NE SOUS-ESTIMEZ
JAMAIS…

par Theodore Sturgeon

 

 

Voici le premier docteur de ce recueil. Un docteur qui n’est pas un médecin mais un chercheur. Un grand manipulateur du corps humain, investi de ce pouvoir que confère la science et très capable de s’en servir pour faire le bonheur des gens malgré eux. Un homme froid et sûr de lui, ne se fiant qu’à la raison qui lui confère l’infaillibilité. Un homme qui ne croit qu’à la science. Et qui un jour se pose un problème inattendu : pourquoi les hommes ne pensent-ils qu’à « ça » ? Sur un sujet pareil, il y a et il y aura des hommes de science plus inflexibles que Torquemada, et sans doute plus efficaces. Des gens très dangereux Mais quand le docteur a une femme et que l’auteur s’appelle Sturgeon, on peut s’attendre à des incidents de parcours…

 

La prochaine fois que nous crachons un engin nucléaire sur l’île de Pâques ou ailleurs, Messieurs, gardez l’œil sur votre femme ou votre petite amie les quelques semaines suivantes. Peut-être le professeur a-t-il corrigé son erreur, et… Mais espérons bien que non.

Si les événements prédits dans cette histoire arrivaient jamais, ils provoqueraient plus de chaos et de catastrophes que ne le pourrait un passage des États-Unis au communisme. Et tout ça pour une différence apparemment minime ! De plus, la consternation serait tout aussi grande en Union soviétique et dans ses satellites du bloc communiste que dans le « Monde libre ». Ce serait véritablement une révolution mondiale d’une portée sans précédent.

 

« ELLE a fait montre d’un sérieux toupet, bien-sûr, dit Lucinda en passant la confiture d’orange, mais un toupet coiffé de main de maître. Toute cette histoire m’a mise en rage, et pourtant en même temps j’étais ravie. »

Méticuleusement, le docteur Lefferts replia le Journal de l’Institut de Microbiologie qui venait d’arriver, le posa sur l’exemplaire de Résistance des matériaux dans divers alliages radio-isotopiques qui se trouvait à côté de son assiette, et enleva soigneusement son pince-nez. « Tu commences au beau milieu d’un raisonnement, dit-il en prenant un couteau à beurre. Ta pensée est un prédicat sans sujet explicité. Enfin, la description que tu fais de tes réactions contient des éléments qui paraissent s’exclure l’un l’autre. » Il attaqua la confiture d’orange. « Voudrais-tu t’expliquer ? »

Lucinda rit de bon cœur. « Bien sûr, chéri. Où souhaiterais-tu que je commence ?

— Oh ! fit le docteur Lefferts avec un geste vague, pratiquement n’importe où. N’importe où, vraiment. Fournis seulement plus de données relatives à la question, afin que je puisse en extrapoler l’ensemble de l’épisode, et ce faisant me libérer l’esprit. Sinon, je risque à coup sûr de ruminer cela toute la journée. Lucinda, pourquoi ne cesses-tu de me faire des choses pareilles ?

— Quelles choses, chéri ?

— Me présenter des banalités colorées en des doses calculées précisément pour que j’exige de tout apprendre de ta bouche. J’ai un esprit bien entraîné, Lucinda ; un esprit aiguisé, à la logique exigeante. Il lui est nécessaire d’aller au fond des choses. Et tu le sais bien. Pourquoi me fais-tu des choses pareilles ?

— Parce que, répondit sereinement Lucinda, si je commençais au début et que je continuais dans l’ordre jusqu’à la fin, tu n’écouterais pas.

— Mais bien sûr que… Euh ! après tout, tu as peut-être raison. »

Il mit de la confiture d’orange sur un petit pain anglais en trois bandes parallèles et se mit à les étaler perpendiculairement à leur direction première.

« Tu as raison, chérie. Cela doit être assez pénible pour toi de temps en temps… non ?

— Mais non, dit Lucinda en souriant, tant que je peux obtenir ton attention complète quand je le veux. Et je le peux ! »

Le docteur Lefferts absorba cette assertion en même temps que le petit pain. Enfin il dit :

« Je dois reconnaître que, avec ta façon de faire inimitable, que l’on nomme je crois… euh… la manière féminine, tu le peux. Du moins en ce qui concerne les questions subalternes. Et maintenant, voudrais-tu avoir la bonté de m’exposer quels stimuli ont été à même de provoquer (on entendit les guillemets dans sa voix) ta « rage » et ton « ravissement » tout à la fois. »

Lucinda se pencha pour verser à nouveau du café dans la tasse qu’il laissait refroidir. C’était une femme épanouie, qui combinait comme sur mesures la grâce et la décontraction. Sa voix était semblable à des coussins moelleux et ses yeux à de l’acier bleui.

« J’étais sur le Boulevard, dit-elle, attendant pour traverser, lorsque cette fille brûla un feu rouge au nez et à la barbe d’un agent de police. On aurait dit une gravure de revue matérialisée et animée : la décapotable jaune vif et la blonde éblouissante en robe jaune vif. Chéri, je crois que tu devrais vraiment appeler en consultation les fabricants de soutien-gorges de l’année pour ta section de Recherches sur l’Antigravité : ils parviennent aux résultats les plus déconcertants. Quoi qu’il en soit, elle était là, et près de la voiture il y avait l’agent de la circulation, aussi rubicond et typiquement irlandais qu’on pourrait le rêver. Il s’est approché d’elle, tonitruant, la sommant de lui dire si elle était fouchtrement daltonienne (je crois bien qu’il a vraiment dit « fouchtrement ») ou si au jour d’aujourd’hui elle se fichait du tiers comme du quart.

— Chez les albinos, dit le docteur Lefferts, la perception des couleurs est… »

Lucinda éleva sa douce voix juste assez pour l’emporter sur lui sans solution de continuité.

