5

 

— J’apprécie vraiment beaucoup, dit-il.

Tout en parlant, il mit du sucre dans son café, remua avec sa cuillère, ajouta du lait et remua encore une fois.

— Vous savez, reprit-il enfin, j’ai bien failli laisser filer. J’ai été vraiment à deux doigts de ne pas vous appeler. Je consulte la liste des détectives privés dans les pages jaunes de l’annuaire et comme je ne connaissais que votre prénom… Des Matt, il n’y en avait pas et je me suis dit que peut-être il valait mieux laisser tomber. Vivre et laisser vivre, pas vrai ?

— C’est ce qu’on dit.

— Et puis je me suis dit, Tommy, essaie un coup pour voir ce que ça donne. Tu te casses pas la nénette, tu cherches pas un autre détective pour trouver celui que tu cherches, mais tu fais au moins une chose : tu décroches ton téléphone et tu vois où ça te mène. Pas la peine de te foutre entièrement à l’eau, mais tu te mouilles les pieds et qui sait ? Peut-être que tu tomberas sur une vague et que la marée te poussera plus loin.

Pour l’heure, la marée l’avait fait échouer au Flame, où nous nous étions installés dans le coin fumeurs. Il y a bien des années, c’était dans les bars que je rencontrais mes clients potentiels. Maintenant, je leur donne rendez-vous dans des cafétérias. Ma marée à moi, je l’ai trouvée et regardez jusqu’où elle m’a poussé.

— Alors, j’ai appelé l’intergroupe, reprit-il, et je leur ai demandé un contact à « Programme simple pour des gens très compliqués » parce que je savais que c’était votre groupe. À moins que vous en ayez changé depuis lors ou que vous ayez quitté le quartier, voire New York… ou que vous vous soyez remis à boire, qui sait ? Non ?

— Effectivement.

— Toujours est-il qu’ils m’ont donné un numéro où appeler et que je suis tombé sur un type à qui j’ai raconté des salades. Je lui ai dit que je vous avais rencontré à une réunion et que vous m’aviez donné votre numéro, mais que je l’avais perdu et que, malheureusement, vous ne m’aviez jamais dit votre nom de famille. Il ne le connaissait pas lui non plus, mais comme il a tout de suite compris de qui je lui parlais, j’en ai déduit que vous étiez toujours abstinent et que vous habitiez encore dans le coin. Il m’a donné un autre numéro, celui d’un certain Rich et, tenez, je ne connaissais pas son nom de famille non plus, mais lui, il connaissait le vôtre, et il avait votre numéro dans son carnet. Pour finir, je vous ai appelé hier soir, et encore une fois ce matin et vous, vous m’avez rappelé ce matin, et voilà : je suis devant vous.

Sur quoi, il reprit son souffle et ajouta :

— Et maintenant dites-moi seulement que je suis fou et je rentre tout de suite chez moi.

— Êtes-vous fou, Tom ?

— Je ne sais pas. C’est à vous de me le dire.

Il m’avait l’air plutôt sain d’esprit. Haut d’un mètre soixante-quinze environ, il avait la taille et, en un peu plus fort, le gabarit des poids welter dont j’étais alors en train de rater le combat à la télé. Rond, son visage donnait une impression de jeunesse que renforçaient les rides de son front et les fossettes qui se dessinaient à la commissure de ses lèvres. Ses cheveux étaient châtain clair, coupés court, et se raréfiaient sur le dessus de son crâne. Il portait des lunettes à monture en acier – à double foyer sans doute, vu la façon dont il les avait ôtées pour étudier la carte avant de commander sa tasse de café.

Chemise de sport bleu ciel rentrée dans un pantalon en coton, chaussures du type penny loafer(8) à semelles de crêpe. Sur la chaise à côté de lui, il avait posé sa veste, laquelle était gris-bleu à bords bleu marine, le logo de chez L. L. Bean(9) en ornant la pochette. Il portait une alliance en or au doigt qui convenait et une Timex digitale avec bracelet en acier inoxydable. Un paquet de Camel dépassait de sa poche de chemise, une cigarette dudit paquet brûlant déjà dans le cendrier. Arbitre des élégances, sûrement pas, mais il avait l’air d’un type bien, version Brooklyn et gros bosseur entièrement dévoué à sa famille. Et il ne paraissait vraiment pas fou.

