13

 

— Tu sais pas quoi ? me demanda Mick. Ma mère jurait toujours que j’avais le don de seconde vue et il y a des moments où je me dis que la bonne dame avait raison. Je songeais à t’appeler… et te voilà !

— Je passais juste pour me servir de ton téléphone, lui répondis-je.

— Ben voyons. Quand je n’étais encore qu’un tout petit enfant, reprit-il, il y avait une femme qui habitait à l’étage au-dessus de chez nous et qui, tous les jours, m’envoyait lui chercher un seau de bière chez Featherstone. À cette époque-là, c’était comme ça qu’on vendait la bière : au seau. On te donnait un petit seau en fer galvanisé, tiens… à peu près grand comme ça. Et donc, ils me le remplissaient moyennant un dollar et elle, elle me filait un quarter pour la commission.

— Et c’est comme ça que tu as commencé.

— Voilà : en économisant vingt-cinq cents à chaque coup. Et en les investissant sagement. Et d’ailleurs… regarde un peu où j’en suis aujourd’hui ! Non, non : c’est triste à dire, mais je dépensais tout en bonbons. Qu’est-ce que j’avais le bec sucré en ce temps-là !

Il secoua la tête en repensant à ce souvenir et ajouta :

— La morale de l’histoire…

— Parce qu’il y en a une ?

—… est que cette femme ne voulait absolument pas qu’on croie qu’elle buvait la bière. « Mickey, me disait-elle, Mickey, mon gentil garçon, tu voudrais pas descendre chez Featherstone à ma place… il faudrait que je me lave les cheveux. » Et un jour j’ai demandé à ma mère comment il se faisait que Mrs Riley avait besoin de bière pour se laver les cheveux. « C’est son gosier qu’elle rince, m’a-t-elle répondu, parce que si jamais elle se lavait les cheveux chaque fois qu’elle s’achète un seau de bière, à l’heure qu’il est, elle n’aurait plus un poil sur le caillou. »

— Et c’est ça, la morale de l’histoire ?

— Non, la morale de l’histoire, c’est qu’elle ne se servait de la bière que pour se rincer les cheveux et que toi, tu n’es là que pour te servir de mon putain de téléphone. N’as-tu donc point de bigophone dans ta maison ?

— Ciel, je suis percé à jour ! m’écriai-je. En fait, je venais juste me faire rincer les cheveux.

— Si tu as un coup de fil à donner, me rétorqua-t-il en me tapant sur l’épaule, passe dans mon bureau. C’est quand même pas la peine que tout le monde sache de quoi il retourne.

Il y avait trois hommes au bar, et un quatrième de l’autre côté. Andy Buckley et un type que je reconnus sans pouvoir le nommer jouaient aux fléchettes dans le fond de la salle, deux ou trois tables étaient inoccupées. Ainsi, ce n’était nullement le monde entier qui m’aurait écouté si je m’étais servi de l’appareil mural, mais je fus quand même reconnaissant à Mick de m’offrir l’intimité de son arrière-salle.

De bonne taille, celle-ci était équipée d’un énorme bureau en chêne et d’un classeur en métal vert. Il y avait encore dans la pièce un gros coffre-fort Moser – sans doute aussi solide que celui du cabinet de Drew Kaplan, mais que ne protégeait certainement pas le secret client-avocat. Encadrés de noir, deux groupes de gravures peintes ornaient les murs. Les œuvres accrochées au-dessus du bureau représentaient des paysages de l’Ouest de l’Irlande, région dont la mère de Mick était originaire. Celles qu’on découvrait au-dessus du vieux canapé en cuir montraient des scènes du Midi de la France, où son père avait jadis habité.

Le téléphone était à cadran, mais cela ne me gêna pas dans la mesure où je ne cherchais pas à joindre T. J.

J’appelai Jan et, changement qui me surprit, au lieu de tomber sur son répondeur je la trouvai au bout du fil. Elle me dit bonjour, d’une voix épaissie par le sommeil.

— Je m’excuse… je ne pensais pas qu’il serait trop tard pour t’appeler.

— Mais il n’est pas trop tard du tout ! me dit-elle. Je lisais et je me suis endormie avec le livre sur mes genoux. Je pensais à la conversation qu’on a eue l’autre jour.

— Ah ?

— Et je songeais que j’avais peut-être outrepassé les bornes de notre amitié.

— Comment ça ?

