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Le samedi matin suivant, je louai une voiture et quittai New York avec Elaine. Nous remontâmes la vallée de l’Hudson sur environ cent cinquante kilomètres et passâmes trois nuits dans une auberge de style colonial du comté de Columbia. Notre chambre comportait un lit à baldaquin, une table de toilette et un sceau hygiénique, mais pas de télévision. De fait, nous ne regardâmes pas la télé, et ne lûmes pas davantage les journaux pendant toute la durée de notre séjour.
L’après-midi de mardi était déjà bien entamée lorsque nous retrouvâmes la mégalopole. Je déposai Elaine chez elle, ramenai la voiture à l’agence et, en pénétrant dans l’entrée de mon hôtel, tombai sur deux vieux qui discutaient de l’affaire Holtzmann. « L’assassin ? disait l’un. Ça faisait des années qu’il traînait dans le quartier. Toujours à laver des pare-brise et à demander la pièce. Moi, j’ai souvent pensé qu’il ne tournait pas rond, ce fumier. Tu sais, quand on vit quelque part, on finit par sentir les choses. »
Le « Massacre de la 11e Avenue », ainsi qu’un tabloïde s’était cru obligé de qualifier l’affaire, faisait toujours la une des journaux, même si rien de nouveau n’avait été découvert depuis le début de l’enquête. Deux éléments contribuaient à fasciner le public : un, la victime, jeune citadin de profession libérale, faisait partie des gens auxquels ce genre de choses n’était pas censé arriver, et deux, le tueur était un soldat particulièrement répugnant de l’immense armée des sans-domicile-fixe.
Ces gens-là se trouvaient parmi nous depuis un peu trop longtemps et leur nombre devenait trop important. Il y avait beau temps que, pour reprendre l’expression en vigueur chez les professionnels de la charité, « la lassitude de la compassion » s’était installée. En nous-mêmes quelque chose nous poussait déjà à vouloir les haïr et voilà que tout d’un coup on nous donnait une bonne raison de le faire. Depuis des éternités, nous subodorions que les sans-abri étaient dangereux. Ils sentaient mauvais, ils avaient des maladies, ils étaient infestés de poux. Leur présence suscitait une culpabilité qui se doublait de la vague et troublante impression que c’était tout le système qui chancelait avec eux et que s’ils se trouvaient ainsi parmi nous, c’était parce que autour d’eux tout tombait en morceaux.
Mais qui aurait même seulement songé que peut-être ils étaient armés et qu’ils pouvaient, eux aussi, nous tirer dessus ?
Qu’on les rafle, pour l’amour de Dieu ! Qu’on les vire des trottoirs ! Qu’on s’en débarrasse !
L’affaire eut droit aux honneurs de la presse jusqu’à la fin de la semaine, mais perdit de son intérêt lorsque le suicide d’un gros agent immobilier la supplanta dans les manchettes. (L’homme avait invité son avocat et deux amis proches à son appartement avec jardins suspendus et leur avait servi à boire avant de leur lâcher : « Je voulais que vous soyez témoins de ma mort pour qu’on n’aille pas raconter les conneries habituelles, genre ça sent le mauvais coup, après que j’en aurai terminé. » Sur quoi, sans leur laisser le temps de digérer ce qu’il venait de leur asséner, il était passé sur sa terrasse, avait enjambé le parapet et dégringolé ses soixante-deux étages dans le silence le plus complet.)
Le vendredi soir, Elaine et moi finîmes par nous retrouver chez elle. Elle prépara des pâtes et une salade que nous mangeâmes devant la télé. Au dernier bulletin d’informations, une speakerine tenta de lier les deux affaires en opposant le gros agent immobilier qui, ayant apparemment tout à attendre de la vie, avait décidé de se supprimer à un George Sadecki, qui n’ayant, lui, rien à attendre de l’existence, avait préféré supprimer un inconnu. Je fis hautement savoir que je ne voyais pas le rapport, Elaine me rétorquant qu’il n’y avait pas d’autre moyen de parler des deux hommes dans le même paragraphe.
