20
Ce lundi-là, il plut toute la journée. La veille au soir, le temps s’était maintenu jusqu’à ce que je rentre chez moi, mais la pluie tombait fort lorsque je me réveillai.
Je ne bougeai pas de l’hôtel. Lorsque j’y avais emménagé, il y avait une cafétéria près de l’entrée, mais elle avait fait faillite peu de temps après mon arrivée. Plusieurs commerçants s’étaient succédé dans ses murs, le dernier en date vendant des vêtements féminins.
J’appelai l’Étoile du matin et commandai un gros petit déjeuner. Le gamin qui me le monta ressemblait à un rat sauvé de la noyade. J’avalai mon repas, décrochai mon combiné et, un appel en suivant un autre, restai pendu au téléphone toute la journée durant. Lorsque je n’étais pas en train de parler à quelqu’un ou de pianoter du bout des doigts en attendant qu’on veuille bien me passer mon correspondant, je regardais par la fenêtre et me demandais qui j’allais bien pouvoir appeler le coup d’après.
Je consacrai une bonne partie de mon temps à retrouver la trace de la MultiCircle Productions, dernier propriétaire de l’appartement des Holtzmann. Il me fallut beaucoup creuser avant de comprendre enfin que, les statuts de cette société ayant été déposés aux îles Caïman, il y avait là un voile de mystère que je n’arriverais jamais à soulever.
La gérante de l’immeuble n’en savait pas plus long que moi sur la MultiCircle Productions. Elle n’avait jamais vu personne qui, de près ou de loin, pût lui être rattaché et m’informa que les Holtzmann avaient été les premiers à occuper l’appartement. Elle pensait même qu’avant eux personne n’avait jamais habité dans l’immeuble, mais ne pouvait en jurer. Pour ce qui était de la vente elle-même, elle n’y avait été mêlée en aucune façon. L’employée d’une agence immobilière y avait veillé et, également chargée de vendre les autres logements, avait établi ses quartiers dans un appartement libre. Lorsque tout fut vendu, cette personne avait disparu. Elle pourrait sans doute retrouver son nom et son numéro de téléphone, mais rien ne disait que celui-ci serait encore bon. Mais si je le désirais…
Le numéro n’était plus en service, mais je n’eus qu’à le demander aux renseignements pour l’avoir. Les choses se gâtèrent lorsque, ayant appelé l’agence, je voulus obtenir des renseignements sur l’immeuble de la 57e Rue Ouest : tous les agents qui y avaient vendu des logements travaillaient ailleurs.
— Il y a sûrement quelqu’un qui peut vous aider, m’assura un jeune homme plein d’enthousiasme. Vous patientez une minute ?
Je patientai. Lorsqu’il reprit la ligne, il avait un nom et un numéro. J’appelai, demandai qu’on me passe une certaine Kerry Vogel, patientai encore quelques minutes et tombai sur quelqu’un qui me donna encore un autre numéro.
Lorsque enfin je pus lui parler, Kerry Vogel se montra tout aussi enthousiaste que le jeune homme qui m’avait aiguillé sur elle. D’après moi, ça doit faire partie du profil de travail. Elle se rappelait parfaitement l’immeuble, la chose n’ayant d’ailleurs rien de surprenant vu qu’elle y avait vécu un an et demi.
— On est tous des vagabonds dans ce boulot, m’expliqua-t-elle. On mène une vie de dingue et c’est pas tout le monde qui arrive à tenir. Dès qu’on s’occupe d’un immeuble, on a le droit d’y choisir son appart. Ça fait partie des avantages et le loyer est gratuit. Mais ça veut aussi dire qu’on y est du matin au soir : c’est là qu’on donne rendez-vous aux acheteurs potentiels. On nous encourage donc à prendre le plus beau logement et à le meubler de manière attractive : c’est de bonne psychologie, le client s’imaginant tout de suite en train d’y vivre. On loue du beau mobilier, on accroche de jolis tableaux aux murs et on fait venir une équipe de nettoyage une fois par semaine. Vous n’imaginez pas combien de fois on fait visiter tout l’immeuble au client pour qu’en fin de compte il choisisse justement celui où on s’est installé. On lui fait signer l’acte de vente et on s’en va ailleurs.
Elle avait occupé cinq logements dans l’immeuble, dont trois à la verticale de celui des Holtzmann. Une vente après l’autre, elle avait été obligée de tous les quitter. La MultiCircle Productions ne lui disait rien de précis, au contraire de l’appartement des Holtzmann. Je ne voyais pas très bien ce qu’elle pouvait lui trouver de mémorable étant donné qu’elle n’y avait jamais habité et qu’il ne différait en rien des autres, mais bon : je ne suis pas du métier.
Et tout d’un coup, elle se souvint. Un jour, un type était venu voir des appartements. Un étranger, mais elle n’aurait pas su dire s’il était européen ou sud-américain. Grand et élancé, il avait le teint basané et ne disait pas grand-chose. Le bonhomme la rendant nerveuse, elle s’était dépêchée de lui débiter son baratin, mais ne lui avait rien fait visiter.
Dans ces cas-là, mieux valait s’en remettre à son flair, m’expliqua-t-elle encore : le boulot n’était pas sans danger. Pour une femme en tout cas. Les hommes n’arrêtaient pas de vous faire du rentre-dedans, et ce n’était pas un problème, ça pouvait être agaçant mais on apprenait à faire avec. Mais parfois, les avances ne se cantonnaient pas au verbal. Parfois, ça tournait au physique. Voire au viol.
