16
L’Oregon était en pleine effervescence. Sous le pont, dans la Boutique magique, les musiciens du groupe vérifiaient la bonne marche de leurs instruments et mettaient une dernière main à leur costume. Juan Cabrillo ouvrit son téléphone pour répondre à un appel.
— La situation est stable ici, dit Linda Ross au bout du fil. Je me dirige vers le site en ce moment.
— Nous avons trois hommes à l’intérieur plus un qui est posté derrière le mur, dit Cabrillo. Si tu es repérée, tu donnes l’alarme et on viendra à la rescousse.
— Ça va être du gâteau, fit Linda.
La communication fut coupée et Cabrillo se tourna vers Hanley.
— Iselda fait son entrée.
— Pour le moment, tout baigne, dit Hanley.
Mark Murphy finit d’équiper Kasim et lui donna une claque dans le dos.
— C’est parti, mon vieux !
Puis il se tourna vers Michael Halpert qui triturait un micro, et lui fit signe de s’avancer.
— Allez mon petit, dit-il, viens par ici, que je t’équipe.
Halpert s’approcha et présenta son dos à Murphy, qui souleva sa chemise.
— Ce. 38 est léger comme une plume, Mike, déclara Murphy en scotchant le holster contenant l’arme au bas de son dos. Vas-y, dégaine ton arme et bousille ce train !
Murphy avait entendu cette réplique dans le film Tombstone et depuis, il l’utilisait à tort et à travers. Halpert dégaina le pistolet.
— Attends, fit Murphy. Il est trop haut, tu es obligé de te tordre le bras.
Il réajusta le holster et attendit que Halpert refasse un essai.
— C’est mieux, déclara-t-il. Fais voir tes bottes, maintenant.
Halpert se retourna et releva sa jambe de pantalon. Murphy accrocha un couteau dans un étui en plastique.
— Fais attention avec ce truc-là, lui dit Murphy. La lame a été trempée dans une substance paralysante. Si ça tourne mal, tu piques quelqu’un avec et il tombera dans les pommes. Le problème, c’est que la réciproque est vraie si ta cible s’en prend à toi. Assure-toi qu’il est assez proche et que tu maîtrises bien la situation.
— OK, Mark, répondit calmement Halpert.
Le couteau était en place et Murphy se releva.
— Tu te fais du souci ? demanda Murphy.
— Un peu, répondit Halpert. Je n’ai pas l’habitude d’aller sur le terrain.
Murphy hocha la tête en souriant.
— T’en fais pas, je serai juste à côté de toi. Si les choses se gâtent, il faudra compter sur moi.
Halpert hocha la tête et s’en fut rechercher son micro.
Cabrillo sourit et s’approcha de Murphy. Il était vêtu d’un costume à faire rougir Elton John. Murphy souleva une des pochettes à paillettes de la veste et y glissa deux seringues hypodermiques dans un étui. Dans l’autre poche, il mit une lame recourbée en fibre de carbone qui comportait un trou pour les doigts.
— Votre lame a également été trempée dans un agent paralysant, dit-il en faisant pivoter Cabrillo pour lui installer une petite arme automatique dans le bas du dos. Les balles sont cylindriques, et pas très puissantes, alors attendez d’être tout près de votre cible pour tirer.
— Espérons qu’on n’en arrivera pas là, dit Cabrillo.
Lincoln, déjà prêt, se tenait dans un coin et manipulait sa basse. Cabrillo sourit et prit la parole.
— Bon, on va bientôt y aller. Rappelez-vous le déroulement des opérations et assurez-vous d’avoir mémorisé les solutions de repli. Si à un moment je donne le signal, vous vous dirigez vers le point de rassemblement. Gardez en mémoire que cette opération n’est qu’une partie de notre mission ; si ça dérape, nous avons d’autres moyens de parvenir à notre but. Pas la peine de jouer les héros, il y en a qui ont essayé et qui en sont morts. Les armes ne sont à utiliser que si la situation tourne à la catastrophe et que l’un des nôtres est en danger. Notre but, comme toujours, c’est de mener notre opération dans le calme : on fait notre boulot et on rentre sains et saufs. Des questions ?
La Boutique magique resta silencieuse.
— Bon, conclut Cabrillo, alors donnez vos lettres à Julia.
