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L’Oregon doubla les îles Paraeel sous un ciel d’encre. L’air était liquide, la pluie tombait en rideau. Le vent soufflait en rafales sans direction ni but. Pendant quelques minutes, il frappait le navire par le travers, puis tournait soudain pour souffler sur la proue ou la poupe en premier. Les drapeaux détrempés de la poupe pivotaient sur leurs mâts aussi vite qu’une brindille entre les mains d’un boy-scout déterminé à allumer un feu.
Dans la salle de contrôle, Franklin Lincoln scrutait l’écran du radar. La tempête commença à décroître au moment où le bateau passait le vingtième parallèle. S’approchant d’un terminal informatique, il tapa une commande et attendit que l’ordinateur télécharge les images satellite de la côte chinoise.
Un nuage de pollution recouvrait Hong Kong et Macao.
Il jeta un coup d’œil à Hali Kasim avec qui il partageait le quart de nuit. Kasim était profondément endormi, les pieds sur le poste de contrôle, la bouche entrouverte.
C’était tout Kasim de dormir pendant une tempête, songea Lincoln, ou plus exactement, dans cette région du monde, pendant un cyclone.
Alors que L’Oregon naviguait vers l’est, Winston Spenser, encore éveillé, sursauta. Plus tôt dans la soirée, il était allé voir le Bouddha d’or au temple A-Ma. La statue trônait toujours dans l’armoire en acajou posée verticalement, porte ouverte, dans la pièce où elle avait été installée. Spenser était venu seul. Le simple bon sens dictait de mettre aussi peu de personnes que possible au courant de la cachette, mais ses nerfs avaient été mis à rude épreuve.
Spenser savait que la statue n’était rien de plus qu’un amas de métal et de pierres précieuses, mais pour une étrange raison, l’objet paraissait posséder une force vitale. L’or semblait scintiller dans la pièce sombre, comme s’il était illuminé de l’intérieur et on aurait dit que les grands yeux de jade suivaient chacun de ses mouvements. Et alors que le visage pouvait paraître bienveillant à certains – le visage d’un prophète souriant au ventre arrondi –, Spenser avait l’impression qu’il se moquait de lui.
Comme s’il ne l’avait pas su auparavant, Spenser s’était alors rendu compte que ce qu’il avait fait n’était pas un coup de génie. Le Bouddha d’or n’était pas une simple toile barbouillée de peinture, mais une œuvre hautement symbolique, confectionnée avec amour et respect.
Et Spenser l’avait fauché comme un bonbon dans une boulangerie.
Le dalaï-lama écoutait le lent écoulement de l’eau sur les galets lisses tandis qu’il méditait. Les recoins de son esprit étaient parasités et il voulait faire disparaître cette perturbation. Il visualisait la sphère de lumière au centre de son crâne, mais les bords étaient irréguliers et palpitaient. Lentement, il adoucit les signaux et la sphère se mit à se rétracter sur elle-même jusqu’à ne former qu’un point de lumière. Puis il se mit à étudier son enveloppe physique.
Il y avait une perturbation qui allait s’amplifiant.
Dix-huit minutes plus tard, il réintégra son enveloppe corporelle et se leva.
À six mètres de lui, assis sous un parasol vert au bord de sa piscine en forme de haricot se trouvait son Chikyah Kenpo. Le dalaï-lama s’avança vers lui. L’acteur de Hollywood qui l’hébergeait lui sourit et se leva.
— Il est temps de rentrer chez moi, dit le dalaï-lama.
L’acteur n’émit ni supplication ni désaccord.
— Votre Sainteté, dit-il, laissez-moi appeler mon avion.
Dans le nord du Tibet, à la frontière entre U-Tsang et la province d’Amdo, les montagnes de Basatong-wula Shan surplombaient les plaines. Le point culminant était une sentinelle recouverte de neige qui veillait sur cette région que peu d’hommes parcouraient. Pour l’observateur non averti, la région de Basatongwula Shan semblait aride et désolée, un désert qu’il valait mieux laisser tel quel. En surface, ceci était peut-être vrai.
Mais en dessous, caché depuis des siècles, se trouvait un secret connu de quelques-uns.
Un yack avançait lentement sur un sentier rocailleux. Sur son dos, un mainate noir se laissait transporter en silence. D’abord lentement, puis de plus en plus intense, un frémissement parcourut la terre. Le yack se mit à trembler de frayeur et l’oiseau s’envola.
Enfonçant ses sabots fendus dans le sol, il resta fermement ancré tandis que la terre vibrait. Puis, les secousses s’atténuèrent et le sol se stabilisa. Le yack reprit son chemin.
En quelques minutes, ses pattes et le bas de son corps étaient couverts de gouttelettes d’un minerai qui depuis des générations avait rendu certains hommes riches et d’autres fous.