Parce que pour les mecs, bien sûr, c’était du gâteau. On était seule, on se trouvait dans son propre appartement, et dans cet appartement il y avait un lit et ça leur donnait des idées. Sans compter qu’en général le reste de l’immeuble était au minimum à moitié vide et qu’il n’y avait donc jamais personne pour entendre les hurlements qu’on pouvait pousser. Sans compter qu’entendre quoi que ce soit aurait été difficile étant donné que, argument de vente s’il en était, tous les appartements de l’immeuble étaient parfaitement insonorisés et dites-moi un peu : c’était pas un truc génial à annoncer à son violeur potentiel, ça ?
Elle avait toujours eu de la chance, mais connaissait des collègues qui ne s’en étaient pas si bien tirées. Toujours est-il que ce type lui avait un peu flanqué la trouille à force de garder le silence en la dévorant des yeux, mais il n’était rien arrivé. Lorsqu’il était parti, elle s’était dit qu’elle ne le reverrait probablement jamais.
Ce qui était vrai : elle ne l’avait effectivement plus jamais revu. À partir de ce moment-là, elle n’avait plus traité qu’avec son avocat conseil, un Hispanique. Celui-ci parlait l’anglais sans accent, mais avait un nom espagnol, et non, elle ne se rappelait plus lequel. Garcia ? Rodriguez ? Tout ce dont elle se souvenait, c’était que ce nom n’avait rien d’extraordinaire. Non, elle ne se rappelait pas davantage le nom de l’acheteur. Elle pensait même ne l’avoir jamais entendu, sans quoi elle aurait sans doute su s’il s’agissait d’un Sud-Américain ou d’un Européen, n’est-ce pas ? Rien qu’au nom ?
Dans tout ça, elle était à peu près sûre qu’on ne lui avait parlé que d’une chose : la MultiCircle Productions. Il fallait savoir que tout le monde pouvait s’acheter un appartement, dans cet immeuble. Dans les immeubles en copropriété, on devait passer devant un syndic et convaincre tout un chacun qu’on était convenable, qu’on ne donnait pas de soirées trop bruyantes et qu’on savait se tenir. Et n’importe qui pouvait repousser la candidature, avec ou sans raison aucune. Vendeur privé ou propriétaire, on pouvait même aller jusqu’à la discrimination illégale. N’avait-on pas vu les copropriétaires d’un immeuble de l’East Side refuser l’accès de leur bâtiment à Richard Nixon en personne ?
Dans les immeubles en cogestion, la situation était différente. Il suffisait d’être vivant et d’avoir un carnet de chèques à la hauteur pour pouvoir s’acheter un appartement : propriétaire ou locataire, personne ne pouvait s’y opposer. Une fois le marché conclu, on pouvait sous-louer, ce qui restait interdit dans beaucoup d’immeubles en copropriété. C’était d’ailleurs la raison pour laquelle nombre d’étrangers qui voulaient investir dans du solide trouvaient la formule satisfaisante. Résultat, les acheteurs de ce genre étaient particulièrement recherchés par des vendeurs qui n’avaient guère envie de faire crédit ou d’inclure dans la promesse de vente une clause selon laquelle l’affaire ne devenait définitive qu’à partir du moment où le financement était accepté par une banque. Comment ne pas apprécier quelqu’un qui, en liquide ou en chèque, règle tout d’un seul coup ?
Ce qui était très exactement ce que ce monsieur avait fait. Kerry Vogel n’avait pas oublié le jour où l’affaire avait été conclue parce que, justement… personne, pas même l’avocat conseil de la MultiCircle Productions, n’avait daigné se pointer. Le client lui avait fait remettre son chèque par porteur spécial.
Et à y repenser… l’avait-elle même jamais vu, cet avocat conseil ? Ils s’étaient certes parlé au téléphone à plusieurs reprises et, dans sa tête, il lui était resté l’image d’un lieutenant de police de Miami Vice, mais… l’avait-elle vraiment vu de ses yeux ?
Elle ne se rappelait plus le montant de la vente, mais pouvait l’estimer. Tous les appartements situés à la même verticale avaient un prix différent – et plus élevé à mesure qu’on montait dans les étages. Sur cette verticale précise et à cette hauteur-là, voyons, dans les… trois cent vingt mille dollars ? À dix ou vingt mille près, c’était à peu près ça.
Dans le prix, la vue comptait pour un bon tiers et, il fallait le reconnaître, la vue était assez spectaculaire. Passer des heures entières dans l’immeuble à attendre le client n’avait rien du supplice. Elle avait apprécié, même si au début le quartier ne l’avait pas ravie. Le temps aidant, elle s’y était très bien faite.
— Il y a même un endroit super juste en face. Ça s’appelle… Chez Jimmy Armstrong, je crois. Ça n’a l’air de rien vu de l’extérieur, mais dedans, c’est très agréable et la bouffe est formidable. Le chili est tout ce qu’il y a de plus sérieux et le choix de bières à la pression absolument remarquable. Vous devriez aller y faire un tour.
Je le lui promis.
J’appelai Elaine.
— Je me doutais que tu serais chez toi, lui dis-je.
— Je rentre juste du gymnase. Bien sûr, il n’y avait pas un taxi en vue, mais je me suis mis un truc en plastique sur la tête et j’avais un parapluie. N’empêche : je me suis fait tremper. À l’aller comme au retour. Bah, je n’en suis pas morte. Tu es chez toi ?
— Et je n’en bouge plus.