« Il y avait là une flagrante violation de la loi, commise sous les yeux mêmes du fonctionnaire chargé de la faire respecter. Je n’ai pas besoin de te dire ce qui aurait dû se produire. Mais ce qui se produisit en réalité, c’est que la jeune personne ne tourna pas les yeux vers lui avant qu’il ait les mains sur la portière. Au soleil, elle avait des cheveux littéralement éblouissants. Quand il fut assez près, c’est-à-dire à bonne portée, elle les rejeta en arrière et lui fit face. À vue d’œil, cette grosse motte de tourbe des marais du Connaught devint molle comme du mastic. Et elle lui dit (si j’avais eu un carnet de musique sur moi, j’aurais pu noter tous les dièses et les bémols de sa voix), elle lui dit : Oh ! monsieur l’agent, je l’ai fait exprès pour avoir l’occasion de vous voir de près. »

Le docteur Lefferts fit entendre un léger grognement de désapprobation :

« Et il l’a arrêtée.

— Il n’a rien fait de tel, dit Lucinda. Il lui a fait un signe menaçant avec son gros doigt, comme si c’était un petit enfant qui n’a pas été sage mais qu’on aime tendrement ; et le boniment qu’il s’est mis à débiter comme si on avait appuyé sur le bouton était aussi visible que l’œillade qu’il lui a décochée. C’est ça qui m’a rendue folle de rage.

— Et à juste titre, dit-il en pliant sa serviette. Les violations de la loi doivent être immédiatement sanc…

— La loi n’y était pas pour grand-chose, repartit Lucinda vivement. Ce qui m’a mise en colère, c’est la certitude de ce qui nous serait arrivé, à toi ou à moi, dans une situation semblable. Nous sommes absolument démunis.

— Je commence à comprendre. » Il remit son pince-nez et lui lança un regard scrutateur. « Et qu’est-ce qui t’a donc ravie ? »

Elle s’étira avec indolence et ferma à demi les yeux. « La… ce que tu as appelé la féminité de la chose. Il est bon d’être femme, mon chéri, et de regarder une femme utiliser sa féminité avec adresse.

— Je conteste l’usage que tu fais du terme « adresse ». Son « adresse » est du même ordre qu’une odeur de musc, ou tout autre sécrétion, chez les animaux inférieurs.

— C’est faux ! contra-t-elle carrément. Chez les animaux inférieurs, un tel appât signifie une chose et une seule, sans restrictions ni arrière-pensées. Chez une femme, cela ne signifie rien de semblable. Peu importe ce que ça pourrait signifier : il faut voir ce que ça signifie en fait. Imagines-tu un seul instant que la blonde de la décapotable s’offrait au policier ?

— Elle conjecturait une situation dans laquelle…

— Elle ne conjecturait rien de semblable. Elle se dérobait impudemment et insolemment à une contravention, un point c’est tout. Et l’on peut aller un peu plus loin : imagines-tu un quart de seconde que le policier croyait vraiment qu’elle lui faisait des avances ? Bien sûr que non ! Et pourtant c’est une pratique qui prévaut depuis le fond des temps. Les femmes ont toujours été à même d’obtenir des hommes ce qu’elles voulaient en feignant de promettre une chose dont elles savent bien que les hommes la désirent mais ne veulent pas ou ne peuvent pas la prendre. Remarque, je ne parle pas des situations où ce consentement est la question essentielle, mais de celles, infiniment plus nombreuses, où il n’est absolument pas question de se donner : par exemple l’art de se soustraire aux P.V.

— Ou celui de capter, malgré qu’il en ait, l’attention de son mari au petit déjeuner. »

Son éclat de rire fut comme une pluie d’étincelles.

« Tu ferais mieux de partir pour l’Institut, dit-elle. Tu vas être en retard. »

Il se leva, ramassa son livre et sa brochure, et se dirigea lentement vers la porte. Lucinda l’accompagna, passant son bras sous le sien. Soudain il s’arrêta, et, sans la regarder, demanda à voix basse :

« Ce policier s’est laissé manipuler comme un imbécile sans fierté, n’est-ce pas ?

— Bien sûr, chéri. Et c’est ça qui en faisait un homme. »

Il hocha la tête, comme s’il acceptait la vérité d’une statistique, et quitta la maison en l’embrassant.

« Mon chéri, se dit-elle, ma charmante épure au millimicron chromée et astiquée, je crois que j’ai découvert où tu mets ta vanité. »

Elle le regarda se diriger vers la grille du jardin de son pas égal, sûr et sans hâte. En l’atteignant, il marqua un temps d’arrêt et se retourna.

« Il y a trop longtemps que ça dure, cria-t-il. Je vais y mettre un terme. »

Lucinda cessa de sourire.

 

« Puis-je entrer ?

Mais bien sûr, Jenny. » Lucinda alla ouvrir le loquet de la porte de la cuisine. « Entre donc ! Sapristi, tu es en beauté ce matin !

Je t’ai apporté des violettes, dit Jenny essoufflée. Y en a des tas derrière chez moi. Tu as enlevé tes rideaux rouges. C’est un tablier neuf, ça, non ? Dis donc ! tu as pris du bacon canadien au petit déjeuner ! »

Elle passa comme une flèche devant Lucinda pour entrer, petite, mince et vive, les cheveux pleins de soleil et les yeux pleins de clair de lune. « Je peux t’aider à faire la vaisselle ?

— Merci, poupée. » Lucinda prit une coupe de verre peu profonde pour y mettre les violettes.

Jenny, débordante d’activité, fit couler de l’eau chaude dans l’évier. « J’ai tout vu sans le vouloir, dit-elle. Avec ta grande fenêtre panoramique… Lucinda, tu ne laisses jamais la vaisselle du petit déjeuner non lavée. Je dis toujours à Bob qu’un jour je serai aussi organisée que toi : tout propre et tout rangé, jamais rien qui manque, jamais pressée, jamais prise de court… Bref, de là-bas, je te voyais rester assise près de la table, là, sans rien faire, la vaisselle non faite et tout… Qu’est-ce qui ne va pas ? Enfin, ne me dis rien si je suis indiscrète, mais je n’ai pas pu m’empêcher… » Sa voix mourut en un bredouillement plein d’ardeur et de respect.