— Et si vous me disiez pourquoi vous pensez que George est innocent ? lui demandai-je.

— Je ne sais même pas si je pourrais vous trouver une seule raison.

Il reprit sa cigarette, en fit tomber la cendre et la reposa dans le cendrier.

— Il a cinq ans de plus que moi, enchaîna-t-il. Je vous l’avais dit ? C’est l’aîné. Après, il y a eu ma sœur et je suis arrivé le dernier. Quand j’étais petit, je rêvais d’être comme lui, bien sûr. J’avais quatorze ans quand il est parti faire son service et je savais déjà qu’il n’était pas comme les autres… la façon qu’il avait de regarder droit devant lui et de ne pas toujours répondre aux questions qu’on lui posait… Je le savais, mais c’était quand même mon modèle.

Il plissa le front et ajouta :

— Qu’est-ce que je suis en train d’essayer de vous fourguer ? Que le connaissant comme je le connais, je ne peux pas croire qu’il ait tué quelqu’un ? Tuer, tout le monde en est capable. J’ai moi-même été à deux doigts de le faire un jour.

— Ah oui ?

— C’était disons… deux ans avant que j’arrête de boire ? Je suis dans un bar, jusque-là rien d’anormal, d’accord ? Et donc, il y a une bagarre, un mec me bouscule, je le bouscule à mon tour, il me pousse, je le pousse moi aussi, il me balance un crochet, je lui en balance un autre et le voilà au tapis. Pas que je l’aie sonné comme il faut, non. En fait, il s’est plutôt emmêlé les pinceaux. Mais boum, il s’est cogné la tête dans un truc, le bord du comptoir, le pied d’un tabouret, va savoir, et il sombre dans le coma et au bout de trois jours on se demande s’il va en sortir et moi, si jamais il crève, je me retrouve avec un meurtre sur le paletot, c’est bien ça ? Parce que… qu’est-ce que je vais bien pouvoir leur raconter, aux jurés ? Que je n’avais vraiment pas envie que ça arrive ? C’est justement ça, la définition du meurtre sans préméditation, non ?

Il secoua la tête en se rappelant la scène.

— Pour abréger, disons qu’il s’en tire enfin au bout de trois jours et qu’il refuse de porter plainte. Il ne veut même pas en entendre parler. Je n’ai pas le temps de m’en remettre que je retombe sur lui dans un autre bar. Je lui paie un coup à boire, il m’en paie un autre et ça y est, on est les meilleurs copains du monde.

Il reprit sa cigarette, la regarda, et l’écrasa.

— Il a fini par se faire tuer environ un an plus tard, conclut-il.

— Dans une autre bagarre de café ?

— Non, au cours d’un hold-up dans Ralph Avenue. Il était gérant adjoint d’un établissement où on peut tirer du liquide contre un chèque et il y a eu trois types qui se sont fait tirer dessus : lui, un type de la sécurité et un client. Il est le seul qui y ait laissé la peau. Bon, d’accord, la poisse, ça existe et peut-être que c’était son tour, mais si ç’avait été son tour un an plus tôt, à l’heure qu’il est, je serais quelqu’un qui a fait de la prison, quelqu’un dont on dirait qu’il a un passé violent parce qu’un jour un type m’a bousculé et que je lui ai rendu la politesse.

— Vous avez eu de la chance.

— De la chance, j’en ai toujours eu, dit-il. Pas comme mon putain de frère, nom de Dieu ! Toujours à éviter les affrontements… Cela dit, se retrouver dans une bagarre, ça pouvait lui arriver aussi… du moment que les circonstances s’y prêtaient. Non, avec la vie qu’il menait, la violence, c’était à tous les coins de rues qu’elle l’attendait.

Il se redressa sur sa chaise et ajouta :

— Mais ce qui s’est passé la semaine dernière n’a aucun sens. Et ça ne cadre pas avec lui.

— Comment ça ?

— Écoutez, voici comment les flics se représentent l’affaire. Holtzmann est en train de passer un coup de fil dans la cabine au coin de la rue. George s’approche de lui et lui demande l’aumône. Holtzmann l’ignore, lui dit non, peut-être même qu’il lui dit d’aller se faire foutre. George sort une pétoire et se met à tirer.

