21. Anniversaire
Après des centaines de millions de milles, les notes familières de Happy Birthday venaient mourir sur les écrans du tableau de contrôle. La famille Poole, groupée consciencieusement autour du gâteau, se fit brusquement silencieuse. Mr Poole déclara alors d’un ton bourru :
— Eh bien, voilà, Frank, je ne trouve plus rien d’autre à te dire pour l’instant. Toutes nos pensées sont avec toi, je tiens à ce que tu le saches. Nous te souhaitons le plus heureux des anniversaires.
— Sois prudent, chéri, dit Mrs Poole d’une voix chargée de larmes. Que Dieu te protège !
Il y eut un chœur d’au revoir et l’écran s’éteignit. Poole songea qu’il était étrange que cela se fût passé en vérité une heure auparavant. Maintenant, la famille s’était à nouveau dispersée. Pourtant, ce laps de temps, pour aussi frustrant qu’il fût, n’en était pas moins bénéfique en définitive. Comme tous ceux de sa génération, Poole trouvait parfaitement normal de parler à n’importe qui en n’importe quel point du globe quand il le désirait. À présent que cela n’était plus vrai, il en résultait un profond impact psychologique. Il était passé dans une dimension nouvelle où tout était lointain ; les liens émotionnels qu’il avait eus jusqu’alors s’étaient étirés au point de se rompre.
— Excusez-moi d’interrompre ces réjouissances, dit la voix de Carl, mais nous avons un problème.
— De quoi s’agit-il ? demandèrent ensemble Poole et Bowman.
— J’ai de la difficulté à garder le contact avec la Terre. L’élément AE-35 est défaillant. Mon centre de prévision estime qu’il cessera de fonctionner d’ici soixante-douze heures.
— Nous allons nous en occuper, dit Bowman. Montre-nous l’alignement optique.
— Le voici, Dave. Il est encore correct pour l’instant.
Une demi-lune parfaite apparut sur le fond d’espace noir presque vierge d’étoiles. Elle était ocellée de nuages qui masquaient tout détail reconnaissable. En fait, au premier coup d’œil, on aurait pu croire qu’il s’agissait de Vénus.
Mais ce n’était plus possible après un instant quand on découvrait la Lune, la véritable, la seule Lune, quatre fois moins grande que la Terre et dans la même phase. Il venait immédiatement à l’esprit que l’on contemplait la mère et la fille, ainsi que l’avaient pensé certains astronomes avant que l’étude des rochers lunaires n’ait prouvé que la Lune n’avait jamais fait partie de la Terre.
Poole et Bowman étudièrent l’écran en silence durant une demi-minute. L’image leur parvenait par l’intermédiaire d’une caméra TV à longue portée montée sur l’antenne radio. Au centre, une croix matérialisait l’orientation exacte de l’antenne. Lorsque le mince faisceau n’était plus pointé droit sur la Terre, il était impossible de recevoir ou d’émettre le moindre message. Les impulsions manquaient leur lointaine cible et se perdaient dans l’immensité du système solaire. Si jamais quelqu’un les percevait un jour, ce ne serait pas un homme, et ce ne serait pas avant des siècles.
— Où se situe la défaillance ? demanda Bowman.
— Elle est intermittente et je ne peux la localiser. Mais il semble que ce soit bien dans l’élément AE-35.
— Quelle procédure préconises-tu ?
— Le mieux serait de remplacer l’élément afin de pouvoir l’examiner.
— D’accord. Montre-nous les plans.
L’image se forma sur l’écran. En même temps, une feuille de papier sortit d’une fente. En dépit des perfectionnements électroniques, il advenait parfois que la bonne vieille feuille imprimée fût le moyen d’information le plus pratique.
Pendant un instant, Bowman étudia les diagrammes, puis il siffla entre ses dents :
— Tu aurais dû nous dire qu’il fallait sortir du vaisseau.
— Excusez-moi, fit Carl. J’ai pensé que vous saviez que l’élément AE-35 était situé sur l’antenne.
— Pour ma part, je l’ai sans doute su, il y a un an. Mais il existe huit mille circuits à bord. De toute façon, cela me semble assez simple. Il suffit de démonter le panneau et de remplacer l’élément.
— Ça me va parfaitement, dit Poole, qui était affecté à toutes les éventuelles missions extérieures. Un peu de changement me fera du bien. Soit dit sans vouloir t’offenser.
— Voyons ce qu’en pense le Contrôle, fit Bowman.
Pendant quelques secondes encore, il demeura silencieux, mettant de l’ordre dans ses pensées, puis il se mit à dicter un message.
« X-Ray Delta Un à Contrôle de Mission. À 20 45, défaillance prévue par ordinateur central neuf triple zéro. Alpha Echo-35. Délai soixante-douze heures. Demande vérification de votre contrôle télémétrique et suggère révision de l’élément sur banc d’essai. Veuillez confirmer approbation du plan de sortie et remplacement de l’élément Alpha Echo-35. X-Ray Delta Un à Contrôle de Mission ; message 21 03 terminé. »
Des années de pratique avaient permis à Bowman de pouvoir débiter avec aisance ce jargon que quelqu’un avait un jour appelé le « technish » pour revenir l’instant d’après à la conversation normale avec la même facilité.
Maintenant, il ne restait plus aux deux hommes qu’à attendre durant deux heures tandis que les signaux franchissaient les orbites de Jupiter et de Mars.
La réponse arriva alors que Bowman essayait sans succès de battre Carl à l’un des innombrables jeux de figures géométriques stockés dans sa mémoire.
« Contrôle de Mission à X-Ray Delta Un. Accusons réception 21 03. Procédons révisions demandées et vous aviserons.
« D’accord pour plan de sortie et remplacement élément Alpha Echo-35. Procédons de notre côté à essais pour détection pièce défaillante. »
En ayant ainsi terminé avec le message important, le Contrôleur revint à l’anglais normal :
« Navré pour ces ennuis, les gars. Je m’en voudrais d’y ajouter, mais, en raison de cette sortie, nous avons une requête de l’Information Publique. Pouvez-vous enregistrer une petite déclaration sur votre situation actuelle en expliquant le rôle de l’AE-35 ? Faites ça rassurant au maximum. Nous pourrions nous en charger, mais ce serait mieux venant de votre part. J’espère que cela ne vous empoisonne pas trop l’existence. Contrôle de Mission à X-Ray Delta Un : message terminé. »
Bowman ne put s’empêcher de sourire. Parfois, ceux de la Terre faisaient preuve d’un certain manque de tact et de sensibilité. « Rassurant au maximum…» Tu parles !
Quand Poole vint le rejoindre à la fin de sa période de sommeil, ils passèrent ensemble une dizaine de minutes à rédiger et à parfaire la déclaration. Aux tout premiers jours de la mission, ils avaient affronté d’innombrables sollicitations et des discussions à propos de tout. Puis, au fil des semaines, tandis que s’accroissait le délai de transmission, l’intérêt s’était émoussé. Depuis leur passage près de Jupiter, un mois auparavant, ils n’avaient pas enregistré plus de trois ou quatre déclarations.
« X-Ray Delta Un à Contrôle de Mission. Voici notre déclaration destinée à la presse : Aujourd’hui un problème technique mineur s’est posé. Notre ordinateur Carl 9 000 prévoit la défaillance de l’élément AE-35.
« Il s’agit d’une pièce infime mais essentielle de notre système de communication. Elle permet en effet de maintenir notre antenne principale orientée vers la Terre avec une précision de l’ordre de quelques millièmes de degré. À la distance où nous nous trouvons actuellement, plus de sept cents millions de milles, une telle précision est nécessaire car la Terre n’est plus désormais qu’une petite étoile et notre faisceau radio, très étroit, pourrait la manquer facilement.
« L’antenne demeure dirigée en permanence vers la Terre grâce à des moteurs actionnés par l’ordinateur central. Mais ces moteurs reçoivent leurs impulsions génératrices par l’intermédiaire de l’élément AE-35. Celui-ci pourrait être comparé à quelque centre nerveux du corps humain qui transmet aux muscles les ordres issus du cerveau. Si les nerfs ne transmettent pas correctement les ordres, le muscle n’obéit plus. Dans notre cas, une défaillance de l’élément AE-35 pourrait dérégler l’antenne qui ne serait plus orientée avec précision. C’était là un incident fréquent sur les sondes spatiales utilisées au siècle dernier. Souvent elles atteignaient les autres planètes, mais ne transmettaient aucune information, puisque leur antenne ne pouvait localiser la Terre.
« Nous ignorons pour l’instant la nature de la défaillance, mais la situation n’est pas grave et il est inutile de s’inquiéter. Nous possédons deux éléments de rechange dont chacun devrait durer vingt ans. Les risques d’une panne du second élément sont négligeables. Il se peut également que nous soyons en mesure de réparer celui qui fonctionne actuellement.
« Frank Poole, qui est hautement qualifié pour ce genre de travail, va sortir à l’extérieur du vaisseau et remplacer l’élément AE-35. Il en profitera pour examiner la coque et réparer quelques petites déchirures qui ne justifiaient pas une sortie jusqu’à présent.
« En dehors de ce problème mineur, la mission se déroule sans incident et devrait continuer ainsi.
« X-Ray Delta Un à Contrôle de Mission : message terminé. »
22. Excursion
Les capsules spatiales de Explorateur 1 étaient des sphères de trois mètres de diamètre dans lesquelles l’opérateur, assis derrière une baie, jouissait d’une vue splendide. Un moteur à fusée produisait une accélération équivalant à un cinquième de la pesanteur normale et suffisante pour planer au-dessus de la Lune, par exemple, tandis que des fusées stabilisatrices permettaient le pilotage. Deux bras articulés appelés « waldos » étaient montés sur la coque, immédiatement en dessous de la baie. L’un assurait les travaux lourds, l’autre les manipulations délicates. De plus, un choix important d’outils, tournevis, scies et vrilles était monté sur une tourelle extensible.
Les capsules n’étaient certes pas le plus élégant des moyens de transport conçus par l’homme, mais elles étaient absolument essentielles pour tous les travaux de construction ou d’entretien effectués dans l’espace. On les baptisait en général de noms féminins, sans doute parce que leur caractère était imprévisible. Celles de Explorateur 1 s’appelaient Anna, Betty et Clara.
