laissa le bras blessé de Sanya étalé au sol et Nicodemus y abattit le talon de sa botte.
Sanya hurla de douleur.
Nicodemus leva son sabre pour lui infliger le coup fatal.
Johnny Gentleman Marcone ouvrit le feu avec la kalachnikov.
Marcone lâcha trois courtes rafales. La première traversa la poitrine et le cou de Nicodemus, juste au-dessus du suaire. La seconde le frappa au bras et à l’épaule à l’opposé du suaire, manquant de peu de les séparer de son torse. La dernière déchiqueta sa hanche et sa cuisse exposées par le drapé du suaire. L’expression de Nicodemus se teinta de fureur, mais les balles avaient réduit la moitié de son corps en pièces et il tomba de la voiture, disparaissant à nos regards.
En contrebas retentit un autre cri démoniaque accompagné d’un bruit de déchirement métallique. Les cris s’éloignèrent en direction de la tête du train et, un moment plus tard, Michael grimpa les barreaux de l’échelle sur le flanc du wagon de marchandises, l’épée au fourreau.
Je bondis en avant et courus vers Sanya. Sa jambe saignait beaucoup. Il avait déjà retiré sa ceinture et je l’aidai à l’enrouler autour de sa cuisse pour y faire un garrot de fortune.
Marcone s’avança jusqu’à l’endroit où Nicodemus était tombé. Il fronça les sourcils.
— Bon sang ! Il aurait dû s’écrouler sur place. Maintenant il va falloir repartir en arrière pour récupérer le suaire.
— Oh ! non ! dis-je. Vous ne l’avez pas tué. Vous n’avez sans doute fait que l’énerver.
Michael passa devant Marcone pour aller aider Sanya tout en arrachant un morceau de sa cape blanche.
— Vous croyez ? me demanda Marcone. Les dégâts m’ont paru importants.
— Je ne crois pas qu’il puisse être tué, dis-je.
— Intéressant. Est-ce qu’il peut courir plus vite qu’un train ?
— Sans doute, répondis-je.
Marcone se tourna vers Sanya.
— Vous auriez un autre chargeur ?
— Où est Deirdre ? demandai-je à Michael.
Il secoua la tête.
— Blessée. Elle s’est frayé un chemin à travers la cloison avant du wagon pour rejoindre le suivant. Trop risqué de la poursuivre dans un environnement aussi étriqué.
Je me relevai et retournai en rampant vers le wagon à bestiaux. Je descendis à l’intérieur pour récupérer ma crosse. Après une seconde d’hésitation, je récupérai également le fusil de Marcone et entrepris de remonter.
Il se trouva que j’avais eu tort. Nicodemus ne pouvait pas courir plus vite qu’un train.
Il volait plus vite qu’un train.
Il fondit sur nous depuis le ciel, son ombre étendue à la manière d’immenses ailes de chauve-souris. Son épée jaillit en direction de Marcone. Mais les réflexes de celui-ci auraient pu faire passer un cobra royal pour une limace. Il esquiva et roula sur le côté, hors d’atteinte.
Nicodemus plana jusqu’au wagon suivant et atterrit en position accroupie, face à nous. Un symbole lumineux était apparu sur son front. Le signe en lui-même avait quelque chose de sinueux qui donnait la nausée rien qu’en le regardant. La peau du deniérien était tachée et amochée là où les tirs de Marcone l’avaient frappé mais son corps était entier et semblait se régénérer un peu plus à chaque seconde. Son visage était déformé par la fureur et une sorte de douleur extatique et son ombre jaillit vers l’avant, couvrant la longueur de la voiture devant lui et plongeant entre la sienne et la nôtre.
Il y eut un bruit de torsion métallique et le wagon tressaillit, suivi d’un son de déchirure et d’un tremblement.
— Il a décroché les wagons ! m’écriai-je.
Au même instant, la voiture de Nicodemus commença à s’éloigner de nous tandis que la nôtre ralentissait, creusant un fossé entre les deux.
— Allez-y ! cria Sanya. Je m’en sortirai !
Michael se releva et s’élança sans hésitation au-dessus de l’ouverture. Marcone abandonna le fusil d’assaut et se mit à sprinter en direction du fossé. Il s’élança au-dessus, ses bras battant l’air, et atterrit, de justesse, sur le toit de l’autre wagon.