— En te plaçant dans une situation embarrassante. En te demandant quelque chose que je n’avais aucun droit de te…

— J’aurais réagi.

— Vraiment ? Je ne sais pas. Peut-être, mais peut-être pas. Tu aurais pu te sentir obligé. Toujours est-il que j’avais envie de t’appeler et de te redonner une chance.

— Une chance de quoi ?

— De m’envoyer promener.

— Ne sois pas idiote. À moins que tu aies repensé la question.

— Quoi ? Au fait de vouloir le…

— L’article.

— L’article. Mouais. C’est comme ça qu’on va appeler la chose ?

— Au téléphone, oui.

— Je vois. Non, je n’ai pas changé d’opinion. Je veux toujours cet article.

— Hé bien mais justement, lui répondis-je, c’est plus difficile à trouver que je le pensais, mais je n’ai pas renoncé.

— Je ne voulais pas te forcer. Je voulais juste te donner la possibilité de t’en sortir avec élégance, si tu en avais envie. Parce qu’au fond, c’est bien de ça qu’il s’agit, n’est-ce pas ?

— Comment ?

— Ben oui, quoi : d’en sortir avec grâce.

Je lui demandai comment elle se sentait.

— Pas mal. Et quelle belle journée nous avons eue ! C’est pour ça que j’étais toujours sortie quand tu m’appelais. Je ne pouvais pas supporter de rester enfermée. J’adore le mois d’octobre, comme tout le monde sans doute.

— Seulement ceux qui ont quelque chose dans le crâne…

— Et toi, Matthew, comment vas-tu ?

— Bien. Je suis très occupé tout d’un coup, mais c’est toujours comme ça. De longs moments à ne rien faire et brusquement plein de boulot qui me tombe sur le dos.

— Mais c’est ce que tu aimes, non ?

— Il faut croire, mais il y a des moments où ça devient fou. Cela dit, c’est promis, je m’occupe de ton article. Je ne t’ai pas laissée tomber.

— Parfait, parfait, dit Mick. À quoi faut-il que je m’attende sur ma note de téléphone ? Tu as appelé la Chine ?

— Non. Juste Tribeca.

— D’après certains, ce serait déjà l’étranger, mais le prix des communications leur donne tort. Tu as le temps de bavarder un peu ? Burke vient de mettre du café en route.

— Pas de café maintenant. Je n’arrête pas d’en boire depuis ce matin.

— Un Coca ?

— Un club soda ?

— Ça, on ne peut pas dire que tu pousses à la consomme ! s’écria-t-il. Allez, assieds-toi. Je vais nous chercher quelque chose.

Il revint avec sa fiasque personnelle de Jameson vieilli douze ans en fût et un gobelet Waterford dans lequel il aimait boire, et disposa devant moi un verre à pied et une bouteille de Perrier. Je ne savais même pas qu’il en avait en réserve. Je n’imaginais pas que beaucoup de ses clients en commandent, ou sachent même comment prononcer ce mot.

— On se couche à une heure raisonnable, lui annonçai-je. Je ne suis pas en forme pour un marathon.

— Qu’est-ce qu’il y a, bonhomme ? Tu ne te sens pas dans ton assiette ?

— Si, mais je suis sur une affaire qui commence à chauffer et je veux pouvoir me lever tôt demain matin.

— Tu es sûr qu’il n’y a rien d’autre ? Parce que tu n’as pas l’air à l’aise.

Je réfléchis.

— Ben non, dis-je enfin, je ne me sens pas très bien.

— Ah.

— C’est une femme que je connais, repris-je. Elle est très malade.

— Très malade, dis-tu ?

— Cancer du pancréas. C’est incurable et tout indique qu’il ne lui reste plus beaucoup de temps à vivre.

Brusquement plein de sollicitude, il me demanda :

— Je la connais ?

Il me fallut réfléchir.

— Non, lui répondis-je enfin, je ne crois pas. Elle et moi avions cessé de nous voir lorsque, toi et moi, nous nous sommes rencontrés. Je suis resté en bons termes avec elle, mais je suis sûr de ne l’avoir jamais amenée ici.

— Dieu soit loué ! s’écria-t-il. Tu m’as flanqué une de ces trouilles !

— Comment ça ?… Ah ! Tu croyais que je parlais de…

— En personne, Matt, me répondit-il en refusant même de dire le nom d’Elaine. Dieu garde, Dieu garde ! Et donc, Elaine va bien ?

— Très bien. Elle t’envoie ses amitiés.