Puis on nous montra l’interview filmée en vidéo d’un certain Barry. Noir décharné avec cheveux blancs et lunettes à monture en corne, ce monsieur aurait été un grand ami du tueur supposé.
George, déclara-t-il, était un mec plutôt doux. Il aimait les bancs publics et les balades à pied. Il faisait pas chier les gens et se foutait pas mal qu’on l’emmerde.
— Tu parles d’une révélation ! s’écria Elaine.
George n’aimait pas non plus faire la manche, reprit Barry. Pour ça, c’est sûr qu’il aimait pas d’mander des trucs aux gens ! Et quand il avait besoin de fric pour se payer une bière, il ramassait les boîtes en alu et les rapportait aux magasins pour se faire rembourser la consigne. Et il remettait toujours ses poubelles en ordre pour pas déranger les gens bien.
— Un écolo, quoi ! renchérit Elaine.
Et c’était un type tranquille, ajouta encore Barry. George lui avait-il jamais dit qu’il possédait une arme ? Bah, c’est-à-dire que oui… peut-être bien qu’il le lui avait laissé entendre. Sauf que… vu que le George racontait toujours des tas de bobards… Parce que fallait quand même bien voir qu’il était allé se battre au Vietnam, le George, et qu’il y avait des fois où entre hier et aujourd’hui il se faisait assez la salade. Tenez, il disait un truc qu’on croyait que ça s’était passé la veille, je sais pas, moi… un truc qu’il aurait fait vingt ans avant, même que peut-être il l’avait pas fait du tout et… Comme quoi ? Ben, disons… un truc comme quoi il aurait fait cramer des paillotes au lance-flammes ou alors comme quoi il aurait mitraillé des populations, non, parce que quand c’était des machins comme ça, on pouvait être sûr que, si c’était jamais arrivé, ça remontait au moins à vingt ans parce que les paillotes et les lance-flammes, y en a jamais eu des masses dans la 57e, maintenant, bon, c’est vrai que flinguer des gens, bon mais enfin… c’est autre chose.
Sur quoi le reporter avait conclu en ces termes :
— Ici Amy Vassbinder en direct de Hell’s Kitchen où il n’y a certes ni paillotes ni lance-flammes, mais où flinguer les gens, c’est autre chose.
Elaine appuya sur la touche arrêt du son.
— T’entends comment ils se remettent à parler d’Hell’s Kitchen ? Où est passé Clinton ?
— Clinton, c’est quand on disserte sur la montée des valeurs immobilières, lui répondis-je. Ou quand il est question de rénovation et d’aménagement des espaces verts. Autrement, quand on cause crack et fusillades, c’est Hell’s Kitchen. Tu veux que je te dise ? Glenn Holtzmann habitait dans un luxueux appartement du quartier de Clinton, mais il a trouvé la mort à deux rues de là, au cœur de Hell’s Kitchen.
— C’est bien ce que je pensais.
— Je l’ai vu, moi, ce Barry… l’ami de George.
— Dans ton coin ?
— Et à des réunions d’A A.
— Il en fait partie ?
— Disons qu’il tourne autour. Mais sobre, il ne l’est évidemment pas. Tu ne l’as pas vu boire une bière devant la caméra ? Peut-être fait-il partie des alcolos qui jouent les abstinents au milieu des poivrots. Ou alors il vient de temps en temps aux réunions pour profiter de la compagnie et du café.
— Il y en beaucoup comme ça ?
— Et comment ! Certains d’entre eux finissent même par ne plus boire ! Il y a des types qui ne sont absolument pas alcooliques et qui viennent là pour ne pas se les geler dehors. Ça pose parfois des problèmes, surtout maintenant qu’il y a tant de types sur le pavé. Il y a même des groupes d’A A qui ne servent plus ni café ni gâteaux parce que ça attire trop de gens qui n’ont rien à faire là.
C’est dur parce qu’on n’a envie d’exclure personne. Mais comme on veut aussi être sûr de pouvoir accueillir l’alcolo qui en a besoin…
— Barry est-il alcoolique ?