— C’est très bien, parce que ça n’a pas l’air de vouloir se calmer. Si je vivais un étage plus bas, je commencerais à me construire une arche.
Je lui fis part de mes recherches sur la MultiCircle Productions.
— Des capitaux étrangers, lui dis-je, et ça ne sera pas facile de retrouver d’où ça vient. Quant à savoir s’il s’agit d’un seul type ou de plusieurs… Les immeubles en cogestion sont des investissements attractifs et constituent une bonne parade contre l’inflation. Ils permettent aussi de transférer de l’argent aux États-Unis quand la situation politique ou économique n’a rien de réjouissant au pays.
— Ledit pays pouvant se trouver n’importe où.
— Tout cela perd de l’importance si l’on considère que, les statuts de la société ayant été déposés aux îles Caïman, on pouvait y planquer du fric en dollars. Pourtant c’est un bon investissement, et l’appartement peut toujours être loué. D’habitude, il faut s’engager pour un minimum de temps. Ce n’est pas comme à l’hôtel, quoique dans certaines stations balnéaires un minimum de trois jours suffise amplement. À New York, c’est un mois, en général. Parfois plus.
— Et pour les Holtzmann ?
— Je dirais un mois, mais cela n’est pas essentiel dans la mesure où ils n’ont jamais loué. Glenn et sa femme (intéressant, la manière dont j’avais évité de dire Lisa) ont été les premiers à y passer une nuit.
— Et ils étaient mariés depuis à peine une semaine ? Le baptême a dû être quelque chose !
— La MultiCircle a payé comptant. Ils ont tout réglé d’un coup, et par chèque.
— Et alors ?
— Et alors, comment cette société a-t-elle fait pour perdre l’appart ? Un moment, je me suis dit qu’ils n’avaient pas pu régler une traite, mais comme il n’y en avait pas… Il arrive aussi qu’on saisisse les biens d’une société pour honorer une dette, mais comme il s’agissait d’une banque aux Caïman, je ne vois pas bien qui aurait pu être le créditeur.
— L’avocat conseil pourrait sans doute te le dire.
— Il le pourrait, mais n’aurait pas vraiment envie de le faire. Et il faudrait d’abord que je sache qui c’est, ce qui n’est pas le cas. Kerry Vogel ne se rappelait pas son nom. Il y a des chances pour que ça soit écrit sur un bout de papier quelque part et j’essaierai certainement de le retrouver, mais même si j’y arrivais, jamais je ne tirerais quoi que ce soit de ce type. La MultiCircle Productions… Tu sais à quoi ça me fait penser ?
— À quelqu’un qui tourne en rond ?
— À un cercle vicieux.
— Mais pourquoi faudrait-il absolument savoir à qui on a affaire et pourquoi ces gens-là ont perdu l’appartement ? Imaginons que tu enquêtes sur moi. Voudrais-tu savoir qui habitait ici avant moi ?
— Ce n’est pas la même chose, lui répondis-je. La MultiCircle n’est pas nette et l’US Asset Réduction Corp non plus. Quant à Holtzmann, dire qu’il n’était pas clair serait un bel euphémisme ! Toutes ces histoires pas nettes ont forcément un lien.
— C’est possible.
— J’ai même l’impression d’avoir la solution sous le nez. Mais de là à la voir…
J’appelai Joe Durkin.
— J’ai essayé de t’avoir il y a une heure, dit-il. Deux ou trois fois. La ligne était toujours occupée.
— Je n’ai pas raccroché de la matinée.
— Bien. Ceci pour calmer tes inquiétudes intellectuelles : Gunther Bauer n’est pas l’agent d’une conspiration internationale. J’ai eu de la chance : le type auquel j’ai parlé était poli au possible. Je sentais bien qu’il mourait d’envie de me rire au nez, mais il a réussi à se dominer. D’après lui, le différent qui opposait George à Gunther était de nature personnelle et très profond. Gunther n’a donc rien d’un missile téléguidé. Que Dieu en personne lui ait dicté sa conduite n’est évidemment pas impossible, mais Gunther n’est pas du genre à obéir aux ordres d’un quelconque intermédiaire.
— De toute façon, je ne croyais guère à cette théorie.
— Non. Mais tu pensais que ça valait la peine de vérifier. Tu es un enfant de salaud et une tête de mule, mais tu n’es pas con.
— Merci.
— Et si quelqu’un avait poussé Gunther à tuer George pour l’empêcher de parler ? C’était ça ton idée ?
— Ben… George n’a jamais été un grand bavard. Non, ç’aurait plutôt été pour classer l’affaire.
— Elle était déjà close. Cela dit, c’est vrai qu’avec ça, elle devient carrément verrouillée ! Mais si tu t’imagines que quelqu’un aurait tiré les ficelles à la prison de Rikers…
— Ça s’est vu.
— Et plus d’une fois. Mais ce n’est quand même pas à la portée du citoyen lambda. « Comment organiser un assassinat derrière les murs d’une prison » ne fait pas vraiment partie des cours du soir ordinaires. Ça pourrait avoir du succès, mais j’ai encore jamais vu.
— Moi non plus.
— Et donc, tu penses à quelqu’un qui aurait le bras long. Aurais-tu trouvé quelque chose de pas net sur le dénommé Holtzmann ?
— Oui.
— Qu’a-t-il fait ?
— Il a acheté un appartement à un étranger qui n’y vivait pas.
— Ah ben ça ! Voilà qui fait de lui un personnage éminemment douteux !
— Pourquoi un étranger achèterait-il un appartement s’il n’a pas l’intention d’y habiter ou de le louer ? Tu as des lumières sur la question ?
