LA RÉUNION

par Frederick Pohl et C.M. Kornbluth

 

 

Après cette version américaine de Bouvard et Pécuchet, voici un petit texte incisif écrit par le même auteur en collaboration avec son habituel complice : Frederick Pohl. Nous venons de lire deux histoires où les savants jouent les apprentis sorciers et se montrent assez inconscients des problèmes moraux posés par leurs initiatives. Le moment est venu de plonger dans la banalité ordinaire. Les gens comme vous et moi ne perçoivent pas toujours l’importance d’une expérience scientifique, même quand les médecins sont sympathiques et font l’effort de tout leur expliquer. Ce qu’ils ressentent par contre, et très intensément, c’est le tragique de la situation. Rien que de bien naturel : ce sont eux qui la vivent. Les progrès de la biologie, en ce moment même, multiplient les problèmes de ce genre. Et ce n’est pas fini. La nouvelle ci-dessous a trente ans d’âge, et on peut la lire comme une nouvelle réaliste, à quelques lignes près. Il est vrai que les auteurs l’ont voulue telle dès le départ.

 

HARRY VLADEK était trop grand pour sa Volkswagen, mais trop pauvre pour la troquer contre une autre voiture et, vu les circonstances, sa situation n’était pas près de changer. Il freina prudemment (« Le maître-cylindre fuit comme une passoire, Mr. Vladek. À quoi bon remplacer seulement les garnitures ? » – mais le devis s’élevait à cent vingt-huit dollars et où les trouver ?) et il se gara sur l’emplacement bien sablé. Il s’extirpa de la voiture, préoccupé par le coup de téléphone bouleversant du Dr. Nicholson, ferma la portière à clef et entra dans le bâtiment scolaire.

L’Association des Parents d’élèves et Éducateurs de l’école pour enfants anormaux du comté de Bingham tenait sa première réunion du trimestre. Sur les vingt personnes déjà présentes, Vladek ne connaissait que Mrs. Adler, la directrice-propriétaire de l’école. C’est à elle qu’il avait le plus besoin de parler, pensa-t-il. Aurait-il la possibilité de s’entretenir avec elle en particulier ? Pour le moment, elle était à l’autre bout de la salle, devant son bureau de chêne clair éraflé, assise dans un fauteuil à haut dossier, et elle parlait vivement à voix basse à une femme aux cheveux gris vêtue d’un costume marron. Un professeur ? Elle paraissait trop âgée pour être une parente, mais certains élèves, d’après sa femme, semblaient avoir vingt ans ou plus.

Il était huit heures et demie et des voitures de parents arrivaient encore à l’école, un immeuble réaménagé qui avait dû être une grande maison de campagne – presque un château. Le salon regorgeait d’élégants souvenirs de ce temps-là. Deux lustres. Un motif ouvragé de feuilles de vigne en plâtre moulé au-dessus du plafond surbaissé. La cheminée en marbre blanc veiné de rose qui malheureusement attirait le regard sur des chenets inadaptés, trop ordinaires et trop petits. Des doubles portes coulissantes en chêne blond donnant sur le hall d’entrée. Entre elles, on apercevait un affreux escalier de béton et d’acier à l’épreuve du feu. On a probablement été obligé de détruire un chef-d’œuvre en bois, pensa Vladek, quand on a installé cet escalier ininflammable pour se conformer aux lois de l’État sur la sécurité dans les écoles.

Les gens continuaient à arriver, des hommes seuls, des femmes, seules, parfois un couple. Il se demanda comment les couples résolvaient le problème de la garde des enfants. Le sous-titre sur le papier à lettres de l’école était : « Institution pour les enfants perturbés et déficients mentaux susceptibles d’être éduqués ».

Le fils de Harry, Thomas, neuf ans, était un de ces enfants perturbés. Avec une pointe d’envie, il se demanda si des enfants déficients mentaux pouvaient être confiés à n’importe quel adulte doué d’un minimum de compétence. Pas Thomas. Les Vladek n’étaient pas sortis ensemble une seule fois le soir depuis qu’il avait eu deux ans ; ainsi, aujourd’hui, Margaret était restée à la maison, se rongeant probablement d’inquiétude à cause du coup de téléphone du Dr. Nicholson, pendant que Harry représentait la famille à l’A.P.E.