« Tu es un ange », dit Lucinda, l’air perdu. Elle s’approcha de l’évier avec des torchons propres, et resta plantée là, les torchons à la main, le regard fixé par-delà la tête de Jenny sur les pelouses régulières du village. « De fait, j’avais bel et bien quelque chose qui me trottait dans la tête… quelque chose… »

Elle lui relata toute la conversation du petit déjeuner de ce matin-là, depuis son allusion impromptue et partielle à l’incident entre la blonde et l’agent jusqu’à la déclaration inouïe et sans équivoque de son mari sur le pouvoir des femmes sur les hommes : Il y a trop longtemps que ça dure. Je vais y mettre un terme.

« Est-ce tout ? demanda Jenny quand elle eut fini.

— Mouais. C’est tout ce qui s’est dit.

— Oh ! je ne crois pas que tu devrais t’en faire pour ça. » Elle cligna des yeux, et Lucinda vit qu’elle cherchait à se mettre avec son jeune mari à sa place à elle et à celle du docteur Lefferts et à trouver une solution par empathie. « Il me semble que tu l’as peut-être froissé, dit enfin Jenny. C’est– à-dire, tu as reconnu que tu le manœuvrais tout à fait comme la blonde manœuvrait le policier, et puis tu as traité ce policier d’imbécile. »

Lucinda sourit :

« Finement raisonné. Et quelle est ta théorie sur la flèche qu’il a décochée en partant ? »

Jenny la regarda en face :

« Ce n’est pas pour me taquiner que tu me demandes mon opinion, Lucinda ? Je n’aurais jamais pensé voir ça ! Toi qui as tant de sagacité ! »

Lucinda lui tapota l’épaule :

« Plus je vieillis, plus je me dis que parmi les femmes il y a un plus petit commun dénominateur de sagacité, et que la principale différence entre elles est un petit nombre de points aveugles distribués au hasard. Non, chérie, je ne me moque pas de toi. Il se peut que tu puisses voir justement là où je ne peux pas. Alors, dis-moi maintenant : que penses-tu qu’il voulait dire par là ?

— Je vais y mettre un terme, cita pensivement Jenny. Oh ! je ne penses pas qu’il voulait dire grand-chose. Tu lui as montré comment tu pouvais lui faire faire des choses, et ça ne lui a pas plu.

— Il a décidé de ne plus te le permettre, mais… mais…

— Mais quoi ?

— Eh bien, c’est comme avec Bob. Quand il se fait autoritaire, et qu’il édicte des lois, je me contente d’approuver. Il ne tarde pas à oublier. Les hommes, si on les approuve tout le temps, il leur est impossible de s’entêter sur quoi que ce soit. »

Lucinda éclata de rire :

« Voilà la voix de la sagesse ! » s’écria-t-elle. Puis elle se calma et hocha la tête :

« Tu ne connais pas le Docteur comme je le connais. C’est un grand homme, un vrai, avec un grand esprit. Grand comme aucun autre ne l’a jamais été. Il est… différent, Jenny. Je sais comme les gens jasent, et ce que disent beaucoup d’entre eux. On se demande pourquoi je l’ai épousé, et pourquoi je reste avec lui depuis tant d’années. On dit qu’il est guindé, doctoral, qu’il n’a pas de sens de l’humour. Eh bien, c’est peut-être ce qu’il est pour eux ; mais pour moi, c’est un défi continuel. Les recettes de bonne femme avec lesquelles on tient en lisière la plupart des hommes ne s’appliquent pas à lui. Et s’il dit qu’il peut faire quelque chose, il le peut. S’il dit qu’il le fera, il le fera. »

Jenny s’essuya les mains et s’assit lentement.

« Il voulait dire, fit-elle d’un ton décisif, qu’il allait mettre un terme à ta capacité de lui faire faire ce que tu veux. Car la seule autre chose que cela pourrait signifier, c’est qu’il va changer ce qui rend toute femme capable de manœuvrer un homme quelconque. Et ça, c’est tout simplement impossible. Comment pourrait-il changer la nature humaine ?

— Comment ? Comment ? C’est lui le savant. Pas moi. J’élimine purement et simplement le « comment » de mes pensées. Ce qui est inquiétant, c’est qu’il n’est pas homme à regarder de petits problèmes par le petit bout de la lorgnette. Je crains fort que ce soit précisément ce qu’il ait voulu dire : qu’il allait changer un certain élément de la condition humaine qui est à l’origine de ce pouvoir que nous avons sur les hommes.

— Oh ! vraiment ? » dit Jenny. Elle leva les yeux vers son amie en agitant les mains nerveusement. « Lucinda, je sais que le Docteur est un grand homme, et quelle haute opinion tu as de lui… mais aucun homme au monde ne pourrait faire une chose pareille ! Sinon dans son propre foyer (elle eut un sourire fugitif)– et encore, pas pour bien longtemps ! Je n’ai jamais bien compris dans quelle branche il est savant. Peux-tu me le dire – je veux dire, sans révéler les projets secrets sur lesquels il travaille peut-être ? Comme par exemple Bob, qui est dans la métallurgie des hautes températures. Et le docteur, qu’est-ce qu’il fait exactement ?

— C’est exactement la question à poser, dit Lucinda, la voix voilée. Le docteur Lefferts est… eh bien, la meilleure approximation serait de dire que sa spécialité est la non-spécialité. Tu vois, la science a atteint un point où chacune de ses branches se subdivise sans cesse en spécialités, et chaque spécialité a sa propre moisson d’experts. La plupart des experts vivent confinés dans leurs propres travaux. Le docteur disait par exemple l’autre jour qu’il avait découvert en minéralogie une réaction graduelle fluor-bore qui était connue depuis si longtemps que les minéralogistes l’avaient oubliée ; et pourtant elle était inconnue en métallurgie. Comme je le disais il y a un instant, son esprit est grand… et à part. Son travail est de rapprocher les chimistes et les biologistes, les spécialistes de mathématiques pures et de physique appliquée et de psychologie clinique, et les ingénieurs, et tous les autres au nom en –iste ou en –ologie. Sa spécialité est la pensée scientifique dans son application à toutes les sciences. Il n’a pas de tâche assignée, sinon d’avoir une idée générale de tous les domaines et de faire passer de l’un à l’autre les renseignements nécessaires. Il n’y a jamais eu un tel poste à l’Institut auparavant, ni personne pour l’occuper. Et il n’y a aucun autre Institut semblable sur toute la terre. Il a ses entrées dans tous les ateliers, laboratoires et bibliothèques de cet Institut. Il peut faire ou faire faire n’importe quoi dans n’importe lequel d’entre eux. Et quand il a dit : « je « vais y mettre un terme », il pensait vraiment ce qu’il disait !