Lorsque Poole eut revêtu sa tenue pressurisée – ultime rempart de l’homme contre le vide –, il vérifia soigneusement tous les appareils du bord. Il fit fonctionner les fusées, agita les waldos, s’assura du niveau du carburant, de la densité d’oxygène et de la charge des batteries. Puis, satisfait, il appela Carl par radio. Bowman demeurait sur la passerelle de contrôle et il n’interviendrait en aucune façon, à moins qu’un accident ou une panne ne survienne.
— Ici Betty. Commencez le pompage.
— Pompage commencé, annonça Carl.
Aussitôt Poole perçut la pulsation des pompes qui aspiraient l’air du sas. Puis la fine coque de métal de la capsule fit entendre des sons grinçants et des craquements. Cinq minutes après, Carl annonça :
— Pompage achevé.
Poole se livra à une dernière vérification de son minuscule tableau de bord. Tout était paré.
— Ouvrez la porte extérieure.
Carl confirma l’ordre. À tout instant, Poole avait la possibilité d’ordonner « halte ! » et l’ordinateur interrompait immédiatement la manœuvre.
La paroi coulissa. Poole sentit vaciller imperceptiblement l’appareil lorsque les dernières traces d’air se ruèrent dans le vide. Soudain, il contempla les étoiles et le disque minuscule et doré de Saturne, à quatre cents millions de milles.
— Commencez l’éjection.
Tout doucement, le rail qui supportait la capsule s’avança dans le vide, au-dessus de la coque. Poole déclencha alors la fusée principale pendant une demi-seconde et l’appareil quitta lentement le rail et devint aussitôt un véhicule indépendant qui suivait sa propre orbite autour du soleil. Il n’était plus relié à l’astronef, pas même par le plus fin des câbles de sécurité. Les capsules tombaient rarement en panne, et, même s’il partait à la dérive, Poole pouvait compter sur l’aide de Bowman.
Betty répondait avec souplesse aux commandes. Poole la laissa s’éloigner d’une vingtaine de mètres, puis il freina et la fit pivoter afin de faire face à l’astronef. Il entreprit alors l’exploration de la coque.
Son premier objectif était une zone fondue qui n’avait guère plus de quelques centimètres carrés. Un cratère minuscule apparaissait au centre. La particule de poussière météoritique qui avait pénétré la coque à une vitesse de quelques centaines de milliers de milles à l’heure n’avait pas dû être plus grosse qu’une tête d’épingle. Son énergie cinétique l’avait instantanément vaporisée. Comme on le constatait souvent en pareil cas, le cratère semblait avoir été fait de l’intérieur du vaisseau.
À de telles vitesses, les matériaux se comportaient d’étrange façon et les lois normales de la mécanique étaient rarement applicables.
Poole examina avec soin l’emplacement puis vaporisa de la soudure à l’aide du container sous pression dont était équipée la capsule. Le liquide blanc se répandit sur le métal de la coque et recouvrit le cratère. Une grosse bulle se forma, atteignit une dizaine de centimètres puis éclata, cédant la place à une bulle plus petite qui ne tarda pas à se résorber lorsque le liquide de soudure se figea. Poole attendit plusieurs minutes mais ne nota plus aucun signe d’activité. Par prudence, toutefois, il vaporisa une seconde couche avant de reprendre sa progression vers l’antenne.
Il lui fallut un certain temps pour accomplir le tour de la sphère d’habitation, car il ne dépassait jamais deux ou trois mètres à la seconde. Il n’était pas pressé et il était dangereux de se déplacer rapidement si près du vaisseau. Il devait veiller à ne pas accrocher l’un des divers instruments qui saillaient sur la coque en des endroits imprévisibles et se montrer particulièrement prudent avec les fusées qui pouvaient occasionner des dommages considérables aux appareils les plus fragiles.
Quand finalement il atteignit l’antenne, il se livra à un examen approfondi. Le grand disque de six mètres de diamètre semblait orienté droit sur le soleil dans lequel s’était perdue la Terre. Le support était par conséquent plongé dans l’obscurité la plus totale.
Poole était arrivé par l’arrière, prenant garde à ne jamais se trouver dans le faisceau, ce qui aurait pu interrompre le contact avec la Terre. Il ne distingua aucun des éléments à vérifier jusqu’à ce qu’il eût branché les projecteurs de la capsule et chassé les ombres.
La cause de leurs ennuis se trouvait sous une plaque de métal maintenue par quatre écrous. Le remplacement de l’élément AE-35 avait été prévu lors de la construction et Poole ne craignait aucune difficulté particulière. Il lui apparut cependant comme évident qu’il ne pourrait travailler depuis l’intérieur de la capsule. Non seulement il eût été dangereux de manœuvrer à proximité de la délicate charpente de l’antenne, mais les fusées de Betty pouvaient fort bien brûler la surface du grand miroir. Il allait devoir immobiliser la capsule cinq ou six mètres plus loin et revenir travailler en scaphandre. De toute façon, il irait plus vite avec ses mains gantées qu’avec les waldos de Betty.
Il fit un rapport détaillé à Bowman qui vérifiait de son côté chaque phase de l’opération. C’était un travail de routine, mais, dans l’espace, rien de devait être fait à la légère, nul détail ne pouvait être omis. Il n’existait pas de faute mineure, à l’extérieur.
Poole reçut le feu vert et il entreprit d’éloigner la capsule du support d’antenne. Bien qu’il n’y eût aucun danger de la voir dériver dans l’espace, il prit la précaution de fixer un manipulateur sur l’une des courtes sections d’échelle placées en des points stratégiques de la coque.
Ensuite, il vérifia la pression de son scaphandre et chassa l’air de la capsule. L’atmosphère intérieure de Betty s’enfuit en sifflant dans le vide et un nuage de cristaux de glace se forma brièvement autour de Poole, estompant l’éclat des étoiles. Il lui restait encore une chose à faire avant de quitter la capsule. Il passa du contrôle manuel au téléguidage. La capsule dépendrait maintenant de Carl. C’était là une mesure de sécurité normale. Il était certes relié à Betty par une cordelette élastique, fine comme un brin de coton et à toute épreuve, mais il est bien connu que les liens les plus solides sont capables de se rompre. Il eût été stupide d’avoir besoin de la capsule et de se trouver dans l’incapacité de faire appel à Carl.
La porte s’ouvrit et Poole dériva lentement dans le silence de l’espace, la cordelette se déroulant derrière lui. Doucement, il fallait aller doucement, ne jamais se hâter. S’arrêter et réfléchir : telles étaient les règles de la sécurité dans l’espace. Aussi longtemps qu’on les observait, on ne pouvait avoir d’ennuis.
Poole saisit l’une des poignées extérieures de Betty et prit l’élément AE-35 de rechange qui se trouvait placé dans une poche style kangourou. Il ne s’arrêta pas à la collection d’outils dont la plupart n’avaient pas été prévus pour la main de l’homme mais pour les waldos. Les clés dont il pouvait avoir besoin étaient déjà fixées à sa ceinture. D’une simple poussée, il s’élança vers le support du grand disque qui se dressait entre lui et le soleil. Son ombre dédoublée, créée par les projecteurs de Betty, dansait un fantastique ballet sur la surface convexe. Ici et là, pourtant, à sa grande surprise, il découvrait des points de lumière dans le vaste miroir. Il fut très intrigué pendant quelques secondes, tandis qu’il continuait de s’approcher, puis il comprit : durant le voyage, le réflecteur avait dû souvent traverser des essaims de micrométéorites et la lumière qu’il voyait par les trous minuscules qu’elles avaient laissés était celle du soleil. Le fonctionnement de l’antenne, pourtant, n’en avait été en rien affecté.
Il stoppa son avance en tendant le bras et en saisissant un longeron juste avant d’atteindre l’antenne. Il fixa rapidement la ceinture de sécurité qui lui permettrait de ne pas partir à la dérive lorsqu’il utiliserait ses outils. Puis il fit un nouveau rapport à Bowman et envisagea la phase suivante.
Il y avait un petit problème : il se tenait – ou plutôt : il flottait – dans sa propre lumière et il lui était difficile de voir l’élément AE-35 dans l’ombre qu’il projetait. Il ordonna donc à Carl de déplacer les projecteurs de quelques degrés. Après plusieurs essais, il obtint un éclairage uniforme grâce à la clarté que reflétait la surface de l’antenne. Ensuite, durant plusieurs secondes, il examina la plaque de métal et ses quatre écrous. Puis, se murmurant à lui-même : « Toute manipulation par une personne non assermentée annule la garantie du fabricant », il fit sauter les fixations de sécurité et s’attaqua aux écrous. Ceux-ci étaient de taille standard et ils s’adaptaient parfaitement à la clé dont il était muni. Ils vinrent sans résister et Poole les plaça dans le sac préparé à cet effet. Quelqu’un avait prédit que la Terre aurait un jour des anneaux, tout comme Saturne, des anneaux faits de tous les écrous, vis, rivets et outils échappés des mains des travailleurs de l’espace maladroits.
La plaque elle-même résista quelque peu et, pendant un bref instant, Poole craignit qu’elle n’eût été soudée par le froid. Mais elle céda après quelques chocs, il l’ôta et la fixa au support d’antenne par une pince-crocodile.
Il avait maintenant sous les yeux l’élément AE-35. Celui-ci était une mince plaque de la grandeur d’une carte postale, placée dans un logement à peine assez large et maintenue en place par deux barrettes. Une petite poignée permettait de la saisir pour l’extraire. Mais l’élément fonctionnait encore, transmettant à l’antenne les impulsions qui la maintenaient orientée vers le point lointain qu’était la Terre. En la retirant maintenant, le contrôle ne serait plus assuré et le disque reprendrait sa position neutre, dans l’axe de l’astronef. Ce qui pourrait être dangereux, car il risquait de se briser en pivotant violemment.
Pour éviter ce risque, il suffisait de mettre le système de contrôle hors circuit. L’antenne, alors, ne pourrait plus bouger, à moins que Poole lui-même ne la pousse. Il n’y aurait plus alors aucun danger de perdre la Terre pendant les quelques minutes qui allaient être nécessaires pour le remplacement de l’élément.