— Il y a des chances. Tu ne l’as pas entendu dire comment il passait son temps assis sur les bancs publics, une canette de bière à la main ? D’un autre côté, le vrai problème est de savoir si, oui ou non, l’alcool lui rend la vie impossible et ça, il n’y aurait que Barry pour le dire. Il pourrait très bien dire qu’il s’en débrouille et ne pas se tromper. Je ne suis pas capable d’en juger.
— Bon, mais… et George là-dedans ?
Je haussai les épaules.
— Je ne pense pas l’avoir jamais vu à une réunion. Mais dire qu’il se débrouillait plutôt mal dans la vie me semble raisonnable. Sa tenue pouvait peut-être passer pour excentrique, mais quand on abat des types en pleine rue, ça donne quand même à penser qu’il y a quelque chose qui ne tourne pas rond. Cela étant, est-ce que c’est la bière qui l’a baisé ? Je n’en sais foutre rien. Je le vois bien fourrager dans les poubelles pour pouvoir se pinter à la bière jusqu’au coma, mais je le vois tout aussi bien flinguer Glenn Holtzmann parce que, tout d’un coup, il l’aurait pris pour la petite sœur d’Oncle Ho. C’était un pauv’mec.
— Barry dit que c’était un doux.
— Et il l’était sans doute, enfin… jusqu’à la semaine dernière, jusqu’au moment où il s’est un peu mis en rogne.
Je passai la nuit chez Elaine et ne regagnai pas mon hôtel avant le lendemain après-midi. Je m’arrêtai à la réception pour prendre mon courrier et mes messages téléphonés, et montai à ma chambre. Un certain Mr Thomas m’avait appelé à deux reprises, la première fois la veille au soir, la deuxième aux environs de dix heures et demie du matin. Il m’avait laissé un numéro avec indicatif 718 : il habitait donc quelque part dans Brooklyn ou dans le Queens. Ni son numéro ni son nom ne me disaient rien.
Un autre message – l’appel avait été passé la veille au soir, vers onze heures – émanait de Jan Keane, le numéro qu’elle m’avait laissé me rappelant, lui, des tas de choses. Je restai longtemps debout à contempler les huit lettres de son nom et les sept chiffres de son numéro. Je n’avais pas composé ce dernier depuis des éternités, mais même si elle ne me l’avait pas laissé, je ne crois pas que j’aurais eu besoin de le chercher dans l’annuaire.
Je me demandai ce qu’elle voulait.
Et me répondis que ça pouvait être absolument n’importe quoi. Probablement en relation avec A A. Qui sait si, présidente d’une réunion à SoHo(5) ou Tribeca, elle n’avait pas décidé de m’inviter en qualité d’orateur ? Ou alors elle était tombée sur un nouveau et, constatant qu’il avait une histoire semblable à la mienne, elle s’était dit que je pourrais peut-être l’aider ?
Ou alors, c’était personnel. Elle allait se marier et voulait m’annoncer la nouvelle.
Ou alors, elle venait de rompre avec un type et, ça aussi, elle tenait à m’en faire part.
En avoir le cœur net était simple. Je décrochai mon téléphone et composai son numéro. Son répondeur se mit en route à la quatrième sonnerie, le message enregistré m’invitant à dire quelque chose après le signal sonore. Je commençais à peine à m’exécuter lorsque la vraie voix de Jan me parvint aux oreilles. J’attendis qu’elle arrête sa machine, elle reprit la ligne et me demanda comment j’allais.
— Toujours vivant et abstinent, lui répondis-je.
— « Toujours vivant et abstinent » ? C’est encore comme ça que tu réponds aux gens ?
— Non. À toi seulement.
— Bon. Eh bien moi aussi, je suis toujours vivante et abstinente, mon bon ami. J’ai ajouté une année au compteur en mai dernier.
— Le 27, c’est bien ça ?
— Comment se fait-il que tu t’en souviennes ?
— Je n’oublie pas les choses, moi.
— Et toi ? C’est bien en automne, non ? Que veux-tu ? J’oublie les choses, moi. C’est ce mois-ci ou le prochain ?
— Le mois prochain. Le 14 novembre.
— Le jour de l’Armistice. Non, je me trompe. L’Armistice, c’est le 11.
