9
— Ça ne me plaît pas beaucoup de te le dire, me lança Joe Durkin, mais je n’apprécie pas. J’aimerais assez que tu lui rendes son argent.
— Je ne me serais jamais attendu à ce que tu me dises un truc pareil !
— Je sais, dit-il. Ça ne me ressemble guère. Je ne vois pas pourquoi je devrais me mettre en travers quand un type a une chance de se faire du fric honnêtement.
— Et donc, où est le problème ?
Il se renversa en arrière et se tint en équilibre sur deux pieds de chaise.
— Où est le problème ? répéta-t-il. Mais c’est toi, le problème, mon ami !
Nous nous trouvions dans la salle des détectives, au deuxième étage du commissariat de Midtown North, dans la 54e Rue. Je m’y étais rendu à pied après avoir pris mon petit déjeuner et fait un petit détour afin d’aller revoir les lieux du crime. On était lundi matin et, magasins et halls d’expositions presque tous ouverts et circulation plus intense dans la 11e Avenue, l’endroit m’avait paru nettement plus animé. Cela dit, ma visite ne m’avait rien appris de plus sur les derniers instants de Glenn Holtzmann.
De là j’avais gagné le commissariat, où j’avais trouvé Joe assis à son bureau. Je lui avais raconté comment Tom Sadecki m’avait versé une avance, et lui, maintenant, me disait de la lui rendre.
— Si tu étais quelqu’un d’autre, reprit-il, tu ferais comme tout le monde dans ce genre de situation. Tu te fendrais d’une dizaine d’heures de boulot et tu lui dirais ce qu’il sait sans doute déjà, j’entends par là que c’est son flingué de frère qui a fait le coup. Il comprendrait alors que tu as fait de ton mieux et tu empocherais une jolie somme sans t’être trop cassé la nénette.
« Seulement voilà : tu adores prendre les gens à rebrousse-poil, et, en plus, tu es têtu comme une mule. Au lieu de lui raconter le bobard que, consciemment ou pas, il a envie d’entendre, tu veux absolument lui en donner pour son argent. Et donc, tu te persuades que ce n’est pas le frangin qui a assassiné Glenn Holtzmann et tu mets tout le temps qu’il faut à le prouver en cassant les couilles à tout le monde, moi y compris. Bref, lorsque tu arrives au bout de ton histoire, tu as tellement bossé que c’est à peine si tu t’es fait le minimum et, bien sûr, en râlant beaucoup, tu es obligé de conclure que George le Grand Solitaire est tout aussi coupable que tout le monde le pensait d’entrée de jeu. Sauf qu’entre-temps, tu as fait tout ce qu’il était humainement possible de faire pour créer une affaire là où il n’y en avait pas. Pourquoi me regardes-tu comme ça ?
— Dommage que je n’aie pas pu t’enregistrer ! J’aurais pu passer la bande à mes clients éventuels.
Il rit.
— Tu crois que je me suis laissé emporter ? Bon, on est lundi matin. Sois indulgent. Non, sérieusement, Matt. Tu y vas léger léger, d’accord ? L’affaire a fait beaucoup de bruit. On l’a résolue très vite, on a fait du bon boulot, mais les médias l’adorent, cette histoire. Tu ne vas pas leur donner un prétexte pour rouvrir le dossier ?
— Qu’est-ce qu’ils y trouveraient ?
— Rien. Les preuves sont en béton et il n’y a rien à redire à l’arrestation.
— Tu en étais ?
— Avec tout le reste du commissariat et la moitié de la Criminelle. Je n’ai pas eu grand-chose à faire pour classer l’affaire. On a arrêté George et tout a été dit. Il avait des douilles dans sa poche, nom de Dieu ! Des douilles ! Qu’est-ce qu’il te faut de plus ?
— Comment avez-vous fait pour le retrouver ?
— Des renseignements qu’on nous a donnés.
— Qui ça, « on » ?