— Je n’avais aucune idée que c’était là ce qu’il faisait, souffla Jenny. Je n’avais aucune idée de ce que… de qui il était !

— Voilà qui il est.

— Mais que peut-il changer ? s’exclama Jenny. Que peut-il changer en nous, en tous les hommes, toutes les femmes ? Quel est ce pouvoir dont il parle, et d’où vient-il, et qu’arriverait-il… qu’arrivera-t-il s’il est changé ?

— Je ne sais pas, dit Lucinda pensivement. Je-ne-sais-pas. La blonde dans la décapotable… cette sorte de chose est simplement une des choses qu’une femme fait naturellement, parce qu’elle est femme, sans y penser. »

Inopinément, Jenny gloussa :

« Ce sont des choses qu’on ne prépare pas à l’avance. On les fait, c’est tout. C’est bien agréable quand ça marche : un rôti meilleur chez le boucher, un avertissement d’un des employés de la banque juste à temps pour qu’un chèque ne soit pas sans provision.

— Je sais, dit Lucinda en souriant. Je sais. Il est trop facile, et inexact, de dire que tous ces hommes sont en train de draguer – non plus d’ailleurs que toutes ces femmes. Quelques-uns, oui, mais la majorité non. L’obligeance des hommes envers les femmes a survécu même à l’égalité des chances et des salaires. La possibilité qu’ont les femmes d’obtenir des hommes ce qu’elles veulent repose entièrement sur le fait qu’elles connaissent l’existence de cette disposition chez les hommes. Aussi, ce que mon mari veut transformer – va transformer –, c’est là que ça se trouve.

— Lucinda, pourquoi ne le lui demandes-tu pas tout simplement ?

— C’est ce que je vais faire. Mais je ne sais pas si j’obtiendrai une réponse. S’il considère que cela relève de la sécurité, rien ne le fera parler.

— Tu me mettras au courant, n’est-ce pas ?

— Jenny, mon trésor, s’il ne me dit rien, je ne pourrai rien te dire ! Et s’il me fait des révélations en me demandant de garder le secret, je ne voudrai rien te dire. Mais s’il me livre le secret sans y mettre de conditions, je te dirai tout.

— Mais…

— Je sais, ma chérie. Tu te dis que l’importance de la chose dépasse ce qu’elle pourrait signifier juste pour toi et moi. Eh bien, tu as raison. Mais dans le fond, j’ai confiance. Il y a peu de femmes dont, confrontées à la plupart des hommes, j’escompterais la victoire. Mais chaque fois que l’ensemble des femmes est confronté à l’ensemble des hommes, les hommes n’ont pas une chance de gagner. Penses-y bien, en tout cas. Au moins devrions-nous pouvoir deviner d’où vient l’attaque.

— Tu admets donc que c’est une attaque.

— Et comment que c’est une attaque ! Il y a une femme derrière chaque trône depuis les débuts de l’histoire, pratiquement. Les rares fois où ça n’a pas été le cas, il a fallu une femme pour réparer les dégâts ensuite. Nous n’abandonnerons pas la partie facilement, chérie ! »

 

« Du nord souffle le vent, et la neige arrivant, et cœtera, et cœtera, et cœtera, dit Lucinda en allumant le feu. Il va me falloir un autre manteau. .

— Très bien, dit le docteur Lefferts.

— Un manteau de fourrure, cette fois.

— Les manteaux de fourrure, déclara le Docteur, sont mal conçus. Trouves-en un dont la fourrure soit à l’intérieur. Tu auras plus chaud et moins de poids à porter.

— Je veux un manteau de fourrure avec la fourrure à l’extérieur, là où elle se voit !

— Je comprends, et parfois j’admire, les pulsions esthétiques, dit le Docteur en se levant du cube adapté qu’il utilisait comme fauteuil, mais non lorsqu’elles vont à l’encontre de la bonne santé de l’économie et de l’efficacité. Ma chère, la vanité te sied mal.

— Une chose qui m’a toujours fascinée, dit Lucinda d’une voix au calme inquiétant, chez les lapins, les belettes, les mouffettes, les pumas, les pandas, les visons, et tous les autres mammifères et marsupiaux connus, c’est leur incommensurable vanité. Ils portent tous sans exception leur fourrure à l’extérieur.

« Il remit son pince-nez pour la regarder fixement :

« Ta logique restreint les facteurs. Je trouve de tels enchaînements remarquables à cause des résultats terminaux qu’on peut obtenir. Cependant, je ne suivrai pas celui-ci.

— Si tu te préoccupes tant de ce qui est efficace et fonctionnel, rétorqua-t-elle, pourquoi tiens-tu tant à porter ce pince-nez, au lieu d’avoir des lentilles de contact ?

— Un mode de vie fonctionnel est un système qui inclut tous les phénomènes prévisibles, répondit-il avec un air de profonde sagesse. L’un de ceux-ci est l’habitude. Je confesse que je continuerai à aimer les pince-nez de même que je continuerai à détester le riz au lait. Par conséquent, ma notion du fonctionnel inclut ces lunettes et exclut ce mets particulier. Si tu avais l’habitude des manteaux de fourrure, la possibilité d’un manteau de fourrure serait calculable. Puisque tu n’as jamais eu un tel manteau, nous pouvons considérer la question comme tranchée.

— J’ai l’impression que pour cet enchaînement il y a eu un choix de facteurs, mais je ne peux mettre le doigt sur ceux qui manquent, murmura Lucinda entre ses dents.

— Pardon ?

— Je disais, ajouta Lucinda distinctement, qu’à propos de facteurs, je me demande où tu en es de tes recherches sur la nature humaine pour éliminer la nocivité féminine.

— Ah ! ça ? J’attends des résultats à brève échéance.