Ni elle ni moi n’étions abstinents lorsque nous avions débarqué dans la vie l’un de l’autre. Nous nous étions rencontrés à la faveur d’une affaire sur laquelle je travaillais. Quelques années auparavant, une femme habitant la partie Bœrum Hill de Brooklyn s’était fait assassiner à coups de pic à glace, le criminel étant manifestement du type meurtrier à répétition. J’avais déjà quitté la police lorsque, après avoir coincé le bonhomme, les flics s’étaient aperçus qu’il ne pouvait pas avoir commis ce crime-là. Le père de la victime m’avait alors embauché pour aller fouiller dans tout ça et tenter de retrouver le vrai coupable.
À l’époque de l’assassinat, Jan Keane était mariée à un certain Corvin et habitait à côté de la femme de Bœrum Hill. Elle avait ensuite divorcé et déménagé à Manhattan. Mon enquête ayant fini par me conduire à son loft de Lispenard Street, nous avions tout de suite commencé par déboucher une bouteille et nous saouler. Après quoi, nous avions couché ensemble.
Il m’était vite apparu que dans ces deux domaines nous étions de force égale, mais avant que nous puissions même seulement nous y exercer davantage, elle m’avait annoncé qu’elle ne pouvait plus me voir. Elle avait déjà tâté d’Alcooliques anonymes et décidé de remettre ça.
Or, de l’avis général, il n’était pas bon de traîner avec un gros buveur pendant que soi-même on essayait de lâcher la bouteille. Je lui souhaitai de réussir et l’abandonnai au monde des sous-sols d’église et des slogans pleurnichards.
Mais, avant de comprendre ce qui m’arrivait, je me retrouvai moi aussi dans ce monde, et m’aperçus que ce n’était pas si facile. Je me tapai divers passages dans les services d’urgences des hôpitaux et autres cures de désintoxication. Je parvenais certes à rester abstinent pendant quelques jours, mais, à un moment donné, je finissais toujours par éprouver le besoin de fêter ça en buvant un bon coup.
Un soir que je ne voyais plus d’autre moyen de ne pas me saouler avant le matin, j’échouai devant sa porte. Elle m’offrit du café et me laissa dormir sur son canapé. Deux ou trois jours plus tard, je retournai chez elle et, cette fois-là, je ne fus pas contraint de m’allonger sur le canapé.
On recommande souvent de ne pas se lancer dans des aventures sentimentales lorsqu’on commence à être sobre, et le conseil me semble juste. Dieu sait comment, pourtant, nous réussîmes à ne pas retomber sans nous séparer pour autant. Si nous ne vécûmes jamais vraiment ensemble, il y eut quand même une époque où je passai plus de nuits chez elle que chez moi. Elle m’avait débarrassé un tiroir de sa commode et fait de la place dans sa penderie et, le temps passant, de plus en plus de gens se disaient qu’on pouvait me joindre chez elle quand on ne me trouvait pas à mon hôtel.
Il en alla ainsi pendant quelque temps. Parfois c’était bien, parfois ça l’était moins et, comme pour un moteur de voiture qui tousse et s’étouffe parce qu’il n’y a plus d’essence dans le réservoir, il vint un moment où nos relations commencèrent à péricliter, puis cessèrent. L’affaire se passa sans drame ni bagarres homériques. Jamais nous n’eûmes à faire face à des différents insurmontables. Nous manquions d’essence, un point c’est tout.
— Il faut que je te parle, reprit-elle.
— D’accord.
— Je voudrais que tu me rendes un service et je ne peux pas t’en parler au téléphone. Est-ce que tu pourrais passer ?
— Bien sûr. Mais pas ce soir : Elaine et moi avons déjà des projets.
— Elaine, dit-elle. Il me semble l’avoir rencontrée.
— Oui, tu l’as effectivement rencontrée.
Elaine et moi avions passé un samedi après-midi à faire les galeries de peinture de SoHo lorsque, dans l’une d’entre elles, nous étions tombés sur Jan.
— Ça remonte à environ six mois, lui précisai-je.
