AUCUNE FEMME
AU MONDE…

par Catherine L. Moore

 

 

Encore une femme-auteur, encore une héroïne qu’on fait survivre artificiellement. Mais les ressemblances s’arrêtent là. Plus de narration à la première personne, plus de récit centré sur le sujet de l’expérience, plus de suspense. Catherine Moore dévoile ses cartes au début de la partie. Elle se paie même le luxe – assez rare – de montrer un médecin qui n’est pas sûr de ce qu’il doit faire, ni même de ce qu’il a le droit de faire. L’expérience a trop bien réussi : tout est là. Et nul ne sait au juste où elle mène. À force d’éviter les écueils, on finit par en sentir d’autres, à peine visibles et diantrement menaçants. La référence à Frankenstein, esquivée dans La Réunion, est explicitement faite ici, et l’affrontement final entre le Prométhée moderne et sa créature a visiblement servi de modèle à certaines scènes. Mais tout compte fait la dramatisation a moins d’importance que l’incertitude. La grande question posée dans Frankenstein – où sont les limites de la nature humaine ? – est traitée ici avec infiniment plus de nuances et de subtilité.

 

ELLE avait été la plus ravissante créature dont les ondes aient jamais propagé l’image. John Harris, son imprésario de ce temps-là, se remémora avec obstination la beauté qui avait été la sienne tout en montant par l’ascenseur silencieux vers la pièce où Deirdre était assise à l’attendre.

Depuis l’incendie de la salle de spectacle qui l’avait anéantie un an auparavant, il n’avait jamais pu se laisser franchement aller à évoquer sa beauté, sauf quand une vieille affiche, à demi déchirée, venait lui mettre son visage sous les yeux ou quand une émission commémorative larmoyante faisait surgir son image sans qu’il s’y attende sur l’écran du téléviseur. Mais à présent il était obligé de se souvenir.

L’ascenseur s’immobilisa dans un soupir et la porte s’ouvrit en glissant. John Harris hésita. Il savait dans son esprit qu’il devait avancer, mais ses muscles récalcitrants lui refusèrent presque obéissance. Il songeait avec désarroi, comme il ne se l’était jamais permis avant cet instant, à la grâce fabuleuse qui animait son merveilleux corps de danseuse, il se rappelait sa voix douce et voilée avec ce léger roulement des « r » qui avait fasciné les spectateurs du monde entier.

Jamais personne d’une telle beauté n’avait existé.

Avant elle, d’autres actrices avaient été belles et adulées mais jamais avant Deirdre le monde entier n’avait été en mesure de chérir autant une seule femme. Bien peu de gens en dehors des capitales avaient vu Sarah Bernhardt ou la légendaire Jersey Lily. Et les beautés de l’écran avaient dû limiter leur auditoire à ceux qui pouvaient fréquenter les salles de cinéma. Mais l’image de Deirdre s’était radieusement inscrite sur les écrans de télévision de tous les foyers du monde civilisé. Et de beaucoup d’autres en dehors des limites de la civilisation. Ses chansons douces et voilées avaient résonné au cœur des jungles, son ravissant corps langoureux avait entrelacé les séquences de ses pas de danse sous les tentes du désert et dans les huttes polaires. Le monde entier connaissait chaque mouvement souple de son corps et chaque cadence de sa voix, et le rayonnement subtil qui semblait émaner de ses traits quand elle souriait.

Et le monde entier l’avait pleurée quand elle était morte dans l’incendie de la salle.

Harris n’arrivait pas à penser à elle autrement que morte, bien qu’il sût ce qui l’attendait assis dans la pièce où il se rendait. Il ne cessait de se rappeler les vers anciens que James Stephens avait écrits voilà longtemps pour une autre Deirdre, belle aussi et aimée et pas oubliée deux cents ans plus tard.

 

Le temps vient où le cœur nous manque

Quand nous nous rappelons Deirdre et son histoire,

Et que ses lèvres sont poussière…

Jamais depuis aucune femme au monde n’est venue

Aussi belle ; pas une aussi belle

Parmi toutes celles qui ont vu le jour.

 

Ce n’était pas tout à fait vrai, bien sûr – il en avait existé une. Ou peut-être, somme toute, cette Deirdre morte seulement un an auparavant n’avait– elle pas été belle dans le sens de la perfection. Il se dit que l’autre ne l’avait peut-être pas été non plus, car il y a toujours dans le monde des femmes dont les traits atteignent la perfection et ce ne sont pas celles que célèbre la légende. C’était la lumière intérieure, transparaissant à travers ses traits charmants, imparfaits, qui avait rendu si ravissant le visage de cette Deirdre-ci. Chez nulle autre il n’avait vu quelque chose d’approchant le charme magique de la Deirdre perdue.