Au fur et à mesure que la salle s’emplissait, les chaises vides se faisaient plus rares. Un jeune couple était debout à l’extrémité de la rangée près de lui, cherchant des yeux un endroit où s’asseoir. « Ici, leur dit-il. Je vais changer de place. » La femme sourit poliment et l’homme remercia. Enhardi par la présence d’un cendrier sur le siège inoccupé devant lui, Harry sortit son paquet de cigarettes et le leur offrit, mais ils se révélèrent non fumeurs. Harry alluma néanmoins une cigarette en écoutant ce qui se disait autour de lui.

Tout le monde parlait. Une femme demandait à une autre : « Comment va la vésicule biliaire ? Est-ce qu’on l’enlèvera, finalement ? » Un gros homme dont les cheveux se faisaient rares disait à un petit homme aux favoris abondants : « En tout cas, mon comptable affirme que les frais d’instruction sont déductibles comme soins médicaux si l’école est dans la catégorie psychosomatique et pas seulement psycho. C’est ce que nous devons tirer au clair. » Le petit homme lui répondit d’un ton catégorique : « D’accord, mais vous avez simplement besoin d’une lettre d’un médecin, il propose une école, il y demande l’admission de l’enfant. » Et une très jeune femme déclarait d’une voix passionnée : « Le Dr. Shields a été vraiment optimiste, Mrs. Clerman. Il assure que la thyroïde rendra Georgie accessible. Et alors… » Un Africain au teint café au lait qui portait une chemise à ramages de couleurs vives parlait à une femme boulotte : « Il s’est littéralement déchaîné pendant le week-end. Résultat : deux points de suture à la figure et ma canne à pêche cassée en trois. » Et la femme répliqua : « Ils s’ennuient tellement. Ma petite fille a une fixation contre les crayons, alors ça élimine les images à colorier. On se demande quoi faire. »

Finalement, Harry dit au jeune homme à côté de lui :

« Mon nom est Vladek. Je suis le père de Tommy. Il est dans le groupe des débutants.

— Le nôtre y est aussi, répondit le jeune homme. Il s’appelle Vern. Six ans. Blond comme moi. Peut-être que vous l’avez vu. »

Harry ne fit pas grand effort pour se souvenir. Les deux ou trois fois qu’il était allé chercher Tommy après la classe, il avait été incapable de distinguer un enfant d’un autre dans le tohu-bohu de la sortie. Manteaux, mouchoirs, chapeaux, une petite fille qui se cachait toujours dans le placard aux fournitures et un petit garçon qui ne voulait jamais rentrer chez lui et se cramponnait à la maîtresse. « Oh ! oui », dit-il poliment.

Le jeune homme se présenta ; lui et sa femme se nommaient Murray et Celia Logan. Harry se pencha devant le mari pour serrer la main de sa femme qui demanda :

« Vous êtes nouveau ici ?

— Oui, Tommy est à l’école depuis un mois. Nous avons déménagé d’Elmira pour nous en rapprocher. » Il hésita, puis ajouta : « Tommy a neuf ans ; s’il est dans les débutants, c’est que Mrs. Adler a pensé que ça faciliterait l’adaptation. »

Logan désigna un homme bronzé au premier rang.

« Vous voyez ce type à lunettes ? Il est venu du Texas. Bien sûr, il a de l’argent.

— Ce doit être un bon établissement ? » dit Harry d’un ton interrogateur.

Logan sourit, l’air un peu nerveux.

« Comment va votre fille ? demanda Harry.

— Ce petit brigand, répliqua Logan. La semaine dernière, je lui ai encore donné un exemplaire de l’album de My Fair Lady, je crois qu’il en est à son quatrième ou cinquième, et il se balade en chantant « char-re-ment, char-re-ment ». Mais daigner vous accorder un regard ? Même pas.

— Le mien ne parle pas », dit Harry.

Mrs. Logan déclara judicieusement :

« Le nôtre parle. Mais pas à tout le monde. C’est comme un mur.

— Je sais, acquiesça Harry qui insista : Est-ce que… heu… Vern a fait des progrès depuis qu’il est à l’école ? »

Murray Logan esquissa une moue.