— Non, Matt, aucune. Pourquoi voudrais-tu qu’un étranger fasse ceci plutôt que cela ? Pourquoi faudrait-il qu’un étranger entre dans la police ?
— Pardon ?
— Tu ne lis pas les journaux ? On parle de ne plus exiger la citoyenneté américaine des candidats flics à la police de New York.
— Tu rigoles ? Pourquoi ferait-on ça ?
— Pour que la police new-yorkaise soit plus « représentative de la population dans son ensemble ». Ne te méprends pas sur ce que j’en pense : le but est louable. Mais c’est une drôle de manière de s’y prendre. Dommage que tu n’aies pas entendu la tirade du patron du syndicat !
— J’imagine.
— « Pourquoi s’arrêter si vite en chemin ! se met-il à hurler. Pourquoi leur demander leur carte verte, à ces messieurs ? Étrangers en situation irrégulière et wetbacks(37) qu’on les prenne tous ! Pourquoi ne pas installer un grand panneau au bord du Rio Grande pendant qu’on y est ! Que diriez-vous de : “Toi aussi, tu peux être officier de police” ? » Ça, il était en grande forme.
— C’est que l’idée est plutôt inhabituelle.
— Terrible, oui ! Et ça ne donnera aucun des résultats escomptés. Tout ce qu’on y gagnera, c’est d’attirer la moitié des mâles de Woodside et Fordham Road. Tu sais, tous les passagers d’Aer Lingus. Tu te rappelles quand ils ont laissé tomber les critères de taille minimum ?
C’était censé permettre à plus d’Hispaniques d’entrer dans la police.
— Ça a marché ?
— Non, dit-il. Bien sûr que non. Tout ce que ça nous a apporté, c’est des tonnes d’italiens rase-bitume.
J’appelai l’ancien propriétaire de Glenn à Yorkville. J’avais retrouvé l’adresse dans un vieil annuaire du téléphone et les nom et adresse du monsieur aux archives du cadastre. Cela n’est pas toujours facile, beaucoup de propriétaires cherchant à se cacher derrière des sociétés bidon tout aussi difficiles à pénétrer que la MultiCircle. Au contraire de ce genre d’individus, l’ancien propriétaire de Glenn possédait effectivement l’immeuble de seize appartements où il vivait avec son épouse et faisait office de factotum.
Et il n’avait pas oublié Glenn, qui avait de toute évidence vécu là depuis que, quittant White Plains, il était revenu en ville. Ce Mr Dozoretz n’avait que des compliments à faire sur Holtzmann qui payait toujours son loyer à l’heure, ne formulait jamais d’exigences extraordinaires et n’avait jamais de problèmes avec les voisins.
Il avait beaucoup regretté son départ, mais n’en avait pas été surpris : sis au quatrième étage du bâtiment, le studio de Glenn était un peu juste pour une personne et vraiment trop petit pour deux. Cela dit, ce qui était arrivé à ce Mr Holtzmann l’avait beaucoup peiné. Une vraie tragédie, que c’était.
Un peu après midi, j’appelai le delicatessen du coin et demandai qu’on me monte du café et quelques sandwichs. Un quart d’heure plus tard, j’étais tellement perdu dans mes pensées que je fus tout surpris lorsqu’on frappa à ma porte. J’avalai mon déjeuner bien sagement, sans vraiment l’apprécier, et me remis au téléphone.
J’appelai la New York Law School et dus parler à plusieurs employés avant de réussir à savoir à quel moment
Glenn Holtzmann y avait suivi des cours. Personne ne se souvenait de lui, et ses notes étaient celles d’un étudiant tout à fait ordinaire. Si l’on connaissait le nom de la firme de White Plains où il avait travaillé après sa licence et si l’on savait aussi son adresse – Grandview Apartments, Hutchinson Boulevard -, on n’avait par contre aucune idée de ce qu’il avait fait après, Glenn ne s’étant pas donné la peine de tenir son aima mater au courant.
L’opératrice des renseignements du comté de West-chester n’avait pas d’adresse pour la firme Kane, Breslow, Jespesson & Reade, mais trouva celle d’un certain Michael Jespesson à la rubrique Avocats. J’appelai, mais on m’informa que celui-ci était parti déjeuner. Par ce temps ? me dis-je. Pourquoi ne s’était-il pas fait livrer son repas par le delicatessen du coin ?
J’aurais pu essayer les Grandview Apartments, mais je ne voyais pas très bien ce que j’aurais pu demander à celui ou à celle qui aurait décroché. Il y a un acronyme fort célèbre au NYPD, enfin… il y en avait un de mon temps. On l’apprenait aux nouvelles recrues de l’Académie de police et l’entendait souvent dans les salles de garde des commissariats de New York. Il se prononçait BOTONCUVAFAP et signifiait Bouge Ton Cul et Va Frapper Aux Portes.
D’après certains, ce serait comme ça qu’on résoudrait les trois quarts des affaires, mais on est loin de la vérité. En fait, toutes les affaires ou presque se résolvent d’elles-mêmes. C’est l’épouse qui appelle pour dire qu’elle vient d’abattre son mari, le braqueur qui sort de la banque à toute allure et se jette dans les bras d’un flic qui se trouve là par hasard ou encore l’ex-petit ami qui planque sous son matelas le couteau encore plein de sang avec lequel il a zigouillé sa copine. Pour les autres affaires, celles dont la résolution exige une enquête, ce sont pratiquement toujours les informateurs qui font la différence. Si l’ouvrier n’est pas meilleur que ses outils, le détective, lui, ne saurait travailler mieux que ses mouchards.