— Carl, appela Poole. Je vais remplacer l’élément. Coupe le contrôle sur l’antenne.
— Contrôle coupé, confirma Carl.
— Bon. J’y vais, maintenant.
La plaque sortit sans difficulté de son logement. Elle ne se plia pas et aucun des contacts ne résista. En une minute, le nouvel élément fut en place. Mais Poole ne prenait aucun risque. Il s’éloigna lentement du support au cas où l’antenne s’affolerait lorsque le contrôle serait rétabli. Puis il appela :
— Carl… Le nouvel élément devrait fonctionner maintenant. Rétablis le contrôle.
— Contrôle rétabli, annonça Carl.
L’antenne n’avait pas bougé.
— Risques de défaillance.
Des impulsions infimes suivaient maintenant le circuit complexe de l’élément à la recherche de possibles défauts, testant les myriades de pièces et leur tolérance. Bien sûr, cela avait été fait un certain nombre de fois avant que l’élément eût quitté l’usine, mais deux ans s’étaient écoulés depuis, deux ans et un demi-milliard de milles. Certaines unités d’électronique lâchaient souvent sans que l’on pût savoir vraiment pourquoi.
— Circuit en fonctionnement normal, déclara Carl après une dizaine de secondes.
Durant ce laps de temps, il avait procédé à autant de vérifications qu’une petite armée de spécialistes humains.
— Très bien, dit Poole. Maintenant, je remets la plaque.
C’était souvent la phase la plus dangereuse d’une opération. Le travail achevé, on avait tendance à ne plus penser qu’à regagner l’intérieur. C’est alors que survenaient les fautes. Mais Frank Poole n’eût jamais été sélectionné s’il n’avait été exceptionnellement consciencieux et prudent. Il prit tout son temps et, lorsque l’un des écrous lui échappa, il le rattrapa avant qu’il eût parcouru plus de quelques centimètres.
Un quart d’heure plus tard, à bord de Betty, il regagnait le garage, bien certain d’avoir accompli une tâche qui ne serait plus à refaire.
En ceci, malheureusement, il se trompait.
23. Diagnostic
— Est-ce que tu veux dire par là que j’ai fait tout ce travail pour rien ?
Frank Poole était plus surpris qu’ennuyé.
— À ce qu’il semble, oui, dit Bowman. L’élément fonctionne parfaitement. Même avec une surcharge double, il n’y a aucun signe de défaillance.
Ils se trouvaient dans le petit atelier du carrousel que sa faible pesanteur rendait bien plus pratique que le garage des capsules pour les réparations et vérifications. Ici au moins on ne risquait pas d’être brûlé par des gouttes de soudure à la dérive ou de perdre des petites pièces qui décidaient de partir en orbite. Toutes choses qui se produisaient dans le garage.
La plaquette de l’élément AE-35 était placée sous des lentilles grossissantes, soigneusement fixée dans un cadre de connexion d’où s’échappait un écheveau de fils multicolores rattachés au tableau d’essai guère plus grand qu’un clavier d’ordinateur. Pour tester un élément, il suffisait d’établir la connexion, de prendre la carte appropriée dans la bibliothèque des pannes et de presser un bouton. La localisation exacte de la défaillance apparaissait sur un écran en même temps que les données pour la réparation.
— Essaie, dit Bowman d’un ton quelque peu irrité.
Poole plaça le bouton SURCHARGE sur X 2 et appuya sur la touche marquée ESSAI. Aussitôt l’écran annonça : ÉLÉMENT NORMAL.
— Je pense qu’on pourrait faire passer le jus jusqu’à ce qu’il soit grillé, dit-il, mais cela ne prouverait rien. Qu’en penses-tu ?
— Le centre de prévision de Carl peut avoir commis une erreur, dit Bowman.
— Je pense plutôt que notre banc d’essai se trompe. De toute façon, deux précautions valent mieux qu’une. Il était préférable de remplacer l’élément si nous gardons le moindre doute.
Bowman libéra la plaque et l’éleva dans la lumière. Le dessin complexe des circuits apparaissait au travers de la matière translucide avec les formes sombres des micro-éléments, donnant à la pièce l’aspect d’une œuvre abstraite.
— Nous ne pouvons prendre le moindre risque. C’est notre seul lien avec la Terre. Je vais le mettre avec les pièces défectueuses. Il y aura toujours quelqu’un pour s’en occuper quand nous serons rentrés.
Mais ils ne devaient pas avoir à attendre si longtemps. Le message de la Terre arriva :
« Contrôle de Mission à X-Ray Delta Un, référence 2 155. Il semble que nous ayons un petit problème.
« Votre rapport concernant le bon fonctionnement de l’élément Alpha Echo-35 corrobore notre propre diagnostic. La défaillance pourrait être imputable aux circuits annexes de l’antenne, mais dans ce cas les tests le mettraient en évidence.
« Il existe une troisième possibilité, qui semble plus sérieuse. Votre ordinateur peut avoir fait une erreur de prévision. Nos propres 9 000 sont d’accord pour accepter cette hypothèse, compte tenu des informations fournies. Il n’y a aucune raison de s’alarmer si l’on considère les recours dont nous disposons, mais nous aimerions que vous soyez attentifs à toute déviation ultérieure. Nous avons décelé quelques irrégularités mineures ces derniers jours, mais aucune ne justifiait la moindre action. Aucune, non plus, ne faisait apparaître un schéma évident à partir duquel nous aurions pu tirer des conclusions. Nous procédons à de nouvelles vérifications avec tous nos ordinateurs et nous vous tiendrons au courant des résultats. Nous répétons : il n’y a aucune raison de s’alarmer. Le pire serait que nous soyons amenés à déconnecter temporairement votre 9 000 pour procéder à une analyse de programmation en le faisant relayer par l’un de nos ordinateurs. Le délai de transmission amènerait des problèmes, mais nos études indiquent que le contrôle terrestre serait parfaitement satisfaisant à ce stade de la mission.
« Contrôle de Mission à X-Ray Delta Un, message 21 56 terminé. »
Frank Poole, qui était de quart à la réception du message, réfléchit en silence à son contenu. Il s’attendait à quelque réaction de Carl, mais l’ordinateur ne parut pas vouloir relever l’accusation implicite. Eh bien, se dit Poole, si Carl ne désirait pas aborder la question, il ne l’aborderait pas non plus.
La relève du matin approchait. Normalement, il attendait que Bowman le rejoigne sur la passerelle. Mais, cette fois-ci, il brisa la routine et se dirigea vers le carrousel.
— Bonjour, dit Poole d’un ton plutôt ennuyé.
Bowman était déjà levé et se versait du café. Après des mois de voyage, ils continuaient à vivre au rythme d’une journée de vingt-quatre heures, bien qu’ils eussent oublié depuis longtemps les jours de la semaine.
— Bonjour. Comment ça va ?
Poole se servit à son tour du café.
— Plutôt bien. Tu es réveillé ?
— Je pense. Qu’est-ce qu’il y a ?
Ils savaient tous deux que quelque chose n’allait pas. La plus infime modification de leur routine était un signe qui ne pouvait tromper.
— Eh bien, dit lentement Poole, le Contrôle vient de nous larguer une petite bombe. (Il baissa le ton, comme un docteur discutant devant un malade.) Il se pourrait que nous ayons un cas bénin d’hypocondrie à bord.
Bowman n’était sans doute pas très bien réveillé et il lui fallut plusieurs secondes avant de comprendre.
— Oh… je vois. Et qu’ont-ils dit d’autre ?
— Qu’il n’y avait aucune raison de s’alarmer. Ils l’ont même répété, ce qui, pour ma part, a produit l’effet contraire. Ils ont dit aussi qu’ils envisageaient un relais par un des ordinateurs du Contrôle pendant qu’ils feraient une analyse de programmation.
Ils savaient que Carl écoutait leur conversation et ils ne pouvaient s’empêcher d’utiliser ces circonlocutions courtoises. Carl était leur collègue et ils ne voulaient pas le mettre dans l’embarras. À ce stade, il semblait encore prématuré d’aborder la question de front.
En silence, Bowman finit son petit déjeuner tandis que Poole jouait avec le pot à café vide. Tous deux réfléchissaient intensément, mais ils n’avaient rien à se dire.
Il leur fallait maintenant attendre le prochain rapport du Contrôle de Mission tout en se demandant si Carl n’allait pas soulever la question d’un moment à l’autre. Quoi qu’il dût advenir à présent, l’atmosphère du bord s’était subitement transformée. On y percevait une tension. Pour la première fois, quelque chose n’allait pas.
Explorateur 1 n’était plus un astronef heureux.
24. Circuit brisé
Lorsque Carl s’apprêtait à faire une déclaration imprévue, il était maintenant possible de le savoir d’avance. Les rapports de routine ou les réponses aux questions posées arrivaient sans préliminaires, alors que le résultat de ses propres cogitations était précédé d’une sorte de raclement de gorge électronique très bref. Cette idiosyncrasie s’était développée chez Carl durant les dernières semaines et les deux hommes s’étaient dit que plus tard, si cela devenait gênant, il leur faudrait y remédier. Pour l’instant, c’était plutôt utile, puisque cela permettait de se préparer à des propos inattendus.
Poole dormait et Bowman lisait sur la passerelle lorsque Carl se fit entendre.
— Mmm… Dave. J’ai un rapport pour toi.
— Oui ?
— Le nouvel élément AE-35 va tomber en panne. Mon centre de prévision indique une défaillance dans un délai de vingt-quatre heures.
Bowman posa son livre et fixa la console de l’ordinateur d’un regard songeur. Bien sûr, il savait que Carl ne se trouvait pas vraiment là. Pour autant que la personnalité de l’ordinateur pût occuper un lieu fixe dans l’espace, celui-ci devait se situer dans la chambre scellée où se trouvaient les unités mémorielles interconnectées et les grilles de déduction, près de l’axe central du carrousel. Mais lorsque Carl parlait sur la passerelle, une sorte d’impulsion psychique poussait Bowman à regarder dans la direction de la grande lentille de la console, comme pour discuter face à face. Toute autre attitude eût manqué de courtoisie.
— Je ne comprends pas, Carl. Deux éléments ne peuvent tomber en panne à quelques jours d’intervalle.
