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Adams poussa le manche cyclique vers la gauche et fit virer le R-44. Quelques secondes plus tôt, il était passé à bâbord de la corvette chinoise, qu’il avait entraperçue dans le brouillard. C’était un miracle que le bateau ne lui ait pas tiré dessus ; il devait pourtant avoir détecté l’hélicoptère qui volait vers le rivage. La frégate arrivait et Adams comptait bien rester hors d’atteinte.
Il gardait le Robinson à un mètre cinquante ou deux mètres du niveau des vagues – peut-être cela le protégeait-il des radars, mais il en doutait. Pour éviter d’être détecté, il fallait voler à moins d’un mètre du haut des vagues. Adams ne pouvait courir le risque d’endommager les armes attachées aux flancs de l’hélicoptère en les aspergeant d’eau de mer. S’il fallait choisir entre éviter les tirs des bateaux chinois et venir en aide à ses camarades, il choisirait la seconde option.
Il poussa le manche et regarda le régulateur ajuster la vitesse des pales. Il volait à deux cent dix kilomètres à l’heure et d’après ses calculs, il devrait voir le premier Zodiac quarante-cinq secondes après avoir croisé la frégate. Il plissa les yeux pour apercevoir le bateau chinois tout en surveillant son radar météo monté sur le tableau de bord.
Huxley mit sans rien dire le doigt sur la jauge du Zodiac.
Seng hocha la tête, puis il se baissa pour lui parler à l’oreille.
— Si je devais faire un pari, cria-t-il, je dirais que nous avons quelque chose qui bloque les bouches d’admission de l’eau sur le propulseur. Cela pourrait être tout simplement un morceau de papier ou de sac plastique ; le problème, c’est qu’il faudrait s’arrêter et relever le moteur pour vérifier.
— On dirait que ça n’empire pas, dit Julia Huxley.
— Non, nous sommes au début de la zone rouge et ça a l’air de se stabiliser. Si le moteur peut supporter encore un peu cette température, on va peut-être s’en sortir vivants.
Huxley scrutait le brouillard autour d’eux. Elle se retourna et entraperçut le Zodiac de Kasim à tribord. Les vedettes diesel ne pouvaient encore les distinguer et si leur vitesse se maintenait, ils ne les distingueraient jamais.
— Dommage qu’on ne puisse pas avoir une mi-temps, pour que je puisse nettoyer l’arrivée d’eau.
Eddie Seng avait du mal à percevoir la voix de Huxley avec le bruit du moteur, et un autre bruit sourd devant eux attira son attention. Soudain, il aperçut le R-44 à travers le brouillard et un appel radio leur parvint.
Au poste de commande du Tempête, les ordres fusaient : on répétait les messages plusieurs fois lorsque la nouvelle que L’Oregon avait fait demi-tour passa du technicien radar au capitaine, du capitaine au timonier, puis aux autres officiers. On transmit l’information aux capitaines de la corvette et de la frégate qui ralentirent aussitôt.
Le capitaine Ching pensa qu’il faudrait environ un mille marin à L’Oregon pour exécuter son demi-tour.
Une fois de plus, le capitaine Ching se trompait dans ses estimations.
L’Oregon, grâce à ses moteurs magnétohydrodynamiques, n’avait pas besoin de ralentir pour changer de direction ; il n’y avait pas d’arbre de transmission à tourner, pas de joints à enclencher, pas de vitesse à passer. Les jets d’eau de la poupe sortaient d’un arbre de transmission rectangulaire muni d’une cavité à l’extrémité que l’on pouvait diriger vers l’avant ou l’arrière, comme la poussée des réacteurs d’un avion Harrier. Il suffisait à un ingénieur responsable de la propulsion d’actionner quelques boutons pour détourner le flot d’un moteur avant et un arrière, et L’Oregon pivotait pratiquement sur sa quille, pourvu que la vitesse initiale soit inférieure à trente nœuds. Une manœuvre si brusque secouait un peu le bateau – il chavirait et les plats-bords s’enfonçaient presque dans l’eau, mais la Corporation l’avait pratiquée plus d’une fois. À part quelques assiettes cassées et des objets projetés un peu partout, L’Oregon s’en était tiré sans dommages.
L’ingénieur rentrait dans l’ordinateur un profil de rotation qui ressemblait à un demi-tour, puis il prévenait la salle de contrôle qu’il était prêt. Lorsque le commandant du bateau en donnait l’ordre, l’ingénieur n’avait plus qu’à appuyer sur un bouton et s’accrocher à une table tandis que L’Oregon pivotait comme sur des rails à la surface de l’eau. Dans la salle des machines, Sam Pryor jeta un regard à Gunther Reinholt, qui venait de débrancher sa perfusion et buvait un café serré après avoir programmé le demi-tour.
— Elémentaire, monsieur Reinholt, dit Pryor en souriant.