— Non, non, dit-il en secouant la tête. Je ne peux pas te le dire.
— Un indic ?
— Mais non, Matt ! Un prêtre qui avait décidé que le moment était venu de rompre le secret de la confession ! Un indic, évidemment. Mais de là à ce que je te dise de qui il s’agit…
— Et ce qu’il vous a appris ?
— Ça non plus, je ne peux pas te le dire.
— Je ne vois pas pourquoi. Il était sur les lieux du crime ? Il a vu ou entendu quelque chose ? Ou bien il vous a simplement fait part d’une rumeur qui vous a conduits à George ?
— On a un témoin oculaire. Ça te va ?
— Quelqu’un qui a assisté à la fusillade ?
Il fit la grimace.
— Je finis toujours par t’en dire plus que ce que je voulais. Tu sais pourquoi, toi ?
— Oui. Parce que tu sais très bien que c’est la meilleure façon de se débarrasser de moi. Qu’est-ce qu’il a vu, ton témoin ?
— Je t’en ai déjà trop dit, Matt. On a un témoin, les pièces à conviction sont solides et tiens, on a aussi quelque chose qui équivaut presque à un aveu : Sadecki pense que c’est probablement lui qui a fait le coup. Notre dossier est si solide que l’accusé lui-même nous donne raison !
Je ne voyais pas les choses autrement moi non plus, mais il fallait quand même que je mérite mes honoraires.
— Imaginons que ton témoin n’ait vu que la fin du film, lui dis-je. George qui se penche sur le corps, qui ramasse les douilles…
— Après que quelqu’un d’autre a tué Glenn ?
— Pourquoi pas ?
— Ben voyons ! Quelqu’un qui a tiré du terre-plein herbeux(14) ? Tu veux que je te dise ? C’est encore un coup de la CIA.
— Holtzmann aurait pu se faire agresser, lui répliquai-je. Ça n’aurait rien d’inouï dans ce quartier-là. Il aurait pu se faire descendre en essayant de résister à une attaque à main armée.
— On n’en a aucune preuve. Il avait toujours son portefeuille dans sa poche revolver. Avec plus de trois cents dollars à l’intérieur.
— L’assaillant a pu paniquer après la fusillade.
— Drôle de manière de paniquer, tu ne trouves pas ? On commence par balancer un quatrième pruneau dans la nuque du mort et après on panique ?
— Qui y avait-il d’autre ? Qui votre témoin a-t-il vu d’autre ?
— Il a vu George. Ça nous suffit.
— Et que faisait Holtzmann dans le coin ? On s’est donné la peine de vérifier ?
— Il était allé se balader. Et ce n’est pas comme dans l’aviation civile : il n’y a pas besoin de préparer un plan de vol avant de se mettre en route. Il se sentait nerveux, il est allé s’aérer la cervelle.
— Et il s’est arrêté pour passer un coup de fil ? Son téléphone était donc en dérangement ?
— Et s’il avait essayé d’appeler chez lui ? Pour dire à sa femme à quelle heure il allait rentrer ?
— Comment se fait-il qu’il n’ait pas réussi à l’avoir ?
— La ligne était peut-être occupée. Ou il n’avait composé que la moitié de son numéro lorsque Boy George l’a abattu. Personne n’en sait rien et ça ne change strictement rien au problème. Putain de Dieu, Matt ! Tu fais exactement ce que je savais que tu allais faire : tu essaies de trouver des failles dans un dossier en béton.
— Et s’il est si solide que ça, je n’y arriverai pas, c’est ça ?
— Non. Tu arriveras seulement à m’emmerder un maximum en essayant.
« Je suis la mouche qui est tombée dans le potage, m’avait dit Tom Sadecki. J’emmerde tout le monde. »
— Joe, dis-je quand même, que sais-tu de Glenn Holtzmann ?
— Je n’ai rien à connaître de lui. Il ne faudrait pas oublier que c’est la victime.