— Rien à dire au scénario.

— Sauf que vous l’avez vu tramer dans le quartier, le George, non ? Est-ce que vous l’avez jamais vu demander la pièce à quiconque ?

— Pas que je me souvienne.

— Non, croyez-moi : vous ne vous en souvenez pas parce que George ne faisait pas la manche. Il ne demandait jamais rien à personne. Quand il était fauché et qu’il voulait se faire un peu d’argent, et quand les consignes de canettes de bière ne lui suffisaient pas, il… je ne sais pas, moi… il lavait des pare-brise de voitures aux feux rouges. Mais, même dans ces cas-là, il n’exigeait pas de se faire payer. Quant à emmerder un mec qui téléphone dans une cabine publique !… Surtout si le mec est en costard ! Non, George, les gens comme ça, il les laissait tranquilles.

— Et s’il avait demandé l’heure et n’avait pas aimé la réponse qu’on lui faisait ?

— Non, je vous dis : George ne lui aurait même pas parlé, à ce type.

— Et s’il avait eu un flash-back ? S’il s’était brusquement revu en pleine embuscade ?

— Et déclenchée par quoi, hein ? Par un type qui passe un coup de biniou dans une cabine publique ?

— Je vois, lui dis-je, mais il faut bien avancer des idées, n’est-ce pas ? Cela étant, quand on examine les preuves…

— Les preuves ? Eh bien, parlons-en ! reprit-il. Pour moi, c’est justement là que tout le dossier s’effondre.

— Vraiment ? Je pensais plutôt le contraire.

— Au premier abord, oui, ça semble assez solide, je vous l’accorde. Des témoins qui affirment l’avoir vu sur les lieux du crime, il y en a, mais qu’est-ce que ça a de si étonnant ? Il vit à deux pas de là, comment voulez-vous qu’il ne passe pas devant cette cabine téléphonique des dizaines de fois par jour ? À ce qu’on dit, l’accusation aurait aussi un autre témoin pour affirmer que George parlait armes et fusillade, mais là encore… qui c’est, ce témoin ? Un clodo ? Comme si les flics ne faisaient pas dire n’importe quoi aux sans-abri !

— Et les preuves matérielles ? Qu’est-ce que vous en faites ?

— Quoi ? Les douilles ?

— Il y en avait quatre, lui fis-je remarquer, et elles collent parfaitement avec les balles de neuf millimètres qu’on a retrouvées dans le corps de la victime. Les douilles auraient dû s’éjecter automatiquement au fur et à mesure que les coups partaient, mais elles ne se trouvaient pas sur les lieux du crime quand la police est arrivée. Non, c’est dans la poche de sa veste de combat que les flics les ont découvertes quand ils ont ramassé votre frère.

— C’est vrai que la présomption est forte, reconnut-il.

— Certains diraient même qu’elle est accablante.

— Peut-être, mais pour moi ça ne fait que renforcer mon hypothèse : mon frère était sans doute dans les parages lorsque la fusillade s’est déclenchée. Qui sait s’il ne se trouvait pas à quelques mètres de là, avachi dans un coin de porte ? Dans ce cas-là, ni Holtzmann ni le tueur ne l’auraient vu. Holtzmann est au téléphone, le tueur se pointe, disons qu’il est à pied, mais qui sait ? et s’il sautait d’une voiture en marche, hein ?… Toujours est-il que boum boum boum boum, Holtzmann est mort et notre tueur se barre… en courant ou en remontant dans sa bagnole, peu importe. Et c’est à ce moment-là que George se montre. Il a tout vu ou alors il dormait et ce sont les coups de feu qui l’ont réveillé, va savoir, mais il n’en reste pas moins vrai qu’il voit un type par terre et qu’à côté de lui, il y a quatre bouts de métal qui brillent dans la lumière du réverbère.

Il se tut un instant et baissa les yeux.

— Peut-être que je me laisse emporter, reprit-il enfin. Peut-être que je devrais arrêter avant que vous ne me preniez pour plus fou que mon frère.

— Continuez.