« Dans l’ensemble, oui. Ça ne va pas trop bien du côté énurésie, mais la vie est beaucoup plus supportable à certains points de vue. Vous savez, il ne faut pas s’attendre à un changement spectaculaire. Mais dans les petits détails, peu à peu, ça se tasse. Oui, ça se tasse. Naturellement, il y a des rechutes. »

Harry hocha la tête en songeant aux sept années de rechutes et aux deux années d’inquiétude et de perplexité qui les avaient précédées. Il reprit :

« Mrs. Adler m’a dit que, par exemple, une crise destructrice violente peut signifier que quelque chose comme un plateau a été atteint dans la thérapie du langage. L’enfant réagit contre cette stagnation et éclate dans une autre direction.

— Ça aussi, acquiesça Logan, mais ce que je voulais dire… oh ! ça commence. »

Harry hocha la tête, éteignit sa cigarette et en ralluma machinalement une autre. Son estomac se nouait de nouveau. Il regarda avec étonnement ces autres parents qui semblaient si tranquilles et, ma foi, intacts. Cela ne se passait-il pas pour eux comme pour Margaret et lui-même ? Il y avait bien longtemps que ni l’un ni l’autre ne se sentait plus à l’aise dans ce monde, même sans l’insistance du Dr. Nicholson pour qu’ils prennent une décision. Il se contraignit à s’accoter au dossier de son siège et à paraître aussi calme que les autres.

Mrs. Adler tapa sur son bureau avec une règle. « Je pense que tous ceux qui doivent venir sont là », dit-elle. Elle s’appuya au bureau et attendit que le silence se fasse dans la salle. Elle était petite, brune, potelée, étonnamment jolie. Elle ne ressemblait pas du tout à une spécialiste compétente. Elle avait si peu l’air de son personnage que, en fait, le cœur de Harry s’était serré trois mois plus tôt quand leur correspondance sur l’admission de Tommy avait abouti au long voyage depuis Elmira et à l’entrevue. Il s’attendait à une dame gris acier avec des lunettes sans monture, une Walkyrie en blouse blanche comme l’infirmière qui avait maintenu un Tommy gigotant et hurlant en attendant que le suppositoire le calme et qu’on puisse faire son premier électro-encéphalogramme, une vieille hystérique échevelée, Dieu sait quoi encore. Tout sauf cette jolie jeune femme. Voilà qu’ils s’étaient de nouveau fourvoyés, avait-il pensé avec désespoir. Une fois de plus, après cent autres. D’abord : « Attendez, il surmontera cela. » Il ne l’avait pas surmonté. Puis : « Nous devons nous résigner à la volonté de Dieu. » Mais Dieu ne veut pas. « Alors donnez-lui ce médicament trois fois par jour pendant trois mois. » Et cela n’avait produit aucun effet. Puis courez pendant six mois après la Clinique d’orientation infantile pour découvrir que ce n’est qu’un en-tête de papier à lettres et un médecin itinérant qui n’a le temps de rien faire. Ensuite, après quatre affreuses semaines de larmes et de crises de conscience, l’École pédagogique de l’État et vous découvrez qu’elle a une liste d’attente de huit ans. Puis l’internat privé, et vous constatez que c’est cinq mille cinq cents dollars par an – sans traitement médical ! – et où trouver cinq mille cinq cents dollars ? Et pendant ce temps-là, tout le monde vous dit, comme si vous ne le saviez pas : « Dépêchez-vous ! Faites quelque chose ! Il faut s’y mettre le plus tôt possible ! C’est la période critique ! Le moindre retard est fatal ! » Et voilà cette petite femme à l’air doux ; comment pourrait-elle faire quoi que ce soit ?

Elle lui avait vite montré comment. Elle avait questionné Margaret et Harry avec pertinence, s’était tournée vers Tommy qui s’ébrouait avec une violence de taureau solitaire dans la pièce où ils se trouvaient, et elle avait transformé sa furie en jeu. Au bout de trois minutes, il s’escrimait joyeusement avec un vieux phono à manivelle indestructible, et Mrs. Adler disait aux Valdek : « Ne comptez pas sur une guérison miraculeuse. Cela n’existe pas. Mais des améliorations, oui, et je crois que nous pouvons aider Tommy. »

Peut-être l’a-t-elle aidé, pensa Harry tristement. Peut-être l’aidait-elle autant qu’on le pourrait jamais.