— Tu lui transmettras les miennes. Mais pour l’autre femme, c’est drôlement dur. Plus beaucoup de temps, tu dis ?

Il remplit son verre et le tint à la lumière.

— On ne sait plus quoi souhaiter aux gens quand ils sont dans des situations pareilles. Il y a des fois où il vaut mieux en finir tout de suite.

— C’est exactement ce qu’elle veut.

— Ah bon ?

— Et c’est sans doute en partie pour ça que j’ai l’air si… troublé. Elle a décidé de se tirer une balle dans le crâne et c’est à moi qu’elle a demandé de lui trouver une arme.

Je ne sais pas à quoi je m’attendais, mais ce n’est certainement pas au choc qui se marqua sur sa figure. Il voulut savoir si j’avais accepté la mission que Jan m’avait confiée, je lui répondis que oui.

— Tu n’as pas été élevé au sein de l’Église, dit-il. J’ai beau te traîner à la messe, tu n’as jamais été catholique.

— Et alors ?

— Et alors je ne pourrais jamais me charger d’une tâche pareille ! Aider quelqu’un à se suicider ? Je suis sans doute un très mauvais catholique, mais jamais je ne pourrais faire un truc pareil. L’Église voit ça d’un très mauvais œil, tu sais ?

— Et l’homicide aussi, ils n’aiment pas trop, lui renvoyai-je. Je crois même me souvenir d’un commandement sur ce point.

— « Tu ne tueras point. »

— Mais peut-être qu’ils ne prennent pas ça à la lettre, enchaînai-je. Peut-être que ça aussi, ça a foutu le camp, comme la messe en latin et l’interdiction de manger de la viande le vendredi.

— Non, non, dit Mick, ils prennent ça très au sérieux. Et j’ai tué des hommes, moi, tu le sais.

— Oui.

— J’ai pris la vie et il est très vraisemblable que je meure sans avoir jamais avoué mes péchés. Ce qui me vaudra sans doute de griller en enfer. Mais… attenter à ses jours est très très grave.

— Pourquoi ? Je n’ai jamais compris pourquoi. En dehors de toi-même, tu ne fais de mal à personne, non ?

— L’idée, c’est que ça insulte Dieu.

— Comment ça ?

— Tu Lui dis que tu sais mieux que Lui combien de temps tu dois vivre. Tu Lui dis : « Merci beaucoup pour le cadeau qu’est cette vie, mais… et si Vous Vous la carriez dans le trou de balles ? » Dire ça, c’est commettre le péché que rien ne peut absoudre et qu’on ne peut même pas avouer puisqu’on n’est plus là pour le faire. Écoute, Matt, je ne suis pas théologien. Ce n’est pas moi qui vais t’expliquer ce bazar comme il faut.

— Je crois comprendre.

— Vraiment ? Il faut avoir été élevé là-dedans pour comprendre. J’imagine que ton amie n’est donc pas catholique.

— Elle ne l’est plus.

— Elle a été élevée dans le sein de l’Église ? On n’est pas très nombreux à en réchapper, tu sais ? Et ce qu’elle a l’intention de faire ne la trouble pas ?

— Si, ça la trouble.

— Mais elle est décidée à y aller quand même ?

— Il y a toutes les chances pour que ça soit très dur sur la fin, lui fis-je remarquer. Elle n’a pas envie de se taper ça.

— Personne n’en a envie, mais… il n’y a pas des drogues pour calmer la douleur ?

— Elle refuse d’en prendre.

— Mais pourquoi donc, pour l’amour du ciel ? Et puis tu sais… elle pourrait toujours en avaler un peu trop. Dans ce genre de situations, il est facile de perdre la tête et pouf, avant même de s’en rendre compte, on a disparu parce qu’on a avalé tout le flacon…

— Dis, Mick, ça ne serait pas un suicide, ça ? Le pire de tous les péchés ainsi que tu viens de me l’expliquer ?

— Peut-être, mais quand on n’est pas en possession de toutes ses facultés… Ça ne compte pas quand on n’a pas toute sa tête. En plus, ajouta-t-il, tu ne crois pas que notre Seigneur préférerait tourner les yeux si on Lui en donnait la possibilité ?

— Tu crois ?

— Oui, me répondit-il, mais comme je te l’ai déjà dit, je ne suis pas théologien. Cela étant, et toute théologie mise à part, les comprimés sont quand même plus faciles à trouver qu’une arme, non ? Et la mort que ça offre est nettement plus aimable.

