39

L’intempérie qui avait apporté des pluies torrentielles à Macao s’était transformée en neige de printemps au fur et à mesure qu’elle traversait la Russie. S’il n’avait pas fait nuit, Cabrillo aurait pu voir Moscou recouverte d’une fine pellicule blanche qui arrondissait les angles des bâtiments et émoussait les sons. Regardant par les vitres du Gulfstream tandis que les pilotes éteignaient les moteurs, il aperçut trois limousines noires Zil, escortées à l’avant et à l’arrière par des véhicules de police. S’emparant d’un fax transmis par Overholt, il le glissa dans son dossier, détacha sa ceinture et se leva. Le copilote était en train de déverrouiller la porte lorsqu’il passa devant lui.

— Avez-vous besoin de quelque chose ? lui demanda Cabrillo.

— Non, ça va aller, chef, répondit le copilote. On refait le plein et on vous attend.

Cabrillo hocha la tête et attendit que la rampe soit abaissée.

— Souhaitez-moi bonne chance ! dit-il en descendant sur le tarmac couvert de neige.

Un homme de grande taille, vêtu d’un épais manteau de laine bleu marine, attendait à quelques pas du Gulfstream. Il portait une chapka et son haleine faisait des nuages de fumée lorsqu’il expirait. Il s’approcha de Cabrillo et enleva un gant pour lui serrer la main, puis il fit un signe en direction de la limousine du milieu.

— Je suis Sergeï Makelikov, dit l’homme tandis que le chauffeur ouvrait la portière, secrétaire particulier du président Poutine.

Cabrillo le suivit à l’arrière de la limousine.

— Juan Cabrillo, président de la Corporation.

La porte fut fermée et quelques secondes plus tard, les voitures de police s’éloignèrent du Gulfstream, suivies par les limousines.

— Monsieur le Président attend avec beaucoup d’intérêt ce que vous avez à lui dire, déclara Makelikov. Puis-je vous offrir à boire, une vodka peut-être, ou un café ?

— Un café, s’il vous plaît, répondit Cabrillo.

Makelikov attrapa une Thermos plaquée d’argent et il versa du café dans un mug rouge orné de l’emblème de la république de Russie. Puis il le tendit à Cabrillo.

— Vous avez fait bon voyage ?

À cette heure tardive, la ville était déserte. Le cortège dévala la rue en vrombissant vers le centre de Moscou, suivi par un nuage de flocons de neige.

— Sans problème, répondit Cabrillo en souriant.

— Un cigare cubain ? proposa Makelikov.

— Très volontiers, accepta Cabrillo en se servant dans la boîte que lui tendait Makelikov.

Coupant le bout avec une guillotine qui se trouvait dans la boîte, Cabrillo se pencha pour que Makelikov allume le cigare.

— Nous arriverons bientôt, l’informa le Russe. Entre-temps, peut-être voudriez-vous écouter de la musique ?

Il fît un geste en direction d’un lecteur CD et d’une pile de disques, tous du jazz.

— Je vois que vous connaissez mes goûts musicaux, dit Cabrillo.

— Nous connaissons beaucoup de choses à votre sujet, répliqua Makelikov tranquillement, et c’est pour cela que le président Poutine veille aussi tard pour vous rencontrer.

Cabrillo hocha la tête en souriant.

— Ce cigare est excellent.

Makelikov en alluma un à son tour.

— Vous avez raison.

Cabrillo glissa un CD dans la platine et les deux hommes se détendirent en écoutant la musique.

Au bout de quatorze minutes, le cortège s’arrêta devant un alignement de maisons près du parc Gorki. Makelikov attendit que le chauffeur vienne ouvrir la portière, puis il descendit sur le trottoir couvert de neige.

— Voici l’un des refuges du Président, dit-il à Cabrillo qui descendait. Nous pourrons y parler en privé.

Ils remontèrent l’allée jusqu’au perron où un sergent de l’armée russe qui montait la garde salua Makelikov et ouvrit la porte en grand. Makelikov et Cabrillo entrèrent.

— Monsieur le Président, annonça Makelikov d’une voix forte, votre visiteur est arrivé.

— Je suis dans le salon, déclara une voix qui venait d’une pièce sur la droite.

— Donnez-moi votre manteau, dit Makelikov en aidant Cabrillo à ôter son pardessus. Allez-y, je vous rejoins dans quelques minutes.

