LA PETITE SACOCHE
NOIRE
par C.M. Kornbluth
Les docteurs, on vient de le voir, peuvent être des gens vertueux, faisant passer le « bien » de l’humanité avant leurs désirs. La médecine ainsi comprise a certainement un bel avenir devant elle. Tôt ou tard, il y aura des robots soigneurs, programmés pour tout guérir et respectant à leur façon les lois de la robotique : gare à celui qui cherchera à les détourner de leur destination ! Nous présentons ici, pour la première fois en France, un des textes les plus fameux de la S.-F. américaine. Texte riche, et posant beaucoup de questions sur le bien et le mal. Les médecins y sont des praticiens plus ou moins compétents, plus ou moins honnêtes ; ils sont soigneusement distingués des vrais détenteurs du savoir. L’humanité n’est pas une valeur en soi ; c’est une population mêlée, où l’écart se creuse entre les débiles et les surdoués. Un jour sans doute les premiers deviendront les protégés des seconds (car les surdoués de Konbluth ne sont pas méchants). Et pourtant cette histoire est bien plus ambiguë qu’il n’y paraît : à trop vouloir le bien des gens, on peut causer leur malheur ; et la déchéance n’exclut pas la générosité.
TANDIS qu’il remontait l’allée en tirant la jambe, le vieux docteur Full sentit que tout l’hiver du monde avait élu domicile dans ses os. Il avait choisi l’allée et la porte de derrière plutôt que le trottoir et la porte de devant, à cause du sachet de papier brun qu’il tenait sous son bras. Il savait parfaitement qu’il remonterait la bouteille de mauvais vin dans sa chambre sans être remarqué par les femmes aux visages plats et aux cheveux filandreux qui habitaient dans sa rue, ni par leurs maris aux mâchoires édentées et à l’haleine aigre. Ils vivaient eux-mêmes presque tous comme ça, avec des suppléments de whisky les jours où le chèque de la paie était gonflé par les heures supplémentaires. Mais, contrairement à eux, le docteur Full avait honte. Tandis qu’il clopinait dans l’allée jonchée de détritus, un désastre compliqué se produisit. Un des chiens du voisinage, un sale petit roquet noir, toujours en train de grogner d’un air menaçant et de montrer les dents, qu’il connaissait bien et avait en horreur, jaillit d’un trou de la palissade qui longeait le chemin et se précipita dans ses jambes. Le docteur Full eut d’abord un mouvement de recul, puis il lança son pied en avant en caressant l’espoir d’atteindre l’animal en plein dans les côtes saillantes. Mais, avec tout cet hiver dans la moelle de ses os, il avait la jambe alourdie. Son pied buta contre une brique à demi enterrée et il se retrouva assis par terre, pestant et jurant. Quand il sentit l’odeur de vinasse et vit que le paquet brun s’était échappé de sous son bras et fracassé au sol, les gros mots moururent sur ses lèvres. Le chien noir, hargneux, tournait en fond hystériquement, à un mètre de lui. Mais, au fond du désastre, il n’y pensait plus.
Assis dans l’allée au milieu des saletés, le docteur Full, de ses doigts raidis par l’arthrose, se mit à défaire le haut du sachet de papier marron, froissé autour du col de la bouteille comme font les épiciers. Le précoce crépuscule d’automne était là ; il n’arrivait pas à voir ce qui restait. Il retira le haut avec la poignée, puis quelques éclats de verre, et enfin le fond du magnum. Il était si occupé qu’il oublia de se réjouir en remarquant qu’il restait encore un bon demi-litre de liquide à l’intérieur. Il avait un problème et ses émotions, pour s’exprimer, attendraient des temps meilleurs.
Le chien se rapprochait, son grondement s’amplifia en jappements. Il posa le fond de la bouteille par terre et jeta sur l’animal les morceaux du haut, incurvés et pointus. L’un d’eux atteignit son but, et le chien s’enfuit par le trou de la palissade en hurlant. Le docteur Full souleva alors le fond du magnum, sentit contre ses lèvres le bord tranchant comme une lame de rasoir et se mit à boire comme dans la tasse d’un géant. Deux fois, il fut obligé de la reposer pour atténuer la douleur dans ses bras, mais, en une minute, il avait avalé le demi-litre de vin.
Il songea à se remettre sur ses pieds pour remonter l’allée et regagner sa chambre, mais une onde de bien-être lui fit oublier cette idée. Au fond, il était incroyablement plaisant d’être assis là, dans l’argile de l’allée durcie par le gel, et de la sentir se ramollir sous lui, tandis que l’hiver s’évaporait de ses os sous l’influence de la chaleur issue de son estomac et rayonnant vers ses membres.
Une petite fille de trois ans, vêtue d’un manteau d’hiver coupé dans de vieux vêtements, se faufila par le trou de la palissade où le chien s’était tenu en embuscade. Elle trottina gravement vers le docteur Full et l’observa, un doigt sale fourré dans la bouche. Le bonheur du docteur Full était à son comble ; il avait maintenant un public.
« Ah, ma chère, fit-il d’une voix enrouée. Abchurde, votre accusation. Si c’est ce que vous appelez une preuve, j’aurais dû leur dire, vous feriez mieux de vous occuper de vos médicaments.
J’étais là avant votre Société Médicale du Comté. Et l’Inspection des Patentes n’a jamais rien prouvé contre moi. Alors, mèchieurs, est-ce que ça ne va pas de soi ? J’en appelle à vous, collègues de notre grande profession… »
La petite fille s’ennuyait ; elle s’éloigna, non sans ramasser un des bouts de verre pointus pour jouer avec. Le docteur Full l’oublia aussitôt et continua à parler tout seul avec beaucoup de gravité. « Mais j’vous jure, ils n’ont rien pu prouver. Est-ce qu’on n’a donc aucun droit ? » Il rumina la question, pas très sûr de la réponse – qui n’avait fait aucun doute pour la Société Médicale du Comté. Ses vieilles douleurs revenaient et il n’avait plus d’argent, ni de vin.
Le docteur se raconta qu’il y avait une bouteille de whisky quelque part dans l’effrayant fouillis de sa chambre. C’était un vieux tour cruel qu’il se jouait quand il avait tout simplement besoin d’une stimulation pour rentrer chez lui. Il allait geler, dans cette allée. Dans sa chambre, il serait dévoré par les punaises et les émanations fétides de son évier le feraient tousser, mais au moins il ne mourrait pas gelé et ne serait pas privé des centaines de bouteilles de vin qu’il pouvait encore boire, ni des milliers d’heures de chaleureuse satisfaction qu’il pouvait encore en retirer. Il pensa à cette bouteille de whisky : était-elle derrière une montagne de revues médicales ? Non. Il avait regardé la dernière fois. Et sous l’évier, poussée bien au fond, derrière le siphon rouillé ? Le vieux truc cruel commençait à marcher encore une fois. Oui, pensait-il avec une excitation croissante ; oui, c’était possible ! Ta mémoire n’est plus ce qu’elle était, se disait-il avec une bienveillance empreinte de tristesse. Tu sais très bien que tu aurais pu acheter une bouteille de whisky et la fourrer sous l’évier, derrière le siphon, en prévision d’un jour comme celui-là.
La bouteille ambrée, le bruit sec de la capsule qui cède, l’effort voluptueux pour tourner le bouchon à vis sur le goulot fileté, puis la fraîcheur vive dans sa gorge, la chaleur dans son estomac, l’oubli sombre, ténébreux, de l’ivresse. Tout devenait réel. Tu aurais bien pu faire ça, tu sais ! C’est possible ! se racontait-il. Et la bienheureuse certitude s’installait. Ça aurait pu se passer comme ça, tu sais ! Ça aurait pu… ! Il se remit péniblement sur son genou droit. En se relevant, il entendit un petit cri derrière lui et tourna la tête avec curiosité tout en faisant une pause. C’était la petite fille, qui s’était vilainement entaillé la main sur le bout de verre. Le docteur Full voyait le sang vermeil se répandre sur son manteau et faire une petite mare à ses pieds.
Il faillit se résigner à abandonner pour elle l’image de la bouteille ambrée, mais ce n’était pas sérieux. Il savait qu’elle était là, sous l’évier où il l’avait cachée, bien au fond, derrière le siphon rouillé. Il boirait un coup et reviendrait, magnanime, apporter une aide à l’enfant. Le docteur Full se souleva sur l’autre genou, se mit sur ses pieds et repartit sur l’allée souillée de détritus, boitant et se dépêchant, vers sa chambre où il chercherait la bouteille absente, d’abord calme et optimiste, puis anxieux et, pour finir, tout à fait violent. Il flanquerait par terre la vaisselle et les livres et, fatigué de chercher la bouteille de liqueur dorée, il taperait le mur de ses doigts enflés, jusqu’à ce que ses vieilles blessures se rouvrent et que son vieux sang épaissi se mette à couler sur ses mains. Pour finir, il s’assoirait par terre en pleurnichant et sombrerait dans les abîmes peuplés de cauchemars qui lui tenaient lieu de sommeil.
Après vingt générations passées en tergiversations et en fières déclarations du type « nous franchirons ce pont quand nous y arriverons », le genre humain s’était multiplié au point de se retrouver dans une impasse. Des biométriciens opiniâtres avaient mis en évidence, avec une logique irréfutable, que les débiles étaient plus nombreux que les enfants normaux et les surdoués, et que le phénomène s’accélérait. Tous les faits invoqués dans le débat renforçaient la thèse des biométriciens et menaient invariablement à la conclusion que la gent humaine se retrouverait sous peu dans une purée invraisemblable. Mais si vous croyez que ça pouvait avoir une influence quelconque sur les rites d’accouplement, vous ne connaissez pas la gent humaine !
Une sorte d’effet compensateur résultait évidemment de cet autre phénomène en voie d’accélération : l’accumulation des moyens techniques. Un minus conditionné à appuyer sur les touches d’une machine à calculer peut passer pour un génie de l’arithmétique à côté du mathématicien médiéval qui, lui, ne comptait que sur ses doigts. Un abruti qui a appris à faire marcher une linotype ou ce qui en tient lieu au XXIe siècle, fait figure de typographe très doué à côté de l’imprimeur de la Renaissance qui ne disposait que de quelques fontes de caractères mobiles. C’est vrai aussi en médecine.