— Non, dit-elle, ça remonte à plus loin. C’est à la galerie de Paula Canning que je vous ai vus… pour l’expo de Rudi Scheel et ça, c’était en février dernier.
— Merde, mais c’est vrai ! Ça fait donc si longtemps ?
Le temps file drôlement vite, hein ?
— A qui le dis-tu ! s’écria-t-elle, ces derniers mots restant étrangement en suspens dans l’air.
— Bon, enchaînai-je enfin, ce soir, c’est exclu. Mais… j c’est urgent ?
— Urgent comme quoi ? j
— Non, parce que si c’est vraiment important, je pourrais faire un saut tout de suite. Maintenant, si tu peux attendre jusqu’à demain…
— Demain serait parfait.
— Tu vas toujours aux réunions du dimanche après-midi à Forsythe Street ? Je pourrais t’y retrouver…
— Forsythe Street ? répéta-t-elle. Mon Dieu, ça fait des éternités que je n’y mets plus les pieds ! Et puis non : ce n’est pas à une réunion que je veux te voir. Je préférerais que tu passes… si ça ne t’ennuie pas.
— Pas du tout. Tu me dis l’heure et…
— Non, toi. Je serai chez moi toute la journée.
— Deux heures ?
— C’est parfait.
Je raccrochai et, assis au bord de mon lit, me demandai quel service elle allait me demander et pourquoi elle n’avait pas voulu me le dire au téléphone. Je me répondis que je le saurais bien assez tôt et que si je ne m’étais pas précipité chez elle, c’était sans doute parce que cela ne me touchait guère : je n’avais rien de très important à faire avant de retrouver Elaine. Il y avait un match de boxe poids welter à l’émission Wide World of Sports(6), j’avais certes prévu de le regarder, mais c’était loin de constituer le match du siècle. Je ne me serais pas bouffé le gésier de l’avoir raté.
Je repris mon téléphone et composai le numéro avec indicatif 718. Quelqu’un ayant décroché, je demandai à parler à un certain Mr Thomas.
— Euh, me répondit-on, vous avez bien dit « monsieur Thomas » ? Ça n’est pas plutôt à Tom que vous voudriez parler ?
Je vérifiai mes messages.
— Non. Mon papier dit « monsieur Thomas », mais la précision de mes notes dépend beaucoup de celui qui les prend. Je m’appelle Matthew Scudder et quelqu’un m’a laissé deux fiches d’appel où on me demande de téléphoner à votre numéro pour parler à ce monsieur.
— Ah oui ! Je comprends ce qui s’est passé ! C’est moi qui vous ai appelé, mais ils ont fait une petite erreur en notant mon nom. Je n’ai pas dit Thomas, mais Tom S.
— Je vous connais d’une réunion ?
— En fait, non. Je ne crois pas que vous me connaissiez du tout. Tenez, je ne suis même pas sûr de parler à la bonne personne. Vous permettez que je vous pose une question ? Avez-vous jamais pris la parole devant le groupe « Ici et maintenant » ?
— « Ici et maintenant » ?
— C’est un groupe de Brooklyn. Nous nous retrouvons le jeudi et le vendredi à l’église luthérienne de Gerritsen Avenue.
— Oui. Je m’en souviens maintenant. C’était un débat avec trois orateurs et il y avait un certain Quincey qui devait m’y conduire, mais comme il s’était perdu en route, nous avons bien failli ne jamais arriver. Ça doit remonter à au moins deux ans.
— Moi, je dirais plutôt trois. Je ne peux pas être beaucoup plus précis vu que je venais à peine d’arriver à mes trois mois d’abstinence, mais… d’ailleurs je l’ai annoncé à la réunion et j’ai été très applaudi !
Je faillis le féliciter.
— Mais je veux quand même être sûr de ne pas faire erreur sur la personne, reprit-il. Vous avez bien été flic avant de devenir privé, n’est-ce pas ?
— Vous avez bonne mémoire.