— Indubitablement, monsieur Pryor.
Les deux hommes contemplèrent la trajectoire en U sur l’écran pendant un instant.
— Monsieur le président, lança Reinholt dans l’interphone, c’est quand vous voulez.
— Nous allons exécuter un demi-tour rapide et foncer sur les trois bateaux qui nous pourchassent, expliqua Cabrillo sur une fréquence radio cryptée. Nous avons besoin que vous éliminiez rapidement les deux vedettes pour que les deux Zodiac puissent ralentir avant de se retrouver le nez sur la poupe de la frégate.
— Compris, dit Adams.
— Nous préviendrons Seng et Kasim dès que les vedettes seront neutralisées.
— Je vais lancer mes roquettes de bâbord pour la première, dit Adams, et celles de tribord pour la deuxième. Ça devrait les calmer.
— Tâchez de les frapper à l’arrière, dit Cabrillo. Nous voulons qu’il y ait le minimum de victimes.
À l’instant même où la première vedette de la police portuaire apercevait le bateau de Kasim à travers le brouillard qui se dissipait, la vigie annonça également qu’un hélicoptère arrivait de la mer. Adams avait fait une boucle pour intercepter le premier bateau en plein sur son gaillard d’arrière. Positionnant sa mire sur le dernier tiers du bateau de quinze mètres, Adams fit basculer un interrupteur pour diriger toutes ses roquettes sur la même cible, juste au-dessus du niveau de l’eau.
Puis il respira un grand coup et appuya sur la détente.
La vigie entraperçut la bulle de l’hélicoptère une seconde avant que la nacelle d’armes se trouvant à bâbord tire une volée de quatre roquettes. Les projectiles étaient de petite taille – à peine plus épais que le bras d’un homme –, mais ils étaient truffés d’explosifs. Suivies d’une traînée de feu de deux mètres, les roquettes foncèrent sur le flanc du premier bateau, détachant la proue de la poupe aussi facilement qu’une machette tranchant un pamplemousse.
Le capitaine eut tout juste le temps de donner l’ordre d’évacuer le bateau avant que la proue commence à sombrer.
— Maintenant, monsieur Reinholt, ordonna Cabrillo tandis qu’une alarme résonnait dans tout le bateau.
Reinholt appuya sur le bouton rouge de la console, puis il s’accrocha de toutes ses forces à la table à côté de lui. L’Oregon chavira et amorça son demi-tour ; on aurait dit que le bateau était sur des montagnes russes. Le choc était brutal. Tout le monde à bord s’accrochait au meuble le plus proche et pliait les genoux comme un skieur dévalant un champ de bosses. Au bout de quelques instants, le navire se redressa et retrouva sa position normale.
Lincoln, assis dans un grand fauteuil de tireur où il était maintenu par une ceinture de sécurité, cria :
— Hourra !
— Nous allons passer à hauteur de l’hydroptère d’ici vingt secondes, dit Hanley.
— Frappez le flotteur, monsieur Lincoln, dit Cabrillo.
— Mais qu’est-ce que… ? s’exclama Ching en voyant la silhouette massive du cargo changer de direction.
— À bâbord, toutes ! ordonna-t-il.
Mais avant que l’ordre pût être exécuté, L’Oregon était presque de front avec eux.
Everywhere I go, /’m just a gigolo… chantonnait Lincoln en tirant sur sa cible.
La batterie de missiles à la proue de L’Oregon leva le nez et fit une rotation vers la cible. Puis, sur commande de Lincoln, deux missiles Harpoon surgirent de leurs lanceurs et fusèrent ; ils percutèrent le mince flotteur de l’hydroptère et le coupèrent aussi proprement qu’une guillotine tranche un doigt.
Le Tempête avançait toujours à sa vitesse maximum quand il fut frappé et lorsque le flotteur qui le surélevait disparut, le pont principal fit une embardée et commença à basculer. Le bateau ne se retourna pas entièrement, mais se désintégra dans l’eau, comme paralysé. Le timonier réussit à neutraliser les moteurs avant que le bateau se retourne, ce qui sauva des vies à défaut de sauver le bateau.
Une minute après l’impact, les ponts du Tempête étaient inondés et il coulait rapidement.
Le capitaine Deng Ching saignait du nez et de la bouche après s’être cogné au tableau de commande. La douleur lui donnait le vertige. Ce fut le second qui donna l’ordre d’abandonner le navire.
— Un hélicoptère vient de nous attaquer, cria le capitaine de la vedette en train de couler, dans sa radio portable, tandis qu’il montait dans un canot de sauvetage. Nous coulons.
— Reçu, répondit le capitaine du second bateau. Nous venons vous chercher.
— Je vais lancer une fusée.
— Nous la guetterons.
Puis le capitaine se tourna vers un matelot.