— Vrai ? Bon. Et donc, il s’approche pour examiner la victime, c’est tout à fait plausible. Il voit les douilles et, comme il a été soldat, il sait tout de suite de quoi il s’agit. Vous rappelez-vous ce qu’il a dit à la police ? Il a dit : « Il faudrait voir à policer le quartier. Et à ramasser les morceaux de cuivre qui traînent. »

— Et cela ne laisserait pas entendre qu’il se sentait responsable de leur présence ? Que si ces morceaux de cuivre se trouvaient là, c’était parce qu’ils étaient tombés de son arme ?

— Moi, ça me dirait plutôt qu’il s’embrouillait les pédales. Il avait un cadavre devant lui et des douilles éparpillées par terre à côté de lui, et pour comprendre ce qui se passait, il ne disposait que d’une seule référence : la guerre du Vietnam. Il s’est tout de suite rappelé ce qu’on lui avait enseigné là-bas – on ramasse toujours ses douilles quand on est en patrouille –, et c’est ça qui lui a indiqué la conduite à tenir.

— Ne serait-il pas plus simple de se dire qu’il cherchait à cacher les preuves de sa culpabilité ?

— Mais… vous voulez me dire ce qu’il a effectivement caché ? Il a pas rangé ces foutues saloperies dans la poche de sa veste ! Il s’est baladé avec une journée entière avant que les flics ne le coincent ! S’il avait voulu s’en débarrasser, ce ne sont pas les occasions qui lui auraient manqué ! Les flics disent qu’il se serait dirigé vers le fleuve pour y balancer son arme et qu’arrivé à la jetée il aurait effectivement expédié son pistolet dans la flotte. Et il aurait balancé son flingue et gardé les douilles ? Alors qu’il aurait pu les jeter n’importe où, dans une poubelle, dans une benne à ordures, dans une bouche d’égout… Mais non, au lieu de ça, il les garde sur lui pendant une journée entière ? Vous trouvez que ça a un sens ?

— Et s’il avait oublié qu’il les avait sur lui ?

— Quoi ? Oublier quatre douilles ? Quatre douilles qui n’arrêtent pas de faire du raffut dans sa poche ? Non, Matt, ça n’a pas de sens. Ça n’en a aucun.

— Je n’ai entendu personne dire que votre frère se conduisait d’une manière rationnelle.

— D’accord, Matt, mais même. Tenez, parlons de l’arme du crime. C’est bien un pistolet neuf millimètres, n’est-ce pas ? Et donc, les balles extraites du cadavre sont des projectiles de neuf millimètres… exactement comme les douilles qu’on retrouve dans la poche de veste de George.

— Oui. Et alors ?

— Et alors, George, c’était un quarante-cinq qu’il avait.

— Comment le savez-vous ?

— Je l’ai vu.

— Quand ça ?

— Il y a environ un an. Peut-être un peu moins. J’étais venu le voir pour lui passer des trucs que j’avais gardés pour lui et j’ai dû longtemps tourner et virer en voiture avant de le trouver. Il s’était installé dans un de ses coins habituels, près de l’entrée de l’hôpital Roosevelt.

Il avala une gorgée de café et ajouta :

— On est revenu chez lui à pied pour qu’il puisse ranger ce que je lui avais apporté, essentiellement des vêtements et deux ou trois paquets de gâteaux. Il a toujours aimé les petits gâteaux fourrés au beurre de cacahuètes. Quand j’étais enfant, c’étaient déjà ses préférés. Je lui en apportais toujours quand j’avais à le voir.

Il ferma les yeux un instant, les rouvrit et reprit :

— On est donc arrivés chez lui et il m’a dit qu’il avait quelque chose à me montrer. Sa piaule était un vrai bordel, il y avait des saloperies partout, mais il savait très bien où chercher. Il a écarté des piles de cochonneries et m’a sorti un pistolet. Il l’avait enveloppé dans un gant de toilette sale, mais il l’a déballé et me l’a montré.

— Comment savez-vous que c’était un quarante-cinq ?

Il hésita.