— Bah, aujourd’hui il me suffit de dix minutes pour oublier le curriculum vitae de n’importe qui, mais quand on n’en est encore qu’à ses premiers mois d’abstinence et qu’on entend ça, on est drôlement impressionné, vous savez ? Le soir où vous avez parlé, je suis resté suspendu à vos lèvres. Mais dites-moi, vous faites toujours le même boulot ? Vous êtes toujours détective privé ?
— Oui.
— Bon. C’est ce que j’espérais. Écoutez, Matt… pardon, ça ne vous gêne pas que je vous appelle Matt ?
— Non, lui répondis-je. Et moi, je vous appellerai Tom… vu que c’est le seul nom sous lequel je vous connais…
— Bordel, vous avez raison ! Je ne vous ai toujours pas dit mon nom de famille ! On peut pas dire que je sois très brillant, hein ? C’est peut-être le meilleur point de départ, mon nom. Le S, c’est l’initiale de Sadecki.
Il me fallut une minute pour enregistrer, mais j’y arrivai enfin.
— Ah, dis-je.
— George Sadecki est mon frère. Je ne voulais pas vous laisser mon nom parce que… bon, je préférais pas. Pas que j’aurais honte de mon frère, remarquez. Surtout n’allez pas vous imaginer ça. Non, à mes yeux, George a toujours été un héros. Et par certains côtés, il l’est encore.
— Il ne doit pas beaucoup se marrer.
— Ça ne date pas d’hier. Il n’a jamais vraiment refait surface depuis qu’il est rentré du Vietnam. Bon, c’est vrai qu’il avait des problèmes avant, on peut pas rendre la guerre responsable de tout, mais on ne peut pas nier que ça l’a transformé… Au début, on a attendu qu’il se refasse une vie et reprenne un peu le contrôle des opérations, mais… Ça fait plus de vingt ans que ça dure, putain de Dieu, et il ne nous a pas fallu longtemps pour comprendre qu’il ne s’en sortirait pas.
« Au début, il a fait des petits boulots à droite et à gauche, mais il ne gardait jamais son travail très longtemps. Il était incapable de s’entendre avec quiconque. C’est pas qu’il cherchait la bagarre, mais s’entendre avec les gens, il ne pouvait pas.
« Après, il n’a même plus été possible de l’employer à quoi que ce soit. Il avait un comportement de plus en plus bizarre, il faisait des grimaces insensées et il ne se lavait plus. Je sais que votre groupe se réunit dans la 9e Avenue. Vous habitez donc son quartier et peut-être le connaissez-vous…
— De vue seulement.
— Bon, bref, vous voyez de quoi il retourne. Il ne voulait plus prendre de douches, il ne se changeait plus et, bien sûr, côté barbe et cheveux… Lui acheter des habits, c’était jeter son argent par les fenêtres. Ses pantalons, même s’il en avait cinq ou six paires dans sa penderie, il les portait toujours jusqu’au moment où ils tombaient en ruine.
« On aurait dit qu’il avait adopté un certain style de vie et que rien ni personne ne pouvait plus l’en faire changer. Il avait un endroit où dormir, vous savez, ou peut-être que vous ne savez pas. On lui a collé l’étiquette sans-abri et c’est tout ce qu’on entend sur lui, mais il avait une pièce en sous-sol, dans la 56e. C’est lui qui l’avait trouvée et il en payait régulièrement le loyer.
— En se faisant rembourser la consigne sur des canettes en alu ?
— Sa pension d’ancien combattant et son allocation de SSI(7) lui laissaient un peu d’argent en plus du loyer. Dès qu’il s’est installé, ma sœur et moi sommes allés voir le propriétaire pour lui dire que si jamais George venait à ne plus payer, nous réglerions à sa place. Ça ne s’est jamais produit. Souvent, on voit un clodo sur un banc public et on se dit : encore un type qui n’arrive pas à fonctionner. George, lui, payait son loyer tous les mois et, de ce point de vue, il fonctionnait.
— Comment s’en sort-il ?
— Pas trop mal, je crois. Je l’ai vu très brièvement hier après-midi. Ils l’ont bouclé à la prison de Rikers Island, mais je me suis farci tout le voyage pour rien : ils l’avaient déjà transféré à l’hôpital psychiatrique de Bellevue pour évaluation. Ils l’ont collé au dix-neuvième étage, au pavillon des détenus. Je l’y ai laissé et ça ne me plaît pas beaucoup, mais je ne peux pas nier que ça m’ait fait drôlement plaisir de me barrer.