— À condition de s’y prendre comme il faut, ce que tout le monde ne fait pas. Il arrive que des gens se réveillent en s’étouffant sur leur vomis. Mais ce n’est pas pour ça qu’elle préfère se servir d’une arme à feu.

Je lui expliquai que Jan tenait à rester abstinente jusqu’au bout et comment, pour elle, cela excluait tout recours à des drogues ayant pour effet d’enrayer la douleur ou de faciliter le saut dans l’au-delà. Dans ses yeux verts je lus d’abord l’incrédulité, puis l’étonnement tandis qu’il enregistrait ce que je lui racontais.

Il se reversa à boire pour mieux réfléchir et me déclara au bout d’un long moment :

— Vous prenez ça vraiment au sérieux, chez vous.

— Nous ne ferions pas tous le même choix qu’elle, lui répondis-je. La plupart d’entre nous prendraient quelque chose pour apaiser la douleur et je ne sais pas combien nous serions à trouver qu’il est plus « abstinent » de mourir d’un coup de pistolet qu’en avalant du Séconal. Cela dit, oui, quand même : l’abstinence est quelque chose que nous prenons très au sérieux.

— Au moins autant que nous le suicide, me répliqua-t-il.

Ayant avalé une gorgée de sa boisson, il me regarda par-dessus les verres de ses lunettes.

— J’aimerais savoir quelque chose, Matt, dit-il. Qu’est-ce que tu ferais, toi, si tu étais à sa place ?

— Je ne sais pas. Je ne suis pas dans ses pompes et il m’est donc tout à fait impossible de dire ce que je ferais. Je crois que je prendrais des calmants, mais que j’aimerais aussi garder la tête claire jusqu’au bout. Quant à me tuer… Non, je ne crois pas que ce serait le choix que je ferais. Mais qui peut le dire ? Encore une fois, je ne suis pas dans sa peau.

— Et moi non plus, Dieu merci. Même que je suis aussi assez content de ne pas être dans la tienne.

— Dis, Mick, qu’est-ce que tu ferais ? lui demandai-je alors.

— Ah, mon Dieu ! Bonne question. Si je l’aimais, je ne pourrais pas le lui refuser, mais… Dans le même temps, comment pourrais-je lui rendre un service aussi horrible ? Je la plains, mais je suis très heureux que ce ne soit pas à moi qu’elle ait demandé ce service.

— Et si c’était moi qui te le demandais ?

— Putain, Matt, tu parles d’une question ! T’es pas… t’es pas sérieux ? Si ?

— Non, lui répondis-je. Bien sûr que non.

 

 

 

Nous parlâmes d’autre chose, mais ne nous attardâmes pas. Je rentrai chez moi relativement tôt.

Chemin faisant, je songeai à Lisa Holtzmann et à l’argent qu’elle m’avait montré. Je me demandai d’où il venait et ce qu’il allait en advenir.

Kaplan avait-il même seulement un coffre à son étude ? Il me semblait que oui, tout avocat qui se respecte en ayant forcément un. J’espérais que le sien serait imposant et aussi sûr que l’énorme et antique Mosler de Mick.

Celui-là, je l’avais vu ouvert à plusieurs reprises et savais le genre d’articles qu’il contenait en général. De l’argent, bien sûr, aussi bien américain qu’étranger. Des documents ayant trait aux prêts que Mick consentait et mentionnant les sommes qu’il faisait travailler à droite et à gauche et qui lui rapportaient des intérêts usuraires et que parfois même, quand il le fallait, il n’hésitait pas à récupérer par la force ou la menace d’y recourir. De temps à autre aussi, des objets de valeur – montres et bijoux, volés, tout le laissait penser.

Et des armes, évidemment. Mick avait toujours des armes dans son coffre. De temps à autre, quand j’en avais besoin, il m’en fournissait une sans poser de questions, ni me demander de l’argent en contrepartie. Assis dans son bureau, j’avais parlé dans son vieux téléphone à cadran et contemplé son coffre en me disant que c’était à Mick que je demanderais mon flingue.

Il me l’aurait donné sans rien dire. Sauf que maintenant, il allait falloir chercher ailleurs.

Parce que maintenant il saurait pourquoi je le voulais. Et me le donnerait sans doute, mais je ne me sentais pas d’abuser de notre amitié pour lui demander pareil service. L’amitié est quelque chose que je prends au sérieux. Comme l’abstinence. Ou le suicide.