— Les armes, je n’y connais pas grand-chose, c’est exact, me concéda-t-il. J’ai un revolver au magasin, un trente-huit. Il traîne sur une étagère sous la caisse enregistreuse et c’est bien le diable si j’y touche une fois par mois. Mon magasin est dans Kings Highway, à l’ouest d’Océan Avenue, et comme on y vend des appareils ménagers – on a de tout, du mixer Waring à la machine à laver avec sécheuse incorporée –, il n’y a jamais beaucoup d’argent liquide dans la caisse. Les gens ne paient plus que par chèque ou par carte de crédit, mais ils s’attaquent à tout, de nos jours, trois bouffées de crack et ça y est, on ne pense plus droit, il n’y a pas un seul billet de banque dans la caisse ? Aucune importance ! On crame le caissier rien que pour se prouver qu’on a fait quelque chose. Bref, le flingue, je l’ai, mais je prie Dieu de n’être jamais obligé de m’en servir.

« C’est un revolver, reprit-il, je ne sais pas si je vous l’ai déjà dit. Et l’arme que George m’a montrée, c’en était pas un : elle avait pas de barillet. C’était un machin rectangulaire en forme de L.

Il en dessina la forme sur le plateau de la table. Je lui dis que ça ressemblait effectivement à un pistolet, mais… comment savait-il qu’il s’agissait d’un quarante-cinq ?

— C’est George qui me l’a dit. Il m’a dit que ça s’appelait un calibre quarante-cinq. Et… c’est quoi déjà, l’autre expression qu’il a employée ?… Ah oui : une arme de poing. Une arme de poing qui fait partie de l’armement classique du soldat US.

— Où se l’était-il procurée ?

— Je ne sais pas. Quand je le lui ai demandé, il m’a répondu qu’il en avait une au Vietnam, mais je ne crois pas qu’il l’ait rapportée de la guerre. Il en avait peut-être une comme ça là-bas, mais celle-là, ou bien il l’avait trouvée dans la rue ou bien il l’avait achetée ici. Je ne sais pas si elle était chargée ou s’il avait seulement des balles à y mettre. Les flics ont des témoins pour affirmer qu’il avait un pistolet et qu’il le sortait de sa poche pour le montrer à tout le monde. Ce n’est pas impossible. Avec la vie qu’il menait, je le vois bien trimbaler un flingue pour se protéger, et même s’en servir en cas d’attaque. Mais pourquoi aurait-il cherché à se défendre d’un type qui passait un coup de fil ? Et puis… tirer des balles de neuf millimètres avec un calibre quarante-cinq !

— Où est passé le pistolet ?

— Celui que j’ai vu ? Aucune idée. Il ne l’avait pas sur lui quand les flics l’ont ramassé. Et ils ne l’ont pas davantage trouvé lorsqu’ils ont fouillé sa piaule. D’après eux, George leur aurait avoué l’avoir jeté dans l’Hudson, mais les plongeurs qu’on a envoyés au fond du fleuve sont remontés bredouille… et si ça se trouve ils se sont gourés de jetée ! Non, vous voulez savoir ce que j’en pense ?

— Oui. Qu’est-ce que vous en pensez ?

— J’en pense que cette arme-là, George l’a jetée dans l’Hudson il y plusieurs mois de ça. Pour une raison ou pour une autre, il décide que se balader avec un pistolet est dangereux, il s’en débarrasse et après, quand les flics le ramassent et lui demandent où est passé son flingue, il leur répond qu’il l’a balancé. Il ne peut pas leur dire quand parce qu’il n’a jamais eu bonne mémoire ou alors… Ou alors, il y a un autre scénario : après le meurtre, il commence à s’inquiéter et comme il a ramassé les douilles, il se dit qu’il vaudrait mieux virer le pistolet. Et donc il rentre chez lui, il le retrouve et le bazarde. Ou alors… ou alors, ça pourrait s’être passé encore autrement. II…

Il continua d’égrener des hypothèses qui, tout en collant avec les preuves matérielles, innocentaient entièrement son frère. Au bout d’un moment, il fut à court de théories et, levant les yeux sur moi, me demanda ce que j’en pensais.