— À quoi bon ? fit-elle avec amertume. Mes pouvoirs ne semblent pas, dans l’état actuel des choses, être suffisants pour décrocher un manteau de fourrure.

— Oh ! fit-il doucement. Tu t’en servais ?

Parce que Lucinda était Lucinda, elle rit :

« Non, chéri, pas cette fois. »

Elle s’approcha de lui, le fit s’adosser dans le gros cube-fauteuil et s’assit sur l’accoudoir.

« J’étais exigeante, cynique et désagréable. Cette attitude chez la femme correspond à la politique de la terre brûlée derrière soi et non à la progression avec pillage.

— Excellente analogie, répondit-il. Excellente. Ça a été une guerre longue et acharnée, n’est-ce pas ? Et maintenant, elle arrive à son terme. Il est extraordinaire que dans notre difficile progression vers l’élimination des guerres, nous ayons jusqu’à présent négligé le conflit le plus important et le plus pernicieux de tous : celui entre les deux sexes.

— Pourquoi si pernicieux ? gloussa-t-elle. Ça a de bons moments ! »

Il dit avec solennité :

« Il y a des moments grisants, voire glorieux, dans tout grand conflit. Mais de tels conflits détruisent plus qu’ils ne construisent.

— Qu’y a-t-il eu de si nuisible dans la guerre des sexes ?

— Bien que ce soient les femmes qui aient fait les hommes, ce sont en grande partie les hommes qui ont fait le monde tel que nous le connaissons. Cependant, ils se sont heurtés à un obstacle vraiment terrible : le climat émotionnel créé par les femmes. C’est seulement en devenant un ascète qu’un homme peut éviter les oscillations entre la griserie et la défiance que lui insufflent les femmes. Et les ascètes sont habituellement déjà fous, ou le deviennent rapidement.

— Il me semble que tu grossis un état de choses naturel.

— Je grossis les choses, reconnut-il, pour les rendre plus claires et tout à fait entre nous. Cependant, cette grande guerre n’est en aucune façon naturelle. Au contraire, c’est un état de choses tout à fait contre nature. Vois-tu, l’homo sapiens est, sur un petit point qui n’est pas sans importance, un mammifère atypique.

— Je t’écoute. »

Il sourcilla, mais continua :

« Dans pratiquement toutes les espèces sauf la nôtre, la femelle est conjugalement disponible selon un cycle fixe et rigide.

— Mais la femelle de l’espèce humaine a…

— Je ne fais pas allusion à ce cycle lunaire, que le bon ton interdit de mentionner, sauf dans les réclames de revues criardes et vulgaires, dit-il d’un ton sec, mais d’un cycle de désir. De rut.

— Joli mot, dit-elle, une lueur dans les yeux.

— Mahomet enseignait qu’il était de huit jours, Zoroastre de neuf, Socrate et Salomon s’accordaient sur dix. Tous les autres, pour autant que j’ai pu le voir, semblent être en désaccord avec ces grands personnages ou se désintéresser de la question. En fait, de tels cycles existent, mais au mieux ils sont subtils et changeants, dépendant pour chaque individu de l’âge, des conditions physiques, de la géographie et même de l’état émotif. Ces cycles ne sont que les vestiges du cycle naturel primitif, tôt disparu dans l’histoire de l’espèce, et, depuis, oscillant toujours entre la latence et les manifestations. Il sera très aisé de le ressusciter.

— Puis-je demander comment ?

— Non, tu ne peux pas : c’est une question de sécurité.

— Alors, puis-je savoir quel effet tu attends de cette évolution ?

— N’est-ce pas évident ? L’origine de la mainmise constante et efficace de la femme sur l’homme, ce qui assujettit celui-ci à tous ses caprices, ses dégoûts, ses déroutants accès de pudeur, c’est tout simplement sa perpétuelle disponibilité. Elle n’a pas de cycle d’attirance régulier et prévisible. Les animaux inférieurs en ont un. Pendant la brève période où une femelle de souris ou de martre, ou une jument, est abordable, tous les mâles du voisinage appartenant à son espèce le savent et la recherchent ; en fait, ils laissent tout tomber pour répondre à cet appel fondamental. Mais en l’absence de cet appel, dans l’intervalle de ses manifestations, le mâle est libre de penser à autre chose. Dans le cas de la femelle humaine, au contraire, l’appel existe sous une forme modérée à tout instant, et le mâle n’est jamais totalement libre de penser à autre chose. Ce qui est naturel, c’est que cette impulsion soit forte ; mais il n’est pas naturel du tout qu’elle soit constante. De ce point de vue, Freud avait tout à fait raison : presque toutes les névroses ont une base sexuelle. Nous sommes une race de névrosés, et le grand miracle, c’est que nous ayons conservé quand même des éléments d’équilibre mental. Je libérerai l’humanité de cette malédiction. Je rétablirai l’alternance naturelle entre le désir et le calme. Je rendrai les hommes libres de penser, et les femmes libres de prendre la place qui leur revient de droit auprès d’eux comme êtres pensants, plutôt que de rester les chaudières sexuelles à tirage forcé qu’elles sont devenues.

— Est-ce que tu veux dire, demanda Lucinda d’une petite voix atterrée, que tu as trouvé un moyen de rendre les femmes… neutres… asexuées… sauf quelques heures par mois ?

— Oui, je le dis ; et oui, je l’ai fait, dit le docteur Lefferts. Et, soit dit en passant, je dois t’exprimer ma gratitude pour avoir attiré mon attention sur ce problème. » Il leva les yeux brusquement : « Où vas-tu, ma chère.

— J’ai b-besoin d-de réfléchir », dit Lucinda en sortant de la pièce à la hâte. Si elle y était restée quinze secondes de plus, elle savait qu’elle lui aurait brisé le crâne avec le tisonnier.

 

« Qui ? Oh ! Lucinda. Quelle bonne surprise ! Entre donc ! Eh bien ! Qu’y a-t-il ?

— Jenny, il faut que je te parle. Bob est là ?

— Non. Il est de service de nuit au labo des hautes températures cette semaine. Qu’est-ce donc qui ne va pas ?