De temps en temps néanmoins, il arrive qu’une affaire ne se résolve pas toute seule et qu’aucun mouchard n’ait l’obligeance de lâcher un petit ragot éclairant sur tel ou tel mauvais garçon. (Ou tel ou tel monsieur sans reproche, les mouchards étant, comme tout le monde, susceptibles de mentir.) Oui, il arrive parfois qu’il faille tout simplement faire du bon boulot de policier pour éclaircir une affaire et c’est là que le BOTONCUVAFAP entre en jeu.
Et je m’y étais mis. J’avais recours au BOTONCUVAFAP version mauvais temps. Je bougeais beaucoup mon cul sur ma chaise et me servais du téléphone pour essayer d’abattre le mur parfaitement blanc que m’opposait la mort de Glenn Holtzmann. Le seul problème avec ce genre de tactique, c’est qu’au lieu de reconnaître que ça ne mène à rien et de chercher à savoir où on a pris le mauvais embranchement, on continue de frapper aux portes et on remercie beaucoup le ciel qu’il y en ait une quantité illimitée. Bref, on est très content de pouvoir s’occuper en se racontant que tous les efforts qu’on déploie sont utiles.
Et donc, je n’appelai pas la résidence de Grandview. Mais je n’en jetai pas le numéro de téléphone. Je le gardai bien au chaud, au cas où les portes auraient commencé à manquer.
Lorsque enfin je réussis à le joindre, Michael Jespesson fut très choqué d’apprendre la mort de son ancien associé. Il avait bien entendu parler du meurtre, mais n’y avait pas prêté autrement attention ; pour lui, il s’agissait d’un énième crime de rue, d’un crime qui, en plus, s’était déroulé fort loin de son quartier. Cela faisait aussi plusieurs années que Glenn Holtzmann avait cessé de travailler pour sa société. Sans qu’il puisse se l’expliquer, l’identité de la victime ne l’avait pas frappé.
— Bien sûr que je me souviens de lui, me dit-il. Notre boîte était toute petite. À peine quelques associés plus deux ou trois étudiants en droit. Holtzmann était un type sympa. Il était un peu plus âgé que le licencié en droit ordinaire, mais de quelques années seulement. La première impression qu’il donnait était celle d’un type qui commence dans la vie, mais, le temps aidant, il ne s’est pas montré aussi ambitieux que je le pensais. Il faisait son boulot, mais il n’avait aucune intention de révolutionner le monde.
Cette dernière remarque allait bien dans le sens de ce que m’avait dit Eleanor Yount. Elle avait commencé par voir en lui un successeur éventuel, puis avait vite senti son manque d’entrain. Cela dit, Glenn en avait quand même eu assez pour se trouver un appartement de luxe au vingt-huitième étage. Appartement plus liquide, il laissait un portefeuille qui excédait de beaucoup le demi-million de dollars. Qui sait ce qu’il aurait pu réaliser s’il avait eu un tout petit peu plus d’ambition.
— Peut-être n’avait-il pas trouvé sa place, reprit Jespesson. Je n’ai pas été surpris de le voir partir. Je n’avais jamais pensé qu’il resterait. Il était célibataire, il avait grandi dans les environs, que faisait-il donc à White Plains ? Ce n’est pas qu’il serait né à New York ! Il était bien originaire du Middle West, non ?
— De Pennsylvanie.
— Ce qui n’est pas tout à fait le Middle West, c’est vrai. Mais il n’était pas de Philadelphie non plus. Il sortait de la cambrousse, si mes souvenirs sont exacts.
— D’Altoona, je crois.
— Altoona. New York est rempli de gens qui fuient cette ville. Mais pas White Plains. Et donc, je n’ai pas été surpris de le voir partir. S’il ne s’était pas sauvé à ce moment-là, il l’aurait fait quelques mois plus tard.
— Pourquoi ?
— Parce que la société a coulé. Je vous demande pardon. Je pensais que vous étiez au courant, mais… je ne vois pas pourquoi vous l’auriez été. Toujours est-il que cela n’a rien à voir avec lui, à moins qu’il ait pu en déceler les signes avant-coureurs. Je ne pense pas que des signes avant-coureurs, il y en ait jamais eu d’inscrits sur les murs. Moi, en tout cas, je ne les ai pas vus.
Je lui demandai s’il valait la peine de parler à d’autres personnes.
— Je le connaissais aussi bien que quiconque, me répondit-il. Mais… comment se fait-il que vous enquêtiez encore ? Je croyais que vous aviez mis quelqu’un à l’ombre.
— Vérification de routine.
— Mais… vous tenez bien le responsable ? Un sans-abri, si j’ai bonne mémoire.
Il poussa un grognement et ajouta :
— J’allais dire qu’il aurait mieux fait de rester à White Plains, mais, désolé de vous l’apprendre, nous avons, nous aussi, notre lot d’assassinats de rue. Ma femme et moi vivons dans une résidence gardée. Au cas où vous voudriez nous rendre visite, il faudrait que je laisse votre nom à la loge. Vous vous rendez compte ? Une résidence gardée ! On se croirait en état de siège ! Ou dans une cité médiévale avec murs d’enceinte !
— D’après ce que je sais, il y en a partout dans le pays.
— Quoi ? Des résidences gardées ? Oh oui ! C’est très à la mode. Mais pas à Altoona, je crois.
Il poussa un deuxième grognement et conclut :
— Peut-être aurait-il mieux fait d’y rester.