— Ce que j’en pense ? répétai-je. Je pense que les flics ont arrêté le coupable. J’en pense que votre frère vous a montré un pistolet neuf millimètres et vous a raconté qu’il s’agissait d’un calibre quarante-cinq parce que ces deux armes se ressemblent beaucoup et que c’était le genre de semi-automatiques qu’il connaissait le mieux. Je pense qu’il a trouvé son arme dans une poubelle en cherchant des canettes de bière et des bouteilles à déconsigner. Je pense qu’il y avait des balles dans le chargeur quand il a trouvé son flingue et que l’ancien propriétaire s’en était servi pour commettre un crime et qu’après il s’en est débarrassé, ce qui est d’ailleurs la façon dont, en général, les armes à feu atterrissent dans les poubelles et les bennes à ordures, voire au fond de l’Hudson.

— Putain ! s’écria-t-il.

— Je pense aussi que votre frère somnolait dans un coin de porte lorsque Glenn Holtzmann est allé passer son coup de fil. Je pense que quelque chose l’a effectivement sorti de ses rêves ou de sa somnolence. Quelque chose qu’il aura vu ou entendu, dans la rue ou dans ses rêves, quelque chose qui l’aura convaincu que Glenn Holtzmann le menaçait. Je pense qu’il a réagi d’instinct, qu’il a sorti son pistolet et a tiré à trois reprises avant de comprendre ce qu’il faisait et où il était. Je pense qu’il a logé son quatrième projectile dans le cou de Holtzmann parce que c’est comme ça qu’on exécutait les gens au Sud-Vietnam.

« Je pense qu’il a ramassé les douilles parce que c’était ce qu’on lui avait appris à faire, et aussi parce qu’elles pouvaient l’incriminer. Je pense que c’est pour cette raison qu’il a jeté son arme et je pense encore qu’il aurait balancé ses douilles avec s’il n’avait pas oublié qu’il les avait ou était censé s’en débarrasser. Je pense enfin que s’il ne se rappelle pas avoir tué Holtzmann, c’est parce qu’il n’avait que très vaguement conscience de ce qu’il faisait à ce moment-là. Rêve ou flash-back, je ne sais pas.

Renversé sur sa chaise comme il l’était, Tom Sadecki me donna l’impression d’avoir reçu un solide crochet du droit dans le plexus.

— Bigre, dit-il. Je croyais… Bah, ce que je pensais n’a guère d’importance…

— Non, Tom, allez-y.

— Ben, c’est-à-dire que… Je pensais devoir claquer deux ou trois mille dollars pour un avocat, mais maintenant qu’ils lui en ont collé un et que, George étant un indigent, les honoraires de ce monsieur sont réglés sur les fonds publics… Sans compter que cet avocat n’est pas plus mauvais qu’un autre, qu’il a déjà vu George et que ça passe bien entre eux…

Il haussa les épaules et ajouta :

— Bref, l’argent que je croyais devoir dépenser, je l’ai toujours et je me suis dit, enfin… vous voyez, je me suis dit que je pourrais peut-être engager quelqu’un pour aller fouiller dans tout ça et, qui sait ? découvrir que George est innocent ? Et comme le mot de « détective » m’a tout de suite fait penser à vous… Mais bon, si vous êtes sûr et certain que mon frère est coupable…

— Ce n’est pas ce que j’ai dit.

— Ah non ? C’est pourtant l’impression que ça m’a fait.

Je secouai la tête.

— Je vous ai seulement dit qu’à mon avis il était coupable. Ou qu’il avait tué, les mots du genre « coupable » me semblant bien mal choisis lorsque la personne en question s’est peut-être imaginée qu’elle tuait un tireur embusqué quelque part au nord de Saigon. Mais ce n’est jamais que ce que j’en pense, moi, mon opinion se fondant sur les preuves qu’on a pour l’instant. Je ne vois pas ce que je pourrais penser d’autre au vu des informations dont je dispose. Il est possible qu’il y en ait d’autres que nous ne connaissons ni l’un ni l’autre, et que je revoie ma position si jamais on me les soumet. Et donc, oui, je pense qu’il a tué Glenn Holtzmann, mais je sais aussi que je peux me tromper.

— Admettons qu’il n’ait pas tué Holtzmann. Y aurait-il un moyen de le prouver ?