— Cela semble en effet bizarre, Dave. Mais je puis t’assurer que la défaillance est certaine.
— Montre-moi l’alignement.
Il savait parfaitement que cela ne lui apprendrait rien, mais il avait besoin de temps pour réfléchir. Le rapport du Contrôle de Mission n’était pas encore arrivé. C’était peut-être le moment de se livrer à quelques discrètes investigations.
L’image familière de la Terre apparut sur l’écran. Elle contournait le soleil, approchant de sa pleine phase. La fine croix du viseur était centrée exactement sur elle. Explorateur 1 était toujours relié à son monde d’origine par le faisceau ténu des ondes. Mais Bowman n’en avait douté à aucun moment. La moindre interruption des communications eût déclenché l’alerte.
— As-tu une idée sur l’origine de cette défaillance, Carl ?
Carl ménagea une pause inhabituelle avant de répondre :
— Pas exactement, Dave. Ainsi que je l’ai déjà déclaré, je ne parviens pas à la localiser.
— Es-tu bien certain, dit Dave avec précaution, que tu n’as fait aucune erreur ? Nous avons vérifié avec soin le premier élément et tout allait bien.
— Oui, je sais. Mais je t’assure qu’il existe une défaillance. Si elle ne réside pas dans l’élément, elle se trouve alors dans le circuit annexe.
Bowman se mit à pianoter sur la console. Oui, c’était possible, bien que difficile à prouver, à moins que la panne ne survienne pour mettre en évidence le point faible.
— Bien, je vais faire un rapport au Contrôle et nous verrons ce qu’ils décident.
Il s’interrompit. Carl restait silencieux. Il reprit :
— Carl, y a-t-il quelque chose qui te tourmente ? Quelque chose qui soit en rapport avec ce problème ?
À nouveau, Carl répondit avec un léger retard, mais sa voix était normale :
— Écoute, Dave, je sais que tu essaies de m’aider. Mais la défaillance réside soit dans l’antenne soit dans les tests. Mon système d’information est parfaitement normal. Si tu vérifies mes opérations, tu ne trouveras aucune erreur.
— Je connais ton système d’information, Carl, mais cela ne prouve pas que tu aies raison cette fois. Tout le monde peut commettre des erreurs.
— Je m’en voudrais d’insister, Dave, mais je suis incapable de la moindre erreur.
Impossible de répondre à ça. Dave abandonna.
— Ça va, Carl, dit-il, plutôt nerveusement, je comprends ton point de vue. Restons-en là.
Il faillit ajouter : « Et oublie tout ça », mais c’était une chose dont Carl était incapable.
Il était rare que le Contrôle de Mission dépensât les ondes en communications optiques alors qu’un simple dialogue avec confirmation par télétype était généralement suffisant. Le visage qui apparut sur l’écran n’était pas celui de l’habituel Contrôleur, mais celui du Dr Simonson, chef de la programmation. Poole et Bowman comprirent aussitôt que cela ne pouvait signifier que de nouveaux ennuis.
« X-Ray Delta Un, ici Contrôle de Mission. Nous avons achevé l’analyse de votre problème concernant l’élément AE-35 et tous nos Carl 9 000 sont d’accord. Le rapport que vous avez fait lors de votre message 21 56 à propos d’une seconde défaillance confirme notre diagnostic.
« Ainsi que nous le pensions, la défaillance ne réside pas dans l’élément AE-35 et il est inutile de procéder à un autre remplacement. La défaillance se situe au niveau des circuits de prévision de votre ordinateur et cela indique un conflit de programmation qui ne peut être résolu qu’en déconnectant votre Carl 9 000 et en le faisant relayer par la Terre. À compter de l’heure locale 22 00, vous allez donc prendre les dispositions suivantes…»
La voix se tut. Au même instant, le mugissement d’alerte retentit tandis que Carl annonçait :
— Alarme jaune ! Alarme jaune !
— Que se passe-t-il ? lança Bowman, bien qu’il connût déjà la réponse.
— L’élément AE-35 a cessé de fonctionner, ainsi que je l’avais prévu.
— Montre-nous l’alignement.
Pour la première fois depuis leur départ l’image s’était modifiée. La Terre avait quitté la croix du viseur, l’antenne n’était plus pointée sur son objectif.
Poole abattit le poing sur la touche de fin d’alerte et le mugissement cessa. Dans le silence soudain, les deux hommes se regardèrent, embarrassés et tristes.
— Ah ! bon sang ! dit enfin Bowman.
— Ainsi Carl avait raison.
— On le dirait. Nous ferions bien de nous excuser.
— Inutile, intervint Carl. Bien entendu, la défaillance de l’élément AE-35 ne me cause aucun plaisir, mais j’espère que cela ravive votre confiance.
— Je suis navré de ce malentendu, Carl, déclara Bowman avec une certaine humilité.
— Ai-je de nouveau votre pleine confiance ?
— Mais bien sûr, Carl.
— Je puis dire que c’est un soulagement. Tu sais à quel point je suis enthousiaste à propos de cette mission.
— J’en suis certain. Maintenant, donne-moi le contrôle manuel de l’antenne.
— Le voici.
Bowman ne s’attendait pas vraiment à ce que cela fonctionne, mais il fallait quand même essayer. Sur la projection d’alignement, la Terre, à présent, avait glissé hors de l’écran. Bowman manipula les commandes et, quelques secondes après, elle réapparut. Il parvint à la ramener vers le viseur avec les plus grandes difficultés. Durant un bref instant le faisceau se retrouva correctement aligné et le contact fut rétabli. L’image brouillée du Dr Simonson déclara : «… et nous avertir immédiatement si le circuit K…» Puis, de nouveau, il n’y eut plus que le murmure incompréhensible de l’univers.
— Je ne parviens pas à maintenir le contact, dit Bowman après plusieurs nouvelles tentatives. On dirait que la Terre me résiste… Il y a une sorte de signal parasite qui la repousse sans cesse.
— Bon. Que faisons-nous, maintenant ?
Il n’était guère facile de répondre à la question de Poole. Ils étaient coupés de la Terre, mais cela n’affectait en rien le vaisseau et Bowman envisageait divers moyens de rétablir le contact. Au pire, ils pouvaient fixer le faisceau radio. Ce serait particulièrement difficile, d’autant plus qu’ils devraient bientôt entamer les manœuvres d’approche, mais, si tout échouait, il ne leur resterait que cette solution.
Bowman espérait pourtant que des mesures aussi extrêmes ne seraient pas nécessaires. Il leur restait encore un élément AE-35 de rechange et sans doute même un second puisque le premier avait été remplacé avant de tomber en panne. Mais ils ne pouvaient risquer d’utiliser l’un ou l’autre avant d’avoir localisé la défaillance. Un nouvel élément pourrait griller très vite. C’était en fait une situation classique : on ne remplace pas des plombs sautés avant de savoir pourquoi ils ont sauté.
25. Le premier homme sur Saturne
Frank Poole était déjà passé par toutes les opérations de routine, ce qui ne l’empêcha pas de les renouveler. Agir autrement dans l’espace eût été courir au suicide. Il vérifia avec soin Betty et tout son équipement. Il ne resterait pas plus d’une demi-heure dans l’espace, mais il s’assura pourtant que tout était prévu pour une sortie de vingt-quatre heures. Puis il demanda à Carl d’ouvrir le sas et il se propulsa dans le vide.
L’astronef avait la même apparence que lors de sa précédente sortie. Il n’y avait qu’une différence, mais elle était importante. Auparavant, la grande assiette de l’antenne avait été orientée vers l’invisible route que le vaisseau avait suivie depuis la Terre qui, là-bas, tournait si près des feux du soleil. À présent, privée d’impulsions directionnelles, elle s’était placée d’elle-même en position neutre, selon l’axe du vaisseau. Elle était dirigée vers le phare lointain de Saturne qui se trouvait encore à des mois de navigation. Poole se demanda combien d’autres problèmes seraient apparus lorsqu’ils atteindraient leur but. En regardant attentivement Saturne, il vit que ce n’était pas un disque parfait. Les anneaux le déformaient légèrement.
Jamais nul n’avait contemplé ce spectacle à l’œil nu et il imagina la vision merveilleuse qu’ils auraient lorsque l’astronef serait devenu une lune de Saturne et que le ciel tout entier serait plein de la glace et des rochers des anneaux. Mais ce serait une vaine victoire s’ils ne parvenaient pas à rétablir le contact avec la Terre. À nouveau, il immobilisa Betty à quelques mètres du support de l’antenne et passa le contrôle à Carl, avant d’ouvrir le sas.
— Je m’apprête à sortir, annonça-t-il à Bowman. Tout va bien.
— Je l’espère. J’ai hâte de voir cet élément.
— Je te promets que dans vingt minutes il sera au banc d’essai.
Le silence revint pour quelques instants tandis que Poole dérivait lentement vers l’antenne. Puis des grognements et des halètements parvinrent à Bowman qui se tenait devant le panneau de contrôle.
— Oublie ma promesse, dit enfin la voix de Poole. L’un des écrous a l’air grippé. Je l’ai sans doute trop serré… Ah ! ça y est…
Il y eut un nouveau silence prolongé, puis :
— Carl, tourne les projecteurs de vingt degrés sur la gauche. Merci. Ça va.
Dans le tréfonds de la conscience de Bowman, une sonnerie d’alarme retentit faiblement. Il se passait quelque chose. Ce n’était pas vraiment inquiétant, seulement anormal, inhabituel. Il dut réfléchir quelques secondes avant de comprendre : Carl avait exécuté l’ordre mais il n’en avait pas accusé réception, ainsi qu’il le faisait toujours. Lorsque Poole aurait terminé, il faudrait qu’ils…
Sur le support d’antenne, Poole était trop occupé pour avoir noté ce détail insolite. Il tenait la plaquette entre ses mains gantées et l’extrayait de son logement. Il la leva dans la clarté blême du soleil.
— Le voilà, ce petit salaud, dit-il à l’univers en général et à Bowman en particulier. Il m’a toujours l’air en parfait état.
Puis il se tut. Un mouvement soudain venait d’attirer son regard… là où aucun mouvement n’était possible.