L’affaire se compliquait de nombreux paramètres. Les surdoués « amélioraient le produit » plus vite que les débiles ne le dégradaient, mais à plus petites doses parce que l’éducation spécialisée de leurs enfants se faisait encore à l’échelle artisanale. Le culte des études supérieures avait eu, au vingtième siècle, des avatars singuliers : des « collèges » où l’on ne trouvait pas un étudiant capable de déchiffrer un mot de trois syllabes ; des « universités » qui décernaient avec tout le cérémonial des diplômes comme la « Licence de Dactylographie », la « Maîtrise de Sténographie » et le « Doctorat de Philosophie (mention Classement de Fiches) ». La poignée des surdoués avait recours à de telles techniques dans le but de conserver à la majorité un semblant d’ordre social.
Un jour, les surdoués passeraient impitoyablement le pont. À la vingtième génération, ils hésitaient à son approche et se demandaient ce qui les avait piqués. Et les fantômes de vingt générations de biométriciens se mettaient à ricaner sardoniquement.
L’homme qui nous intéresse ici est un docteur en médecine de cette vingtième génération. Il s’appelait Hemingway – John Hemingway – et il était docteur ès sciences et docteur en médecine. C’était un médecin généraliste et il n’expédiait pas ses patients chez le spécialiste au moindre bobo. Il disait à peu près : « Bon, ben, heuh, ce que je veux dire, c’est que vous avez un bon vieux docteur. Vous voyez ce que je veux dire ? Bon, enfin, un bon vieux docteur ne raconte pas qu’il sait tout sur les poumons, les glandes et tout le bazar, vous me suivez ? Mais quand vous avez un bon vieux docteur, vous avez, euh, vous avez, bon, enfin, vous avez un… un homme à tout faire ! Voilà ce que vous avez, quand vous avez un docteur. Vous avez un homme à tout faire. »
Mais n’allez pas vous imaginer à partir de là que le docteur Hemingway n’était pas un bon docteur. Il savait opérer les amygdales et l’appendicite, réaliser pratiquement n’importe quel accouchement et mettre au monde un enfant vivant et intact ; établir un diagnostic correct de plusieurs centaines de maladies et administrer pour chacune la médication ou le traitement qui convenait. Il n’y avait en fait qu’une seule chose qu’il ne pouvait pas faire dans le domaine médical : violer les antiques canons de l’éthique médicale. Et le docteur Hemingway avait mieux à faire que d’essayer.
Le docteur Hemingway et quelques amis étaient en train de bavarder, un soir, quand se produisit l’événement qui le catapulte dans notre histoire. Il avait passé une dure journée à la clinique et espérait que son ami le physicien Walter Gillis, docteur ès sciences, maître ès sciences et docteur en philosophie, allait la fermer, pour que lui-même puisse raconter sa journée à tout le monde. Mais Gillis pérorait toujours avec son emphase habituelle : « Ça, il faut bien le reconnaître, ce vieux Mike n’a peut-être pas ce qu’on peut appeler la méthode scientifique, mais il faut lui reconnaître ça. Donc, ce pauvre petit bonhomme est là, à tripatouiller la vaisselle, et moi j’arrive et je lui demande, comme ça, pour plaisanter, bien sûr : Eh, Mike, si on faisait une machine à explorer le temps ? »
Le docteur Gillis n’en savait rien, mais le Q.I. de « Mike » était six fois plus élevé que le sien, et il était – soyons francs – son gardien. Déguisé en rince-bouteilles, « Mike » était chargé de veiller sur un troupeau de pseudo-physiciens dans un pseudo-laboratoire. C’était un gâchis social, mais, ainsi que nous l’avons déjà dit, les surdoués se trouvaient à l’approche d’un pont et leurs hésitations les mettaient souvent dans des situations plus ahurissantes. Il se trouve par ailleurs que « Mike », qui commençait à s’ennuyer sérieusement dans son rôle, était suffisamment sournois pour… Mais laissons plutôt parler le docteur Gillis :
« Alors il me donne ces numéros de tubes, et il me dit : Circuits en séries. Et maintenant, lâchez– moi le mollet. Fabriquez votre machine à explorer le temps, asseyez-vous dedans et appuyez sur le bouton, c’est tout ce que je vous demande.
— Dites, s’émerveilla une invitée tout à la fois jolie, frêle et blonde. Vous vous rappelez drôlement bien tout ça ! Pas vrai, docteur ? » Elle lui balança un sourire au laser.
« Baste ! fit modestement Gillis. J’ai une très bonne mémoire. C’est ce qu’on peut appeler un talent naturel. D’ailleurs, j’ai tout répété en vitesse à ma secrétaire, pour qu’elle l’écrive. Je ne lis pas très bien, mais ça, au moins, j’ai bonne mémoire ! Bon, où en étais-je ? »
Tout le monde se mit à réfléchir intensément et il y eut des suggestions variées :
« Ça n’avait pas un rapport avec les bouteilles, docteur ?
— T’allais démarrer une bagarre. T’as dit : « Il serait temps que quelqu’un parte en voyage. »
— Ouais… Vous avez traité quelqu’un de mouton. Qui traitiez-vous de mouton ?
— Pas mouton – bouton. »
Le noble front de Gillis était creusé par un intense effort de réflexion ; enfin il s’écria : « Bouton, c’est ça ! C’était au sujet du voyage dans le temps. Je veux dire, ce que nous appelons le voyage dans le temps. Alors, j’ai pris les numéros de tubes qu’il m’avait donnés, je les ai injectés dans l’intégrateur de circuits et je l’ai réglé sur série. Et voilà, c’est ma machine à explorer le temps. Elle envoie vraiment bien les choses dans le temps. »
Il produisit une boîte.
« Qu’est-ce qu’il y a là-dedans ? » demanda la jolie blonde.
Ce fut le docteur Hemingway qui répondit :
« Du voyage dans le temps. Ça fait voyager les choses dans le temps.
— Regardez », fit Gillis, le physicien. Il prit la sacoche du docteur Hemingway et la plaça à l’intérieur de la boîte. Il appuya sur le bouton et la petite sacoche noire disparut.
« Hé, dit le docteur Hemingway, c’était, euh, drôlement chouette. Maintenant, faites-la revenir.
— Hein ?
— Faites revenir ma petite sacoche noire.
— Ah ça, fit le docteur Gillis, ça ne marche pas dans l’autre sens. J’ai essayé de faire revenir les trucs, mais ça ne marche pas. Je crois que ce pignouf de Mike a dû me donner un tuyau crevé. »
Il y eut une condamnation unanime de « Mike », à laquelle le docteur Hemingway ne prit pas part. Il était harcelé par le sentiment vague qu’il y avait quelque chose qu’il devrait faire. Il s’efforça de raisonner : « Je suis un docteur, et un docteur doit avoir une petite sacoche noire. Je n’ai plus de petite sacoche noire… est-ce que je ne suis plus un docteur ? » Il conclut que c’était absurde. Il savait qu’il était un docteur. Alors, ça devait être la faute de la sacoche si elle n’était plus là. Ce n’était pas bien, et il irait en chercher une autre le lendemain à la clinique, chez ce crétin de Al. Al avait beau découvrir des trucs bien, c’était un crétin quand même – jamais fichu de discuter gentiment avec vous.
C’est ainsi que le lendemain le docteur Hemingway pensa à aller chercher une autre sacoche chez son gardien – une autre petite sacoche noire grâce à laquelle il pourrait continuer à pratiquer des amygdalectomies et des appendicectomies, et à procéder aux accouchements les plus délicats ; et qui lui permettrait de diagnostiquer et de guérir les maladies de ses contemporains, jusqu’au jour où les surdoués se prendraient par la main et passeraient ce fichu pont. Al ne fut pas content du tout pour la sacoche qui avait disparu, mais le docteur Hemingway ne se souvenait pas très bien de ce qui s’était passé, alors on n’envoya pas de traceur, et c’est comme ça que…
Le vieux docteur Full passa des horreurs de la nuit à celles de la journée. Ses paupières caoutchouteuses clignotèrent spasmodiquement. Il était blotti dans un coin de sa chambre et quelque chose faisait un petit bruit de tambour. Il était transi de froid et tout engourdi. Comme ses yeux accommodaient sur le bas de son corps, il émit un coassement de rire. La pétarade émanait de son talon gauche qui, agité par un tremblement, tapait contre le sol nu. Il allait encore avoir le delirium tremens, décida-t-il sans passion aucune. Il s’essuya la bouche du revers de sa main ensanglantée et le tremblement devint irrégulier ; le roulement de tambour devenait plus fort, tandis que son rythme ralentissait. Il y aurait une rémission, ce matin-là, conclut-il sarcastiquement. On était dispensé des horreurs juste avant d’être tendu comme une corde de violon, au bord du point de rupture. Il bénéficiait d’un sursis – à condition d’appeler sursis le retour à ce vieux corps vrillé par des migraines fulgurantes fixées derrière les yeux et des grincements douloureux dans les articulations.
Il avait quelque chose à faire avec un gosse, se dit-il confusément. Il allait soigner un gosse. Son regard fut arrêté par une petite sacoche noire posée au milieu de la pièce et il en oublia l’enfant. « J’aurais juré, fit le docteur Full, que j’avais mis ça au clou il y a deux ans ! » Il se propulsa jusque-là et réalisa que c’était la trousse d’un étranger, arrivée là il ne savait comment. Il essaya de trouver la serrure et la sacoche s’ouvrit d’un seul coup, révélant des rangées et des rangées d’instruments et de remèdes passés dans des boucles ménagées sur les quatre côtés. Elle avait l’air beaucoup plus grande ainsi ouverte. Il ne voyait pas comme elle pourrait reprendre un si petit volume en se fermant, mais ça devait être un coup des fabricants d’instruments. Les choses avaient bien changé depuis son époque… Ça ne lui donnerait que plus de valeur chez le prêteur sur gages, songea-t-il avec satisfaction.
Rien que pour l’amour du bon vieux temps, avant de refermer la sacoche d’un coup sec et de mettre le cap sur la boutique de ma tante, il caressa les instruments des doigts et du regard. Il y en avait plus d’un qu’il était difficile d’identifier exactement. On voyait bien les trucs avec des lames pour couper, les forceps pour maintenir et tirer, les écarteurs pour prendre fermement, les aiguilles et le boyau pour les sutures, les seringues… Une pensée lui traversa l’esprit : il pourrait fourguer les seringues… séparément à des drogués.