— C’est la fin du monde », dit Lucinda avec une angoisse non feinte. Elle s’effondra sur le divan et leva les yeux vers son amie plus jeune qu’elle : « Mon mari va mettre une… une ceinture de chasteté à toutes les femmes de la Terre.

— Une quoi ?

Une ceinture de chasteté. » Elle eut un fou rire hystérique. « Avec une serrure à horloge. »

Jenny vint s’asseoir à côté d’elle.

« Non, dit-elle. Ne ris pas comme ça. Tu me fais peur. »

Lucinda se laissa retomber contre le dossier, haletante : « Il y a de quoi avoir peur… Écoute-moi, Jenny. Écoute attentivement, car c’est l’événement le plus important depuis le déluge. »

Après l’avoir écoutée cinq minutes, Jenny, abasourdie, demanda :

« Alors, si je comprends bien… si cette folie se réalise, Bob ne… n’aura pas envie de moi la plupart du temps ?

— C’est toi qui n’auras pas envie. Et tant que tu ne voudras pas, eh bien, lui non plus. Mais ce n’est pas tellement ça qui me préoccupe, maintenant que j’ai eu la possibilité d’y réfléchir. Je m’inquiète de la révolution. »

— Quelle révolution ?

— Mais voyons, ça va provoquer le plus grand bouleversement de tous les temps ! Une fois qu’on aura reconnu ces cycles pour ce qu’ils sont, il y aura des explosions ! Regarde la façon dont nous nous habillons, dont nous utilisons les produits de beauté. Pour quel motif ? Fondamentalement, pour paraître offertes aux hommes. Presque tous les parfums sont à base de musc, ou d’un ersatz, pour cette raison. Mais combien de temps crois-tu que les femmes vont entretenir l’hypocrisie du rouge à lèvres et des décolletés plongeants à partir du moment où les hommes auront compris – compris qu’il est exclus qu’elles soient toujours disponibles ? Et combien d’hommes laisseront leurs femmes paraître en public attifées comme si elles l’étaient ?

— Ils nous boucleront à la maison comme je le fais pour Mirza, dit Jenny d’une voix bouleversée.

— Ils nous laisseront bien tranquilles le plus béatement du monde trois semaines sur quatre, reprit Lucinda, et le reste du temps ils monteront la garde autour de nous, comme l’élan mâle autour de sa compagne, pour éloigner les autres hommes.

— Lucinda ! couina Jenny, en se cachant le visage d’horreur. Et les autres femmes ? Comment pourrons-nous rivaliser avec une autre femme quand elle… elle… et pas nous ?

— Surtout avec les hommes conditionnés comme ils le sont ! Les femmes voudront plus que probablement s’en tenir à un même compagnon. Mais les hommes… les hommes… avec la pression qui s’accumulera pendant des semaines de suite…

— On va en revenir aux harems, dit Jenny.

— Voilà qui met un point final, irrévocable et amer, à tout pouvoir qu’eut jamais la belle sur la bête, Jenny, t’en rends-tu compte ? Tous les vieux trucs – promettre à moitié avec espièglerie, dire chiche, jouer sur la jalousie – ne voudront plus rien dire ! Tout l’arsenal de la féminité est fondé sur la possibilité de céder ou de se refuser. Et mon mari va nous priver de ce choix ! Il va faire en sorte que, sans aucune certitude, à certains moments nous ne puissions céder, et à d’autres nous y soyons contraintes !

— Et, dans un cas comme dans l’autre, les hommes n’auront plus jamais besoin d’être gentils avec nous, ajouta Jenny d’un air accablé.

— Les femmes, dit Lucinda avec amertume, vont avoir à gagner leur vie.

— Mais nous le faisons déjà !

— Oh ! tu sais bien ce que je veux dire, Jenny. La p’tite femme dans la p’tite maison… Tout cela repose sur la constante disponibilité de la femme. Nous ne pourrons plus être les anges du foyer de cette façon, de mois en mois. »

Jenny se leva d’un bond, le visage blanc comme de la craie. « Il n’a mis un terme à aucune guerre », grinça-t-elle. Lucinda ne l’avait jamais vue dans cet état. « Il en a déclenché une, et une fameuse. Lucinda, il faut le mettre hors d’état de nuire, même si tu… si nous devons…

— Allons-y. »

Elles se mirent en route pour la maison du docteur Lefferts à grands pas, pareilles à deux anges en colère.

 

« Ah ! fit le docteur Lefferts en se levant poliment. Tu as amené Jenny ? Bonsoir, Jenny ! »

Lucinda se campa devant lui, les poings sur les hanches, et gronda :

« Écoute-moi bien ! Il faut que tu laisses tomber cette idée saugrenue de transformer les femmes.

— Ce n’est pas une idée saugrenue, et je n’en ferai rien.

— Docteur Lefferts, dit Jenny d’une voix frémissante, êtes-vous vraiment à même de faire cette – cette chose épouvantable ?

— Bien entendu, dit le docteur. C’était très simple, une fois les principes tirés au clair.

— C’était très simple ? Est-ce que ça signifie que c’est déjà…

— À deux heures cet après-midi, répondit le docteur Lefferts en regardant sa montre. Il y a sept heures.

— Il me semble, dit Lucinda doucement, que tu ferais mieux de nous dire exactement ce que tu as fait, et ce à quoi nous devons nous attendre.

— Je t’ai dit que c’était une question de sécurité.

— Qu’est-ce que ma libido a à faire avec la défense nationale ?

— Le cœur du problème n’est pas ça, dit le docteur sur un ton qui impliquait que ça n’était qu’une broutille insignifiante. Je l’ai fait coïncider avec un projet plus sérieux.