Pendant ce temps, Mrs. Adler avait salué aimablement les parents de quelques mots de bienvenue, suggéré qu’ils restent après la réunion pour prendre le café et faire plus ample connaissance, et présenté la présidente de l’A.P.E., une certaine Mrs. Rose, grande, prématurément grisonnante et très efficace.

« Cette réunion étant la première du trimestre, déclara-t-elle, il n’y a pas de procès-verbal à lire. Nous passerons donc aux rapports des travaux du comité. Où en est le problème du transport, Mr. Baer ? »

L’homme qui se leva était âgé. Plus de soixante ans. Harry se demanda quel effet cela faisait de se voir affliger sur le tard d’un enfant arriéré. Il portait tous les attributs du succès : un costume de quatre cents dollars, une montre-bracelet électronique, une grosse chevalière en or gravée d’un monogramme universitaire. Il dit avec un léger accent allemand :

« Je suis allé voir les membres du bureau scolaire du district et ils ne sont pas coopératifs. Mon avocat a étudié la question et la difficulté réside en un mot. La loi dit que le bureau scolaire peut c’est cela le mot – peut rembourser aux parents d’enfants handicapés le transport aux écoles privées. Pas qu’il doit, vous comprenez, mais qu’il peut. Ils ont été très francs avec moi. Ils ont déclaré tout simplement qu’ils ne veulent pas débourser l’argent. Ils ont l’impression que nous sommes tous des gens riches ici. »

Petit rire amer dans la salle.

« Mon avocat a donc pris rendez-vous et nous avons comparu devant le bureau au complet pour exposer le cas – cela nous est égal, remboursement, car de ramassage, tout ce qui pourrait alléger un peu le fardeau du transport. La réponse a été non. »

Il haussa les épaules et resta debout, regardant Mrs. Rose qui dit :

« Merci, Mr. Baer. Quelqu’un a une suggestion ? »

Une femme s’écria d’un ton furieux :

« Il faut faire pression sur eux. Nous sommes tous des électeurs. »

Un homme dit :

« De la publicité, c’est cela. Le principe est parfaitement clair dans la loi : Tout enfant de contribuable est censé recevoir le même service que les enfants des autres contribuables. Nous devrions écrire des lettres aux journaux. »

Mr. Baer intervint :

« Permettez. Je ne crois pas à l’efficacité des lettres, mais j’ai une affaire de relations publiques. Je lui dirai de laisser de côté mes spécialités alimentaires pour s’occuper un peu de l’école. Elle utilisera sa compétence sur l’art d’obtenir des résultats. C’est son métier. »

La proposition fut mise aux voix, appuyée et approuvée, tandis que Murray Logan chuchotait à Vladek :

« C’est lui, la mayonnaise à l’ail Marijane. Il avait une fille de douze ans en très mauvais état que Mrs. Adler a aidée dans son ancien cours privé. Il a acheté cette maison pour elle, avec deux autres parents. »

Harry Vladek se prit à méditer sur ce qu’on doit éprouver quand vos moyens vous permettent d’acheter un immeuble pour une école qui aide votre enfant, et pendant ce temps les rapports du comité continuaient. Un peu plus tard, à la consternation de Harry, on aborda la question du financement et il y eut un vote sur l’organisation d’une soirée théâtrale destinée à recueillir des fonds et où chaque couple ayant un enfant à l’école devrait vendre « au moins » cinq billets à soixante dollars pièce donnant droit à deux fauteuils d’orchestre. Mettons tout de suite les choses au point, pensa-t-il, et il leva la main.

« Mon nom est Harry Vladek, dit-il quand on lui donna la parole, et je suis tout nouveau ici. À l’école et dans le pays. Je travaille pour une grande compagnie d’assurances et j’ai eu la chance d’obtenir ma mutation ici afin que mon petit garçon puisse aller à l’école. Mais je ne connais encore personne à qui je puisse vendre des billets soixante dollars. C’est une somme énorme pour les gens comme moi. »

Mrs. Rose répondit :

« C’est une somme énorme pour la plupart d’entre nous. Vous réussirez quand même à placer vos billets. Nous ne pouvons pas faire autrement. Peu importe que vous essayiez auprès de cent personnes et que quatre-vingt-quinze disent non pourvu que les autres disent oui. »