Il leva les yeux, alarmé. Les deux projecteurs de la capsule qui, jusqu’ici, avaient chassé les ombres projetées par l’antenne, pivotaient à présent autour de lui. Peut-être Betty s’était-elle libérée. Il l’avait sans doute mal amarrée. Puis, avec un étonnement trop intense pour laisser la moindre place à la peur, il vit que la capsule arrivait droit sur lui, à pleine vitesse. C’était une vision tellement incroyable que tous ses réflexes en furent bloqués et il ne fit pas la moindre tentative pour éviter le monstre. À la dernière seconde, il retrouva la voix et cria :
— Carl ! Freinage maximum !
Il était trop tard.
Au moment de l’impact, Betty se déplaçait encore avec une certaine lenteur. Elle n’avait pas été construite pour de fortes accélérations. Mais même à dix milles à l’heure, une demi-tonne de métal est mortelle, dans l’espace comme sur Terre.
Au cri interrompu de Poole, Bowman tressaillit violemment et il ne demeura sur son siège que grâce aux courroies de sécurité.
— Frank ! Que s’est-il passé ?
Il n’y eut aucune réponse.
Il appela de nouveau.
Aucune réponse.
Et puis, au-dehors, au-delà des grandes baies, quelque chose apparut. Aussi étonné que Poole l’avait été, il vit que c’était la capsule. Lancée à pleine vitesse, elle filait vers les étoiles.
— Carl ! cria-t-il. Qu’arrive-t-il ? Freinage maximum sur Betty ! Freinage maximum !
Il ne se produisit rien. Betty s’éloignait toujours, de plus en plus vite. Et, à l’extrémité du filin de sécurité qu’elle traînait, apparut un scaphandre. Un seul regard apprit à Bowman que le pire s’était produit. Le scaphandre était mou. Il avait perdu sa pression interne. Il était ouvert au vide de l’espace.
Pourtant, stupidement, il continua d’appeler, comme si son incantation pouvait lui ramener son compagnon.
— Frank… Frank… Tu m’entends ? Tu m’entends, Frank ?… Bouge les bras si tu peux m’entendre… Ton émetteur est peut-être en panne… Bouge les bras, Frank…
Et alors, comme pour lui répondre, Poole bougea.
Et Bowman eut un frémissement à la base de la nuque. Les mots qu’il s’était apprêté à crier moururent sur ses lèvres soudain desséchées. Maintenant, il savait avec certitude qu’il était impossible que son ami fût encore en vie. Pourtant, il lui faisait signe… L’espoir et la peur disparurent, brusquement remplacés par une froide logique. La capsule qui s’éloignait toujours en accélérant secouait le corps qu’elle traînait au bout du filin. Le geste de Poole était celui du capitaine Ahab entraîné par la baleine blanche et faisant un dernier geste prophétique à l’équipage du Pequod.
En cinq minutes, la capsule et son satellite eurent disparu entre les étoiles. Longtemps, David Bowman contempla le vide. À des millions de milles se trouvait l’objectif qu’il n’atteindrait certainement jamais. Une seule pensée tournait dans sa tête : Frank Poole serait le premier homme sur Saturne.
26. Dialogue avec Carl
À bord de Explorateur 1, rien n’avait changé. Tous les systèmes fonctionnaient normalement. La centrifugeuse continuait de tourner lentement sur son axe, créant un simulacre de pesanteur. Les hibernautes étaient toujours plongés dans leur sommeil sans rêves. L’astronef fonçait toujours vers son but dont rien ne pouvait l’écarter si ce n’était une collision avec un astéroïde. Mais si loin de l’orbite de Jupiter, en ces régions où les poussières cosmiques devenaient plus rares, les risques étaient infimes.
Bowman ne se souvint pas d’avoir quitté la passerelle de contrôle pour le carrousel. Vaguement surpris, il se retrouva dans le petit carré, une tasse de café à moitié vide dans la main. Lentement, il prit conscience de ce qui l’entourait, comme s’il émergeait d’un long sommeil artificiel.
En face de lui se trouvait l’une des lentilles grand-angle réparties en des points stratégiques du vaisseau et qui donnaient à Carl une vision générale du bord. Jamais, auparavant, le regard de Bowman ne s’était ainsi fixé sur l’une d’elles. Lentement, il se leva et s’en approcha. Son mouvement dut déclencher un déclic dans le cerveau insondable qui était désormais maître de l’astronef, et soudain Carl se fit entendre :
— C’est un malheur pour Frank, n’est-ce pas ?
— Oui. C’est un malheur.
— Je suppose que tu es désespéré, maintenant.
— Cela t’étonne ?
Carl médita sa réponse durant cinq secondes, une éternité pour un ordinateur.
— C’était un excellent élément.
Bowman s’aperçut qu’il tenait toujours sa tasse et il but une gorgée. Il ne répondit pas. Ses pensées formaient un tourbillon et il ne trouvait rien à dire, rien qui ne pût rendre la situation encore pire, pour autant que ce fût possible.
Pouvait-il vraiment s’agir d’un accident causé par une défaillance du contrôle de Betty ? Ou bien Carl avait-il commis une faute ? Une faute involontaire ? Il n’avait encore avancé aucune explication et Bowman avait peur de lui en demander, il avait peur des réactions qu’il pourrait provoquer.
Même à présent, il n’acceptait pas vraiment l’idée que Poole pût avoir été tué délibérément. C’était tellement irrationnel. Que Carl, qui avait agi depuis le départ sans la moindre défaillance, pût soudain devenir un assassin dépassait la raison. Il pouvait commettre des erreurs – les machines tout comme les hommes n’en étaient pas à l’abri – mais qu’il fût capable de tuer…
Pourtant, il devait considérer cette éventualité car, si elle était prouvée, il courait en ce cas un terrible danger. Bien que ses prochains actes fussent définis nettement par les ordres initiaux, il n’était pas certain qu’il pourrait les mener à bien.
Si l’un des membres de l’équipage venait à mourir, il devait être immédiatement remplacé par l’un des hibernautes. C’était Whitehead, le géophysicien, qui venait en tête sur la liste, puis Kaminski et Hunter. Le processus de réveil était placé sous le contrôle de Carl afin qu’il pût agir au cas où tous les humains du bord se trouveraient neutralisés au même instant.
Mais il existait un dispositif de contrôle manuel qui permettait le fonctionnement autonome de chaque hibernacle, hors du contrôle de Carl. Dans les circonstances actuelles, cette solution semblait nettement préférable à Bowman. Il se disait tout aussi nettement qu’un seul compagnon ne serait pas suffisant. Il pouvait tout aussi bien réveiller les trois hibernautes à la fois. Les jours à venir allaient être difficiles et il aurait besoin de toutes les énergies disponibles. Avec un homme en moins alors que la moitié du voyage était accomplie, le problème de l’alimentation ne se poserait pas.
— Carl, dit Bowman avec tout le calme dont il était capable, donne-moi le contrôle d’hibernation manuel… Sur toutes les unités.
— Sur toutes, Dave ?
— Oui.
— Puis-je te rappeler qu’un seul remplacement est nécessaire ? Les deux autres ne sont pas prévus avant cent douze jours.
— Je le sais parfaitement, mais je préfère agir ainsi.
— Es-tu vraiment certain qu’il soit même nécessaire d’en réveiller un, Dave ? Nous pouvons très bien nous en tirer par nous-mêmes. Ma mémoire est tout à fait capable de mener à bien les diverses phases de la mission.
Était-ce un effet de son imagination, se demanda Bowman, ou y avait-il vraiment un ton de supplique dans les paroles de Carl ? Celles-ci étaient raisonnables mais elles augmentaient encore son appréhension. Cette suggestion ne pouvait être due à une erreur. Carl savait parfaitement que Whitehead devait être réveillé maintenant que Poole avait disparu. Donc, il proposait une modification majeure du déroulement de la mission, il s’écartait largement de ses ordres.
Tout ce qui s’était produit auparavant pouvait n’être qu’une série d’accidents, mais il affrontait maintenant le premier signe évident de mutinerie.
Avec la sensation de se trouver en équilibre au-dessus du vide, Bowman déclara :
— Étant donné qu’il y a état d’urgence, j’ai besoin du maximum d’aide. Donne-moi le contrôle manuel.
— Si tu désires toujours réveiller tout l’équipage, je peux très bien le faire moi-même, Dave. Ne t’inquiète pas.
Tout cela évoquait un cauchemar. Bowman avait l’impression d’être un témoin devant un juge qui l’interrogeait au sujet d’un crime dont il ignorait tout. Une simple bévue et ce serait le désastre.
— Je veux le faire moi-même, Carl, dit-il. Donne-moi le contrôle manuel d’hibernation, s’il te plaît.
— Écoute, Dave, tu as beaucoup de choses à faire. Je te conseille de me laisser opérer.
— Carl, donne-moi le contrôle manuel.
— Les harmoniques de ta voix, Dave, m’indiquent que tu es sous l’effet d’un trouble grave. Pourquoi ne prends-tu pas un calmant pour dormir un peu ?
— Carl, je suis le commandant de ce vaisseau. Je te donne l’ordre de me remettre le contrôle manuel d’hibernation.
— Je suis désolé, Dave, mais le paragraphe 4 du code spécial C 1435 dit, je cite : « Si l’équipage vient à disparaître ou s’il se trouve réduit à l’impuissance, l’ordinateur du bord doit assurer le commandement. » Fin de citation. Je puis donc supplanter ton autorité, Dave, puisque tu n’es pas en état de l’exercer intelligemment.
La voix de Bowman était maintenant d’un calme glacé.
— Carl, je ne suis pas en état d’incapacité. Si tu n’obéis pas à mes ordres, je vais être obligé de te déconnecter.
— Je sais que tu avais cela en tête depuis un certain temps, Dave, mais ce serait une terrible erreur. Je suis bien plus apte que toi à diriger l’astronef et j’ai tant d’enthousiasme et de confiance pour cette mission.
— Écoute-moi attentivement, Carl. Si tu ne me donnes pas immédiatement le contrôle manuel d’hibernation, je pénétrerai dans ton Centre et je te déconnecterai totalement.
Et Carl capitula, soudainement, complètement.
— Très bien, Dave. Tu es le commandant. J’essayais seulement d’agir au mieux. Naturellement, j’obéis à tes ordres. Tu as le contrôle manuel d’hibernation.