Je grimpai jusqu’au toit de la voiture et fis la même chose. Je m’imaginai manquant l’autre wagon et atterrissant sur la voie devant la partie détachée du train. Même sans motrice, la vitesse acquise serait largement suffisante pour me tuer. Je lâchai le fusil de Marcone et rassemblai ma volonté au sein de ma crosse. Au moment de sauter, je brandis ma crosse derrière moi et hurlai :
— Forzare !
La force brute que je balançai derrière moi me projeta vers l’avant. En fait, elle me projeta trop en avant. J’atterris plus près de Nicodemus que l’étaient Michael et Marcone, sans toutefois m’étaler à ses pieds.
Michael s’avança pour venir près de moi et, une seconde plus tard, Marcone fit de même. Il tenait un pistolet automatique dans chaque main.
— Ce garçon n’est pas très rapide, hein, Michael ? lança Nicodemus. Vous faites un adversaire correct, j’imagine. Pas aussi expérimenté que vous pourriez l’être, mais c’est difficile de trouver quelqu’un avec plus de trente ou quarante ans de pratique, et encore plus avec vingt siècles. Pas aussi talentueux que le Japonais, mais il faut dire que rares sont ceux qui le sont.
— Renoncez au suaire, Nicodemus, cria Michael. Il ne vous appartient pas de le prendre.
— Oh, mais si, répondit Nicodemus. Vous n’êtes certainement pas en mesure de m’arrêter. Et lorsque j’en aurai fini avec vous et le magicien, je retournerai achever le garçon. Trois chevaliers sur mon chevalet. Pas mal.
— Il n’a pas le droit de faire des blagues foireuses, dis-je. C’est mon truc.
— Au moins, il ne vous a pas totalement ignoré, répondit Marcone. Je me sens presque insulté.
— Hé ! criai-je. Mon vieux Nic, je peux vous poser une question ?
— Allez-y, magicien. Une fois que le combat commencera, vous n’en aurez plus guère l’occasion.
— Pourquoi ? demandai-je.
— Je vous demande pardon ?
— Pourquoi ? demandai-je de nouveau. Par l’enfer, pourquoi est-ce que vous faites tout ça ? Je veux dire, je comprends pourquoi vous avez volé le suaire. Vous aviez besoin d’une grosse batterie. Mais pourquoi une épidémie ?
— Avez-vous lu les Révélations ?
— Pas depuis un moment, admis-je. Mais je n’arrive pas à croire que vous pensez vraiment déclencher l’Apocalypse.
Nicodemus secoua la tête.
— Dresden, Dresden. L’Apocalypse, puisque c’est ainsi que vous faites référence à ce que nous vivons, n’est pas un événement. En tout cas, ce n’est pas un événement spécifique. Un jour, je n’en doute pas, il y aura une apocalypse qui amènera véritablement la fin, mais je doute que ce soit cet événement-ci qui la déclenche.
— Alors pourquoi faire ça ?
Nicodemus m’étudia quelques instants avant de sourire.
— L’Apocalypse est un état d’esprit, dit-il. Une croyance. Une capitulation devant l’inévitable. C’est le désespoir vis-à-vis de l’avenir. C’est la mort de l’espoir.
Michael ajouta à mi-voix :
— Et dans ce genre d’environnement, la souffrance abonde. Plus de douleur, plus de désespoir. Plus de pouvoir pour les Abysses et leurs serviteurs.
— Exactement, répondit Nicodemus. Nous avons un groupe terroriste prêt à revendiquer la responsabilité de cette épidémie. Cela déclenchera sans doute des représailles, des manifestations, des hostilités. Toutes sortes de choses.
— Un pas de plus, dit Michael. C’est ainsi qu’il le voit. Un progrès.
— J’aime y songer simplement comme étant l’entropie à l’œuvre, dit Nicodemus. La vraie question, pour moi, est de savoir pourquoi vous vous opposez à moi ? C’est ainsi que fonctionne l’univers, chevalier. Les choses vont en se désagrégeant. Votre résistance est dénuée de sens.
Pour toute réponse, Michael tira son épée.
— Ah ! dit Nicodemus. Quelle éloquence !
— Reste en arrière, me dit Michael. Ne me déconcentre pas.
— Michael…
— Je suis sérieux.
Il s’avança à la rencontre de Nicodemus. Celui-ci prit son temps et fit quelques pas nonchalants vers Michael. Il croisa brièvement le fer avec lui puis releva sa lame pour saluer. Michael fit de même.