Il s’assit, calculant déjà. Voyons, Mr. Crine au bureau. C’était un célibataire et il allait au théâtre. Peut-être organiser une loterie au bureau pour un autre billet double. Ou pour deux. Puis il y avait – voyons – l’agent immobilier qui leur avait vendu la maison, l’homme de loi qu’ils avaient pris pour les actes…

Bon. On lui avait expliqué que les frais de scolarité, qui n’était pas donnée tant s’en faut – mille huit cents dollars par an – ne couvraient pas les dépenses occasionnées par chaque enfant. Il fallait que quelqu’un paie pour le phoniatre, le thérapeute qui enseignait la danse, le psychologue à plein temps et le psychiatre à temps partiel et tous les autres. Ce pouvait aussi bien être Mr. Crine au bureau. Et l’homme de loi.

Une demi-heure plus tard, Mrs. Rose consulta l’ordre du jour, barra une inscription et dit :

« C’est tout pour ce soir, semble-t-il. Mr. et Mrs. Perry nous ont apporté de délicieux biscuits et nous savons tous que le café de Mrs. Howe est fameux. Ils sont servis dans la classe des débutants et nous espérons que vous resterez tous pour faire connaissance. La séance est levée. »

Harry et les Logan se joignirent au flot qui se dirigeait docilement vers la classe des débutants, où Tommy passait ses matinées. « Voici Miss Hackett », dit Celia Logan. C’était l’institutrice des débutants. Elle les aperçut et s’approcha en souriant. Harry ne l’avait vue que dans une blouse en forme de tente, qui lui servait d’armure contre le chocolat au lait, les doigts pleins de peinture et les brusques aspersions venues du coin de la pièce réservée aux « jeux d’eau ». Sans sa blouse, c’était une femme élégante d’âge moyen en tailleur-pantalon vert.

« Je suis contente que vous ayez fait connaissance entre les parents, déclara-t-elle. Je voulais vous dire que vos petits garçons s’entendent très bien. Ils forment une sorte de conspiration contre les autres dans la classe. Vern chaparde leurs jouets et les donne à Tommy.

— Il fait cela ? s’écria Logan.

— Mais oui. Je crois qu’il commence à établir le lien de cause à effet. Et Tommy, Mr. Vladek, a retiré son pouce de sa bouche pendant plusieurs minutes de suite. Au moins une demi-douzaine de fois ce matin, sans que j’aie prononcé un mot. »

Harry Vladek dit avec animation :

« Vous savez, j’avais cru remarquer qu’il s’en déshabituait. Je n’étais pas sûr. Vous pensez que c’est bien ça ?

— Absolument, répliqua-t-elle. Et j’ai trouvé une supercherie pour qu’il dessine une figure. Il m’a lancé son coup d’œil furieux pendant que les autres étaient en train de dessiner, alors j’ai commencé à retirer le papier. Il l’a ressaisi et a gribouillé une tête à la Picasso en une seconde tout juste. Je voulais le mettre de côté pour Mrs. Vladek et vous, mais Tommy l’a pris et l’a déchiqueté de cette façon méthodique qu’il a.

— J’aurais bien aimé le voir, dit Harry Vladek.

— Il y en aura d’autres. J’envisage de réels progrès en perspective chez vos garçons, ajouta-t-elle en englobant les Logan, dans son sourire. L’après-midi, j’ai un cas qui est vraiment difficile. Il n’est pas mal sauf sur un point. Il croit que Donald le Canard cherche à le tuer. Ses parents ont réussi on ne sait comment à se convaincre pendant deux ans qu’il les faisait marcher, malgré trois tubes de télévision cassés. Puis ils sont allés chez un psychiatre et ils ont compris. Excusez-moi, il faut que je parle à Mrs. Adler. »

Logan secoua la tête et dit :

« Je crois que nous pourrions encore être dans de plus mauvais draps, Vladek. Vern donner quelque chose à un autre garçon ! Qu’est-ce que tu dis de ça ?

— Je dis que je suis ravie, s’écria sa femme d’un air radieux.