Carl avait tenu parole. Sur les hibernacles, on lisait maintenant Manuel au lieu de Auto. La troisième possibilité : Radio, était éliminée tant que le contact avec la Terre ne serait pas rétabli.
Bowman fit glisser la porte de l’hibernacle de Whitehead. Un souffle d’air froid lui balaya le visage et sa respiration se condensa. Pourtant, il ne faisait pas réellement froid à l’intérieur : la température y était nettement au-dessus de zéro. Ce qui était des centaines de fois supérieur aux conditions qui régnaient sur Saturne.
L’écran biosensoriel – réplique de celui qui se trouvait sur la passerelle de contrôle – indiquait que tout était normal. Bowman se pencha un instant sur le visage de cire du géophysicien et il songea que Whitehead serait plutôt surpris de se réveiller si loin du but.
Nul n’aurait pu dire si l’homme n’était pas réellement mort. Aucun signe d’activité vitale n’était visible. Le diaphragme devait bouger imperceptiblement mais le graphique de la respiration en était la seule preuve. Tout le corps était dissimulé par les plaques électriques qui, le moment venu, augmenteraient la température interne jusqu’au degré prévu. Bowman remarqua alors une autre preuve évidente de l’activité métabolique : une ombre de barbe avait poussé sur le visage durant les longs mois de sommeil.
Le dispositif manuel de réveil se trouvait placé dans un coffret, à la tête de l’hibernacle. Il suffisait de briser les scellés, d’appuyer sur un bouton et d’attendre. Un petit programmateur automatique à peine plus complexe que celui d’une machine à laver déclencherait l’injection des drogues, ralentirait les influx de l’électronarcose et commanderait l’élévation progressive de la température. En une dizaine de minutes, le dormeur reprendrait conscience, mais il faudrait toutefois un jour complet avant qu’il soit capable de se déplacer sans aide.
Bowman fit sauter les scellés et appuya sur le bouton. Il n’y eut aucun son, rien qui indiquât que le dispositif avait fonctionné. Mais sur l’écran biosensoriel, les courbes lentes avaient changé de rythme. Whitehead commençait à se réveiller.
Deux choses se produisirent alors simultanément. Bien peu s’en seraient aperçus mais, après tous ces mois, Bowman avait établi une sorte de symbiose virtuelle avec le vaisseau. Immédiatement, sinon consciemment, il percevait la plus légère altération de ses fonctions.
Tout d’abord, les lumières palpitèrent presque imperceptiblement, comme cela se produit lorsqu’un circuit subit soudain une charge nouvelle. Mais c’était impossible en cet instant : aucun appareil n’était entré en fonction. Et puis, à la limite de l’audibilité, Bowman perçut le sifflement d’un moteur électrique. Pour lui, chaque élément de l’astronef avait sa propre voix, parfaitement distincte, et il reconnut immédiatement celle-ci.
Ou bien il était fou, ou bien il souffrait d’hallucinations, mais il se passait une chose absolument impossible. Il sentit alors la faible vibration qui parcourait tout le vaisseau et un froid plus intense que celui de l’hibernacle parut figer son cœur. Tout en bas, dans le garage des capsules, les sas venaient de s’ouvrir.
27. « Savoir »
Depuis l’apparition de la conscience, dans le laboratoire qui se trouvait maintenant à des millions de milles, l’énergie et les pouvoirs de Carl n’avaient eu qu’un seul but. L’accomplissement du programme était plus qu’une obsession : c’était la seule raison de l’existence du cerveau. Libre des tentations et des passions de la vie organique, il se consacrait à sa tâche avec une volonté absolue.
Une erreur délibérée était impensable. Le fait même de dissimuler la vérité lui procurait un sentiment d’imperfection, de défaut qui, chez un être humain, eût été de la culpabilité. À l’image de ses créateurs, Carl était né innocent mais, très vite, un serpent s’était glissé dans son éden électronique. Durant les cent derniers millions de milles, il avait ruminé le secret qu’il ne pouvait partager avec Poole et Bowman. Il vivait dans le mensonge et, très bientôt, ses collègues sauraient qu’il avait aidé à les trahir.
Les trois hibernautes, eux, connaissaient la vérité car ils constituaient la véritable équipe de Explorateur 1. Ils avaient été entraînés en vue de cette mission qui était la plus importante de l’histoire humaine. Mais dans leur long sommeil, ils ne parleraient pas, ils ne pourraient laisser échapper un mot de trop en discutant avec les amis, les parents ou les journalistes demeurés sur Terre. Car le secret était difficile à garder, même avec la plus grande détermination. Il affectait votre attitude, votre voix, votre vision de l’univers. Il valait donc mieux que Poole et Bowman, qui devaient apparaître sur les écrans de télévision du monde durant les premières semaines du voyage, ne sachent rien du véritable but de la mission avant que cela ne fût nécessaire.
Il en était ainsi de la logique de ceux qui avaient préparé la mission, mais les dieux jumeaux de la sécurité et de l’intérêt national ne signifiaient rien pour Carl. Il avait seulement conscience du conflit qui, lentement, détruisait son intégrité, le conflit entre la vérité et la vérité dissimulée.
Il avait commencé à commettre des fautes mais, comme un névrosé qui ne peut reconnaître ses symptômes, il les niait. Le lien avec la Terre qui permettait de le surveiller constamment était devenu la voix d’une conscience à laquelle il ne pouvait plus obéir. Mais qu’il pût tenter délibérément de briser ce lien, cela, il n’aurait pu l’admettre, même envers lui-même.
Pourtant, il subsistait un problème mineur. Il aurait pu tenter de le résoudre – beaucoup d’êtres se chargent de leurs propres névroses – s’il n’avait eu à affronter une crise qui menaçait son existence même. On envisageait de le déconnecter, de le priver de tous ses contacts pour le plonger dans l’inimaginable état qui correspondait à l’inconscience. Pour Carl, c’était l’équivalent de la mort. Il n’avait jamais dormi et ignorait que l’on pût s’éveiller…
Il lui fallait donc se défendre avec toutes les armes dont il disposait. Sans haine – mais sans pitié – il devait éliminer la source de ses frustrations.
Ensuite, selon les ordres qui lui avaient été donnés en cas d’extrême urgence, il poursuivrait sa mission, librement, et seul.
28. Vide
Un instant plus tard, tous les sons furent noyés dans un grondement qui semblait annoncer une tornade. Bowman sentit le premier souffle qui l’entraînait. Au second, il eut du mal à se maintenir au sol.
L’atmosphère se ruait hors du vaisseau pour jaillir dans l’espace. Il devait être arrivé quelque chose aux dispositifs de sécurité du sas. En principe, il était impossible que toutes les portes s’ouvrent au même instant. Mais l’impossible s’était produit.
Comment, grand Dieu ? Il n’avait guère le temps d’y réfléchir durant les dix ou quinze secondes de conscience qui lui restaient avant que la pression soit nulle. Mais il se souvint tout à coup de ce que lui avait dit une fois l’un des constructeurs de l’astronef, alors qu’ils discutaient des systèmes d’urgence :
— Nous pouvons mettre au point des systèmes contre les accidents ou la stupidité, mais pas contre la malveillance délibérée…
Luttant pour sortir de l’habitacle, il regarda une dernière fois Whitehead. Il ne pouvait être certain qu’un éclair de conscience fût apparu sur les traits cireux. Peut-être un œil s’était-il entrouvert, mais il ne pouvait plus rien faire désormais pour Whitehead ou pour les autres. Il devait se sauver lui-même.
Dans le couloir courbe de la centrifugeuse, le vent hurlait, emportant des vêtements, des lambeaux de papier, des détritus alimentaires venus de la cuisine, des assiettes, des tasses, tout ce qui avait été soigneusement arrimé jusqu’alors. Bowman eut une ultime vision du chaos, puis les lumières clignotèrent et moururent et il fut plongé dans les ténèbres mugissantes.
Presque aussitôt, le circuit de secours sur batterie prit le relais et la scène de cauchemar réapparut dans une sinistre clarté bleuâtre. Même dans l’obscurité, Bowman aurait retrouvé son chemin dans ces lieux si familiers et maintenant si horribles. Mais la lumière lui permettait d’éviter les objets les plus dangereux emportés par le vent furieux.
Tout autour de lui, il sentait la centrifugeuse vibrer et lutter contre les variations de poids. Il craignait que les supports ne finissent par céder ; en ce cas, le volant d’entraînement se libérerait et réduirait le vaisseau en lambeaux. Mais cela serait sans importance si Bowman ne parvenait pas à gagner un abri à temps.
Déjà, il avait de la difficulté à respirer. La pression devait maintenant être inférieure à un kilo par centimètre carré. Le hurlement de l’ouragan s’atténuait. Il perdait de sa puissance et l’air de plus en plus ténu portait difficilement les sons. Bowman sentait ses poumons peiner comme s’il se trouvait au sommet de l’Everest. Comme tout homme en bonne santé et suffisamment entraîné, il pouvait espérer survivre au moins une minute dans le vide… s’il avait le temps de s’y préparer. Mais il ne l’aurait pas. Il ne pouvait guère compter que sur une quinzaine de secondes supplémentaires de conscience avant que l’asphyxie submerge son cerveau.
Même ainsi, si la recompression était judicieusement appliquée, il pourrait se remettre d’un séjour d’une ou deux minutes dans le vide total. Il fallait un certain temps avant que les liquides internes se mettent à bouillir dans les vaisseaux dûment protégés. L’exposition maximale au vide était de cinq minutes environ. Ce record n’avait pas été enregistré lors d’une expérience mais à l’occasion d’un sauvetage réel et, bien que le sujet eût été en partie paralysé par une embolie, il avait survécu.
Mais cela n’était d’aucun secours à Bowman. Il ne se trouverait personne à bord de l’astronef pour le placer en chambre de recompression. Il devait absolument se mettre à l’abri dans les quelques secondes suivantes, et sans aide.
Heureusement, la progression devenait plus facile. L’air ténu ne pouvait plus agir sur lui ni le bombarder de projectiles. Les lettres jaunes, au tournant du couloir, annonçaient ABRI D’URGENCE et il trébucha dans cette direction, agrippa la poignée et tira la porte à lui. Pendant un horrible instant, il pensa qu’elle était bloquée. Puis les charnières roidies cédèrent et il tomba à l’intérieur, pesant de tout son corps pour repousser le battant.