Allons-y, décida-t-il en essayant de refermer la mallette, mais elle refusa de se replier jusqu’au moment où il effleura la serrure ; alors elle redevint instantanément une petite sacoche noire. Pour sûr, ils ont fait des progrès, se dit-il, prêt à oublier que la première chose qui l’intéressait dans cet objet, c’était sa valeur marchande.
Désormais pourvu d’un objectif défini, il parvint à se remettre sur ses pieds sans trop de mal. Il décida de sortir par la porte de devant et de descendre les marches qui menaient au trottoir, mais avant cela…
Il ouvrit une nouvelle fois la sacoche sur sa table de cuisine et s’absorba dans la contemplation des tubes de médicaments. « N’importe quoi, pourvu que ça puisse donner un bon coup de fouet au système nerveux », marmonna-t-il. Il y avait des numéros sur les fioles, et une carte de matière plastique qui semblait les inventorier. La marge de gauche était une nomenclature des systèmes vasculaire, musculaire, nerveux. Il suivit la dernière ligne vers la droite. Il y avait des colonnes intitulées « stimulants », « calmants », et d’autres encore. Au croisement des rubriques « système nerveux » et « calmants », il trouva un numéro, le dix-sept. Il localisa en tremblant le petit tube de verre qui portait ce numéro. Il était plein de jolies pilules bleues. Il en avala une.
Ce fut comme s’il avait été frappé par la foudre.
Il y avait si longtemps que le docteur Full n’avait pas éprouvé le moindre sentiment de bien-être – sauf la lueur fugitive apportée par l’alcool – qu’il en avait oublié la nature même. Il resta un long moment en proie à la panique, alors que la sensation gagnait lentement tout son corps pour fourmiller enfin dans le bout de ses doigts. Il se redressa ; ses douleurs s’étaient enfuies et le tremblement de sa jambe avait cessé.
Grandiose, se dit-il. Maintenant, il allait pouvoir courir au mont-de-piété, engager la petite sacoche noire et se payer une bonne cuite. Il descendit l’escalier. Même le spectacle de la rue, radieuse sous le soleil de la matinée, ne le fit pas faiblir. La petite sacoche noire pesait de son poids gratifiant dans sa main gauche. Il marchait droit, remarqua– t-il, et non plus de cette allure ramassée, furtive, qui lui était venue depuis quelques années. Un peu de respect de moi-même, pensa-t-il, C’est de ça que j’ai besoin. Ce n’est pas parce qu’on est au tapis qu’il faut…
« Tocteur, s’il fous plaît, fenez fite ! lui cria quelqu’un en le tirant par le bras. La p’tite, a s’est prûlée ! » C’était l’une de ces innombrables femelles au visage plat et aux cheveux filandreux qui vivaient dans ces taudis. Elle portait un peignoir débraillé.
« Ah ! attention, il se trouve que je n’exerce plus… » commença-t-il de sa voix éraillée. Mais elle ne voulait rien savoir.
« C’est là-tetans, tocteur, le pressait-elle en l’attirant vers une porte. Faut que fous feniez foir la p’tite. Ch’ai teux tollars, fenez foir ! »
L’affaire prenait tout de suite une autre couleur. Il se laissa entraîner de l’autre côté de la porte, dans un appartement en désordre et sentant le chou. Il reconnaissait maintenant la femme ou plutôt il voyait qui elle devait être. Une nouvelle venue, qui s’était installée l’autre soir. Ces gens-là déménageaient la nuit, attachant leurs meubles sur les toits d’une file de bagnoles délabrées fournies par des amis et des relations, jurant et buvant jusqu’aux petites heures du matin. Voilà pourquoi elle l’avait arrêté au passage : elle ne savait pas encore qu’il était le docteur Full, un vieil ivrogne réprouvé en qui personne n’avait confiance. La petite sacoche noire lui avait servi de passeport, malgré son visage marqué par l’alcool et son costume noir maculé de taches.
Il se retrouva en train de regarder une petite fille de trois ans qu’on venait apparemment de mettre au centre d’un grand lit aux draps fraîchement changés. Dieu seul savait sur quel matelas crasseux et pourri elle dormait habituellement. Il eut l’impression de la reconnaître en remarquant le pansement infiltré de croûte qui entourait sa main droite. Deux dollars, se dit-il. Une vilaine rougeur remontait sur le bras en tuyau de pipe de l’enfant. Il enfonça un doigt au creux de son coude, palpant les ligaments qui roulèrent sous la peau, et il sentit de petites boules semblables à des billes. La fillette se mit à piailler faiblement ; près de lui, la femme eut un hoquet et commença aussi à pleurer.
« Dehors », fit-il avec un geste brusque à son attention ; elle s’éloigna lourdement en sanglotant toujours.
Deux dollars, se répéta-t-il. Donne-lui de la poudre de perlimpinpin, prends le fric et dis-lui d’aller à la clinique. Sûrement des streptocoques, ramassés dans cette saleté d’allée. C’était un miracle qu’il y en ait qui arrivent à l’âge adulte. Il posa la petite sacoche noire et chercha machinalement la clef, puis, se rappelant, effleura la serrure. La trousse s’ouvrit et il choisit des ciseaux à bandages. Il glissa la lame inférieure, émoussée, sous le pansement, s’efforça de ne pas faire mal à la fillette quand il appuya sur l’endroit infecté, et commença à couper. Il fut stupéfié par l’aisance et la rapidité avec laquelle les ciseaux brillants découpèrent le haillon coagulé qui entourait la blessure. C’est à peine s’il avait l’impression de diriger les ciseaux avec ses doigts. Il lui semblait plutôt que c’étaient les ciseaux qui conduisaient ses doigts, tout en découpant le bandage suivant une ligne propre et nette.
Pour sûr qu’ils ont fait des progrès depuis mon temps, se dit-il. Plus aiguisés que la lame d’un microtome.. .Il remit les ciseaux en place sur la plaque immense que devenait la petite sacoche noire quand on l’ouvrait, puis il se pencha sur la blessure. Il laissa échapper un sifflement en découvrant la vilaine plaie et l’infection carabinée qui avait aussitôt fait souche dans le petit corps maladif de l’enfant. Et maintenant, que pouvait-on faire devant une chose pareille ? Il tapota nerveusement le contenu de la sacoche. Et s’il donnait un coup de bistouri dedans, pour laisser sortir le pus ? La vieille penserait qu’il avait fait quelque chose pour elle et lui donnerait ses deux dollars. Mais à la clinique, ils auraient envie de savoir qui avait pu faire ça, et s’ils étaient suffisamment furieux, ils enverraient peut-être un flic dans le coin. Il y avait peut-être quelque chose dans tout ça…
Il parcourut la colonne de gauche de la carte jusqu’au mot « lymphatique » et chercha l’intersection de la ligne avec la colonne marquée « infection ». Il eut l’impression que ça ne collait pas. Il vérifia, mais retomba sur la même chose. Dans le petit carré au croisement de la ligne et de la colonne, il lisait les symboles suivants : « IV-g-3cc. » Il ne voyait aucune bouteille marquée de chiffres romains ; c’est alors qu’il remarqua que c’étaient les seringues hypodermiques qui étaient ainsi référencées. Il ôta la numéro IV de son emplacement, notant que l’aiguille était montée dessus et qu’elle avait même l’air d’être déjà pleine ! Tu parles d’une façon de transporter tout ça ! Alors… trois c.c. de la chose qui se trouvait dans la seringue numéro IV, quoi que ça puisse être, devaient agir d’une façon ou d’une autre sur les infections du système lymphatique – et Dieu sait si c’en était une ! Mais que pouvait bien vouloir dire le petit « g » ? Il examina la seringue de verre et vit des lettres, gravées sur ce qui ressemblait à un disque pivotant, fixé au sommet du canon. Elles allaient de « a » à « i », et il y avait un repère gravé sur le cylindre, de l’autre côté des graduations.
En haussant .les épaules, le docteur Full fit pivoter le petit cadran jusqu’à ce que le « g » se retrouve en face du repère, et leva la seringue devant ses yeux. Lorsqu’il appuya sur le piston, il ne vit pas le petit filet de liquide jaillir de l’aiguille. Au lieu de cela, il y eut pendant un instant une sorte de brouillard sombre autour de l’extrémité de l’aiguille. Un examen plus poussé lui montra que celle-ci n’était même pas percée au bout. Elle était bien coupée obliquement, mais la section ne montrait pas de trou ovale. Sidéré, il tenta encore une fois d’appuyer sur le piston. Quelque chose apparut de nouveau autour de la pointe et disparut. « On va bien voir », dit le docteur. Il glissa l’aiguille sous la peau de son avant-bras. Il pensa d’abord qu’il s’était raté et que la pointe avait glissé sur sa peau au lieu de mordre et de passer en dessous. Mais il aperçut une minuscule goutte de sang et réalisa qu’en fait, il n’avait tout simplement pas senti la piqûre. Quel que soit le produit contenu dans la seringue, décida-t-il, il ne pourrait pas lui faire de mal s’il tenait les promesses de la carte de plastique, et s’il pouvait sortir d’une aiguille sans trou. Il s’injecta trois c.c. et retira l’aiguille. Il y avait une enflure – indolore, mais par ailleurs caractéristique.
Le docteur Full décréta que c’étaient ses yeux, ou quelque chose comme ça, et injecta 3 c.c. du « g » contenu dans la seringue hypodermique IV à l’enfant fiévreuse, qui n’arrêta pas de gémir tandis que l’aiguille pénétrait et que la bosse se formait. Mais au bout d’un long moment elle eut un dernier hoquet et resta silencieuse.
Eh bien, se dit-il, glacé d’horreur, cette fois ça y est. Tu l’as tuée, avec ce truc-là.
Alors, l’enfant s’assit et demanda : « Où est ma maman ? »
Incrédule, le docteur saisit le bras de la petite fille et palpa son coude. L’inflammation des ganglions avait disparu et sa température semblait normale. Les tissus congestionnés de sang qui entouraient la blessure se résorbaient sous ses yeux. Le pouls de l’enfant était plus fort, et pas plus rapide qu’il ne fallait. Dans le silence soudain de la chambre, il entendait la mère de la petite fille sangloter, dehors, dans sa cuisine. Et il distingua aussi la voix insinuante d’une fille.