— Et vous avez entendu à propos de cet autre garçon ? Pauvre gamin. Quand j’apprends quelque chose comme ça… Et puis il y avait la fille Baer. Je pense que c’est pire quand il s’agit d’une petite fille parce que, vous savez, on a peur pour les fillettes que quelqu’un en abuse, mais nos garçons vont s’en tirer, Vladek. Vous avez entendu ce qu’a dit Miss Hackett. »

Harry Vladek fut soudain impatient de retourner chez lui auprès de sa femme.

« Je ne crois pas que je vais rester pour le café, sauf si on compte sur nous ?

— Non, non, partez quand vous voulez.

— J’ai une demi-heure de route, dit-il pour s’excuser, et il franchit les portes de chêne clair, passa près de l’escalier affreux mais incombustible et se dirigea vers le parking sablé. La vraie raison, c’était son grand désir d’arriver chez lui avant que Margaret soit endormie afin de pouvoir lui raconter cette histoire du suçage de pouce. Du nouveau se produisait du positif, au bout d’un mois seulement. Et Tommy dessinait une tête. Et Miss Hackett avait dit…

Il s’arrêta au milieu du parking. Il venait de se rappeler le Dr. Nicholson et, d’autre part, de quoi avait donc parlé Miss Hackett, exactement ? D’une vie normale ? D’une guérison ? De réels progrès, avait-elle dit, mais des progrès jusqu’où ?

Il alluma une cigarette, fit demi-tour et se fraya un chemin de nouveau à travers les parents jusqu’à Mrs. Adler.

« Mrs. Adler, dit-il, puis-je vous voir un instant ?

Elle vint aussitôt avec lui hors de portée de voix des autres.

« Avez-vous apprécié la réunion, Mr. Vladek ?

— Oh ! certainement. Je désirais vous parler parce que je dois prendre une décision. Je ne sais pas quoi faire. Je ne sais pas à qui m’adresser. Cela m’aiderait beaucoup si vous pouviez me dire, eh bien, quelles sont les chances de Tommy… »

Elle laissa passer un instant avant de répondre :

« Envisagez-vous de le mettre à l’hospice ? demanda-t-elle.

— Non, ce n’est pas tout à fait cela. C’est… bref, que pouvez-vous me dire, Mrs. Adler ? Je sais qu’un mois, ce n’est pas grand-chose. Mais Tommy deviendra-t-il jamais comme tout le monde ?

Il voyait à son expression qu’elle avait déjà eu à répondre à cette question et que cela lui était pénible. Elle déclara d’un ton patient :

« Tout le monde, Mr. Vladek, cela comprend des gens terribles qui ne sont pas en théorie ce qu’on appelle des handicapés. Notre objectif n’est pas de rendre Tommy semblable à « tout le monde ». C’est seulement de l’aider à devenir le meilleur et le plus satisfaisant Tommy Vladek qu’il pourra.

— Oui, mais que va-t-il se passer plus tard ? Je veux dire si Margaret et moi… s’il nous arrive quelque chose ? »

Elle souffrait.

« Il n’y a vraiment aucun moyen de savoir, Mr. Vladek, répliqua-t-elle avec douceur. Je ne renoncerais pas à tout espoir. Mais je ne peux pas vous dire d’attendre des miracles.

Margaret ne dormait pas ; elle l’attendait dans le petit living-room de leur nouvelle petite maison.

« Comment était-il ? » s’enquit Harry Vladek comme depuis sept ans chacun d’eux le demandait à l’autre à son retour à la maison.

Elle semblait avoir pleuré, mais elle était assez calme.

« Pas trop mal. J’ai dû m’étendre auprès de lui pour obtenir qu’il se couche. Il a bien pris toutefois cette saleté d’extrait de glande. Il a léché la cuillère.

— C’est bien », dit-il, et il lui parla du dessin de la tête, de l’entente avec le petit Vern Logan, du pouce sucé. Il voyait comme cela lui faisait plaisir, mais elle se borna à dire :

« Le Dr. Nicholson a encore téléphoné.

— Je lui ai dit de ne pas t’ennuyer.

— Il ne m’a pas ennuyée, Harry. Il a été très gentil. Je lui ai promis que tu le rappellerais.

— Il est onze heures, Margaret. Je lui téléphonerai demain matin.

— Non, j’ai dit ce soir, quelle que soit l’heure. Il attend et il a recommandé de le rappeler en P.C.V.