— Ce serait à vous de trouver ce moyen, lui répondis-je. Discréditer les arguments de l’accusation ne me paraît pas suffisant pour disculper votre frère. Même si vous arriviez à invalider certains témoignages à charge, les douilles resteraient très convaincantes. Vous savez, en dehors du pistolet qui fume encore, il n’y a pas beaucoup mieux que ça. Étant donné qu’ils ont assez de preuves pour démontrer sa culpabilité, votre seule défense possible serait d’apporter la preuve de son innocence, ce qui signifie probablement établir que c’est quelqu’un d’autre qui a commis le crime. Parce que, Holtzmann ne s’étant évidemment pas suicidé, si ce n’est pas George qui l’a tué, c’est forcément quelqu’un d’autre.

— Et donc, il faudrait trouver l’assassin véritable.

— Non, pas tout à fait. Il ne serait même pas nécessaire de l’identifier ou de bâtir un gros dossier contre lui.

— Vraiment ?

— Non. Imaginons qu’une soucoupe volante tombe du ciel et qu’un Martien en descende, tire quatre balles dans la peau de Holtzmann et remonte dans son engin pour regagner les espaces intersidéraux. Arrivez seulement à démontrer que c’est bien ce qui s’est passé et personne ne vous demandera d’apporter la soucoupe volante au tribunal ou de faire citer votre Martien à comparaître.

— Je comprends, dit-il.

Il sortit une cigarette, l’alluma avec un Zippo et me demanda dans un nuage de fumée :

— Bon, alors, qu’est-ce que vous en dites ? Vous avez envie de me le trouver, ce Martien ?

— Je ne sais pas.

— Vous ne savez pas ?

— Je ne suis peut-être pas le bon cheval, lui répondis-je. C’est que, voyez-vous, Glenn Holtzmann, je le connaissais.

— Vous le connaissiez ?

— Pas très bien, mais un peu mieux que votre frère. Je suis monté chez lui un jour, j’ai fait la connaissance de sa femme, je lui ai parlé plusieurs fois dans la rue et j’ai même pris un café avec lui à deux pas d’ici.

Je fronçai les sourcils et précisai ma pensée :

— Je ne dirais pas que nous étions amis. De fait même, je le trouvais plutôt antipathique. Cela étant, je ne crois pas que je me sentirais très à l’aise de chercher à disculper son assassin.

— Moi non plus.

— Comment ça ?

— Je ne veux absolument pas disculper mon frère si c’est lui qui l’a tué, me répondit-il. Si George a effectivement appuyé sur la détente, il représente un danger et pour lui-même et pour les autres et il vaudrait mieux qu’on l’enferme quelque part. Je ne tiens pas à ce qu’on le libère s’il est coupable et donc, je ne vois pas où est le problème pour vous. Vous ne feriez qu’aider un innocent. Et comme vous venez de le dire vous-même, si ce n’est pas lui qui a tué Holtzmann, c’est forcément quelqu’un d’autre. Et dans ce cas-là, si George devait payer le prix, ce serait le vrai tueur qui l’emporterait en paradis.

— Je vois.

— À mes yeux, reprit-il, le fait que vous connaissiez la victime vous rend idéal pour ce boulot. Vous connaissiez Holtzmann, vous connaissez George, vous connaissez le quartier. Ça vous donne quelques longueurs d’avance, voilà comment je vois les choses. S’il y a vraiment quelqu’un qui peut tenter le coup, moi, je dirais que c’est vous.

— Je ne sais pas si ça a tellement d’importance, lui rétorquai-je. Pour moi, il y a peu de chances pour que votre frère n’ait pas fait ce dont on l’accuse, et il y en a encore moins pour qu’on arrive à l’établir. J’ai bien peur que vous ne jetiez votre argent par les fenêtres.

— C’est mon argent, Matt.

— C’est juste, et vous avez le droit de le jeter par les fenêtres si ça vous amuse. Cela dit, c’est aussi mon temps à moi, et je n’aime pas beaucoup le gaspiller, quand bien même on me paierait pour le faire.

— S’il n’y avait même qu’une chance sur mille pour qu’il soit innocent…

— Ça, c’est autre chose. Si vous croyez tellement à son innocence, c’est, en partie au moins, parce que croire le contraire ne serait pas supportable. Mais soit : disons qu’il est innocent et que, si vous ne vous remuez pas, on l’enferme à vie pour un crime qu’il n’a pas commis.

— C’est justement cette idée-là qui me rend fou.