« Ça va aller, docteur ? » demandait-elle.
Il se retourna et vit une souillon aux joues creuses, d’un blond sale et qui pouvait avoir dans les dix-huit ans, appuyée au chambranle de la porte. Elle le regardait avec un dédain ironique. « J’ai entendu parler de vous, docteur Full, poursuivit-elle. Alors, n’essayez pas de faire casquer la vieille. Vous ne pourriez pas soigner un chat malade.
— Vraiment ? » grogna-t-il. Cette jeune personne allait recevoir une leçon qu’elle n’aurait pas volée. « Peut-être aimeriez-vous jeter un coup d’oeil à ma malade ?
— Où est ma maman ? » demanda la petite fille avec insistance. La blonde ouvrit la bouche avec stupeur et s’approcha du lit. « Tu vas bien, maintenant, Teresa ? Tu es guérie ? demanda-t-elle prudemment.
— Où est ma maman ? » répéta Teresa. Puis elle fit un geste accusateur de sa main blessée en direction du docteur. « Tu chatouilles ! » se plaignit– elle en éclatant de rire sans raison.
« Eh bien… fit la blonde. Je crois que je vous dois des excuses, docteur. Ces grandes gueules de bonnes femmes qui vivent dans le coin racontaient que vous ne connaissiez pas votre… Je veux dire, euh, que vous ne saviez pas soigner les gens. Elles disaient que vous n’étiez pas un vrai docteur.
— Je me suis en effet retiré, dit-il. Mais il se trouve que j’allais porter cette trousse à un collègue pour lui rendre service lorsque votre brave femme de mère m’a aperçu, et… » Il eut un sourire désapprobateur et effleura la serrure de la mallette qui reprit sa forme de petite sacoche noire.
« Vous l’avez volée », fit platement la fille.
Il se mit à bafouiller.
« Personne ne vous croirait, avec un truc pareil. Ça doit valoir un fric fou. Vous l’avez volée. J’allais vous arrêter quand j’ai vu en rentrant que vous vous occupiez de Teresa, et puis j’ai eu l’impression que vous ne lui faisiez pas de mal. Mais quand vous m’avez servi cette histoire de sacoche à rapporter à un collègue, j’ai compris que vous l’aviez volée. On fait part à deux, ou je vais trouver les flics. Un truc comme ça doit bien valoir vingt ou trente dollars. »
La mère entra timidement, les yeux rouges. Mais elle laissa échapper un hurlement de joie en voyant la petite fille assise dans le lit et occupée à jacasser toute seule. Elle l’embrassa passionnément, se jeta à genoux et fit une rapide prière, bondit pour baiser les mains du docteur, puis le traîna dans la cuisine sans cesser de bavarder dans sa langue maternelle, sous le regard glacial et écœuré de la blonde. Le docteur Full se laissa remorquer dans la cuisine mais refusa platement une tasse de café et une assiette de gâteaux à l’anis et de pain de caroubier.
« Propose-lui plutôt du vin, m’man, fit sardoniquement la fille.
— Foui ! Foui ! souffla la femme, au comble du ravissement. Fous foulez du fin, tocteur ? » Elle produisit aussitôt devant lui une carafe d’un liquide cramoisi et la blonde se mit à ricaner doucement en le voyant tendre la main avidement pour s’en saisir. Il retira sa main tandis que se formaient dans sa tête les images habituelles : d’abord le parfum, puis le goût, et enfin la chaleur dans son estomac et dans ses membres. Il se livra au calcul habituel : la femme, aux anges, ne remarquerait pas comment il en descendrait d’abord deux verres, et, en lui racontant l’escarmouche de Teresa contre l’Ange Noir, il pourrait l’embobiner et s’en octroyer encore deux autres. Après cela, eh bien, après, ça n’aurait plus d’importance. Il serait ivre.
Mais pour la première fois depuis des années, il y avait une sorte d’image parasite : un mélange de sa rage contre la fille blonde aux yeux de laquelle il était si transparent, et de sa fierté d’avoir réussi une guérison. À sa grande surprise, il retira sa main de la carafe et s’entendit dire, en savourant avec délices ses paroles : « Non, merci. Je crois que je n’en ai pas envie si tôt le matin. » Il observa en douce le visage de la blonde et fut récompensé par sa surprise. Ensuite, la mère lui tendit timidement deux billets en disant : « Ça fait pas beaucoup t’argent, tocteur. Mais fous r’fientrez foir Teressa ?
— Je serai heureux de suivre ce cas, dit-il. Mais maintenant, excusez-moi… Il faut vraiment que je me sauve. » Il saisit fermement la poignée de la petite sacoche et se leva ; il avait terriblement envie de s’éloigner du vin et de la fille aînée.
« Attendez-un peu, docteur, fit celle-ci. Je vais dans votre direction. » Elle sortit de la maison derrière lui et le suivit dans la rue. Il l’ignora jusqu’à ce qu’il sente sa main sur la sacoche noire. Alors le docteur Full s’arrêta et essaya de parlementer.
« Écoutez, ma chère. Vous avez peut-être raison. Il se peut que je l’aie volée. Pour être parfaitement franc, je ne sais plus comment je suis entré en sa possession. Mais vous êtes jeune et vous pouvez gagner votre vie vous-même…
— Moitié-moitié, dit-elle. Ou je vais voir les flics. Et si vous dites un mot de plus, ce sera soixante pour cent pour l’un et quarante pour cent pour l’autre. J’imagine que vous savez pour qui sont les quarante, pas vrai, toubib ? »
Vaincu, il reprit le chemin du mont-de-piété, la main de la fille impudemment posée à côté de la sienne, sur la poignée de la sacoche, ses talons martelant le trottoir en contrepoint du pas traînant du vieil homme.
Chez le prêteur sur gages, ils devaient avoir une surprise.
« C’est pas standard, fit ma tante, que la serrure ingénieuse n’impressionnait pas le moins du monde. Des comme ça, j’en ai jamais vu. De la camelote japonaise, peut-être bien. Essayez plus loin, dans la rue. Je pourrai jamais vendre ça. » Plus loin dans la rue, ils obtinrent une offre pour un dollar. C’était toujours la même réclamation : « J’suis pas collectionneur, m’sieur. J’achète que des trucs que j’peux revendre. À qui je pourrais revendre ça ? À un Chinois qui connaîtrait rien aux instruments médicaux ? Ils ont tous l’air bizarre. Vous êtes sûr que vous les avez pas fabriqués vous-même ? » Ils n’acceptèrent pas le dollar qu’on leur en offrait.
La fille était stupéfaite et furieuse ; le docteur était stupéfait aussi, mais triomphant. Il avait deux dollars, et la fille avait cinquante pour cent sur quelque chose dont personne ne voulait. Mais, se dit-il tout d’un coup avec effarement, la chose avait parfaitement réussi à guérir la gamine, n’est-ce pas ?
« Alors, demanda-t-il, vous y renoncez ? Comme vous avez pu le constater, la trousse n’a pratiquement aucune valeur. »
Elle réfléchissait intensément. « Lâchez pas la rampe, toubib. J’y comprends rien, mais c’est tout bon quand même. Est-ce que ces types reconnaîtraient seulement du matériel valable si on leur en montrait ?
— Sans aucun doute. C’est de ça qu’ils vivent. D’où que vienne ce truc… »
Elle bondit là-dessus avec l’aisance démoniaque qu’elle semblait avoir pour susciter les réponses sans poser de questions. « C’est bien ce que je pensais. Vous ne savez pas non plus, hein ? Bon, ben– peut-être que je vais pouvoir vous le dire. Venez par ici. Je vais pas laisser passer ça. Il y a du fric, là-dedans ; je ne sais pas comment, mais d’une façon ou d’une autre, il y a du fric à faire avec. »
Il la suivit dans une cafétéria, vers un coin presque désert. Indifférente aux coups d’œil et aux plaisanteries épaisses des autres clients, elle ouvrit la petite sacoche noire – qui recouvrait presque toute la table – et fourragea à l’intérieur. Elle prit un écarteur dans un des passants et l’observa avant de le reposer d’un air dédaigneux pour ramasser un spéculum qu’elle flanqua à son tour sur la table, péchant ensuite la partie inférieure d’un forceps qu’elle tourna et retourna devant ses jeunes yeux – découvrant enfin ce que les vieux yeux usés du docteur n’auraient pas pu voir.
Tout ce que savait le vieux docteur Full, c’est qu’elle était en train de scruter le col du forceps au moment où elle blêmit. Elle remit très précautionneusement la moitié de forceps à sa place, dans son passant de tissu, puis rangea à leur tour l’écarteur et le spéculum. « Alors ? demanda-t-il. Qu’avez-vous vu ?
Made in U.S.A… énonça-t-elle d’une voix rauque. Brevet déposé en juillet 2450. »
Il avait envie de lui dire qu’elle avait dû lire de travers, que ça devait être une blague, que…
Mais il savait qu’elle avait bien vu. Ces ciseaux à pansements qui avaient dirigé ses doigts, plutôt que le contraire ; la seringue dont l’aiguille n’avait pas de trou… Et cette jolie petite pilule bleue qui l’avait frappé comme la foudre…
« Vous savez ce que je vais faire ? dit la fille avec une animation soudaine. Je vais aller à l’école de maintien. Ça va vous plaire, ça, hein, toubib ? Parce qu’on va se revoir souvent, nous deux ! »
Le vieux docteur Full ne répondit pas. Ses mains jouaient machinalement avec la carte en matière plastique de la sacoche, sur laquelle étaient imprimées les lignes et les colonnes qui l’avaient déjà guidé deux fois. La carte était légèrement bombée. On pouvait faire passer la concavité d’un côté sur l’autre. Il nota avec stupeur qu’à chaque fois un texte différent apparaissait sur la carte. Snap. « Le scalpel avec un point bleu sur le manche est réservé uniquement aux tumeurs. Diagnostiquez les tumeurs avec l’Instrument numéro Sept, le Palpeur d’Excroissances. Placez le Palpeur d’Excroissances… » Snap. « On peut remédier à une dose excessive de pilules roses du Flacon n° 3 à l’aide d’une pilule blanche prise dans le Flacon… » Snap. « Tenez l’aiguille à suture par l’extrémité sans trou. Touchez-en l’un des bouts de la blessure que vous voulez refermer et laissez faire. Lorsqu’elle aura fait le nœud, touchez le… » Snap. « Placez la partie supérieure du forceps devant l’ouverture. Laissez-le faire. Après qu’il ait pénétré et se soit conformé au… » Snap.