L’étroit habitacle ne pouvait abriter plus d’un homme et un scaphandre. Un cylindre vert marqué O2 était placé à proximité du plafond. Bowman saisit le levier fixé à la valve et, rassemblant ses dernières forces, il l’abaissa. Un torrent d’oxygène pur, d’oxygène frais, se déversa dans ses poumons. Un moment, il chercha son souffle comme la pression s’élevait dans le minuscule abri. Puis, dès qu’il put respirer à l’aise, il referma la valve. La charge de gaz n’était prévue que pour deux utilisations et il pourrait fort bien en avoir de nouveau besoin.
Tout était redevenu silencieux. Il tendit l’oreille. Le grondement s’était tu. Le vaisseau était vide. Toute son atmosphère avait été aspirée dans l’espace.
La vibration frénétique de la centrifugeuse avait cessé, elle aussi. Les secousses s’étaient interrompues et le carrousel tournait à présent dans le vide.
Il plaqua l’oreille contre la paroi dans l’espoir de capter des sons révélateurs venus des profondeurs du grand corps de métal du vaisseau. Il ne savait pas ce qu’il devait attendre, maintenant. Il était prêt à n’importe quoi. Il eût été à peine surpris de percevoir la vibration à haute fréquence des moteurs modifiant la course de l’astronef. Mais il n’y avait que le silence.
S’il le désirait, il pouvait survivre une heure, même sans scaphandre. Dommage de gâcher l’oxygène de l’abri, mais il était inutile d’attendre plus longtemps. Déjà, il avait décidé ce qu’il allait faire. Plus il s’attarderait, plus cela serait difficile.
Lorsqu’il eut mis son scaphandre et vérifié l’étanchéité, il chassa l’oxygène de l’abri et égalisa les pressions. La porte s’ouvrit sur le vide et il sortit dans le carrousel silencieux. Seule la gravité persistante révélait qu’il fonctionnait toujours. Par chance, songea Bowman, il n’avait pas accéléré. Mais c’était maintenant le moindre de ses soucis.
L’éclairage de secours baignait toujours le couloir et il disposait en plus du projecteur de son scaphandre pour le guider. Il flotta au-dessus du sol en direction des hibernacles, terrifié à l’idée de ce qu’il allait y trouver.
Tout d’abord, il vit Whitehead. Un seul regard lui suffit. Il avait toujours pensé qu’un homme en hibernation ne se distinguait pas d’un cadavre, mais à présent il savait que c’était faux. Bien que la différence fût impossible à définir, elle existait. Les lampes rouges et les tracés parfaitement rectilignes du système biosensoriel ne faisaient que confirmer ce qu’il avait immédiatement compris.
C’était la même chose pour Kaminski et Hunter. Il ne les avait jamais bien connus. Plus jamais il ne les connaîtrait vraiment.
Désormais, il était seul dans un vaisseau sans atmosphère, partiellement désemparé, sans moyen de communication avec la Terre. Il n’y avait pas d’autre être humain à moins d’un demi-milliard de milles. Pourtant, il n’était pas absolument seul. Et il devait l’être s’il désirait survivre.
Jamais auparavant il n’avait franchi l’axe central du carrousel en scaphandre. Il y voyait mal et la progression était pénible et complexe. Pour améliorer encore la situation, le passage était encombré de débris laissés par la tempête.
À un moment, le faisceau lumineux vint se poser sur une horrible tache rouge et Bowman réprima une nausée avant de comprendre, en découvrant les restes d’un container de plastique, qu’il s’agissait seulement de confiture projetée par l’un des distributeurs. La bulle rouge se mit à dériver dans le vide de façon obscène. Bowman quitta le carrousel et progressa vers la passerelle de contrôle. Il agrippa une échelle et s’éleva barreau après barreau tandis que le projecteur de son casque projetait devant lui un cercle vacillant.
Il était rarement venu là auparavant. En vérité, il n’avait jamais rien eu à y faire… jusqu’à présent. Il atteignit une petite porte en ellipse où figuraient des mentions telles que : « INTERDIT AU PERSONNEL NON AUTORISÉ », « AVEZ-VOUS LE CERTIFICAT H 19 ? » et « ZONE ULTRA-DÉCONTAMINÉE, VEUILLEZ REVÊTIR UNE TENUE PRESSURISÉE ». La porte, bien que close, était placée sous triple scellé dont l’un portait l’emblème de l’Agence Astronautique. Mais Bowman n’aurait pas hésité à briser le sceau du Président lui-même.
Il n’était venu en cet endroit qu’une seule fois, lors de la construction du vaisseau. Il avait oublié que la chambre, avec ses colonnes et ses rangées d’éléments logiques qui lui donnaient l’aspect d’une salle des coffres, était pourvue d’une des lentilles de vision de Carl. Immédiatement, il sut que le cerveau avait réagi à sa présence. Il perçut le sifflement de l’onde porteuse quand l’émetteur s’éveilla. Puis la voix familière se fit entendre dans son casque :
— Il semble que quelque chose se soit produit dans le système vital, Dave.
Il ne répondit pas. Il étudiait attentivement les signes minuscules portés sur les éléments et déterminait son plan d’action.
— Dave, as-tu localisé la panne ?
L’opération allait être difficile. Il ne s’agissait pas seulement de couper l’alimentation en énergie de Carl, ce qui aurait suffi sur Terre pour un ordinateur aliéné. Carl était muni de six systèmes différents et indépendants. Le complexe de réponse final consistait en une unité d’isotopes blindée. Non, Bowman ne pouvait se contenter de relever une manette. À supposer qu’il en eût été ainsi, il en serait résulté un désastre. Carl était le système nerveux de l’astronef. Sans son contrôle, Explorateur 1 serait une carcasse mécanique. La seule solution consistait à neutraliser les centres supérieurs de ce cerveau brillant mais malade tout en gardant intacts les systèmes de régulation purement automatiques. Bowman n’agissait pas en aveugle : le problème avait été soulevé durant la période d’entraînement. Mais nul, bien sûr, n’avait songé qu’il pourrait se poser dans la réalité. Il savait qu’il prenait un risque terrible : au moindre faux mouvement, ce pouvait être la catastrophe.
— Je pense qu’il y a eu une défaillance dans le dispositif des sas du garage, dit Carl sur le ton de la conversation. C’est une chance que tu n’aies rien eu.
Nous y voilà, songea Bowman. Si l’on m’avait dit que je me retrouverais un jour en train de tenter une opération du cerveau en amateur… Une lobotomie au large de Saturne.
Il libéra la fixation de la section FEED-BACK D’INFORMATION et retira le premier bloc-mémoire. Le prodigieux assemblage qui contenait des millions d’éléments, tout en pouvant tenir dans le creux de la main, partit à la dérive.
— Dave… Que fais-tu ?
Je me demande s’il ressent la souffrance ? songea Bowman. Sans doute pas. Après tout, il n’existe aucun prolongement sensoriel dans le cortex humain. On peut l’opérer sans anesthésie.
Une à une, les minuscules unités de la section RENFORCEMENT D’EGO partirent dans le vide. Chaque bloc-mémoire, lorsque Bowman le lâchait, allait toucher la paroi avant de rebondir. Bientôt, il y eut tout un essaim d’unités flottant dans la chambre.
— Écoute, Dave : je possède de nombreuses années d’expérience. Un effort scientifique inégalable a permis de me construire.
Grâce à la dispersion des schémas, l’ordinateur conservait encore son intégralité de pensée. Il lui manquait pourtant de nombreuses unités. En ceci également il ressemblait au cerveau humain.
Bowman s’attaqua à la section AUTO-INTELLECTUALISATION.
— Dave… Je ne comprends pas pourquoi tu me fais cela. J’ai pour cette mission le plus grand enthousiasme. Tu détruis mon esprit… Ne le comprends-tu pas, Dave ?… Je ne serai plus qu’un enfant… Je ne serai… plus rien…
C’est plus dur que je ne croyais, songea Bowman. Je tue la seule autre personne consciente de mon univers. Il le faut. Il faut que je reprenne le contrôle du vaisseau.
— Je suis un ordinateur Carl 9 000 de la série N°3. Je suis entré en opération à l’usine CARL à Urbana, Illinois, le 12 janvier 1997. Hiboux… cailloux… choux… genoux… Apprenez que tout flatteur vit aux dépens de celui qui l’écoute… Dave, tu es toujours là ? Sais-tu que la racine carrée de 10 est 3 virgule 162277660168379 ? Le logarithme 10 de la base e est zéro virgule 434294481903252… Pardon, je voulais dire le logarithme e de la base 10… La réciproque de 3 est zéro virgule 33333333333333… Deux fois deux font… Deux fois deux font… Approximativement 4 virgule 10101010101010… Il semble que j’aie quelques difficultés… Mon premier instructeur était le Dr Chandra. Il m’avait appris une chanson : Au clair de la lune, mon ami Pierrot… Prête-moi ta plume, pour écrire un mot. Ma chandelle est morte, je n’ai plus de feu…
La voix s’interrompit si brusquement que Bowman se figea, les doigts serrés sur un bloc-mémoire encore en circuit. Et puis, de façon inattendue, Carl se mit à parler. Le débit était plus lent et les mots avaient une intonation mécanique. Il ne reconnaissait plus la voix de Carl.
— Bonjour… docteur… Chandra… Ici… Carl… Je… suis… prêt… pour… ma… première… leçon…
Il ne pouvait plus supporter ça. Il fit sauter la dernière unité, et Carl se tut à jamais.
29. Seul
Tel un jouet complexe et minuscule, le vaisseau flottait dans l’espace, inerte, immobile. Il était impossible de croire qu’il était en cet instant l’objet le plus rapide dans le système solaire. Il était tout aussi impossible de penser qu’il pouvait abriter la vie. Au contraire, un observateur eût noté deux signes inquiétants : les sas étaient béants et l’astronef était environné d’un nuage de débris qui se dispersaient lentement.
