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Six jours après avoir déposé les Cubains à San Juan, L’Oregon avait doublé le cap de Bonne-Espérance. Dans la salle de contrôle, l’image de la mer devant la proue était projetée sur un écran haute définition d’un mètre cinquante sur deux mètres quarante. Il n’y avait presque rien à voir. Le soleil s’enfonçait à l’ouest et L’Oregon se trouvait dans une zone déserte de l’océan Indien, où peu de navires passaient. Vingt minutes plus tôt, Hali Kasim avait aperçu une baleine bleue. Utilisant les capteurs sous-marins, Kasim avait enregistré le poids de l’animal qu’il avait ensuite essayé de retrouver dans sa base de données.

— C’est une nouvelle, annonça-t-il.

Franklin Lincoln, le grand Noir à la peau d’ébène avec qui il partageait la responsabilité de la salle de contrôle, leva les yeux de sa partie de solitaire sur ordinateur.

— Tu devrais te trouver un autre hobby, dit-il.

— C’est un passe-temps comme un autre, lui fit remarquer Kasim.

— Comme le mien par exemple, sauf que moi je n’use pas toutes les batteries des ordinateurs.

Une sirène résonna, puis le bateau ralentit et s’arrêta net en pleine mer.

Venu du nord, un hydravion noir approcha, survola une première fois L’Oregon pour vérifier la direction du vent grâce à la manche à air, puis il se laissa gracieusement tomber sur l’eau et longea le navire.

— Le chef est arrivé, remarqua Kasim.

Une fois en sûreté à bord de L’Oregon, Juan Rodri-guez Cabrillo se dirigea vers sa cabine. Il en referma la porte, balança sur le lit le sac contenant sa perruque grise et sa fausse barbe puis il ôta ses chaussures et commença à déboutonner sa chemise tout en marchant vers sa couchette.

Contrairement à la plupart des bateaux dans lesquels les salles de bains sont presque inexistantes, la sienne était vaste et luxueuse. Une baignoire en cuivre avec des jets était adossée à la coque, sous un hublot rectangulaire à l’encadrement en cuivre qui donnait sur l’eau. À angle droit avec la baignoire se trouvait une cabine de douche, ornée de carreaux mexicains. Contre la cloison, en direction de la proue, se dressait un meuble de toilette à tiroirs équipé d’un lavabo en cuivre.

Le plancher en bois sombre était recouvert d’épais tapis en coton. Une cuvette de WC était installée dans le renfoncement de la cloison face au lavabo et un banc philippin en acajou sculpté occupait le dernier pan de mur.

Cabrillo contempla son reflet dans le miroir au-dessus du lavabo.

Sa coupe de cheveux avait besoin d’un rafraîchissement et il nota mentalement de prendre rendez-vous avec la coiffeuse du bord qui était également masseuse. Son teint pâle et ses yeux rougis par le stress témoignaient, comme la raideur de ses articulations, de son état de fatigue.

Assis sur le banc en acajou, il ôta son pantalon et regarda sa prothèse. C’était sa troisième jambe depuis celle qu’il avait perdue au cours d’une bataille navale contre le destroyer chinois Chengdo, lorsque la Corporation avait couvert une opération de la NUMA à Hong Kong. Mais elle était de bonne qualité et fonctionnait presque aussi bien que la vraie.

Se levant, il s’approcha de la baignoire et fit couler l’eau.

Tandis que la baignoire se remplissait, il se rasa et se brossa les dents, puis il enleva sa jambe artificielle et se glissa dans l’eau. Tout en éprouvant une sensation de détente, il laissa vagabonder son esprit.

Cabrillo était issu d’une famille qui descendait du premier explorateur à avoir découvert la Californie, mais en dépit de son nom espagnol, il ressemblait plus à un surfeur de Malibu qu’à un conquistador. Né dans le comté d’Orange au sein d’une famille bourgeoise, il n’avait pas suivi l’engouement californien des années soixante-dix pour le sexe et les drogues. Plutôt conservateur et patriote de nature, il était presque anachronique. Au moment où toutes ses connaissances s’étaient laissé pousser les cheveux, il avait continué à couper et entretenir les siens. Lorsque les goûts vestimentaires avaient évolué vers le jean déchiré et les tee-shirts, sa garde-robe était demeurée soignée et présentable. Mais cela ne constituait pas une forme de protestation personnelle contre l’époque, c’était seulement sa nature profonde.

1. Voir Raz de marée, du même auteur, Grasset, coll. « Grand Format » ; Le Livre de Poche n » 17179.

Aujourd’hui encore il accordait beaucoup d’importance à ses tenues.

Sorti premier de sa promo en sciences politiques, il avait été un membre actif du corps d’officiers de réserve de son université. Ce ne fut donc pas une surprise lorsque la CIA lui proposa un emploi après l’obtention de son diplôme. Juan Cabrillo représentait exactement ce que l’on recherchait chez de nouveaux agents. Il était érudit sans être un rat de bibliothèque, stable, mais pas ennuyeux et pouvait faire preuve de flexibilité tout en gardant les pieds sur terre.

Parlant espagnol, russe et arabe, il s’était révélé maître dans l’art du déguisement et de la discrétion. Infiltré dans un pays, il était capable de prendre d’instinct le pouls de la population. Hardi, mais pas fou, il était devenu en quelques années un agent de valeur.