Le rédacteur en chef lut « FLANNERY-MEDECINE 1 » dans le coin supérieur gauche du paquet d’épreuves. Il griffonna aussitôt dessus « réduire trois quarts » et le fit glisser sur le bureau en fer à cheval jusqu’à Piper, qui avait pris en main la série d’articles d’Edna Flannery, spécialisée dans la dénonciation des charlatans. Une belle gosse, se dit-il, mais comme tous les jeunes, elle en faisait trop. D’où les coupures.
Piper, qui venait à bout d’une histoire de mairie, prit d’une main l’article de Flannery et se mit à le tapoter avec son crayon, un coup par mot, au même rythme régulier que le chariot d’un téléscripteur sur son rouleau de papier. La première fois, il ne lisait jamais vraiment. Il se contentait de regarder les lettres et les mots, pour voir si le ton était conforme à celui du Herald. Le tapotement régulier du crayon s’interrompait par moments, alors qu’il barrait le mot « sein » pour le remplacer par « poitrine » ; ou lorsqu’il biffait le « E » majuscule de « Est » pour le remplacer par un bas de casse ; ou encore pour rapprocher à l’aide du signe typographique approprié les deux parties d’un mot coupé en plein milieu – là, Flannery avait malencontreusement effleuré la barre d’espacement de sa machine à écrire. Le crayon noir, gras, traça vivement un cercle autour du mot « Fin » par lequel, comme tous les débutants, elle terminait ses articles. Il revint au début pour une seconde lecture. Cette fois, le crayon rayait des adjectifs et des phrases entières, traçant des crochets pour marquer les alinéas, reliant ceux de Flannery entre eux par de longues lignes incurvées.
Arrivé au bas de « FLANNERY-MÉDECINE 2 », le crayon ralentit puis s’arrêta. Sensible au rythme de son rewriter bien-aimé, le rédacteur en chef leva les yeux presque instantanément. Il vit Piper loucher sur son texte, l’air égaré. Sans perdre inutilement sa salive, le rewriter renvoya l’article de l’autre côté du bureau, vers son chef, et le remplaça par une histoire policière sur laquelle il se pencha, son crayon recommençant à battre la mesure. Le rédacteur en chef alla jusqu’à la quatrième page et jeta à Howard : « Prends ma place ! » avant de traverser la salle de la rubrique financière où régnait un vacarme assourdissant, pour aller retrouver le directeur de la rédaction dans l’alcôve d’où il présidait à la destinée de son propre asile de fous.
Le rédacteur en chef attendit son tour tandis que le chef de la rubrique maquillage, le chef de la salle de presse et le photographe en chef se chamaillaient avec le directeur de la rédaction. Lorsque ce fut à lui, il jeta l’article de Flannery sur son bureau en annonçant : « Elle dit que cette fois, ce n’est pas un charlatan. »
Le directeur de la rédaction se mit à lire.
FLANNERY-MÉDECINE 1
par Edna Flannery
rédactrice au Herald
La sordide histoire du charlatanisme médical, que le Herald s’est efforcé de dévoiler dans cette série d’articles, vient d’entrer aujourd’hui dans une nouvelle phase, ce qui ne devait pas aller pour l’enquêtrice sans une certaine surprise, d’ailleurs bienvenue. Ses investigations sur le sujet qui nous intéresse ici ont commencé exactement de la même façon que lors de ses enquêtes précédentes, qui avaient permis de démasquer une douzaine de médecins véreux et de guérisseurs de pacotille. Mais elle peut cette fois témoigner que le docteur Bayard Kendrick Full, en dépit des pratiques peu orthodoxes qui ont attiré sur lui la suspicion d’associations médicales sensibilisées à juste titre, est un vrai guérisseur, qui répond aux idéaux les plus élevés de sa profession.
Le nom du docteur Full fut communiqué à l’enquêtrice du Herald par le Conseil de Déontologie d’une association médicale du comté, qui précisait qu’il avait été exclu de l’association le 18 juillet 1941 pour avoir prétendument abusé de la bonne foi de plusieurs de ses patients souffrant de maladies bénignes. D’après les dépositions sous serment retrouvées dans les dossiers du Conseil, le docteur Full leur aurait raconté qu’ils étaient atteints du cancer et qu’il connaissait un traitement qui prolongerait leur existence. Après avoir été exclu de l’association, le docteur Full avait disparu de la circulation, jusqu’à ce qu’il ouvre une « infirmerie » en ville, dans une maison cossue qui servait de garni depuis des années.
L’enquêtrice du Herald se rendit donc à cette infirmerie de la 89e rue Est, bien certaine de se voir diagnostiquer de nombreuses maladies imaginaires et promettre une guérison infaillible pour un prix fixé d’avance. Elle imaginait sans peine les locaux mal tenus, les instruments sales et le folklore exotique qu’elle avait déjà vus une douzaine de fois chez ces médicastres.
Elle se trompait.
L’infirmerie du docteur Full est d’une propreté remarquable, depuis l’entrée meublée avec goût jusqu’aux salles de soins éclatantes de blancheur. La jolie réceptionniste blonde qui accueillit l’enquêtrice avait une voix douce et fit preuve d’une grande délicatesse, se bornant à lui demander son nom, son adresse et la nature générale des maux dont elle se plaignait. Question à laquelle elle répondit, comme à l’accoutumée, qu’elle souffrait de « mal aux reins chronique ». La réceptionniste demanda à l’enquêtrice du Herald de s’asseoir et la conduisit au bout d’un petit moment à une salle de soins située au premier étage, où elle la présenta au docteur Full.
Le passé supposé du docteur Full, tel que le décrit le porte-parole de l’association médicale, s’accorde mal avec son apparence actuelle. C’est un homme d’une soixantaine d’années, à en juger par son allure ; il a le regard clair, des cheveux blancs, est un peu plus grand que la moyenne et semble en bonne forme physique. Sa voix est assurée et amicale et ne ressemble en rien au ton plaintif et compatissant des charlatans que l’enquêtrice a appris à trop bien connaître.
La réceptionniste ne quitta pas la pièce lorsqu’il commença son examen, après quelques questions concernant la nature et la localisation de la douleur. Tandis que l’enquêtrice était allongée sur le ventre sur la table d’examens, le docteur appuya certains instruments au creux de ses reins. Et, au bout d’une minute environ, il fit la déclaration stupéfiante que nous rapportons ici : « Il n’y a aucune raison pour que vous ressentiez la moindre douleur là où vous dites que vous souffrez, jeune dame. Il paraît qu’on raconte aujourd’hui que les bouleversements émotionnels provoquent de telles douleurs. Vous feriez mieux d’aller voir un psychologue ou un psychiatre si vous avez toujours mal aux reins. Il n’y a pas de cause physique à cela, de sorte que je ne peux rien faire pour vous. »
Sa franchise coupa le souffle à l’enquêtrice. Avait-il deviné qu’elle était en quelque sorte venue l’espionner ? Elle essaya autre chose. « Eh bien, docteur, peut-être vaudrait-il mieux que vous me fassiez subir un examen complet. Je suis à plat, en ce moment, en dehors de ces douleurs. Peut-être ai-je besoin d’un remontant ? » Ce qui est l’appât infaillible pour prendre les charlatans – une véritable invitation à découvrir toutes sortes de maladies mystérieuses au patient, chacune d’elle « nécessitant » un traitement coûteux. Ainsi qu’il a été exposé dans le premier article de cette série, l’enquêtrice s’est bien évidemment soumise à un examen médical complet avant de s’embarquer dans cette chasse aux docteurs-miracle, et elle a été trouvée en parfaite condition physique à l’exception d’une zone cicatricielle à la pointe du poumon gauche, résultant d’une attaque infantile de tuberculose, et d’une tendance hyperthyroïdienne – hypersthénie de la glande thyroïde – qui entraîne parfois un certain essoufflement et rend difficile la prise de poids.
Le docteur Full consentit à pratiquer l’examen et prit un certain nombre d’instruments étincelants retenus par des passants sur une large planche littéralement couverte d’ustensiles dont la plupart étaient étrangers à l’enquêtrice. Le premier instrument avec lequel il l’examina était un tube muni d’un cadran incurvé et de deux fils terminés par des disques plats. Il plaça l’un des disques sur le dos de la main droite de l’enquêtrice et l’autre sur le dos de sa main gauche. En « lisant le cadran », il cita des chiffres que son assistante, attentive, notait sur une fiche quadrillée. La même opération fut répétée plusieurs fois, sur toute l’anatomie de l’enquêtrice, la persuadant définitivement que le docteur était un farceur achevé. L’enquêtrice n’avait jamais vu pratiquer un diagnostic de cette façon au cours des semaines qu’elle avait consacrées à la préparation de cette série.
Le docteur reprit alors la fiche quadrillée des mains de la réceptionniste, eut avec celle-ci un entretien à voix basse et dit à l’enquêtrice : « Votre thyroïde est un peu suractivée, jeune femme. Et il y a quelque chose qui ne va pas dans votre poumon gauche. Ce n’est pas grave, mais j’aimerais voir ça de plus près. »
Il prit sur la planche un instrument que l’enquêtrice reconnut comme étant un « spéculum » – un instrument en forme de ciseaux qui écarte les ouvertures du corps, comme l’oreille, la narine, etc., pour permettre au médecin de se livrer à un examen. L’instrument était trop large pour être un spéculum d’oreille ou de nez, mais il était trop petit pour être autre chose. Alors que l’enquêtrice du Herald allait poser des questions, la réceptionniste attentive lui dit qu’« il était d’usage ici de mettre un bandeau sur les yeux des patients pendant l’examen des poumons. Est-ce que ça ne lui faisait rien ? » Intriguée, l’enquêtrice se laissa nouer un linge immaculé sur les yeux et attendit avec irritation.