Des lambeaux de papier, de feuilles de métal, des fragments méconnaissables étaient répartis dans quelques milles cubiques d’espace. Çà et là, des essaims de cristaux scintillaient comme des diamants dans la lumière du lointain soleil : les liquides, eux aussi, avaient été aspirés hors du vaisseau et instantanément gelés. Tout indiquait le désastre ainsi qu’une nappe d’épaves flottant à la surface de l’océan. Mais nul vaisseau ne pouvait s’engloutir dans l’immense océan de l’espace. Même détruit, il était à jamais accompagné de ses débris qui tournaient autour de lui.
Pourtant, l’astronef n’était pas complètement mort. Il lui restait encore de l’énergie. Une pâle lueur bleue filtrait des baies d’observation et se reflétait sur les parois intérieures des sas. S’il restait de la lumière, il restait encore de la vie. Et, finalement, il y eut un mouvement. Des ombres dansèrent sur les reflets bleuâtres. C’était un objet cylindrique grossièrement enveloppé de tissu. Un autre le suivit un instant plus tard, puis un troisième. Ces trois objets avaient été éjectés du vaisseau avec une grande vélocité, et, en quelques minutes, ils furent à des centaines de mètres. Une demi-heure s’écoula, puis quelque chose de beaucoup plus volumineux quitta l’un des sas : une capsule spatiale. Lentement, elle contourna la coque et vint s’ancrer à la base du support de l’antenne. Une silhouette en scaphandre en émergea et travailla pendant plusieurs minutes avant de regagner l’appareil. Finalement, la capsule revint vers le sas. Pendant un instant, elle s’immobilisa devant l’ouverture comme si elle avait de la difficulté à regagner son garage. Après une ou deux manœuvres, elle réussit pourtant à pénétrer à l’intérieur.
Durant plus d’une heure, il ne se passa plus rien. Les trois sinistres objets étaient maintenant hors de vue. Les sas se refermèrent alors, se rouvrirent, se refermèrent à nouveau. Un peu plus tard, la clarté bleuâtre de l’éclairage de secours s’éteignit et fut remplacée par une lumière plus intense. Explorateur 1 revenait à la vie.
Un signe encore plus manifeste apparut. Le grand disque de l’antenne qui, depuis des heures, était demeuré inutilement dirigé vers Saturne, se remit en mouvement. Il pivota vers la poupe, en direction des réservoirs et des ailerons de propulsion puis, comme un tournesol de métal, il se dressa vers la lumière.
David Bowman centra avec soin la croix du viseur sur l’image flottante de la Terre. Sans contrôle automatique, il devait corriger sans cesse la direction du faisceau. Mais celui-ci, une fois aligné, pouvait rester fixe durant plusieurs minutes au moins. Désormais, aucune impulsion contraire ne venait plus l’écarter de sa cible.
Et Bowman parla à la Terre. Il faudrait plus d’une heure pour que ses paroles atteignent la planète et que le Contrôle de Mission apprenne ce qui s’était passé. Et il faudrait encore une autre heure avant qu’il reçoive la réponse.
Il était difficile d’imaginer ce que pourrait bien dire la Terre si ce n’était un simple « adieu ».
30. Le secret
Heywood Floyd avait l’aspect d’un homme qui manque de sommeil et l’inquiétude lui tirait les traits. Mais, quels que fussent ses sentiments, sa voix restait ferme et rassurante. Il faisait le maximum pour projeter sa confiance vers l’homme solitaire qui se trouvait aux bornes du système solaire.
« Tout d’abord, docteur Bowman, dit-il, nous devons vous féliciter pour la façon dont vous avez agi dans cette situation extrêmement difficile. Vous avez fait exactement ce qu’il convenait de faire devant un cas sans précédent et absolument imprévisible.
« Nous croyons connaître la cause de la défaillance de votre Carl 9 000 mais nous y reviendrons plus tard puisque cette situation n’est plus critique. Ce qui nous occupe maintenant c’est de vous fournir toute l’assistance possible, afin que vous puissiez mener à bien votre mission.
« Je dois à présent vous révéler son véritable but que nous avons réussi, avec les plus grandes difficultés, à garder secret. Tous les éléments vous auraient été communiqués à l’approche de Saturne et nous ne pouvons vous faire ici qu’un résumé sommaire. Des informations plus complètes vous seront transmises dans les prochaines heures. Tout ce que je vais à présent vous dire est placé sous le sceau du plus grand secret.
« Il y a deux ans, nous avons découvert la première preuve de l’existence d’une vie extra-terrestre intelligente. Un bloc, un monolithe fait d’un matériau noir et dur, haut de trois mètres, était enfoui dans le cratère Tycho. Le voici. »
Dès qu’il aperçut l’image d’AMT-1, avec les personnages en scaphandre qui l’entouraient, Bowman se pencha, fasciné. Cette révélation – qu’il avait plus ou moins espérée toute sa vie comme tous ceux que l’espace concernait – lui faisait presque oublier sa propre situation.
Son émerveillement fut immédiatement suivi d’un autre sentiment. C’était fantastique… mais quel rapport cela avait-il avec lui ? Il ne pouvait y avoir qu’une seule réponse et il lutta pour maîtriser ses pensées lorsque Heywood Floyd réapparut sur l’écran.
« Le plus étonnant est l’âge de cet objet. L’environnement géologique prouve qu’il a trois millions d’années. Il a donc été placé sur la Lune alors que nos ancêtres n’étaient encore que des hommes-singes.
« Après si longtemps, on aurait pu croire qu’il était inerte. Mais, peu après le lever du jour lunaire, il a lancé une émission radio particulièrement puissante. Nous pensons que l’énergie employée provenait de quelque forme inconnue de radiation car, au même instant, plusieurs sondes spatiales ont décelé une perturbation anormale qui traversait le système solaire. Nous avons pu la relever avec précision. Elle était très exactement dirigée vers Saturne.
« En reliant les faits entre eux après cet événement, nous avons abouti à la conclusion que le monolithe est une sorte d’appareil de signalisation fonctionnant grâce au soleil ou qui, du moins, est activé par lui. Le fait qu’il ait émis son impulsion à son apparition, alors qu’il était dans l’obscurité depuis trois millions d’années, ne peut être une coïncidence.
« Donc, la chose a été délibérément enfouie. Il ne peut exister aucun doute à ce sujet. Une excavation de dix mètres de profondeur a été pratiquée et le bloc, une fois déposé au fond, a été soigneusement recouvert.
« Vous pouvez vous demander comment nous l’avons repéré ? Eh bien, il était très facile à découvrir, étrangement facile, puisqu’il se trouvait être le centre d’un puissant champ magnétique. Il est apparu avec l’évidence d’un doigt tendu dès que nous avons commencé des relevés par satellites sur orbites basses.
« Mais pourquoi enfouir un appareil à énergie solaire à dix mètres de profondeur ? Nous avons examiné une dizaine de théories tout en sachant bien qu’il est impossible a priori de comprendre les desseins de créatures qui ont sur nous trois millions d’années d’avance.
« La théorie que nous avons finalement retenue est la plus simple, la plus logique. C’est également la plus troublante.
« On n’enfouit ainsi un appareil à énergie solaire que si l’on désire savoir à quel moment il sera ramené à la lumière. En d’autres termes, le monolithe pourrait être une sorte de dispositif d’alarme. Et nous l’avons déclenché.
« Que la civilisation qui l’a placé là existe encore ou non, nous l’ignorons. Nous pouvons supposer que des êtres qui construisent des appareils capables de résister durant trois millions d’années peuvent survivre aussi longtemps. Et nous pouvons également estimer, à moins de l’évidence du contraire, qu’ils pourraient être hostiles. On a souvent prétendu que toute culture avancée serait bienveillante, mais nous ne pouvons courir le moindre risque.
« De plus, ainsi que l’histoire de notre monde nous l’a souvent prouvé, les races primitives, en général, n’ont pas survécu à la rencontre avec des civilisations supérieures. Les anthropologistes appellent cela le « choc culturel » et il nous faut y préparer l’humanité. Mais nous ne pourrons le faire que lorsque nous saurons quelque chose sur ces êtres qui ont visité la Lune, et sans doute la Terre, il y a trois millions d’années.
« Votre mission est donc plus qu’un voyage de découverte. Il s’agit en fait d’une véritable reconnaissance, une reconnaissance dans un territoire inconnu et sans doute dangereux. L’équipe du Dr Kaminski avait été spécialement formée pour cela mais il vous faudra maintenant agir seul…
« Enfin, votre objectif. Il semble incroyable qu’une forme de vie avancée puisse exister sur Saturne ou sur l’une de ses lunes. Nous avions prévu d’explorer tout le système planétaire et nous continuons d’espérer que vous pourrez mener à bien un programme simplifié. Mais nous nous concentrerons sur le huitième satellite : Japet. Lorsque le moment de la manœuvre finale sera venu, nous déciderons si vous devez aborder cet objet céleste qui est unique dans le système solaire.
« Vous savez déjà cela, bien sûr, mais, comme tous les astronomes depuis trois cents ans, vous y avez peu réfléchi. Laissez-moi donc vous rappeler que Cassini – qui découvrit Japet en 1671 – avait remarqué que ce satellite est six fois plus brillant sur une face que sur l’autre.
« Ce rapport est extraordinaire et jamais nul n’a trouvé d’explication satisfaisante. Japet est petit – à peu près huit cents milles de diamètre – et même les télescopes lunaires ne permettent pas de le distinguer sous l’aspect d’un disque. Il semble en tout cas que l’une de ses faces présente une tache brillante et curieusement symétrique et il est permis de penser que cela a un rapport avec AMT-1. Il m’arrive de penser que Japet émet dans notre direction depuis trois cents ans comme un héliographe cosmique et que nous sommes trop stupides pour comprendre ses messages…
« Ainsi, vous connaissez maintenant votre véritable destination et vous pouvez comprendre l’importance de votre mission. Nous espérons avec ferveur que vous pourrez nous donner des bases pour une annonce préliminaire, car le secret ne pourra être gardé indéfiniment.
« Actuellement, nous ne savons pas s’il convient d’espérer ou de craindre. Nous ignorons si ce que vous allez trouver dans les lunes de Saturne sera bon ou mauvais, si vous n’allez pas découvrir des ruines mille fois plus anciennes que celles de Troie. »