Le médecin Julia Huxley détestait cette partie de son travail. Les lettres contenaient des instructions au sujet du degré de soin jusqu’où chacun était prêt à aller s’il était blessé de façon critique. Elles donnaient aussi les dispositions financières à prendre en cas de décès, et d’autres requêtes. Quel que soit le contenu des lettres, Huxley était tenue de l’exécuter. Elle fit le tour de la pièce pour ramasser les enveloppes scellées. Lorsqu’elle eut terminé, tous restèrent silencieux.
— Ça jette toujours un petit froid, dit Murphy en riant. On ne va pas désactiver une ogive nucléaire, on vole juste un bout d’or.
L’humeur sombre se dissipa et les conversations reprirent.
— Nous avons un peu de temps avant le départ, annonça Hanley. Alors si vous avez envie de manger ou autre, c’est le moment.
Tout le monde sortit de la pièce, à l’exception de Cabrillo et Hanley.
— Meadows et Jones sont prêts ? demanda Cabrillo.
— Pile à l’heure, confirma Hanley.
— Et le pilote ?
— Il est déjà en route.
— Alors la fête va pouvoir commencer.
Deux hommes sur des motos équipées de side-cars attendaient sur le trottoir de la Rua de Lourenco et observaient les employés des travaux publics de Macao ériger des barricades le long de l’itinéraire du cortège. Les petites rues seraient toutes bloquées, mais les barricades n’étaient que des chevalets en bois qui céderaient au pare-chocs d’une voiture ou à la roue avant d’une moto.
— Allons jusqu’à la zone où sont dressées les estrades, dit l’un des hommes.
L’autre acquiesça et appuya sur son starter puis mit en marche la moto et remonta la rue. Quelques pâtés de maisons plus loin, il se gara sur le bord de la route et coupa le contact. La rue qui menait à l’emplacement des scènes de plein air était décorée de drapeaux et de guirlandes en crépon. On installait le long de l’itinéraire du cortège des lanternes en papier contenant des bougies, qui seraient allumées au crépuscule. Divers vendeurs mettaient en place leurs échoppes sur des charrettes à bras pour proposer boissons et nourriture aux spectateurs, tandis qu’un balayeur faisait un tour de dernière minute pour que la rue soit propre au moins au début.
— Eh ben, ils ont l’air d’adorer les dragons ! s’exclama l’un des hommes en indiquant une grande file de chars.
Il y avait au moins soixante-dix chars différents. Des bateaux, des estrades où joueraient des musiciens, des numéros d’avaleurs de sabre et de jonglage. Et des dragons. Des monstruosités en papier crépon rouge, un dragon bleu et jaune avec une longue queue qui battait l’air.
Les chars étaient construits sur des plates-formes motorisées : le squelette était fabriqué en gros fil métallique puis recouvert de tissu, de papier ou, pour un des chars, en un matériau qui ressemblait à du cuivre martelé. Un conducteur perché à l’intérieur de chaque char conduisait en regardant à travers une mince encoche ménagée à l’avant. Les gaz d’échappement des petits moteurs à combustion interne étaient évacués sur le côté.
Tout était calme pour le moment, mais le nombre de haut-parleurs sur les chars laissait présager une vraie cacophonie aussi bien sonore que visuelle lors du défilé.
— Je vais jeter un coup d’œil, dit l’un des hommes en descendant de sa moto pour s’approcher d’un char.
Il souleva le rideau et scruta la charpente avant qu’un agent de police vienne le chasser.
— Y a plein de place, là-dessous, dit-il à son coéquipier lorsqu’il revint se remettre en selle.
Plusieurs membres d’une fanfare passèrent devant eux, suivis d’un éléphant avec son cornac assis dans un siège en osier posé sur le dos de l’animal.
— Quel boulot, quand même ! fit le deuxième homme à voix basse.
Richard Truitt contempla son reflet dans le miroir de sa chambre d’hôtel, sur l’Avenida de Almeida Ribeiro, et ajusta son nœud de cravate. Il sortit une boîte ronde de son nécessaire de rasage et l’ouvrit. Posant le doigt sur la lentille de contact colorée, il la posa sur un œil et cilla pour la mettre en place. Une fois la deuxième posée, il fit un pas en arrière pour admirer le résultat.
Truitt était satisfait et il sourit.
Puis il attrapa un autre sac d’où il sortit un dentier qu’il glissa par-dessus sa rangée supérieure de dents. À présent, il avait les dents qui avançaient légèrement. Prenant une paire de lunettes en écailles dans son sac, il les passa par-dessus ses oreilles et les installa sur l’arête de son nez. S’il cherchait à avoir l’air d’une caricature d’intello, il avait visé en plein dans le mille. Il ne restait plus qu’à mettre du gel dans ses cheveux et à saupoudrer quelques fausses pellicules sur le col de sa veste en tweed. Parfait.