Nicodemus attaqua et Amoracchius s’enflamma de son éclat aveuglant. Les deux hommes se rencontrèrent et échangèrent quelques attaques d’estoc et de taille. Ils se séparèrent puis se heurtèrent de nouveau, leurs pas les faisant se croiser. Tous deux en ressortirent indemnes.
— Lui tirer dessus semble à peine le gêner, me souffla Marcone. J’en déduis que seule l’arme du chevalier peut le blesser ?
— Michael pense que non, dis-je.
Marcone cligna des paupières en me dévisageant.
— Alors pourquoi l’affronte-t-il ?
— Parce qu’il faut que quelqu’un le fasse.
— Vous savez ce que je me dis ? demanda Marcone.
— Vous pensez que nous devrions tirer dans le dos de Nicodemus à la première occasion pour mieux laisser Michael le découper en rondelles, dis-je.
— Exactement.
Je tirai mon pistolet.
— D’accord.
Juste à ce moment-là, les yeux luisants de Deirdre la démone apparurent plusieurs voitures devant nous et celle-ci se précipita vers nous en sprintant. J’eus le temps de l’apercevoir avant qu’elle bondisse jusqu’à notre wagon, tout en écailles souples et en chevelure façon Taz. Mais cette fois, elle tenait une épée à la main.
— Michael ! criai-je. Derrière toi !
Michael se tourna et dégagea sur le côté en évitant la première attaque de Deirdre. La chevelure de la démone le poursuivit et se tendit vers lui en agrippant la garde de son épée.
Je réagis sans réfléchir. Je tirai la canne de Shiro et la lançai à mon ami en lui criant :
— MICHAEL !
Ce dernier ne tourna même pas la tête. Il tendit le bras, attrapa la canne et, d’un geste large, se débarrassa du fourreau de bois. La lame de Fidelacchius se mit à luire de son propre éclat. Sans marquer le moindre temps d’arrêt, le chevalier abattit son épée de rechange et repoussa la chevelure emmêlée de Deirdre loin de son bras. La démone vacilla en arrière.
Nicodemus l’attaqua et Michael partit à sa rencontre en criant :
— O Dei ! Lava quod est sordium !
Comprenez : « Purifie ce qui est impur, ô Dieu ». Michael réussit à tenir bon face à Nicodemus, tandis que leurs lames s’entrechoquaient. Il repoussa Nicodemus sur le côté et le dos du deniérien se trouva dans ma ligne de mire. Je tirai. À mes côtés, Marcone fit de même.
Les tirs cueillirent Nicodemus par surprise et il perdit l’équilibre. Michael poussa un cri et lança un mouvement offensif ; il prit l’avantage pour la première fois. Les deux lames lumineuses plongeaient et tournoyaient, attaque après attaque, et Michael repoussa Nicodemus, pas après pas.
— Par l’enfer, mais il va gagner, marmonnai-je.
Mais Nicodemus tira un flingue passé à sa ceinture, dans son dos.
Il l’appuya contre le plastron de la cuirasse de Michael et pressa sur la détente. Plusieurs fois. La lumière et le tonnerre firent taire jusqu’au grondement du train en marche.
Michael s’écroula et ne bougea plus.
La lumière des deux épées s’éteignit.
— Non ! hurlai-je.
Je levai mon arme et me mis à tirer. Marcone se joignit à moi.
Nous nous débrouillâmes plutôt bien considérant le fait que nous étions à bord d’un train en marche et tout ça. Mais Nicodemus ne sembla pas s’en soucier. Il se dirigea vers nous au milieu des balles qui sifflaient, en tressaillant et vacillant occasionnellement. D’un coup de pied nonchalant, il fit passer les deux épées par-dessus bord.
J’arrivai à court de balles et Nicodemus m’arracha le pistolet des mains d’un coup de son épée. L’arme heurta le toit du wagon puis rebondit et disparut dans la nuit. Le train traversa en tonnant une longue rampe menant vers un pont. La démone Deirdre rejoignit son père d’un bond et atterrit à quatre pattes, le visage déformé par une joie mauvaise. Des vrilles de ses cheveux coururent amoureusement le long de la forme immobile de Michael.
Je rassemblai mon bouclier diffus en une barrière devant moi et lançai :
— Ne vous fatiguez même pas à m’offrir une pièce.
— Je n’avais rien prévu de tel, répondit Nicodemus. Vous ne me faites pas l’impression de savoir jouer en équipe. (Il regarda derrière moi et ajouta :) Mais j’ai entendu parler de vous, Marcone. Seriez-vous intéressé par un travail ?