— Je regrette d’avoir répondu à la lettre de ce salaud ! » s’écria-t-il. Puis, d’un ton d’excuse : « Y a-t-il du café ? Je ne suis pas resté pour en prendre à l’école. »

Elle avait mis l’eau à chauffer quand elle avait entendu ahaner le moteur de la voiture dans l’allée, et le café instantané était déjà dans la tasse. Elle versa l’eau dessus et dit :

« Il faut que tu lui parles, Harry. Il a besoin d’être fixé ce soir.

— Fixé ce soir ! Fixé ce soir ! » répéta-t-il, rageur. Il se brûla les lèvres avec la tasse et demanda :

« Que veux-tu que je fasse, Margaret ? Comment prendre une décision pareille ? Aujourd’hui, j’ai décroché le téléphone et appelé le psychologue de la compagnie et quand son secrétaire a répondu j’ai prétendu que je m’étais trompé de numéro. Je ne savais pas quoi lui dire.

— Je n’essaie pas de faire pression sur toi, Harry, mais il faut qu’il soit fixé. »

Vladek posa sa tasse et alluma sa cinquantième cigarette de la journée. La petite salle à manger – ce n’en était pas une, c’était un coin-repas dans la minuscule cuisine, mais ils l’appelaient même entre eux la salle à manger – portait partout les marques de la présence de Tommy. La peinture fraîche sur le mur ou Tommy avait arraché le papier orné de tasses et de cuillères. Le loquet sur le fourneau pour empêcher que Tommy y touche. La chaise de cuisine au coussin bleuté qui ne s’assortissait pas avec les autres sièges, méthodiquement creusé par Tommy avec le manche de sa cuillère.

Il dit :

« Je devine ce que ma mère me conseillerait : consulter un prêtre. Je devrais peut-être. Mais nous ne sommes même jamais allés à la messe ici. »

Margaret s’assit et prit une des cigarettes de Harry. C’était encore une belle femme. Elle n’avait pas engraissé d’une livre depuis la naissance de Tommy, mais elle avait en général l’air fatigué. Elle déclara carrément, d’une voix posée :

« Nous en sommes convenus, Harry. Tu as dit que tu parlerais à Mrs. Adler et tu lui as parlé. Nous avons dit que si elle ne pensait pas que Tommy devienne jamais normal, nous répondrions au Dr. Nicholson. Je comprends que c’est dur pour toi, et je me rends compte que je ne suis pas d’une grande aide, mais je ne sais pas quoi faire et il faut que je te laisse décider. »

Harry regarda sa femme avec affection et désespoir, et à ce moment le téléphone sonna. C’était, bien sûr, le Dr. Nicholson.

« Je n’ai rien décidé, répondit aussitôt Harry Vladek. Vous me mettez l’épée dans les reins, Dr. Nicholson.

La voix lointaine était calme et ferme.

« Non, Mr. Vladek, ce n’est pas moi qui vous presse. Le cœur de l’autre enfant a lâché il y a une heure. C’est cela qui ne vous laisse pas le temps.

— Vous voulez dire qu’il est mort ? s’écria Vladek.

— Il est relié à l’appareil cardio-pulmonaire, Mr. Vladek. Nous pouvons le prolonger pendant au moins dix-huit heures, peut-être vingt-quatre. Le cerveau est parfait. Nous obtenons de très bons tracés sur l’oscilloscope. La similitude des tissus avec ceux de votre garçon est satisfaisante. Mieux que satisfaisante. Il y a un départ à J.F.K. à six heures quinze demain matin et j’ai réservé des places pour vous, votre femme et Tommy. On vous attendra à l’aéroport. Vous pouvez être ici à midi ; nous avons donc le temps. Mais juste le temps, Mr. Vladek. Tout dépend de vous maintenant. »

Vladek s’exclama d’un ton furieux :

« Je ne peux pas prendre cette décision-là. Est-ce que vous ne comprenez pas ? Je ne sais pas la prendre.

— Si, je comprends, Mr. Vladek, déclara la voix lointaine du médecin et, chose curieuse, songea Vladek, il avait l’air de dire vrai. J’ai une suggestion. Voudriez-vous venir de toute façon ? Je pense que cela vous aiderait de voir l’autre enfant et vous pourriez parler à ses parents. Ils estiment qu’ils vous seront redevables ne serait-ce que pour avoir coopéré jusqu’ici, et ils veulent vous remercier.