 

Que tous les hommes se retirent à l’écart et prennent ensemble le deuil

Nul homme ne peut plus jamais l’aimer. Nul homme

Ne peut rêver d’être son amant… Nul ne peut dire

Que pourrait-on lui dire ? Il n’y a pas de mots

Que l’on pourrait lui dire.

 

Non, pas le moindre mot. Et endurer cette épreuve jusqu’au bout allait être impossible. Harris en eut la conviction accablante au moment même où son doigt se posait sur la sonnette. Mais la porte s’ouvrit presque instantanément et alors ce fut trop tard.

Maltzer se tenait juste derrière, le regard scrutateur à travers les verres épais de ses lunettes. On devinait avec quelle tension il avait attendu. Harris fut un peu impressionné de le voir qui tremblait. C’était pénible de retrouver dans un pareil état de nervosité le Maltzer imperturbable et sûr de lui qu’il avait brièvement fréquenté un an auparavant. Il se demanda si Deirdre aussi était un paquet de nerfs – mais ce n’était pas encore le moment de se laisser penser à ça.

« Entrez, entrez », dit Maltzer avec irritation. Il n’avait pas de raison d’être irrité. Le travail de cette année, dont une si grande partie s’était poursuivie dans le secret et la solitude, avait dû l’éprouver physiquement et mentalement jusqu’à l’extrême limite de sa résistance.

« Elle va bien ? demanda machinalement Harris en entrant.

— Oh ! oui… oui, elle va bien, elle. » Maltzer se mordit l’ongle du pouce et jeta un coup d’œil par-dessus son épaule en direction d’une porte de communication, derrière laquelle Harris supposa qu’elle attendait.

« Non, dit Maltzer comme il faisait automatiquement un pas dans cette direction. Mieux vaut que nous ayons d’abord un entretien. Venez par là vous asseoir. Vous buvez quelque chose ? »

Harris acquiesça d’un signe de tête et regarda les mains de Maltzer trembler quand il inclina la carafe. Le pauvre diable semblait sur le point de craquer et Harris sentit soudain un froid vertige d’incertitude le saisir concernant le seul point dont jusqu’à présent il n’avait curieusement jamais douté.

« Elle va vraiment bien ? insista-t-il en prenant le verre.

— Oh, oui, à la perfection. Elle est tellement sûre d’elle qu’elle me fait peur. » Maltzer vida son verre d’un trait et s’en versa un autre avant de s’asseoir.

« Alors qu’est-ce qui ne va pas ?

— Rien, je pense. Ou… bah, je ne sais pas. Je ne sais plus. J’ai préparé cette entrevue depuis près d’un an, mais à présent… eh bien, je ne suis pas sûr que le moment soit venu. Je me le demande, voilà. »

Il regarda fixement Harris, ses yeux énormes et indistincts derrière les verres de ses lunettes. C’était un homme maigre, sec, dont tous les os et les muscles apparaissaient sous la peau brune de son visage. Plus maigre à présent qu’il ne l’était un an auparavant, la dernière fois que Harris l’avait vu.

« J’ai été en contact trop étroit avec elle, disait-il maintenant. Je n’ai plus le sens de la perspective. Tout ce que je suis capable de voir, c’est mon propre travail. Et je me demande s’il est suffisamment au point pour être vu par vous ou quelqu’un d’autre.

— Elle le pense ?

— Je n’ai jamais vu de femme si sûre d’elle. » Maltzer but, le verre cliqueta contre ses dents. Il leva soudain son regard que déformaient les lunettes. « Evidemment, un échec maintenant impliquerait… eh bien, un effondrement total », dit-il.

Harris hocha la tête. Il songeait à l’année de travail incroyablement assidu qui avait précédé cette rencontre, à l’immense fond de savoir, de patience infinie, à la collaboration secrète d’artistes, sculpteurs, dessinateurs, hommes de science – et le génie créateur de Maltzer les dirigeant tous comme un chef d’orchestre dirige ses musiciens.

Il songeait aussi, avec une certaine jalousie irraisonnée, à l’étrange intimité froide, dépourvue de passion, entre Maltzer et Deirdre au cours de cette année, une intimité plus grande qu’aucun couple humain n’a jamais partagée. En un sens la Deirdre qu’il verrait dans quelques minutes serait Maltzer, tout comme il avait l’impression de reconnaître de temps à autre chez Maltzer de petites particularités d’inflexion ou de geste qui avaient appartenu à Deirdre. Il y avait eu entre eux une sorte d’union inimaginable, plus étrange que tout ce qui avait jamais existé auparavant.