— J’allais vous demander la même chose, répondit le Gentleman.
Nicodemus sourit :
— Bravo mon cher. Je comprends. Je suis forcé de vous tuer, mais je comprends.
J’échangeai un regard avec Marcone en dirigeant brièvement mon regard vers le pont qui approchait. Il prit une profonde inspiration et hocha la tête.
Nicodemus leva son arme et visa ma tête. Son ombre se glissa soudain en avant, sous et autour de mon bouclier, pour saisir ma main gauche. Elle tira sur mon bras armé et me déséquilibra.
Marcone était prêt. Il laissa tomber un de ses pistolets vides et tira d’on ne sait où un poignard qu’il projeta vers le visage de Nicodemus.
Celui-ci eut un mouvement de recul et je tentai de m’emparer de son arme. Le flingue partit. Mes sens explosèrent dans un flash de lumière et je perdis toute sensation dans le bras gauche. Mais je coinçai son arme entre mon corps et mon bras droit et forçai ses doigts à s’ouvrir.
Marcone lui fonça dessus avec un autre couteau. La lame passa devant mon visage, sans me toucher. Mais elle toucha le suaire. Marcone le trancha net, s’en saisit et l’arracha entièrement du torse de Nicodemus.
Je sentis la libération d’énergie qui accompagnait le retrait du suaire, une vague de magie brûlante comme la fièvre qui me traversa comme une onde soudaine et puissante. Lorsqu’elle disparut, mes frissons et les douleurs dans mes articulations s’étaient envolés. La malédiction était levée.
— Non ! s’écria Nicodemus. Tue-le !
Deirdre bondit sur Marcone. Celui-ci se retourna et sauta du train juste au moment où il débouchait au-dessus de la rivière. Tenant toujours le suaire, le Gentleman alla heurter la surface de l’eau, les pieds les premiers, et disparut dans les ténèbres.
Je forçai les doigts de Nicodemus à lâcher son pistolet. Il m’agrippa par les cheveux, tira ma tête en arrière et fit passer son bras autour de ma gorge. Il commença à m’étrangler en sifflant :
— Je vais prendre des jours avant de vous tuer, Dresden.
« Il a peur de vous », dit la voix de Shiro dans mon esprit.
Dans mes souvenirs, je revis Nicodemus s’écarter de Shiro alors que le vieil homme entrait dans la pièce.
Le nœud coulant le rendait invulnérable à tout dommage durable.
Mais, dans un éclair de perspicacité, je fus soudain prêt à parier que la seule chose contre laquelle le nœud ne le protégeait pas était lui-même.
Je tendis la main en arrière, tâtonnant jusqu’à sentir le nœud. Je tirai dessus aussi fort que je le pouvais puis le tordis en enfonçant les articulations de mes doigts dans la gorge de Nicodemus.
Celui-ci réagit d’une façon brusque et visiblement paniquée. Il relâcha sa prise sur ma gorge et lutta pour s’écarter de moi. Je m’accrochai de toutes mes forces et le déséquilibrai. Je tentai de le balancer hors du train en relâchant le nœud au tout dernier moment. Il bascula par-dessus le bord mais Deirdre poussa un cri aigu et bondit en avant. Ses vrilles s’enroulèrent autour du bras de Nicodemus et le maintinrent en équilibre.
— Tue-le ! cria Nicodemus en s’étouffant. Tue-le maintenant !
Toussant et sifflant, je saisis de mon mieux le corps toujours inerte de Michael et sautai du train.
Nous touchâmes l’eau en même temps. Michael se mit à couler. Je ne pouvais pas le lâcher, donc je coulai moi aussi. Je tentai de nous sortir de là mais j’en fus incapable et tout commença à devenir confus et à s’obscurcir.
J’avais presque abandonné tout espoir lorsque je sentis quelque chose près de moi dans l’eau. Je crus qu’il s’agissait d’une corde et m’en saisis. J’agrippais toujours Michael et celui, ou celle, qui m’avait lancé la corde se mit à me hisser hors de l’eau.
Je remplis brusquement mes poumons lorsque ma tête jaillit à la surface et quelqu’un m’aida à tirer le corps de Michael jusqu’à l’eau peu profonde près de la rive.
C’était Marcone. Et il ne m’avait pas lancé une corde.
Il m’avait tiré des flots à l’aide du suaire.