Cabrillo entra dans le salon, qui était meublé et décoré comme la bibliothèque d’un club de gentlemen anglais. Les murs lambrissés de bois sombre étaient couverts de tableaux représentant des scènes de chasse ou des oiseaux. Sur le mur de droite, un feu de bois crépitait dans la cheminée, encadrée par deux fauteuils en cuir rouge à haut dossier, derrière lesquels se trouvait un canapé, plus près de la porte. Posé sur le parquet en marqueterie, un épais tapis rouge menait presque jusqu’à l’âtre. Deux lampes en cuivre, de chaque côté du canapé, jetaient des halos de lumière dans cette pièce par ailleurs assez sombre. Le président Poutine, qui finissait d’attiser le feu, dos à la porte, se releva et se retourna.

— Monsieur Cabrillo, commença-t-il avec un sourire. Venez vous asseoir.

Cabrillo se laissa glisser dans un fauteuil en cuir à gauche de la cheminée et Poutine s’installa à droite.

— Quand j’étais au KGB, j’avais un dossier épais comme ça sur vous, dit Poutine.

— Je peux en dire autant, répondit Cabrillo en russe.

Poutine hocha la tête et regarda Cabrillo droit dans les yeux.

— Votre russe est bien meilleur que mon anglais.

— Merci, monsieur, dit Cabrillo.

— Je présume que vous avez fait un profil psychologique récent de moi, continua Poutine. Cela vous a-t-il donné une hypothèse quant à ma réponse ?

— Nul besoin d’une armée de psychologues, répondit Cabrillo, pour savoir que vous allez dire oui.

— Dans ce cas, répliqua Poutine en souriant, si vous m’expliquiez à quoi je vais donner mon accord ?

Cabrillo opina et ouvrit le dossier qu’il avait apporté.

— Monsieur, expliqua-t-il, nous avons été engagés pour remettre le dalaï-lama au pouvoir et nous pensons avoir trouvé une solution qui sera bénéfique à tout le monde. Mais ce dont nous avons besoin, c’est une démonstration de force de l’armée russe.

— Qu’entendez-vous par là ? demanda Poutine.

Cabrillo lui tendit le document faxé par Overholt au Gulfstream.

— Voici une image satellite classée Secret défense des réserves potentielles de pétrole au Tibet. Nous avons découvert récemment d’anciens documents qui font état de milliers de gisements pétroliers dans la région du Nord.

— À l’intérieur du Bouddha d’or que votre entreprise a volé à Macao ?

— Vous avez de bons services secrets, dit Cabrillo.

— En effet, déclara Poutine en étudiant le document.

— Les estimations préliminaires parviennent au chiffre approximatif de cinquante milliards de barils.

— C’est une approximation généreuse, commenta Poutine. Cela représente la moitié des réserves du Koweït, à peu près cinq pour cent des réserves répertoriées dans le monde.

— Potentiellement, c’est un gisement énorme, renchérit Cabrillo. Même s’il est moins important que les estimations, nous pensons qu’il est beaucoup plus important que celui du nord de l’Alaska.

— Cela le situerait dans les vingt gisements les plus importants au monde.

— Exactement, monsieur le Président.

— Toutefois, pour le moment, ce sont les Chinois qui ont le contrôle du gisement, même s’ils ne connaissent pas son existence, résuma Poutine, et vous voulez donc que nous les expulsions du Tibet.

— Pas exactement, monsieur, fit Cabrillo. Nous proposons à la Russie de former un consortium pour exploiter le gisement. Cinquante pour cent pour le Tibet, quarante pour cent pour votre pays.

— Et les dix derniers pour cent ?

— Ils seraient contrôlés par ma compagnie, dit Cabrillo, puisque c’est elle qui a tout organisé.

— Généreux pourboire, dit Poutine en souriant, mais vous me demandez d’impliquer mon armée pour un profit économique. Dès qu’il y aura des victimes, les citoyens russes vont soupçonner quelque chose.

Cabrillo opina lentement. Puis il lança l’hameçon.

— À ce moment-là, nous passerons un accord avec la Russie, annonça-t-il avec aisance. Jintao veut se débarrasser du Tibet de toute façon. Son économie vacille et les importations de pétrole qui ne cessent d’augmenter la déséquilibrent encore plus. Vous envoyez une mission diplomatique en Chine en lui offrant la moitié de la production à quinze dollars le baril pour les dix prochaines années et je pense qu’il acceptera et qu’il reculera.