Elle est encore incapable de dire exactement ce qui se produisit alors qu’elle avait les yeux bandés, mais les rayons X confirment ses soupçons. Elle éprouva une sensation de fraîcheur sur les côtes, du côté gauche – comme si le froid pénétrait son corps. Puis elle eut l’impression d’une coupure, et la sensation de froid disparut. Elle entendit le docteur Full s’exprimer de sa voix objective : « Vous avez ici une ancienne cicatrice de tuberculose. Ça n’a rien de particulièrement gênant, mais une personne active comme vous a besoin de tout l’oxygène qu’elle peut respirer. Restez tranquille et je vais arranger ça. »
Puis la sensation de froid revint, mais plus longtemps. Elle entendit le docteur Full demander « encore quelques alvéoles ; et du ciment vasculaire », puis la réceptionniste faire une brève réponse. Enfin, l’impression étrange cessa et on lui retira son bandeau des yeux. L’enquêtrice ne vit aucune cicatrice sur ses côtes et pourtant le docteur lui assura : « Ça y est. Nous avons enlevé la dégénérescence fibreuse ; et c’en était une belle, qui avait si bien muré l’infection que vous êtes encore là pour en parler. Nous avons ensuite implanté quelques masses alvéolaires – ce sont les petits machins qui extraient l’oxygène de l’air pour le faire passer dans le sang. Je ne vais pas vous tripoter la thyroïde. Vous avez l’habitude d’être ce que vous êtes et si vous vous retrouviez tout d’un coup différente, il y a des chances pour que vous en soyez plus ennuyée qu’autre chose. Pour vos douleurs dans les reins, vous devriez contacter l’association médicale du comté ; elle vous donnera le nom d’un bon psychologue, ou d’un psychiatre. Et méfiez-vous des charlatans ; ils sont légion ! »
L’assurance du docteur coupa le souffle de l’enquêtrice. Elle demanda quel était le prix de la visite et s’entendit demander cinquante dollars, payables à la réceptionniste. L’enquêtrice attendit, comme d’habitude, pour payer, d’avoir un reçu signé par le docteur lui-même, détaillant la nature des soins concernés. Contrairement à la plupart, le docteur inscrivit allègrement : « Pour l’ablation d’une fibrose au poumon gauche et restauration d’alvéoles », et signa.
Lorsqu’elle sortit de l’infirmerie, le premier mouvement de l’enquêtrice fut d’aller voir le spécialiste des poumons qui l’avait examinée en prévision de cette série d’articles. Elle se disait que la comparaison d’une radioscopie effectuée le jour de l’« opération » avec les radiographies antérieures mettrait en évidence l’imposture du docteur Full, prince des charlatans et des escrocs.
Le spécialiste des voies respiratoires trouva un moment dans son emploi du temps surchargé pour recevoir l’enquêtrice du Herald, pour le travail de laquelle il avait déjà témoigné d’un vif intérêt, même au temps où il n’était encore qu’en gestation. Son cabinet fort austère, installé dans un immeuble de Park Avenue, retentit d’un grand éclat de rire quand elle lui décrivit le curieux traitement auquel elle avait été soumise. Mais il cessa de rire quand il prit un cliché aux rayons X de la poitrine de l’enquêtrice, qu’il le développa, le fit sécher et le compara à ceux qu’il avait déjà pris. Le spécialiste des voies respiratoires prit six autres clichés cet après-midi-là, mais il finit par admettre qu’ils racontaient tous la même histoire. L’enquêtrice du Herald prend la responsabilité de révéler que la cicatrice de tuberculose qu’elle avait encore dix-huit jours plus tôt a maintenant disparu et a été remplacée par du tissu pulmonaire parfaitement sain. Selon le spécialiste, c’est un événement sans précédent dans l’histoire de la médecine. Il ne suit pas l’enquêtrice dans sa ferme conviction que c’est le docteur Full qui serait responsable de ce changement.
L’enquêtrice du Herald ne voit pourtant pas d’autre explication. Elle en conclut que le docteur Bayard Kendrick Full, quel qu’ait pu être le passé qu’on lui prête, est maintenant un praticien très brillant, qui exerce sans doute une médecine peu orthodoxe mais auquel elle s’en remettrait sans hésitation si le besoin s’en faisait sentir.
Il n’en va pas de même de « Sœur » Annie Dimsworth, sorte de harpie qui, sous le couvert de la « foi », se fait des proies faciles de ceux qui ignorants et souffrants, viennent la voir dans son « salon de guérison » et y restent pour alimenter le compte en banque de « Sœur » Annie, lequel se monte aujourd’hui à 53 238,64 dollars. Nous montrerons demain, avec photocopies des relevés bancaires et témoignages sous serment à l’appui, que… »
Le directeur de la rédaction tourna la dernière page de Flannery-Médecine et se tapota les dents de devant avec son crayon tout en essayant de réfléchir. « Laissez tomber l’histoire, dit-il enfin. Faites un encadré autour du dernier paragraphe. Que ce soit alléchant. » Il déchira le dernier paragraphe, celui qui concernait « Sœur » Annie, et le rendit au rédacteur en chef qui retourna à son bureau en forme de fer à cheval.
Le chef de la rubrique maquillage, qui était de retour, dansait d’un pied sur l’autre en essayant d’accrocher le regard du directeur de la rédaction. L’interphone se mit à bourdonner et une lumière rouge s’alluma, indiquant que le directeur général et le propriétaire du journal voulaient lui parler. Le directeur de la rédaction pensa pendant un instant à consacrer une série spéciale au docteur Full, puis se dit que personne n’y croirait et que, n’importe comment, c’était sans doute encore un fumiste. Il ficha l’article sur le crochet où finissaient les ours et répondit à l’interphone.
Le docteur Full en était presque arrivé à bien aimer Angie. Comme sa clientèle – qui avait d’abord englobé les malades du voisinage, puis l’avait entraîné à prendre un appartement à l’angle d’un immeuble de rapport du quartier bourgeois avant de l’amener à s’installer dans cette « infirmerie », elle semblait avoir évolué. Oh, se disait-il, nous avons bien nos petites disputes…
Cette fille, par exemple, s’intéressait trop à l’argent. Son désir était de se spécialiser dans la chirurgie esthétique – enlever les rides des vieilles femmes riches, et puis quoi encore. Elle n’avait pas compris, au début, qu’une chose comme celle-là était sous leur garde, qu’ils étaient les serviteurs et non les maîtres de la petite sacoche noire et de son fabuleux contenu.
Il avait bien essayé – et avec quelles précautions ! – de les analyser, mais sans succès. Tous les instruments étaient légèrement radioactifs, par exemple, mais à peine. Ils faisaient réagir un compteur Geiger-Müller, par exemple, mais les feuilles d’un électroscope ne se séparaient pas. Il ne prétendait pas être au courant des dernières découvertes, mais il comprenait une chose, c’est que tout cela n’allait pas comme il fallait. Sous un fort grossissement, on voyait des stries sur les surfaces impeccablement polies des instruments : des stries incroyablement ténues, qui décrivaient des armoiries arbitraires et totalement dépourvues de sens. Leurs propriétés magnétiques étaient proprement stupéfiantes. Les instruments étaient parfois attirés par les aimants ; d’autres fois, pas du tout.
Le docteur Full les avait radiographiés aux rayons X, en tremblant de peur à l’idée qu’il pourrait perturber les mécanismes délicats qui les faisaient fonctionner. Il était sûr qu’ils n’étaient pas massifs, que leurs manches, et peut-être leurs lames, n’étaient que des coquilles évidées, emplies de petits mécanismes efficaces – mais les rayons X ne révélèrent rien de tel. Ah oui, ils étaient toujours stériles et ils ne s’oxydaient pas. La poussière glissait dessus lorsqu’on les secouait ; ça, c’était quelque chose qu’il comprenait. Ils ionisaient la poussière, ou bien ils étaient eux-mêmes ionisés, ou quelque chose dans ce goût-là. En tout cas, il avait lu un article sur ce problème à propos des disques.
Elle ne voulait pas entendre parler de tout ça, elle, se disait-il fièrement. Elle tenait assez bien les comptes, et elle lui fournissait peut-être de temps à autre une stimulation utile, quand il se sentait enclin à se laisser aller. C’était elle qui avait eu l’idée de quitter les taudis des faubourgs pour les quartiers bourgeois, et l’infirmerie était aussi son idée. Bien, bien ; ça élargissait sa sphère d’utilité. Que la petite ait donc ses manteaux de vison et sa décapotable, puisque c’était, paraît-il, le nom que portaient désormais les automobiles. Quant à lui, il était trop occupé et trop vieux. Il avait tant de choses à rattraper…
Le docteur Full songea avec plaisir à son Grand Projet. Ça ne lui plairait pas beaucoup, mais il faudrait bien qu’elle en voie la logique. Cette chose merveilleuse devait être transmise. Elle n’était pas du tout versée dans la médecine ; même si les instruments faisaient presque tout tous seuls, le métier de médecin requérait autre chose que de l’habileté. Il y avait les anciens préceptes de l’art de guérir. Lorsque Angie aurait vu à quel point c’était logique, elle s’inclinerait ; elle consentirait à ce qu’il fasse don de la petite sacoche noire à l’humanité toute entière.
Il la présenterait probablement au Collège de Chirurgie, avec le moins de tralala possible – bon, enfin, mettons une petite cérémonie, et il serait heureux de conserver un souvenir de cette occasion ; une coupe, ou un certificat dans un cadre– Dans un sens, ce serait un soulagement que de remettre la chose entre d’autres mains ; que de laisser les géants de la médecine décider qui devrait en avoir le bénéfice. Non ; Angie comprendrait. Elle avait bon cœur.
C’était bien qu’elle montre un tel intérêt pour la chirurgie, ces temps derniers, qu’elle lui pose toutes ces questions sur les instruments et passe des heures à lire les cartes d’instructions, allant même jusqu’à s’exercer sur des cobayes. Si quelque chose de son amour pour l’humanité s’était transmis à elle, se disait le vieux docteur Full dans un élan sentimental, alors il n’aurait pas vécu en vain. Elle réaliserait sûrement qu’en remettant les instruments entre des mains plus sages que les leurs et en rejetant le voile du secret, nécessaire pour travailler à leur petite échelle, ils serviraient une bien plus noble cause.
