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Juan Cabrillo avala la dernière bouchée de son omelette au gorgonzola et bacon fumé aux pommes, puis il repoussa son assiette.
— Incroyable que nous ne pesions pas encore tous cent cinquante kilos, dit-il.
— Le risotto au fromage et aux piments jalapeno valait le détour à lui tout seul, fit remarquer Hanley. Quel dommage que le chef n’ait pas pu donner quelques conseils à mon ex-femme. Peut-être qu’on serait encore mariés à l’heure qu’il est.
— Comment se passe le divorce ? demanda Cabrillo.
— Pas mal, concéda Hanley, surtout que je n’ai déclaré que trente mille dollars de revenus l’année dernière.
— Sois équitable, lui conseilla Cabrillo. Je ne veux pas que des avocats viennent fouiner dans nos affaires.
— Tu sais que je serai réglo, dit Hanley en saisissant la cafetière en argent sur la table pour remplir leurs deux tasses. J’attends seulement que Jeanie se calme un peu.
Cabrillo prit sa tasse et se leva.
— Nous sommes à moins de vingt-quatre heures du port. Comment ça se passe à la Boutique magique ?
— La plupart des accessoires sont construits et j’attaque les déguisements.
— Excellent, dit Cabrillo.
— Est-ce que tu as des préférences pour le tien ? demanda Hanley.
— Essaie d’éviter au maximum les fausses barbes, fit Cabrillo. Il peut faire très humide à Macao.
Hanley se leva de table.
— Sahib, vos désirs sont des ordres.
Lorsque L’Oregon avait été transformé par la Corporation dans le chantier naval d’Odessa, deux entreponts avaient été installés dans la coque, ce qui faisait un intérieur de trois niveaux au total, sans compter la timonerie en surélévation. Le niveau inférieur abritait les moteurs et l’outillage ainsi que le moon pool, des ateliers, l’armurerie et des pièces de stockage. Au niveau suivant, que l’on pouvait gagner par des escaliers métalliques ou par l’unique monte-charge au milieu du bateau, se trouvaient tous les systèmes de communication et d’armement, divers ateliers et bureaux, une bibliothèque fournie, une salle informatique et uñe salle des cartes. Le troisième niveau comprenait la salle à manger, les salons, une salle de sport équipée, ainsi que les cabines et des salles de réunion. Cet étage était entouré d’une double piste d’athlétisme pour le footing. L’Oregon était une véritable ville flottante.
Hanley sortit de la salle à manger et traversa la piste de course puis, dédaignant l’ascenseur, il ouvrit la porte de l’escalier et commença à descendre. Les murs étaient recouverts de boiseries en acajou et éclairés par des appliques. En bas, Hanley arriva dans une pièce tapissée d’une épaisse moquette et dont les murs exposaient les plaques et médailles offertes par des clients et des pays reconnaissants aux hommes et femmes de L’Oregon.
Il avança vers la proue jusqu’à ce que les murs du vestibule se transforment en vitres à bâbord. De l’autre côté des vitres se trouvait ce qui aurait pu passer pour un magasin de costumes et déguisements de Hollywood. Kevin Nixon leva la tête et lui fit signe.
Hanley ouvrit la porte et entra. Il faisait froid et dans l’air flottaient des odeurs de brillantine, de vinyle et de cire. Un morceau de Willie Nelson s’échappait de haut-parleurs invisibles.
— Tu es là depuis combien de temps ? demanda Hanley.
Nixon était assis sur un tabouret devant un établi en bois au cadre métallique sur le bord duquel étaient accrochés les outils les plus usuels. Il tenait une parure en soie dorée qui pendait jusqu’au sol sur son côté droit.
— Depuis deux heures, dit-il. Je me suis réveillé tôt, j’ai regardé mes e-mails et j’ai eu les détails préliminaires.
— Tu as pris un petit déjeuner ? demanda Hanley.
— Juste un fruit. J’ai au moins cinq kilos à perdre.
Nixon était fort, mais il portait bien son poids. Quiconque le croiserait dans la rue le trouverait costaud, pas gros, mais il luttait en permanence et son poids oscillait entre quatre-vingt-quinze et cent dix kilos, selon son état de vigilance. L’été précédent, lorsqu’il avait pris quelques semaines de congé pour faire la traversée des Appalaches à pied, il était descendu à quatre-vingt-dix, mais son existence sédentaire à bord du bateau et les charmes de la cuisine du chef l’avaient rattrapé.
Hanley s’approcha et regarda le travail de Nixon.
— C’est un ornement religieux ?
— Oui, pour la procession du Vendredi saint à Macao.
— Il nous en faudra six pareils, dit Hanley.
Nixon hocha la tête.
— J’avais pensé à deux chamans et quatre pénitents.
Nixon s’approcha d’un autre établi fixé à la cloison.
— Je vais commencer les masques, dit-il.
Nixon opina et il s’empara de la télécommande du lecteur CD. Il appuya sur un bouton et Willie Nelson s’arrêta. Le morceau de Johnny Rivers, Secret Agent Man, commença.
— Kevin, lui demanda Hanley avec un sourire, tu adores ce boulot, non ?
— There’s a man who lives a life of danger[4], chantonna Nixon d’une voix de baryton.