Passant dans le salon de sa suite, il attrapa un document sorti de son imprimante et l’examina. Il était lourd et pompeux à souhait, typiquement britannique. Fournisseur de Sa Majesté la Reine, lisait-on ici. Depuis 1834, lisait-on là. Truitt plia la feuille de papier et la glissa dans la poche intérieure de sa veste. Puis il éteignit ordinateur et imprimante et les remit dans leur étui. Ses bagages étaient prêts et entassés près de la porte. Il retourna dans la salle de bains récupérer quelques affaires qu’il glissa dans la pochette latérale d’un de ses sacs. Puis il composa un numéro de téléphone.
— J’y vais, dit-il simplement.
— Bonne chance, répondit Cabrillo.
Maintenant, il n’avait plus qu’à sortir discrètement de sa chambre.
Linda Ross était plutôt quelqu’un de bienveillant et de positif.
C’est pourquoi elle prenait autant de plaisir à jouer le rôle d’Iselda. La plupart des gens ont un côté vachard qu’ils s’efforcent de supprimer. Comme le rapport sur Iselda déclarait qu’elle supprimait les bons sentiments plutôt que les mauvais, Linda profitait à fond de cette opportunité. En sortant de l’ascenseur dans le parking souterrain, elle s’avança d’un air courroucé vers la loge du gardien. L’homme s’élança pour aller chercher sa voiture. En l’attendant, elle s’efforça de deviner combien Iselda donnerait de pourboire et se dit qu’elle ne donnerait sans doute rien.
Le gardien du parking lui amena une Peugeot sale et ouvrit la porte. Linda se glissa sur le siège du conducteur en lui marmonnant « Ce sera pour la prochaine fois » avant de claquer la portière. L’intérieur de la voiture sentait comme un relais routier du Wisconsin à l’heure de la fermeture. Les tapis étaient couverts de cendres et le cendrier débordait. L’intérieur des vitres était couvert d’un film de nicotine.
— C’est parti, murmura-t-elle en attrapant un paquet de cigarettes dans la boîte à gants et en en allumant une.
Puis elle démarra la Peugeot et sortit dans la rue. Dix minutes plus tard, elle arrivait devant la résidence et passait son premier test.
— Ouvrez la grille ! cria-t-elle au garde qui passa la tête à l’intérieur de la voiture et, la reconnaissant, appuya sur un bouton. Je suis en retard !
Elle se gara sur un côté de l’allée et sortit de la voiture en allumant une autre cigarette.
— Videz mon cendrier quand vous aurez le temps, dit-elle à un jardinier qui passait par là.
L’homme l’ignora et poursuivit sa route. Elle avança jusqu’à la porte d’entrée, sonna et attendit que le majordome vienne ouvrir.
— Poussez-vous ! dit-elle en passant devant lui pour se diriger vers l’endroit où devait se trouver la cuisine, d’après les plans qu’elle avait mémorisés.
Elle entra en coup de vent, observa les fourneaux, puis se retourna vers un des chefs engagés par Iselda.
— C’est la bisque ? demanda-t-elle.
— Oui madame, répondit le chef chinois.
Trottinant jusqu’aux fourneaux, elle ôta le couvercle et renifla.
— Cuiller, s’il vous plaît.
Le cuisinier lui tendit une cuiller et elle goûta la bisque.
— Ça manque de homard, dit-elle.
— Je vais en ajouter, répondit le chef.
— Parfait, dit Linda. Si M. Ho a besoin de moi, je serai dehors. Prévenez-moi lorsque vous aurez fait les premiers beignets de crevettes, je veux y goûter.
— Très bien, répondit le chef tandis que Linda ressortait par la porte arrière qui donnait sur le jardin.
Dès qu’il la vit sortir de la maison, le traiteur chargé des boissons accourut. Il s’arrêta et la dévisagea.
— Vous êtes très en beauté aujourd’hui, mademoiselle Iselda.
— La flatterie ne vous mènera à rien, répondit Linda. Est-ce que tout est prêt ?
— Oui, à part ce dont nous avons discuté hier, dit le traiteur.
Merde, songea Linda.
— De quoi parlez-vous ? demanda-t-elle. Je ne peux quand même pas me souvenir de tout !
— La glace pilée, dit le traiteur. Elle devrait arriver d’ici une heure.
— Bon, bon, dit Ross. Maintenant assurez-vous que tous les verres soient étincelants.