Le docteur Full se trouvait dans le cabinet qui avait été autrefois le salon de devant de cette maison bourgeoise. Par la fenêtre, il vit la décapotable jaune d’Angie s’arrêter devant le perron. Il aimait la façon dont elle montait les marches ; nette, pas tapageuse, se disait-il. Une fille intelligente comme ça, elle comprendrait. Il y avait quelqu’un avec elle – une grosse femme vêtue d’une manière voyante, qui montait les marches en soufflant. Alors, que pouvait-elle bien vouloir ?
Angie la fit entrer et se rendit dans le cabinet, suivie de la grosse dame. « Docteur, fit gravement la jeune blonde, puis-je vous présenter madame Coleman ? » Les cours de maintien ne lui avaient pas tout appris, mais madame Coleman – une nouvelle riche, de toute évidence, pensa le docteur – ne remarqua pas la gaffe.
« Mademoiselle Quellen m’a tellement parlé de vous, docteur, et de votre merveilleuse méthode ! » gargouilla-t-elle.
Avant qu’il ait eu le temps de répondre, Angie intervint avec douceur.
« Voulez-vous nous excuser un instant, madame Coleman ? »
Elle prit le docteur par le bras et l’emmena dans le salon d’attente.
« Écoutez, dit-elle vivement, je sais que c’est contre vos principes, mais je ne pouvais pas laisser passer ça. J’ai rencontré ce vieux machin au cours d’Élizabeth Barton. Personne ne voulait lui parler. Elle est veuve. Je pense que son mari faisait du marché noir, ou quelque chose comme ça, et elle est pleine aux as. Je lui ai laissé entendre que vous aviez une méthode de massage qui faisait disparaître les rides. Mon idée, c’est que vous lui bandez les yeux, et vous lui ouvrez le cou avec le scalpel de la Série Cutanée, vous lui injectez du Fermol dans les muscles, vous raclez un peu de la graisse avec une curette de la Série Adipeuse et vous vaporisez du Peauferme sur le tout. Quand on lui enlève le bandeau, elle n’a plus une ride et elle ne sait pas ce qui s’est passé. Elle paiera cinq cents dollars. Allez, ne dites pas non, docteur. Juste cette fois, faites ce que je vous dis, vous voulez bien ? Je travaille avec vous depuis le début, non ?
— Oh, c’est bon », fit le docteur. Il faudrait qu’il lui parle bientôt du Grand Projet, n’importe comment. Pour cette fois, il ferait comme elle voulait.
Mais lorsqu’ils regagnèrent le cabinet, madame Coleman avait réfléchi. Elle prit un ton sinistre pour questionner le docteur lorsqu’il revint.
« Votre méthode est permanente, bien sûr ?
— Mais oui, madame, fit-il brièvement. Voulez– vous vous étendre ici ? Mademoiselle Quellen, un bandage stérile de dix centimètres pour les yeux de madame Coleman, s’il vous plaît. » Il tourna le dos à la grosse femme pour éviter d’avoir à lui faire la conversation et fit semblant de régler l’éclairage. Angie noua le bandeau sur le visage de la femme et le docteur choisit les instruments dont il allait avoir besoin. Il tendit une paire d’écarteurs à la blonde. « Glissez simplement le bout des lames entre les lèvres de la plaie, au fur et à mesure que j’ouvre », lui dit-il. Elle lui jeta un regard alarmé en faisant un signe en direction de la femme. Il baissa la voix. « Très bien. Vous introduisez les pointes en imprimant un mouvement de torsion aux lames, tout le long de l’incision. Je vous dirai quand les retirer. »
Le docteur Full éleva à la hauteur de ses yeux le scalpel de la Série Cutanée pour ajuster la petite lame sur trois centimètres de profondeur. Il eut un léger soupir en se rappelant que la dernière fois qu’il l’avait utilisé, c’était pour extirper une tumeur « inopérable » d’une gorge.
« Très bien », dit-il en se penchant sur la femme. Il fit un passage d’essai à travers les tissus. La lame plongea dans les chairs et y glissa comme un doigt dans du mercure, ne laissant dans son sillage aucune trace de blessure. Seuls les écarteurs pouvaient maintenir béantes les lèvres de l’incision.
Madame Coleman se mit à bouger et à bavarder. « Docteur, ça fait tellement drôle ! Vous êtes sûr que vous massez comme il faut ?
— Tout à fait sûr, madame, fit le docteur d’un ton las. « Voudriez-vous, je vous prie, essayer de ne pas parler pendant le massage ? »
Il fit un signe de tête à l’attention d’Angie qui se tenait prête, les écarteurs à la main. La lame plongea à trois centimètres de profondeur, ne sectionnant miraculeusement que les tissus cornés morts de l’épiderme et les tissus vivants du derme, repoussant mystérieusement tous les vaisseaux sanguins majeurs et mineurs ainsi que le tissu musculaire, contournant tous les systèmes, tous les organes, à l’exception de celui sur lequel il était… programmé, dirions-nous ? Le docteur ne connaissait pas la réponse, mais il éprouvait de la fatigue et de l’amertume à l’idée de se prostituer de la sorte. Angie glissa les lames de l’écarteur en leur imprimant un mouvement de torsion tandis qu’il retirait son scalpel, puis elle tira pour séparer les lèvres de la plaie. Elle exposa, sans effusion de sang, une ficelle de muscle malsain, marinant dans une boucle de ligaments bleu-gris qui avait l’air morte. Le docteur prit une seringue, la numéro IX, la régla sur « g » et l’éleva devant ses yeux. Le brouillard apparut et s’en fut. Il n’y avait probablement pas de danger d’embolie avec ces gadgets, mais pourquoi courir un risque ? Il injecta un c.c. de « g » – identifié par la carte sous le nom de « Fermol » – dans le muscle. Angie et lui le regardèrent se resserrer contre le pharynx.
Il prit une curette de la Série Adipeuse, une petite, et racla les tissus jaunâtres qu’il faisait ensuite tomber dans la boîte d’incinération, puis il fit un signe de tête à Angie. Elle retira les écarteurs et l’ouverture béante se referma en une surface cutanée dépourvue de toute trace mais maintenant pendouillante. Le docteur tenait prêt son atomiseur – réglé sur « Peauferme ». Il pressa sur l’appareil et la peau se contracta, épousant la nouvelle forme de la gorge.
Tandis qu’il remettait ses instruments en place, Angie retirait le bandage de madame Coleman et lui annonçait d’un ton enjoué : « C’est fini ! Et il y a un miroir dans le salon d’attente… »
Madame Coleman ne se le fit pas dire deux fois. Incrédule, elle palpa son menton et se précipita dans le salon d’attente. Le docteur fit une grimace en entendant son jappement de délices et Angie se retourna vers lui avec un petit sourire. « Je vais prendre l’argent et la faire sortir, dit-elle. Elle ne vous ennuiera plus. »
Ce dont il lui fut bien reconnaissant.
Elle suivit madame Coleman dans la salle d’attente tandis que le docteur rêvassait sur la sacoche d’instruments. Une cérémonie, certainement… Il avait droit à une cérémonie. Ce n’est pas tout le monde, se disait-il, qui renoncerait à une source d’argent si certaine pour le bien de l’humanité. Mais on arrive à un âge où l’argent n’a plus autant d’importance, où on pensait à ces choses qu’on avait faites et qui pourraient être mal comprises dans l’éventualité où… oh, juste au cas où cette histoire de – enfin – de Jugement Dernier ne serait pas une invention. Le docteur n’était pas un homme religieux, mais on se mettait sans doute à penser très fort à certaines choses quand l’échéance approchait…
Angie était de retour, un bout de papier à la main. « Cinq cents dollars, fit-elle, prosaïquement. Et vous réalisez que nous aurions pu la traiter centimètre par centimètre, n’est-ce pas ? À cinq cents dollars le centimètre !
— Je voulais justement vous parler de cela », dit-il.
Il crut voir un éclair de peur dans ses yeux. Mais pourquoi ?
« Angie, vous avez été une brave fille, une fille très compréhensive, mais nous ne pouvons pas continuer éternellement comme ça, vous savez.
— Nous parlerons de ça une autre fois, fit-elle platement. Pour l’instant, je suis fatiguée.
— Non… J’ai vraiment l’impression que nous sommes allés assez loin tout seuls. Les instruments…
— Ne dites pas ça, toubib ! siffla-t-elle. Ne dites pas ça ou vous allez le regretter ! » Il y avait sur son visage une expression qui lui rappela la créature d’un blond sale, aux yeux enfoncés et aux joues creuses, qu’il avait rencontrée. Sous le vernis de l’école de maintien brûlait la fille sortie du ruisseau, qui avait passé sa petite enfance sur un matelas crasseux et pourri, ses jeunes années dans une allée jonchée d’ordures et son adolescence entre des ateliers où l’on exploitait les ouvrières et de réunions sans but, la nuit, sous des réverbères glauques.
Il secoua la tête pour chasser cette étrange image.
« C’est pourtant comme ça, commença-t-il patiemment. Je vous ai raconté l’histoire de cette famille qui avait inventé le forceps et qui en avait gardé le secret pendant des générations ; je vous ai expliqué comment ils auraient pu en faire don au monde mais n’en firent rien.
— Ils savaient ce qu’ils faisaient, fit sèchement la traînée.
— Quoi qu’il en soit, ce n’est pas de cela qu’il s’agit, dit le docteur avec irritation. J’ai pris ma décision. Je vais remettre les instruments au Collège de Chirurgie. Nous avons suffisamment d’argent pour vivre à l’aise. Vous pouvez garder la maison. Quant à moi, je songe à chercher un climat plus clément. » Il lui en voulait de faire cette scène désagréable. Il n’était pas préparé à ce qui allait suivre.
Angie attrapa la petite sacoche noire et se rua vers la porte, les yeux fous de panique. Il se précipita sur elle, lui prit le bras qu’il tordit, dans un accès de rage subite. Elle lui enfonça dans le visage les ongles de sa main libre, tout en débitant des insultes. Le doigt de l’un d’eux dut effleurer la serrure, parce que la petite sacoche noire se déplia en une plaque immense, couverte d’instruments étincelants, gros et petits. Une demi-douzaine d’entre eux s’échappèrent des passants et tombèrent à terre.
« Regardez ce que vous avez fait ! » rugit le docteur, contre toute logique. Elle avait toujours la main sur la poignée de la sacoche mais se tenait debout, tremblant de rage rentrée. Le docteur se pencha avec raideur pour ramasser les instruments épars.