Pourquoi n’en avait-il rien fait ?
Pourquoi était-il venu à New York ? Il avait fait des études supérieures près de chez lui, il était revenu dans sa ville natale après avoir décroché sa licence et avait très vraisemblablement pris un portefeuille d’assurances dans l’agence de son oncle. Plus tard, après avoir enfin gagné quelques dollars, il était parti pour New York et s’était inscrit à la Law School.
Pourquoi ? L’université de Penn State n’avait-elle donc pas d’institut supérieur de droit de qualité ? Ça lui aurait coûté moins cher que de s’installer à New York et aurait été logique s’il avait eu l’intention de passer les examens du barreau de Pennsylvanie et d’exercer à proximité de chez lui. Il aurait même pu continuer à vendre des polices d’assurance pendant ses heures de liberté. Il n’aurait pas été le premier à se payer ses études de doctorat de cette manière.
Mais, au lieu de cela, il avait rompu. Et, pour autant que je le sache, n’avait jamais regardé en arrière. Il n’avait pas emmené sa fiancée au pays et ne l’avait pas davantage présentée à sa famille.
Qu’avait-il donc laissé derrière lui ? Qu’avait-il emporté lorsqu’il avait décidé de rompre ? Combien ses parents lui avaient-ils laissé d’argent ?
Lui avaient-ils même seulement laissé quelque chose ?
Commencer par l’oncle. J’appelai Eleanor Yount pour savoir si cet homme apparaissait sous son nom dans les registres de sa société. Elle demanda à une de ses assistantes de ressortir le curriculum vitae de Glenn et me répondit que Holtzmann avait été très vague sur les activités qu’il avait exercées avant de se lancer dans son doctorat de droit. Comme les petits boulots qu’il avait faits après le lycée, sa carrière dans les assurances n’avait droit qu’à un bref résumé dans sa demande de poste. « Ventes de polices et tâches administratives diverses à l’agence d’assurances de mon oncle, à Altoona », avait-il écrit avant de donner les dates.
Je téléphonai aux renseignements d’Altoona et demandai à l’opératrice de chercher un certain Holtzmann, agent d’assurances, dans les pages jaunes. Il y avait beaucoup de Holtzmann dans la région, me répondit-elle, tous ou presque ayant deux « n » à leur nom. Mais aucun d’entre eux ne semblait travailler dans les assurances.
Évidemment, il n’était pas obligatoire que l’oncle eût le même nom que le neveu. Il y avait en outre pas mal de chances pour que ce monsieur soit mort, ou retiré en Floride, ou encore ait vendu son agence pour s’acheter une franchise de Burger King.
Je demandai à l’opératrice de me donner les noms et numéros de téléphone des deux compagnies d’assurances qui avaient le plus grand placard publicitaire dans les pages jaunes. Elle parut trouver ma requête amusante, mais me fournit les renseignements que je cherchais. J’appelai les deux sociétés et, dans les deux cas, réussis à joindre quelqu’un qui n’était pas tout jeune dans la boîte. J’expliquai qye j’étais à la recherche d’un monsieur qui avait travaillé dans les assurances à Altoona, que ce monsieur s’appelait peut-être Holtzmann, mais qu’en tout état de cause il avait employé son neveu qui, lui, s’appelait à coup sûr Holtzmann, Glenn Holtzmann.
Peine perdue.
Je rappelai les renseignements et obtins les numéros de téléphone d’une autre demi-douzaine de Holtzmann à deux « n ». Je procédai par ordre. Les deux premiers ne décrochèrent pas le téléphone. La troisième, une femme avec une voix à la Ethel Merman, m’assura connaître tous les Holtzmann de la ville. D’après elle, ils étaient tous parents, mais non : il n’y avait pas de Glenn dans la famille. Ce prénom n’avait naturellement rien de mal, mais aucun Holtzmann ne l’avait jamais porté, et s’ils l’avaient fait, elle l’aurait su.
Je l’informai qu’à mon avis celui que je cherchais était originaire de Roaring Spring.
Alors là, ça changeait tout, me rétorqua-t-elle. Sans le dire tout à fait, elle me laissa entendre que les habitants de Roaring Springs étaient des monstres. Oui, elle savait qu’il y avait des Holtzmann à Roaring Spring, mais elle n’avait plus de nouvelles d’eux depuis des années et n’aurait pu me dire s’il y en restait encore de vivants. S’il était pourtant une chose qu’elle savait, c’était bien que les Holtzmann de Roaring Spring n’avaient absolument aucun lien avec les Holtzmann d’Altoona.
— A moins de remonter aux ancêtres des bords du Rhin, me précisa-t-elle.
J’appelai les renseignements de Roaring Spring en me demandant pourquoi l’idée ne m’en était pas venue plus tôt. Aucune importance, de toute façon. Il n’y avait pas de Holtzmann à Roaring Spring.
J’appelai Lisa. Savait-elle, par hasard, le nom de l’oncle pour lequel Glenn avait travaillé dans les assurances du temps où il vivait à Altoona ?
— Drôle de question, me répondit-elle. M’a-t-il jamais parlé des membres de sa famille en les appelant par leurs prénoms ? S’il l’a fait, je ne m’en souviens pas. L’ennui là-dedans, c’est que ni l’un ni l’autre nous ne parlions beaucoup de nos familles respectives.
— Et le nom de jeune fille de sa mère ? Il te l’a dit ?
— Je suis sûre que non. Mais… attends une minute. Je viens de le voir sur sa police d’assurance. Je reviens tout de suite.