Elle s’éloigna en hâte vers un cuisinier armé d’une scie sauteuse qui réalisait une sculpture de glace.
Le traiteur secoua la tête. Il reconnaissait bien là son comportement, mais il aurait pu jurer que le grain de beauté sur sa joue se trouvait plusieurs centimètres plus bas la veille. Il chassa cette pensée et alla jeter un coup d’œil aux verres.
Linda écrasa son mégot sous son talon haut. Elle avait la tête qui tournait avec toutes ces cigarettes, et elle fit une pause pour reprendre son souffle.
— Soyez plus précis sur les ailes ! ordonna-t-elle au sculpteur, qui hocha la tête et continua son travail.
Un homme de grande taille passa devant elle, chargé de plusieurs chaises empilées. Il sourit et lui fit un clin d’œil.
En hauteur, dans un noyer blanc, un employé de la Corporation vêtu d’un pantalon et d’une veste de chasse qui se fondaient dans les feuilles de l’arbre alluma un micro.
— Linda est dans la place et elle ne chôme pas, dit-il.
Stanley Ho, debout dans son bureau du dernier étage, observait par la fenêtre les préparatifs de la réception. Il avait vu Iselda faire son entrée dans le jardin, mais il n’avait aucune envie de parler à cette femme. Cette lesbienne portugaise lui déplaisait ; elle faisait du bon travail, mais elle se prenait beaucoup trop au sérieux. Ce n’était qu’une soirée, après tout, pas une comédie musicale de Broadway. Ho savait d’expérience que d’ici quelques heures, la plupart de ses invités seraient dans un tel état d’ébriété qu’ils ne remarqueraient même pas s’il leur servait du rat en entrée.
Il s’inquiétait bien davantage de la visite imminente de l’expert de l’assurance.
Sans oublier que d’après l’historien qu’il avait consulté, le Bouddha d’or devait receler un compartiment secret qu’il n’avait pas pu localiser. Ce n’était qu’un détail, mais cela le tarabustait. L’expert de l’assurance était censé connaître l’art asiatique ancien. Ho se dit qu’il lui poserait la question lorsqu’il arriverait.
Si l’expert ne pouvait lui répondre, Spenser, qui ne devait pas tarder, serait sans doute en mesure de le faire.
Richard Truitt conduisit sa voiture de location avec prudence sur la Praia Grande jusqu’à la grille de la grande maison, puis il s’arrêta. Baissant sa vitre, il tendit son invitation au garde.
— Attendez que j’appelle la maison, dit le garde.
Il composa le numéro du bureau de Ho et attendit.
— Monsieur Ho, dit-il, je suis avec M. Samuelson de la compagnie d’assurances.
Ho s’étonna ; il ne s’agissait pas de son interlocuteur habituel.
— Allez-y, faites-le entrer, dit Ho. Et demandez-lui d’attendre au rez-de-chaussée.
Puis il raccrocha et composa un autre numéro.
— Entrez, fit le garde. Arrêtez-vous près du garage et attendez en bas.
Ho tapota de la main sur son bureau tandis que cela sonnait.
— Résidence Lassiter, répondit une voix à l’accent cantonais.
— Stanley Ho à l’appareil. M. Lassiter est-il disponible ?
— M. Lassiter malade, répondit-on. Le docteur venir bientôt.
— A-t-il laissé un message pour moi ? demanda Ho.
— Ne quittez pas.
Ho attendit quelques instants, et une voix enrouée se fit entendre.
— Désolé, mon vieux, mais je suis tombé malade. Un M. Samuelson, du siège, est en ville en ce moment et c’est lui qui me remplacera.
Lassiter ne semblait pas du tout lui-même, songea Ho. Quelle que soit sa maladie, cela avait l’air sérieux.
— Il vient d’arriver, déclara Ho.
— Ne vous inquiétez pas, monsieur Ho, dit son interlocuteur d’une voix sifflante. Il est tout à fait expert en art asiatique ancien.
— J’espère que vous vous rétablirez vite, dit Ho.
Le son d’une toux grasse éclata et dura près d’une minute.
— Moi aussi, et j’espère que je pourrai voir le Bouddha d’or très bientôt.
Ho raccrocha et s’apprêta à descendre au rez-de-chaussée.
Sur L’Oregon, l’opérateur déconnecta la ligne et se tourna vers l’homme qui avait joué le rôle de Lassiter.
— Eh bien, pour un cuistot, dit-il, vous faites un sacré espion !