— C’est pourtant par là qu’on commence à chercher, non ? On cherche à savoir qui est la victime.
— Pas quand on peut y couper. Quand on a déjà le tueur en taule, ça ne sert à rien de tourner et retourner le cadavre. Hé ! mais c’est quoi, cet air pensif ?
— Tu sais ce qui ne marche pas dans cette histoire, mon ami ?
— Oui. C’est que tu t’y intéresses. En dehors de ça, c’est du gâteau.
— Ce qui ne va pas, c’est que vous ayez résolu le problème aussi vite. Vous auriez appris des tas de choses sur Holtzmann et les gens du coin… mais vous n’avez jamais été obligés de chercher plus loin parce que pourquoi se casser la nénette quand on a déjà mis l’assassin en prison !
— Tu crois qu’on s’est trompé de bonhomme ?
— Non, lui répondis-je. Je ne crois pas que vous vous soyez gouré.
— Tu penses qu’on a fait du travail de cochon ? Tu crois qu’on aurait loupé quelque chose ?
— Non, je pense que la police a fait un boulot du tonnerre. Mais je crois aussi qu’il y a des choses que vous n’avez pas eu besoin d’analyser à fond.
— Et tu songes à aller y voir de plus près.
— Ben… j’ai quand même pris son argent, non ? Il faut bien que je fasse quelque chose.
La bibliothèque municipale de Donnei se trouve dans la 53e Rue, à quelques pas de la 5e Avenue. Je montai à la salle de lecture du deuxième étage et y passai deux bonnes heures à parcourir les journaux locaux des dix derniers jours. Une fois les faits établis (et rien ne me parut bien nouveau là-dedans), tout se réduisait à des absences de nouvelles genre articles sur les sans-abri, la rénovation du quartier et la violence urbaine. On avait interviewé des gens qui habitaient depuis des années les immeubles locatifs environnants, d’autres qui avaient récemment emménagé dans le joli gratte-ciel de Holtzmann, d’autres, plus rares et qui, eux, végétaient dans les rues. Tous les éditorialistes qui avaient envie de râler s’en étaient donné à cœur joie. Le résultat était parfois intéressant, mais ne m’apprenait pas grand-chose.
Je ne trouvai guère qu’un article vraiment à mon goût. Du type éditorial, il avait été rédigé par un ancien publicitaire du New York Times qui disait habiter à deux rues de chez Holtzmann. Au chômage depuis le mois de mai précédent, il expliquait comment ses difficultés économiques personnelles avaient modifié sa façon de voir les choses.
« Avec chaque jour qui passe, écrivait-il, je me sens de moins en moins proche de Glenn Holtzmann et éprouve de plus en plus de sympathie pour George Sadecki. En apprenant la nouvelle, j’ai commencé par être très choqué, voire horrifié. L’affaire aurait pu se passer devant chez moi, me disais-je. Tuer ainsi un homme qui arrive dans la force de l’âge, un type plein d’avenir, un type qui réside à Clinton, le quartier le plus intéressant de la ville la plus stimulante du monde…
« Mais à mesure que les heures se muent en jours qui passent, poursuivait-il, c’est un miroir de plus en plus différent qui me renvoie mon image. Ce type qu’on a enfermé à Rikers Island, ce pourrait être moi, me dis-je. Homme déjà fait, oisif sans emploi lâché sur un marché du travail qui ne cesse de se rétrécir, vagabond qui tue le temps en errant dans les rues d’un Hell’s Kitchen qui est le quartier le plus troublant de la ville la plus désespérante que Dieu ait jamais créée… Je pleure toujours l’homme qui s’est fait assassiner dans ces circonstances, mais je pleure aussi sur celui qui l’a tué. J’aurais pu être dans les chaussures de l’un et de l’autre, dans les souliers bien cirés de Glenn Holtzmann comme dans les sneakers d’occasion de George Sadecki. »