— Qu’est-ce qui pourrait être plus sérieux que…

— Il n’y a qu’une chose qui soit aussi sérieuse, du point de vue de la sécurité nationale », dit Lucinda. Elle se tourna vers le docteur : « Je me garderai bien de te poser des questions directes. Mais si je suppose que cette horrible chose s’est faite concurremment avec un essai nucléaire – uniquement à titre d’hypothèse de travail, vois-tu –, y a-t-il un moyen quelconque par lequel l’explosion d’une bombe H pourrait provoquer chez les femmes un changement comme celui que tu envisages ? »

Il se prit le genou dans ses deux mains jointes et leva les yeux vers elle avec une admiration non feinte :

« Splendide, dit-il. Raisonnement brillant et très adroitement exprimé. À titre théorique – purement théorique, tu m’entends, ajouta-t-il en faisant du doigt un geste de mise en garde, une bombe à hydrogène a une immense puissance de diffusion. Un jaillissement d’énergie de cette taille, à cette température, fût-ce pour trois ou quatre microsecondes, est capable de pénétrer les couches supérieures de la stratosphère. Mais l’effet ne s’arrête pas là. Le déplacement d’air vers le haut fait le vide, et de grandes masses se précipitent de tous côtés vers la colonne montante. Projetées à leur tour vers le haut, elles sont remplacées par d’autres, en un processus qui se poursuit pendant un temps considérable. Une des conséquences est nécessairement le déséquilibre de toutes les zones de haute ou de basse pression dans un rayon de plusieurs milliers de kilomètres ; pendant un ou deux jours, on peut observer des perturbations climatiques tout à fait exceptionnelles. En d’autres termes, ces effets primaires et secondaires sont à même de diffuser une… substance placée dans la bombe dans toute la haute atmosphère, puis, en l’espace de quelques jours, sur toute la surface terrestre. »

Lucinda croisa les doigts, lentement et délibérément, comme si une main projetait d’immobiliser l’autre, de telle sorte que toutes deux soient occupées.

« Et y a-t-il une substance – je me place toujours sur un plan purement théorique, bien entendu – y a-t-il quoi que ce soit qui puisse être ajouté à la réaction de fusion de l’hydrogène et provoquer ces… ces nouveaux cycles chez les femmes.

— Ce ne sont pas de nouveaux cycles, fit le docteur d’un ton sans réplique. Ils remontent aussi loin que la formation des animaux à sang chaud. Leur absence est, d’un point de vue biologique, une évolution très récente chez un mammifère atypique ; si récente et si minime qu’elle est susceptible d’une rectification. Quant à ta question théorique, ajouta-t-il avec un sourire, à mon avis un tel effet est parfaitement possible. Étant donné les niveaux extrêmes de radiations, de température et de pression qui apparaissent dans une réaction de fusion, bien des choses sont possibles. Une quantité minime de certains alliages, par exemple, introduits dans la coque de la bombe elle-même, ou peut-être dans la carcasse de la tour de support, voire une bâtisse provisoire voisine, pourrait déclencher un nombre considérable de réactions en chaîne. Une telle chaîne, au bout de plusieurs stades intermédiaires, pourrait aboutir à certaines modifications isotopiques subtiles dans l’un des gaz normalement inertes de l’atmosphère, disons le xénon. Et cet isotope, agissant sur les glandes cortico-surrénales et parathyroïdes, qui ont une influence sur certains cycles du corps humain, pourrait très aisément amener les effets dont nous parlons chez une espèce atypique. »

Lucinda leva les bras au ciel et se tourna vers Jenny :

« Alors, nous y avons droit, dit-elle avec lassitude.

— Qu’est-ce que c’est que y ? Je ne comprends pas, geignit Jenny. Qu’est-ce qu’il a fait, Lucinda.

— À sa sale manière froide et théorique, dit Lucinda, il a mis quelque chose à l’intérieur ou à proximité d’une bombe H expérimentée aujourd’hui, qui va affecter l’air que nous respirons, lequel va produire ce dont nous discutions chez toi.

— Docteur Lefferts ! » fit Jenny pitoyablement. Elle s’approcha de lui et le regarda, debout devant le grand fauteuil où il était assis, l’air compassé. « Pourquoi, mais pourquoi ? Rien que pour nous priver d’une petite influence insignifiante sur vous ?

— Nullement, dit le docteur. Je veux bien admettre que c’est peut-être pour de telles raisons que je me suis intéressé à la question. Mais une réflexion soutenue a fait apparaître un certain nombre d’extrapolations qui ne sont nullement insignifiantes. »

Il se leva et se tint devant la cheminée, pince-nez en main, image même du Pédant Chez Soi.

« Réfléchissez, dit-il. L’homo sapiens, du point de vue de l’anatomie comparée, devrait atteindre la maturité physique à 35 ans et émotionnelle entre 30 et 40 ans. Il devrait avoir une espérance de vie de l’ordre de 150 à 200 ans. Et sans aucun doute il devrait pouvoir mener une vie débarrassée de ces vétilles importunes que sont les conventions vestimentaires, les galanteries sans justification pratique, les bouleversements psychiques et les dangereuses escapades physiques et mentales dans ce que les psychologues appellent le romanesque. Les femmes devraient accorder leur rythme sexuel avec celui des saisons, prolonger la gestation, et éliminer la nature imprévisible de leurs appétits psychosexuels – base même de toute leur insécurité et, partant, de celle de la plupart des hommes. Les femmes ne seront pas enchaînées à ces cycles, Jenny, elles ne deviendront pas des machines reproductrices, si c’est ce que vous craignez. Vous vous mettrez à vivre dans et avec ces cycles comme vous vivez avec une machine automatique bien construite et bien entretenue. Vous serez libérées du souci constant de contrôler et diriger votre existence somatique comme vous avez été libérées du souci de passer les vitesses en voiture.

— Mais… nous ne sommes pas conditionnées pour un tel changement ! s’emporta Lucinda. Et que fais-tu de l’industrie de la mode… des produits de beauté… du monde du spectacle… que vont-ils devenir, ainsi que les millions de gens qu’ils emploient, et ceux qui sont à leur charge, si tu fais une chose pareille ?

— La chose est déjà faite. Quant à ces gens… » Il marqua un temps d’arrêt. « Oui, il y aura quelques perturbations. Considérables. Mais, d’un point de vue historique global, elles seront superficielles et de courte durée. Il me plaît de penser que l’homme qui se spécialise dans l’entretien des postes de télévision a d’abord été libéré par l’égreneuse de coton et le métier à tisser mécaniques.