— Oh ! non », s’écria Vladek.

Le médecin poursuivit :

« Tout ce qu’ils veulent, c’est que leur fils vive. Ils n’espèrent que cela. Ils vous donneront la garde de l’enfant – votre enfant, le vôtre et le leur. C’est un très gentil petit garçon, Mr. Vladek. Il lit admirablement. Il fabrique des modèles réduits d’avions. Ils le laissaient jouer avec sa bicyclette parce qu’il était si raisonnable et si sérieux, et l’accident n’est pas arrivé par sa faute. Le camion est monté sur le trottoir et l’a fauché. »

Harry tremblait.

« C’est comme si on me donnait un pot-de-vin, dit-il âprement. Ça revient à me dire que je peux troquer Tommy contre quelqu’un de plus intelligent et de plus gentil.

— Ce n’est pas ainsi que je l’entendais. Je voulais seulement que vous sachiez quel genre d’enfant vous pouvez sauver.

— Vous n’êtes même pas sûr que l’opération va réussir.

— Non, admit le médecin. Pas absolument. Je peux vous dire que nous avons fait des greffes sur des animaux, notamment des primates, et sur des cadavres humains et aussi dans deux cas désespérés, mais vous avez raison : nous n’avons jamais fait de greffe sur un corps en bonne santé. Je vous ai montré toutes les archives, Mr. Vladek. Nous les avons passées en revue avec votre médecin quand nous avons parlé pour la première fois de cette possibilité il y a cinq mois. C’est le premier cas depuis lors où les conditions sont réunies et où il y a un réel espoir de succès, mais vous avez raison, la preuve n’est pas encore faite. À moins que vous ne nous aidiez à la faire. En ce qui me concerne, je pense que ça marchera. Mais on ne sait jamais. »

Margaret avait quitté la cuisine mais, d’après les grincements dans l’écouteur, Harry. Vladek devinait ou elle était : dans la chambre à coucher, en train d’écouter sur l’autre poste. Finalement, il dit :

« Il m’est impossible de vous répondre maintenant, Dr. Nicholson : Je vous rappellerai dans… dans une demi-heure. Je ne peux rien faire de plus pour le moment.

— C’est déjà énorme, Mr. Vladek. J’attendrai ici même votre appel. »

Harry s’assit et but le reste de son café. Il faut en connaître des choses dans la vie, pensait-il. Que savait-il sur la greffe du cerveau ? En un sens, beaucoup. Il savait que la partie chirurgie est censée ne pas présenter de difficultés mais que le problème est le rejet des tissus ; toutefois le Dr. Nicholson pensait l’avoir maîtrisé. Il savait que tous les médecins à qui il avait parlé, et il en avait déjà vu sept, étaient d’accord pour penser que médicalement parlant c’était faisable – mais chacun d’eux s’était renfermé dans un silence prudent quand il avait demandé si c’était bien ou mal. La décision dépendait de lui, pas d’eux, faisaient-ils tous comprendre, parfois uniquement par leur silence. Mais de quel droit déciderait-il ? »

Margaret apparut sur le seuil de la porte.

« Harry, montons voir Tommy. »

Il répondit avec rudesse :

« Est-ce pour me rendre l’assassinat de mon fils plus facile ?

Elle répliqua :

« Nous en avons discuté, Harry, et nous avons été d’accord pour dire que ce n’est pas un assassinat. Quoi qu’on en pense. Je pense seulement que Tommy doit être avec nous quand nous déciderons, même s’il ne comprend pas ce que nous décidons.

Debout tous deux près du berceau capitonné ou reposait leur fils, ils regardèrent à la clarté de la veilleuse les longs cils blonds sur les joues potelées et les lèvres arrondies dans une moue autour du pouce. De la lecture, des modèles réduits d’avions, des parties de bicyclette. En échange d’un gribouillage malhabile et d’un trésor bien rare : une rafale de baisers fougueux et meurtrissants.

Vladek resta là toute la demi-heure puis, comme il l’avait promis, il retourna à la cuisine, décrocha le combiné et se mit à composer le numéro.

 

Traduit par ARLETTE ROSENBLUM.

The meeting.