J’attendis, elle revint me dire que le nom de jeune fille de sa mère était Benziger.
— Son père s’appelait John Holtzmann, poursuivit-elle. Nom de jeune fille de la mère… Hilda Benziger, Ça va t’aider ?
— Je ne sais pas.
Je rappelai les renseignements d’Altoona et demandai les coordonnées d’un agent d’assurances qui se serait appelé Benziger. Il n’y en avait pas et je ne me donnai pas la peine de chercher plus loin. Mari de la sœur de Mr ou Mrs Holtzmann, l’oncle en question aurait très bien pu l’être par alliance. Il aurait même pu être le père d’un cousin issu de germains. Les raisons possibles pour qu’il ne soit ni un Holtzmann ni un Benziger étaient tout simplement trop nombreuses.
Je raccrochai et restai là à me demander ce que j’allais faire. J’avais l’impression de frapper à des tas de portes qui se refermaient sur moi en claquant.
Allais-je devoir me rendre à Altoona ? Dieu m’est témoin que je n’en avais aucune envie. Il me semblait que c’eût été faire un bien grand voyage pour retrouver des pistes qui avaient toutes les chances de ne conduire nulle part. Cela étant, mener mon enquête de loin ne me paraissait pas possible. Une fois sur place, je pourrais au moins chercher les noms et prénoms de tous les membres de sa famille dans tous les registres et archives du comté et enfin découvrir l’identité du mystérieux tonton.
À condition que les gens que je rencontrerais se montrent coopératifs. Je savais comment amadouer les employés des archives de New York : il suffisait de les acheter. À Altoona, le coup n’était peut-être pas jouable.
Qu’allais-je découvrir ?
Je fusillais encore le téléphone du regard lorsque, pour me faire suer, sans doute, il se mit à sonner.
C’était Lisa.
— Après avoir raccroché, j’ai commencé à me poser des questions, me dit-elle. Pourquoi les assurances ? Glenn ne m’avait jamais parlé de ça.
— Mais c’est ce qu’il a raconté à Eleanor Yount.
— À moi, il m’a dit qu’il vendait des voitures. Des Cadillac et des Chevrolet. Et d’autres encore… des Oldsmobile ?
— Ça remonte à quelle époque ?
— Après la fac, me répondit-elle. Juste avant qu’il vienne s’installer à New York et entame son doctorat de droit.
— À la rubrique « Concessionnaires automobiles »… y a-t-il un Holtzmann ? La Holtzmann Motors ? La Holtzmann Cadillac ?
Ils avaient une patience d’ange, aux renseignements d’Altoona. Pendant que l’opératrice se lançait dans ses recherches, je me représentai Glenn Holtzmann gisant devant la vitrine d’un concessionnaire Honda, juste en face d’un réparateur de pots d’échappement. Le plus gros concessionnaire Cadillac de New York se trouvait à une rue de là.
Il n’y avait pas de Holtzmann dans les annuaires d’Altoona. Je demandai à l’opératrice d’essayer Benziger. Ça lui disait quelque chose, mais elle ne savait pas pourquoi… et ne trouva pas de Benziger Motors dans ses listes. Je lui dis d’essayer des vendeurs de Chevrolet, de Cadillac et peut-être même d’Oldsmobile.
Au bout d’un bref instant, elle me signala que le seul concessionnaire qu’elle avait était une agence Cadillac. Et oui, ils vendaient aussi les autres marques, et des camions GMC… et des Toyota.
— Quelle époque ! ajouta-t-elle après m’avoir mentionné ce dernier constructeur. Et donc, ça va se trouver sous… voilà : la Nittany Motors. C’est dans Five Mile Road.
Je notai le numéro et appelai. L’employée qui me répondit ne pensait pas qu’il y eût des Holtzmann dans le personnel, à moins que ce monsieur n’ait été le type qu’on avait récemment embauché au service des réparations. Mais comme elle ne savait pas son nom…
— Bref, ce n’est pas le patron, lui dis-je.
Cette idée parut beaucoup l’amuser.
— Oh, non ! s’écria-t-elle. C’est Mr Joseph Lamarck qui est le patron et il l’est depuis qu’il y a un Nittany Motors dans Five Mile Road.
— Et ça remonte à ?…
— À pas mal d’années !
— Et avant ? Y a-t-il jamais eu un Benziger Motors ?
— Mais oui ! Mais c’était bien avant que j’arrive, je le crains. Puis-je vous demander ce qui vous amène ?
Je lui dis que j’appelais de New York et que j’enquêtais sur un homicide. Il n’était pas impossible que le défunt ait travaillé pour le compte de la Benziger Motors et qu’il ait même été un membre de la famille.
— Vous devriez demander à Mr Lamarck, me dit-elle.
Un moment après, elle m’apprit que son patron était sur une autre ligne. Pouvais-je patienter un peu ? Je lui répondis que oui.
J’étais complètement dans les nuages lorsqu’une belle voix masculine me lança :
— Joe Lamarck à l’appareil. J’ai peur de ne pas avoir bien saisi votre nom.
Je le lui dis.
— Et quelqu’un s’est fait tuer ? reprit-il. Et ce quelqu’un aurait travaillé ici et aurait été un parent d’Al Benziger ? D’après moi, il ne peut s’agir que de Glenn Holtzmann.
— Vous le connaissiez ?