C’est alors qu’il y avait eu le Nicaragua.

En équipe avec un autre agent, Cabrillo avait reçu l’ordre d’enrayer la progression des sandinistes procommunistes et au départ, son travail avait donné quelques résultats. Mais en un an, la situation était devenue incontrôlable. C’était la plus vieille histoire du monde : trop de chefs et pas assez d’Indiens. Les supérieurs de Washington donnaient des ordres et les Indiens sur le terrain payaient le prix fort. Et lorsque les bombes avaient explosé, elles leur étaient revenues en pleine figure.

Cabrillo avait été l’un des boucs émissaires et il avait couvert son partenaire.

Son ancien coéquipier, à présent en haut de l’échelle à la CIA, s’acquittait de sa dette. Il avait fourni des contrats à la Corporation pratiquement depuis sa création, et celui-ci était de loin le plus important.

Tout ce que Cabrillo et son équipe avaient à accomplir, c’était l’impossible.

Tandis que Cabrillo profitait de son bain et se changeait, Kasim et Lincoln continuaient leur veille. Au moment de la relève à minuit, Kasim avait repéré une nouvelle baleine, Lincoln avait joué trente-deux parties de solitaire et les deux hommes avaient lu trois des magazines achetés à San Juan. Lincoln s’intéressait aux magazines d’aviation et Kasim à ceux d’automobile.

Très franchement, ils n’avaient pas beaucoup à faire. L’Oregon se conduisait tout seul.

Trente minutes plus tard, propre et vêtu d’un pantalon ocre, d’une chemise blanche amidonnée et d’un blazer Bill Blass, Cabrillo était assis à la grande table de conférences dans la salle de réunion. Face à lui, Linda Ross sirotait un Coca light, à côté d’Eddie Seng qui parcourait une pile de documents. Mark Murphy était assis plus loin, et pour se relaxer, il passait un couteau contre une lanière en cuir. Murphy testa le bord de sa lame contre une feuille de papier.

— Comment s’est passée la vente aux enchères ? demanda Max Hanley.

— La cible a offert deux cents millions, répondit Cabrillo, l’air impassible.

— Rien que ça ! s’exclama Linda Ross.

Au bout de la table, devant une colonne de moniteurs allant du sol au plafond, qui étaient éteints pour le moment, Michael Halpert alluma un pointeur laser puis appuya sur la télécommande des écrans. Il attendit le signal de Cabrillo qui hocha la tête pour l’autoriser à commencer.

— Le contrat a été transmis depuis Washington à notre avocat à Vaduz, au Liechtenstein, selon les modalités habituelles : la moitié maintenant, l’autre moitié à la livraison. Cinq millions sur les dix ont déjà été reçus. Ils sont passés par notre banque aux Vanuatu puis ont été transférés en Afrique du Sud où ils ont servi à acheter des lingots d’or comme convenu.

— En fait, déclara Murphy en découpant une bande de papier à l’aide de son couteau, après toutes ces machinations, nous devrions tout simplement voler le Bouddha et le garder pour nous. Ça nous épargnerait beaucoup de temps et d’efforts. De toute façon, on se retrouve avec de l’or.

— Où est passée votre fierté d’indépendant ? répliqua Cabrillo en souriant, conscient que Murphy plaisantait. On a notre réputation à tenir. La première fois qu’on arnaquerait un client, ça se saurait vite. Et ensuite, on ferait quoi ? Moi je n’ai pas vu beaucoup de propositions d’embauche de marins mercenaires, récemment.

— C’est parce que vous n’avez pas regardé dans les bons journaux, rétorqua Seng. Essayez le Manila Times ou le Bulgarian Bugle.

— C’est le problème quand on vole un objet qui apparaît dans les livres d’histoire, fit remarquer Ross. Ce n’est pas évident à revendre.

— Je connais un type en Grèce, dit Murphy, qui serait prêt à acheter La Joconde.

Cabrillo leva les mains.

— Bon, allez, on se remet au boulot.

Un planisphère apparut sur le premier écran et Hal-pert indiqua leur destination avec son pointeur.

— A vol d’oiseau, il y a plus de quinze mille kilomètres depuis Porto Rico. Par la mer, c’est encore plus long.

— Le voyage en lui-même va déjà alourdir le budget, dit Cabrillo. Est-ce que nous avons d’autres contrats dans cette partie du monde après celui-là ?

— Rien pour le moment, concéda Halpert, mais j’y travaille. J’ai quand même exigé que l’avocat inclue un bonus si nous livrons l’objet avant une certaine date.

— Combien et quand ? demanda Cabrillo.

— Un million de dollars pour le 31 mars.

— Pourquoi cette date ?

— Parce que c’est le jour prévu pour le retour du chef parmi son peuple.

— Ah, très bien. Ça nous fait donc un total de sept jours, dont trois pour la navigation. Nous avons quatre jours pour pénétrer dans un bâtiment sécurisé, voler une statue en or qui pèse trois cents kilos puis la transporter sur près de quatre mille kilomètres jusqu’à un pays montagneux dont la plupart des gens n’ont entendu parler qu’à l’école.

Halpert hocha la tête.

— On va bien se marrer, conclut Cabrillo.

Bouddha d'or
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