— Installez-vous à la mitrailleuse, dit-il, et si un hélicoptère ou un avion approche, abattez-le.
La première tentative s’était tellement bien passée qu’Adams décida de recommencer. Approchant par bâbord une nouvelle fois, il ajusta sa ligne de mire sur le second bateau et tira. Rien ne se produisit. Peut-être la nacelle d’armes à tribord avait-elle été davantage arrosée par l’eau de mer que celle de bâbord. Peut-être les quelques minutes supplémentaires avaient-elles suffi à la pluie et au brouillard pour s’infiltrer dans le circuit électrique. Il pouvait y avoir un vice de fabrication puisque les nacelles d’armes étaient utilisées pour la première fois, et il est rare qu’un système fonctionne sans problème du premier coup.
En tout cas, les roquettes refusaient de sortir de leurs lanceurs.
Le R-44 passa au-dessus de la vedette au moment où le matelot actionnait le levier d’armement de la mitrailleuse et enlevait le cran de sûreté. Il fit pivoter la mitrailleuse à la bonne hauteur et se mit à tirer sur la queue de l’hélicoptère qui battait en retraite. Adams sentit son manche se ramollir lorsqu’une unique balle entailla une bielle de commande du rotor principal. Il fila se cacher dans le brouillard le temps d’évaluer les dégâts.
— Contrôle, appela-t-il sur la fréquence cryptée de sa radio. J’ai éliminé une cible, mais mon cheval est blessé et ils ont cassé mon arc.
Hanley reçut l’appel dans la salle de contrôle et il regarda le radar avant de répondre.
— Avez-vous le contrôle de votre appareil ?
— Ça ne va pas trop mal, dit Adams calmement. Je pense que je peux le poser sans problème.
— Nous nous dirigeons vers vous en ce moment, dit Hanley. Larguez les nacelles et rentrez à la maison.
— Comment ça ?
— Vous avez un interrupteur sous le cache du tableau de commande, dit Hanley. Abaissez l’interrupteur et les nacelles seront libérées. On va s’occuper du deuxième bateau.
Adams décrivit un arc de cercle en direction de la vedette.
— Donnez-moi une seconde, dit-il, j’ai une idée.
À l’autre bout de la pièce, Juan Cabrillo utilisait un téléphone satellite pour parler à Langston Overholt.
— Nous avons dû couler le navire le plus proche de nous, expliqua-t-il. Mais il y a encore une corvette et une frégate à affronter.
Overholt avait mis son téléphone sur haut-parleur et il faisait les cent pas dans son bureau. Devant lui, assis sur une chaise et vêtu d’un grand uniforme, se trouvait un commandant de l’US Navy qui relevait de la CIA.
— J’ai un officier de marine dans mon bureau ; mes supérieurs s’inquiètent des retombées si vous attaquez et coulez deux autres bateaux. À quelle distance sont-ils ?
— Nous disposons de quelques minutes avant d’être en danger, déclara Cabrillo.
— Si nous réussissions à les arrêter, demanda Overholt, vous pourrez fuir ?
Cabrillo réfléchit un instant avant de répondre :
— Nous pouvons récupérer nos hommes et l’objet pour lequel nous sommes venus et repartir à grande vitesse en cinq à dix minutes, dit-il. Tant que les Chinois ne lancent pas des avions à nos trousses, je pense que nous nous en sortirons.
— Pour l’instant, la seule transmission par radio qu’il y ait eu rapportait l’attaque d’un bateau du port par un hélicoptère. Actuellement, en ce qui concerne les Chinois, vous n’êtes qu’un cargo qu’ils n’arrivent pas à joindre. Évidemment, cela risque de changer lorsque les rescapés du bateau que vous avez coulé donneront leur version des faits.
— Mais d’ici là nous devrions être en pleine mer, dit Cabrillo, cachés par le brouillard. Avec nos appareils électroniques, nous pouvons disparaître des écrans des radars maritimes, tandis que le brouillard nous protégera d’une vue aérienne.
Overholt se tourna vers le commandant de la Navy.
— Cette nouveauté affectera-t-elle aussi L’Oregon ?
— Pas s’ils éteignent tous les appareils électroniques lorsqu’il passera près d’eux.
— Juan, tu as entendu ?
— Oui, mais je ne comprends pas de quoi il s’agit.
— C’est un nouveau joujou de la Navy, expliqua Overholt, qui s’appelle un FRITZY. Il est conçu pour court-circuiter toute l’électronique embarquée et nous pensons qu’il suffira à neutraliser les bateaux restants. Ce que vous devrez faire, c’est éteindre tous les appareils de L’Oregon lorsque nous vous en donnerons l’ordre.
Éric Stone, qui observait le radar, déclara :
— Nous arrivons sur les Zodiac.
— Ralentissez et arrêtez-vous, ordonna Cabrillo.
Préparez-vous à faire monter nos hommes à bord.