— : Il… n’est pas facile de voir les choses d’un point de vue historique, tout de suite, dit Lucinda. Viens, Jenny !

— Où vas-tu ? »

Elle lui fit face, ses yeux d’acier bleui flamboyant :

« Loin de toi. Et puis je… je crois que j’ai un avertissement à donner aux femmes.

— À ta place, je n’en ferais rien, dit-il sèchement. Elles se rendront compte en temps utile. Tout ce que tu réussiras à faire, c’est d’alerter de nombreuses femmes sur le fait qu’elles n’auront pas d’attrait pour leur mari à des périodes où d’autres femmes pourront leur sembler plus désirables. Les femmes ne s’uniront pas entre elles, ma chère, même contre les hommes. »

Il y eut un silence tendu. Puis Jenny dit d’une voix chevrotante :

« Combien de temps avez-vous dit que ce… que cela prendrait ?

— Je ne l’ai pas dit. Mon estimation serait entre 36 et 48 heures.

— Il faut que je rentre à la maison.

— Puis-je t’accompagner ? » demanda Lucinda.

Jenny regarda son amie, avec son visage épanoui, ses formes pleines, sa maîtrise de son corps. Une surprenante succession d’émotions se peignirent sur son jeune visage. « Je ne crois pas… enfin, non… je veux dire, pas ce soir. Il faut que je… que… Bonne nuit, Lucinda. »

Quand elle fut partie, le docteur fit entendre un de ses rares gloussements de rire :

« Elle a assimilé un dixième peut-être de toute cette idée, mais elle ne va pas, avant d’être sûre d’elle-même, te laisser, toi ou une autre, approcher de son mari.

— Espèce de… de salopard vaniteux ! » siffla Lucinda blême de rage, et elle grimpa l’escalier comme un ouragan.

 

« Allô ! allô ! Jenny ?

— Lucinda ! Je suis… heureuse que tu me téléphones ! »

Lucinda sentit une tension glaciale en elle se relâcher. Elle s’assit lentement sur le divan, s’adossa confortablement, le récepteur niché entre sa joue et sa large et douce épaule. « Je suis heureuse que tu en sois heureuse, ma chère Jenny. Il y a six semaines… Comment vas-tu ?

— Je vais… bien maintenant. Ç’a été assez horrible, pendant tout un temps, à ne pas savoir comment ça se passerait, à attendre que ça arrive. Et quand c’est enfin arrivé, c’était dur de s’y habituer. Mais ça n’a pas trop changé de choses. Et toi ?

— Oh ! moi, ça va », dit Lucinda. Elle sourit lentement, passa sa langue sur sa lèvre inférieure charnue. « Jenny, as-tu mis quiconque au courant ?

— Personne ! Pas même Bob. Je crois qu’il est un peu désorienté. Il dit que je me montre très… compréhensive. Lucinda, ai-je tort de le laisser se dire ça ?

— Une femme n’a jamais tort de garder pour elle ce qu’elle sait si ça la rend plus attirante, dit Lucinda, et elle sourit à nouveau.

— Comment va le docteur Lefferts ?

— Il est désorienté aussi. J’imagine que je me suis montrée un peu… compréhensive aussi », gloussa-t-elle.

Elle entendit le rire de Jenny lui répondre à l’autre bout du fil :

« Les pauvres ! Oui, vraiment, les pauvres ! Lucinda…

— Oui, ma chérie ?

— Je sais comment y faire, maintenant. Mais je ne comprends pas vraiment. Et toi ?

— Moi, je crois que oui.

— Comment cela se fait-il alors ? Comment ce changement en nous peut-il avoir cet effet-là sur les hommes ? Je croyais qu’il n’y aurait que nous qui serions allumées et éteintes comme une enseigne au néon !

— Quoi ? Attends une minute, Jenny ! Tu veux dire que tu ne te rends pas compte de ce qui est arrivé ?

— C’est exactement ce que j’ai dit. Comment un tel changement chez les femmes a-t-il pu faire ça aux hommes ?

— Jenny, tu es merveilleuse, vraiment merveilleuse, absolument merveilleuse ! exhala Lucinda. D’ailleurs, je trouve toutes les femmes merveilleuses. Je me suis soudain rendu compte que vous n’aviez pas la plus vague notion de ce qui s’était passé, et malgré ça vous vous y êtes adaptées sans broncher et vous en avez fait exactement l’usage qu’il fallait !

— Qu’est-ce que tu veux donc dire ?

— Jenny, ressens-tu une différence quelconque en toi-même ?

— Ma foi, non ! Toute la différence est chez Bob. C’est ce que je…

— Chérie, il n’y aucune différence en toi, ni en moi, ni en aucune autre femme. Pour la toute première fois dans sa carrière scientifique, le grand homme a fait une erreur de calcul. »

Il y eut un temps de silence, puis le téléphone fit entendre, doux et prolongé, un « Oh-h-h-h– » de satisfaction.

Lucinda reprit :

« Il a la certitude qu’en fin de compte cela aura tous les avantages dont il parlait : l’espérance de vie plus longue, l’atténuation des sentiments d’insécurité, la rationalisation de notre conduite et de nos coutumes.

— Tu veux dire qu’à partir de maintenant tous les hommes vont…

— Je veux dire que, pendant une douzaine de jours par quinzaine, les hommes ne peuvent rien faire avec nous, ce qui est reposant. Et, pendant quarante-huit heures, ils ne peuvent rien faire sans nous, ce qui est… (elle rit) … avantageux. Il semblerait que l’homo sapiens soit encore un mammifère atypique. »

On sentait dans la voix de Jenny qu’elle était impressionnée :

« Et moi qui pensais que nous allions perdre la bataille des sexes ! Bob m’apporte un petit cadeau tous les jours, Lucinda !

— Il y a intérêt ! Jenny, raccroche ce téléphone et amène-toi ici ! Je veux te serrer sur mon cœur ! Et, ajouta-t-elle avec un coup d’œil à la penderie de l’entrée où était accroché le symbole de son triomphe, je veux te montrer mon nouveau manteau de fourrure. »

 

Traduit par GEORGE W. BARLOW.

Never Underestimate.