— Comment vous a-t-il paru ?
— Ah… Je ne sais pas. Je suis sûr que la majorité des gens diraient qu’il était plutôt en bon état vu qu’ils l’avaient un peu décrassé, mais moi, tout ce que j’ai remarqué, c’est ses yeux. George a toujours tendance à regarder dans le vide et ça désarçonne pas mal, mais là… il avait un regard hanté qui fendait le cœur.
— J’espère qu’il a un avocat.
— Oui. J’allais lui en chercher un, mais ils lui avaient déjà trouvé quelqu’un et le type a pas l’air mal. Il envisage déjà plusieurs hypothèses de travail. Il hésite entre plaider l’innocence, pour raison de folie ou de déficience mentale, ou la culpabilité avec réduction des charges et internement de longue durée en milieu thérapeutique. De fait, ça revient grosso modo au même. Mais dans le deuxième cas, ce serait l’asile et pas la prison, et il pourrait peut-être se faire aider.
— Et lui ? Qu’est-ce qu’il en dit ?
— Ça ne lui déplaît pas. Il dit que, vu la situation, il vaudrait peut-être même mieux.
— Il reconnaît donc avoir tué Holtzmann.
— Non. Il dit seulement que, vu les circonstances, il y a beaucoup de chances pour qu’il l’ait tué. Il ne se rappelle pas l’avoir fait, mais il comprend les preuves qu’on lui oppose et, comme il n’est pas bête, il sait très bien que ça sent le roussi. D’après lui, comme il ne peut pas plus jurer dans un sens que dans l’autre, l’accusation a sans doute raison.
— Il était dans le cirage ?
— Non, mais sa mémoire n’a jamais été des plus fiables. Il se souvient parfois très bien de certains événements, mais les replace dans un temps erroné, ou alors il se souvient à côté de la plaque et, incident ou conversation, il rapporte tout de travers.
— Je vois.
— Vous avez été très patient avec moi, Matt, et je vous en remercie. Je sais qu’il me faut toujours un temps pas possible pour arriver à dire ce que j’ai à dire.
— Ça ne me gêne pas, Tom.
— Bon, reprit-il, mais dans tout ça, tout le monde est un peu trop content. Les flics bouclent leur affaire et n’ont plus les journalistes sur le dos. Du côté du district attorney, qu’on aille au procès ou à l’arrangement à l’amiable avec réduction des charges à la clé, on n’a guère de soucis en perspective. Que son avocat décide ceci ou cela, George est prêt à le suivre et, bien sûr, monsieur son avocat serait ravi de se débarrasser du dossier sans faire de vagues et en ayant conscience de ménager au mieux les intérêts de chacun. Ma sœur dit même qu’une fois que George sera à l’asile, elle n’aura plus à s’angoisser des nuits entières en se demandant s’il a assez à bouffer ou s’il ne va pas mourir de froid ou se faire sérieusement tabasser par quelqu’un. Et ma femme dit pareil : pour elle, ça fait des années qu’on aurait dû l’enfermer, pour son bien et pour celui de la société. Encore heureux qu’il n’ait pas tué un enfant innocent ! dit-elle même parfois. À ses yeux, s’il y a quelque chose de vraiment tragique là-dedans, c’est qu’on ne l’ait pas bouclé assez tôt pour empêcher la mort de Glenn Holtzmann.
« Bref, tout le monde dit à tout le monde que tout s’arrange pour le mieux et je suis le seul à me faire l’effet de la mouche qui est tombée dans le potage. J’emmerde tout le monde. Vous croyez que mon frère est fou ? Non, le fou, c’est moi.
— Et pourquoi ça, Tom ?
— Parce que je suis persuadé qu’il n’a pas tué Glenn Holtzmann, me répondit-il. Ça peut paraître ridicule, mais rien à faire : je ne crois tout simplement pas qu’il ait assassiné cet homme.