Quelle imbécile ! se disait-il amèrement. Faire une scène…
Une douleur fulgurante s’enfonça entre ses omoplates et il tomba face contre terre. La lumière baissait. « Stupide fille ! » s’efforça-t-il de gargouiller. Puis : « Enfin, ils sauront que j’ai essayé… »
Angie abaissa son regard sur le corps étendu à plat ventre dont dépassait le manche du scalpel Numéro Six de la Série des Cautères. « … Tranche tous les tissus. À utiliser pour les amputations avant d’étaler du Re-Pouss. User de précautions extrêmes à proximité des organes vitaux, des vaisseaux sanguins les plus importants et des nerfs principaux… »
« Je ne voulais pas faire ça », se dit Angie, pétrifiée d’horreur. Maintenant, la police allait venir et il y aurait cet inspecteur implacable qui reconstituerait le crime à partir de la seule poussière de la pièce… Elle feindrait, se débattrait et se démènerait, mais l’inspecteur la démasquerait et elle serait jugée au tribunal, par un juge et un jury ; l’avocat ferait des discours, mais de toutes façons le jury la condamnerait et il y aurait des gros titres dans les journaux qui diraient : « LA MEURTRIÈRE BLONDE : COUPABLE ! » et elle serait peut-être condamnée à la chaise électrique, et elle suivrait un long couloir nu dont l’air poussiéreux serait traversé par un rayon de soleil, avec une porte de fer à l’autre bout. Son vison, sa décapotable, ses robes, le beau garçon qu’elle allait rencontrer et épouser…
Le brouillard d’images échappées au cinéma s’estompa et elle sut ce qu’elle allait faire ensuite. Elle prit calmement sur la planche la boîte d’incinération, petit cube de métal dont l’un des côtés comportait un rond d’une texture différente. « … Pour détruire les fibroses ou toute autre matière indésirable, effleurez simplement le disque… » On laissait tomber quelque chose dedans et on touchait le disque. Il y avait comme un sifflement inaudible, très puissant et désagréable si on était trop près, et une sorte d’éclair aveuglant. Quand on rouvrait la boîte, son contenu avait disparu. Angie prit un autre scalpel de la Série des Cautères et se mit à son sinistre travail. Encore une chance qu’il n’y ait pour ainsi dire pas de sang… En trois heures, elle était venue à bout de son épouvantable besogne.
Cette nuit-là, elle dormit d’un profond sommeil, complètement épuisée par les tensions émotionnelles extrêmes qu’avaient représenté le meurtre et l’horreur qui avait suivi. Mais au matin, c’était comme si le docteur n’avait jamais existé. Elle prit son petit déjeuner et s’habilla avec un soin inhabituel – pour supprimer ensuite ce qu’il y avait de différent dans son habillement. Rien de plus que d’habitude, se dit-elle. Ne fais pas autrement qu’à l’habitude. D’ici un jour ou deux, tu pourras appeler les flics. Tu leur raconteras qu’il est sorti avec l’intention de faire la bringue et que tu es inquiète. Mais pas de précipitation, bébé… Pas de précipitation…
Mme Coleman devait venir à dix heures, ce matin-là. Angie avait espéré convaincre le docteur de se livrer encore à une opération à cinq cents dollars. Il faudrait qu’elle opère toute seule, maintenant… Mais elle y aurait été bien obligée, tôt ou tard.
La femme arriva en avance.
« Le docteur m’a demandé de me charger de votre massage, aujourd’hui, expliqua-t-elle doucement. Maintenant qu’il a déclenché le processus de raffermissement des tissus, il suffit d’une personne entraînée à ses méthodes… » Tout en parlant, elle laissa tomber son regard sur la mallette d’instruments… ouverte ! Elle se maudit pour cette gaffe unique tandis que la femme suivait son regard et avait un mouvement de recul.
« Qu’est-ce que c’est que ces affaires ? demanda– t-elle. Est-ce que vous voudriez me couper quelque chose ? Je pensais bien qu’il y avait du louche…
— Je vous en prie, madame Coleman, dit Angie. Je vous en prie, chère madame Coleman… Vous ne comprenez pas les… les instruments de massage !
— Des instruments de massage ? Mon œil ! rétorqua la femme d’une voix perçante. Ce docteur m’a opérée ! Il aurait pu me tuer ! »
Sans un mot, Angie prit l’un des petits scalpels de la Série Cutanée et le passa au travers de son avant-bras. La lame s’enfonça comme un doigt dans du vif-argent, ne laissant aucune ouverture dans son sillage. Ça devrait suffire à convaincre cette vieille vache !
Elle ne fut pas convaincue mais stupéfiée. « Qu’est-ce que vous avez fait avec ça ? La lame rentre dans le manche, c’est ça ?
— Regardez de plus près, maintenant, madame Coleman, fit Angie, qui pensait désespérément aux cinq cents dollars. Regardez attentivement et vous verrez que le… euh, le masseur sous-cutané se glisse simplement sous les tissus sans les endommager, resserrant et raffermissant les muscles, au lieu de se contenter d’agir à travers des couches de peau et de tissus adipeux. C’est le secret de la méthode du docteur. Maintenant, comment voudriez-vous qu’un message externe produise le résultat auquel nous sommes arrivés l’autre soir ? »
Mme Coleman commençait à se calmer. « C’est vrai, que ça a marché, admit-elle en caressant la nouvelle ligne de son cou. Mais votre bras est une chose, et mon cou en est une autre ! Faites-moi voir un peu comment vous faites ça avec votre propre cou ! »
Angie se mit à sourire…
Al réintégra la clinique après un succulent déjeuner, qui avait presque réussi à le réconcilier avec les trois mois de service qu’il lui restait encore à tirer. Et après, se disait-il, après, une année de délices entre surdoués, dans ce Pôle Sud béni où il pourrait se consacrer à sa spécialité qui se trouvait être l’apprentissage de la télékinèse chez les trois à six ans. Mais en attendant, évidemment, il fallait bien que le monde continue à tourner et il devait assurément porter sa part du fardeau que représentait son fonctionnement.
Avant de se remettre à son travail de bureau, il jeta par routine un coup d’œil au tableau des sacoches. Il y vit une chose qui le laissa raidi et choqué. Une lumière rouge s’était allumée à côté d’un des numéros – pour la première fois depuis il ne savait plus combien de temps. Il déchiffra le numéro et se mit à marmonner. « Très bien, 674.101. Ça règle ton compte. » Il injecta le numéro dans une trieuse de cartes et, un instant plus tard, la fiche était entre ses mains. Ah oui, la sacoche d’Hemingway. Cette grosse truffe ne se rappelait plus ni où, ni comment, elle l’avait perdue ; ils ne s’en souvenaient jamais. Il y en avait des centaines qui se baladaient dans la nature.
Dans ces cas-là, la politique de Al consistait à laisser la sacoche en marche. Ces trucs-là marchaient pratiquement tout seuls et il était pour ainsi dire impossible de se faire du mal avec, de sorte qu’on pouvait aussi bien laisser ceux qui trouvaient une sacoche perdue s’en servir. En l’éteignant, on provoquait une perte sur le plan social ; en la laissant en fonction, on pouvait espérer qu’elle rendrait des services. Il s’était laissé dire, sans très bien comprendre, que les produits étaient « inépuisables ». Un temporaliste avait tenté de lui expliquer, sans résultats très concluants, que les prototypes placés dans le transmetteur avaient été transduits à travers une série de points événementiels de cardinalité transfinie. Al avait innocemment demandé si cela voulait dire que les prototypes avaient été pour ainsi dire étirés tout au long du temps, mais, pensant qu’il voulait plaisanter, le temporaliste avait pris la mouche et avait tourné le dos.
« Je voudrais bien le voir faire ça », pensa sombrement Al en se télékinétisant vers la comboîte, après un regard prudent destiné à s’assurer qu’il n’y avait pas de médecins à l’horizon. « Le chef de la police, demanda-t-il à la boîte. Un homicide a été commis, dit-il au chef de la police, avec la Trousse d’Instruments Médicaux n° 674.101, perdue voici quelques mois par l’un de mes gars, le docteur John Hemingway. Il n’avait pas d’idées très nettes sur les circonstances de l’incident. »
Le chef de la police émit un grognement. « Je vais le convoquer et l’interroger », dit-il. Il ne savait pas qu’il allait être sidéré par les réponses, qui lui apprendraient que l’homicide avait été commis bien en dehors de sa juridiction.
Al resta un instant planté devant le tableau des sacoches, à la lueur d’une lampe rouge allumée par une force vitale expirante et qui intervenait une dernière fois pour signaler que la Trousse n° 674.101 se trouvait entre des mains homicides. Avec un soupir, Al débrancha la prise et la lumière s’éteignit.
« Ha ! raillait la grosse femme. Vous feriez n’importe quoi sur mon cou, mais vous ne vous risqueriez pas à utiliser ce truc-là sur vous ! »
Angie eut un sourire plein de sérénité et de confiance ; ce sourire allait secouer les infirmiers de la morgue, qui en avaient vu d’autres. Elle régla le scalpel de la Série Cutanée sur trois centimètres, avant de le passer en travers de sa gorge. En souriant, car elle savait que la lame ne sectionnerait que les tissus cornés, morts, de l’épiderme, et les tissus vivants du derme, repoussant mystérieusement tous les vaisseaux sanguins majeurs et mineurs, ainsi que le tissu musculaire…
En souriant, elle appuya sur le scalpel, sa lame coupante comme un microtome sectionna les vaisseaux sanguins majeurs et mineurs, le tissu musculaire et le pharynx ; bref, Angie se trancha la gorge.
Il fallut quelques minutes à peine à la police – alertée par les cris d’orfraie de madame Coleman – pour arriver, mais déjà les instruments s’étaient recouverts d’une épaisse croûte de rouille et les flacons qui avaient contenu le ciment vasculaire, les masses d’alvéoles roses et caoutchouteuses, les cellules grises de rechange et les rouleaux de nerfs sensitifs, ne contenaient plus qu’un limon noir ; lorsqu’on les ouvrit, ils laissèrent échapper les gaz pestilentiels de la putréfaction.
Traduit par DOMINIQUE HAAS.
Little black bag.