Poutine se mit à rire.

— Brillante idée !

— Encore une chose, dit Cabrillo.

— Oui ?

— Nous avons besoin de votre vote à la réunion du Conseil de sécurité de l’ONU lundi prochain.

— Vous allez légitimer le coup d’État ? demanda Poutine.

— Je pense que nous pourrons réunir le nombre de votes nécessaire, précisa Cabrillo.

— C’est risqué, beaucoup d’éléments peuvent mal tourner, dit Poutine, mais je pense que ça pourrait marcher. Qu’est-ce que la Russie devrait faire exactement ?

— D’abord, il faudra que vos troupes entrent en Mongolie, dit Cabrillo. D’après ce qu’on m’a rapporté, le gouvernement mongol accepterait cette incursion. Cela attirera les Chinois et les éloignera du Tibet. Ensuite, il me faudrait autant de parachutistes d’élite que vous pourriez rassembler pour entrer au Tibet dès que le dalaï-lama sera revenu et que nous aurons stabilisé la situation. Le dalaï-lama est d’accord pour inviter la Russie à assurer la sécurité jusqu’à ce que la situation soit plus stable. Cette invitation sera annoncée à la communauté internationale, donc les conséquences devraient être peu importantes, à part pour la Chine. Troisièmement, nous voudrions que vous utilisiez la voie diplomatique pour faire la proposition sur le pétrole à la Chine, car on m’a fait comprendre que les États-Unis ne voulaient assumer aucune implication directe dans la libération du Tibet.

— J’ai parlé à votre Président, dit Poutine, et il a insisté sur la nécessité du secret.

— Parfait, répliqua Cabrillo. Ensuite, il me faut votre voix à l’ONU. Si nous parvenons à contenir les Chinois jusqu’à ce que la résolution soit votée et que les forces de paix arrivent, les troupes russes pourront être relevées.

Poutine se leva pour aller ranimer le feu.

— Donc la Russie n’investirait pas d’argent, seulement de la force.

— La compagnie qui exploitera le gisement pétrolier a déjà été créée, dit Cabrillo. Tout ce qu’il me faut, c’est votre signature au bas de ce document, qui a déjà été signé par le dalaï-lama, et votre parole que vous ferez ce dont nous avons discuté. À partir de là, nous pourrons commencer.

Makelikov entra dans la pièce au moment où Poutine remettait le tisonnier sur le râtelier. Le président s’approcha de Cabri Ilo, prit le document et le parcourut rapidement.

— Sergeï, demanda-t-il, apportez-moi un stylo.

— On échange, si ça ne te fait rien, dit Gurt à l’un des autres pilotes.

— Qu’est-ce que tu as tiré ?

— L’hélico de secours médical.

— J’échange avec plaisir, répondit le pilote. On dirait que ma mission est la plus dangereuse.

— J’ai déjà travaillé avec Murphy, répliqua Gurt. En plus, j’ai plus d’heures en haute altitude que toi. Ça ne me dérange pas.

— Je t’en prie… Emmener un tel paquet d’explosifs vers le nord, c’est pas l’idée que je me fais d’un bon moment.

— Je vais vérifier que Seng est d’accord, dit Gurt en s’éloignant.

* * *

— Le moyen le plus rapide de vous envoyer là-bas, répliqua Hanley, c’est de vous déposer à Singapour, puis de vous faire prendre un jet jusqu’au Vanuatu. De là, vous changerez d’appareil pour prendre un avion STOL, à décollage et atterrissage courts, qui peut se poser dans de petits aérodromes à Kiribati et Tuvalu.

Truitt hocha la tête.

— Nous avons besoin de ces votes, dit Hanley d’une voix tranquille. Faites ce qu’il faudra pour les obtenir.

— Ne vous inquiétez pas, répliqua Truitt. Même s’il faut graisser un maximum de rouages, lundi au moment du vote, le problème sera réglé.

Plus tard dans la nuit, L’Oregon passa le brise-lames et pénétra dans le port ; Truitt embarqua dans l’avion d’affaires qui l’attendait pour un trajet de neuf heures jusqu’au Pacifique Sud. Il arriverait au matin de Pâques.

Bouddha d'or
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