— Bien sûr. Pas intimement et je ne peux pas dire que j’aurais beaucoup pensé à lui depuis cette époque, mais c’était un jeune homme assez sympathique. C’était le fils de la sœur d’Al… à moins que je ne me trompe. Elle l’a
I élevé toute seule et elle est morte à peu près au moment i où il s’est inscrit à l’université d’État. Al les a pas mal aidés financièrement parlant et c’est lui qui s’est occupé de Glenn après la fac.
— Glenn était-il un bon étudiant ?
— Oui, assez. Je ne pense pas que le commerce de l’automobile l’ait jamais beaucoup intéressé, mais ces choses-là prennent parfois du temps. Cela dit, il a quand même fini par partir. Je ne saurais dire ce qui le barbait le plus d’Altoona ou des voitures. Il n’est pas impossible qu’il en ait eu marre de son oncle. C’était un très chic type, mais il y avait des moments où ce n’était pas facile de travailler pour lui. Moi-même, j’ai dû m’en aller.
— Vous avez travaillé pour lui ?
— Et comment ! Mais j’ai arrêté, oh, disons… deux ou trois mois après l’arrivée de Glenn. Rien à voir avec lui, d’ailleurs. Al me cassait un peu trop souvent les pieds et j’ai fini par aller bosser pour Ferris, un concessionnaire Ford qui se trouvait à deux ou trois maisons de là. Après, Al a eu des ennuis et j’ai repris son affaire, mais bon… ça, c’est une autre histoire.
— Et ça s’est produit quand ?
— Mon Dieu ! Il y a une quinzaine d’années de ça. C’est quasiment de l’histoire ancienne !
— Mais c’était après le départ de Glenn, non ?
— Absolument. Et c’est quelques mois plus tard qu’Al a commencé à avoir des problèmes. Et il s’est encore passé un bon moment avant que je lui reprenne son affaire.
— Quel genre d’ennuis a-t-il eus ?
Un ange passa.
— C’est-à-dire que… je n’aime pas beaucoup en parler, dit-il. De toute façon, tout ça, c’est de l’histoire ancienne. Tous ceux qui ont été mêlés à l’affaire ont disparu. Al et Marie ont quitté la ville dès qu’ils ont pu et je n’ai aucune idée de l’endroit où Al pourrait se trouver en ce moment… si même il est encore vivant, ce dont je doute. Quand il a quitté Altoona, il était complètement brisé.
— Pourquoi ?
— Mais le fisc, voyons ! s’écria-t-il avec passion. Je ne voulais pas le dire, mais comme ça ne risque pas de blesser quiconque et que vous auriez fini par le savoir… Al tenait une double comptabilité, depuis des années. C’était sa femme, Marie, qui s’en occupait et, d’après moi, ils devaient s’arranger entre eux. Il avait aussi un comptable, bien sûr, Perry Preiss, et c’est lui qui a commencé par avoir des ennuis, jusqu’au moment où on a compris qu’Al et Marie lui avaient tout caché. Il n’empêche : ça lui a fait beaucoup de tort.
— Comment les Benziger s’en sont-ils sortis ?
— Règlement à l’amiable. Ils n’avaient vraiment pas le choix, vous savez ? Ils étaient faits comme des rats. C’était de la fraude fiscale pure et simple, avec faux registres de comptabilité et comptes bancaires clandestins. Pas moyen de dire qu’on s’est trompé, qu’on a oublié de déclarer ceci ou cela parce que ça ne vous est pas revenu à l’esprit ! S’ils avaient voulu, les types des impôts auraient très bien pu les envoyer tous les deux en taule. Ils les tenaient à la gorge et ils ne se sont pas montrés très gentils, enfin… à mon idée. Al Benziger y a tout laissé. C’est à ce moment-là que je lui ai racheté son portefeuille. Quelqu’un d’autre lui a racheté sa baraque et quelqu’un d’autre encore sa maison d’été au bord du lac.
— Et Glenn était déjà parti lorsque ça s’est produit.
— Oh, oui. Et on ne peut pas dire qu’il soit revenu pour leur remonter le moral. Je ne suis même pas sûr qu’il ait été au courant de l’histoire. Il était bien à New York, non ?
— En effet. Il suivait les cours de la Law School, lui répondis-je. Il préparait son doctorat de droit et c’est grâce à l’argent que sa mère lui avait légué en mourant qu’il pouvait se payer ses études.
Il me demanda de répéter. Quand j’en eus terminé, il me lança :
— Non, ça, ce n’est pas vrai. Glenn Holtzmann a été élevé dans une caravane et cette caravane n’était même pas à eux. En dehors de ce que son frère lui donnait, je n’ai pas l’impression que la mère de Glenn ait jamais eu un sou en poche.
— Une assurance ?
— Ça m’étonnerait, et même si ç’avait été le cas, l’argent aurait fondu depuis longtemps. Je ne vous ai pas déjà dit que sa mère était morte au moment où Glenn partait en fac ?
— Si.
— Et ça pose quand même problème, vous ne trouvez pas ? Où avait-il trouvé tout cet argent ?
— Je ne sais pas. Mais comment le fisc a-t-il deviné que c’était à Al Benziger qu’il fallait s’en prendre ?
— Ah, mon Dieu ! s’écria-t-il.
— Qui était au courant de la double comptabilité ?
— Il y a une heure, je vous aurais répondu personne. En tout cas, pour Perry Preiss, c’est sûr. Et moi, je l’ignorais. Je vous aurais dit Al et Marie et personne d’autre.
— Et maintenant ?
— Et maintenant, je suis bien obligé de me demander si Glenn n’était pas au courant, dit-il. Ah, mon Dieu ! Mon Dieu !