— D’accord. Mais est-ce vraiment le pire qui puisse lui arriver ? Vous m’avez bien dit qu’on ne le bouclerait pas dans un pénitencier ordinaire et qu’il finirait par atterrir dans une espèce d’hôpital psychiatrique où, ses besoins étant satisfaits, on pourrait peut-être l’aider à s’en sortir, non ? Serait-ce vraiment si terrible ? Même s’il était innocent ? Même si c’était à tort qu’on le collait dans un endroit pareil ? Il faut bien voir qu’il y sera nourri, qu’on l’obligera à se laver et à prendre soin de sa personne, qu’on le suivra…

— Qu’on le foutra à la Thorazine, oui ! s’écria-t-il. Mais bordel ! C’est un zombie qu’on en fera !

— Peut-être.

Il ôta ses lunettes et se pinça l’arête du nez.

— Mon frère, vous ne le connaissez pas, reprit-il. Vous l’avez peut-être vu, mais vous ne le connaissez pas. Ce n’est pas un clodo, une piaule, il en a une, même si c’est vrai que pour ce qu’il y couche, on pourrait très bien le traiter de sans-abri. Mon frère, c’est quelqu’un qu’on ne peut pas enfermer. Il a un lit où il couche à peine, mais c’est parce qu’à la différence des autres il est incapable de dormir : se coucher le soir et se lever le matin, ce n’est pas comme ça qu’il marche. Il dort comme une bête, une demi-heure par-ci une, heure par-là et à tout moment du jour ou de la nuit. Mon frère, c’est quelqu’un qui peut s’allonger sur un banc ou se tasser dans un coin de porte et piquer tout de suite un petit roupillon.

« Il aime le grand air. Même en plein hiver, il n’arrête pas de sortir de chez lui. Il faut vraiment qu’il fasse un froid de canard pour qu’il reste dans sa piaule. Quand il gèle, il se couvre tellement qu’il arrive un moment où il a tout ce qu’il possède sous sa veste de soldat et il marche. Des kilomètres et des kilomètres qu’il peut faire pour ne pas avoir froid, pendant des heures entières.

« Sa veste, il la portait tous les jours. Je ne l’ai jamais vu sans. Bon, d’accord : c’est vrai qu’ils la lui ont enlevée pour la brûler. Oui : ils lui ont pris tout ce qu’il portait et ils ont tout jeté à l’incinérateur. Comme s’ils avaient le choix ! Quand je l’ai vu, il était tout beau tout propre. Ils l’avaient récuré du haut en bas. Ils ne lui avaient pas coupé les cheveux et la barbe parce que ça, ils n’en ont pas le droit à moins qu’il soit d’accord, mais c’était parce qu’il était à Bellevue et à Rikers Island. Quand il sera en prison pour de bon, les règlements ne seront plus les mêmes.

« Lui brûler sa veste ! Bon, oui : vu l’état dans lequel elle était, on conçoit mal ce qu’ils auraient pu faire d’autre. Mais l’imaginer sans, c’est difficile, vous savez ?

« Dire que mon frère est fou, c’est possible et même, tenez : il l’est sans doute. Mais il ne s’est jamais conduit autrement et c’est pas eux qui vont le faire changer maintenant. Je ne dis pas que ça le tuera d’être enfermé, je dis seulement que ça risque beaucoup de l’obliger à fuir encore plus la réalité, à se recroqueviller encore plus en lui-même et à s’y créer un monde complètement à part du reste.

Il me regarda droit dans les yeux. Sans ses lunettes, il paraissait tout à la fois plus vulnérable et plus dur.

— Je n’ai aucune envie d’embellir la vie qu’il mène et de faire de lui une espèce de Bon Sauvage. Sa vie est horrible, il n’y a pas à y revenir. Il vit comme un chien, il vit dans la peur et les tourments. S’il n’atterrit pas dans un service fermé avec camisole de force chimique, il passera sous un métro ou mourra de froid, à moins qu’il ait beaucoup de chance et se fasse brûler vif par un petit sadique de quinze ans. Putain, Matt ! Jamais je ne pourrais vivre comme lui, mais c’est quand même sa vie à lui, non ? C’est sa vie à lui et moi, bordel de Dieu, j’aimerais quand même bien qu’on la lui laisse vivre !