« … tant de complications », disait Maltzer de sa voix soucieuse où se discernait comme un très faible écho le rythme modulé, enchanteur, de celle de Deirdre. (Le doux enrouement mélodieux qu’il n’entendrait jamais plus.) « il y avait eu le choc, évidemment. Un choc terrible. Et une grande peur du feu. Nous avons dû dominer cela avant de pouvoir commencer. Mais nous y sommes parvenus. Quand vous entrerez, vous la trouverez probablement assise devant le feu. » Il décela la question stupéfaite qu’exprimait le regard de Harris et sourit. « Non, elle n’en sent plus la chaleur, naturellement. Mais elle aime regarder les flammes. Elle a maîtrisé d’une façon vraiment merveilleuse toute crainte anormale à leur égard.

— Elle peut… » Harris hésita. « Sa vision est normale maintenant ?

— Parfaite, dit Maltzer. La vision parfaite était assez simple à établir. Somme toute, ce genre de chose a déjà été réalisé, dans d’autres situations. Je dirais même que sa vision est un peu plus que parfaite, étant donné nos critères. » Il secoua la tête avec irritation. « Je ne suis pas inquiet pour le côté mécanique de la chose. Par chance, on l’a récupérée avant que le cerveau ait été touché. Le choc constituait le seul danger pour ses centres sensoriels et nous avons paré à cela en tout premier, dès que la communication a pu être établie. Même ainsi, cela requérait un grand courage de sa part. Un grand courage. » Il resta silencieux un moment, le regard fixé sur son verre vide.

« Harris, dit-il soudain sans relever les yeux, ai-je commis une erreur ? Aurions-nous dû la laisser mourir ? »

Harris secoua la tête dans un geste d’impuissance. C’était une question à laquelle répondre était impossible. Elle tourmentait le monde entier depuis un an maintenant. Il y avait eu des centaines de réponses et des milliers de mots écrits sur le sujet. Avait-on le droit de conserver un cerveau vivant quand son corps était détruit ? Même s’il était possible de fournir un nouveau corps, obligatoirement si dissemblable de l’ancien ?

« Ce n’est pas qu’elle soit… laide… à présent, reprit précipitamment Maltzer, comme s’il redoutait une réponse. Le métal n’est pas laid. Et Deirdre… eh bien, vous verrez. Je vous le répète, je suis incapable de voir, moi. Je connais trop bien tout le mécanisme… ce n’est que de la mécanique pour moi. Peut-être est-elle… grotesque. Je ne sais pas. J’ai souvent regretté de m’être trouvé sur place avec toutes mes idées quand l’incendie a éclaté. Ou que ce n’ait pas été quelqu’un d’autre que Deirdre. Elle était si belle… Toutefois, s’il s’était agi de quelqu’un d’autre, je crois que toute l’opération aurait échoué. Cela requiert plus qu’un cerveau resté intact. Cela demande de la force et du courage au-delà du commun et… disons quelque chose de plus. Quelque chose… d’indomptable. Deirdre le possède. Elle est toujours Deirdre. En un sens elle est toujours belle. Mais je ne suis pas sûr que quelqu’un en dehors de moi puisse le voir. Et vous savez ce qu’elle médite ?

— Non… quoi donc ?

— Son retour à la télévision. »

Harris le dévisagea avec une stupeur incrédule.

« Elle est toujours belle, lui lança Maltzer avec fièvre. Elle a du courage et une sérénité qui m’ahurit. Et elle n’éprouve aucune crainte ni aucun ressentiment de ce qui est arrivé. Ni aucune peur de ce que sera le verdict du public. Mais moi si, Harris. Je suis terrifié. »

Ils se regardèrent encore un instant, muets l’un et l’autre. Puis Maltzer haussa les épaules et se leva.

« Elle est là-bas », dit-il en indiquant la direction avec son verre.

Harris se détourna sans un mot, sans se donner le temps d’hésiter. Il se dirigea vers la porte.

La pièce baignait dans une douce et pure lumière indirecte qui atteignait son maximum d’intensité dans le feu crépitant sur les carreaux blancs d’un âtre. Harris s’arrêta dès qu’il eut franchi la porte, le cœur battant à grands coups. Il ne la vit pas sur le moment. La pièce était parfaitement banale, pimpante, claire, avec un joli mobilier et des fleurs sur les tables. Leur parfum embaumait l’air léger. Il ne vit pas Deirdre.

Puis un fauteuil grinça près du foyer comme elle changeait de position. Le haut dossier la masquait, mais elle parla. Et pendant un moment atroce ce fut la voix d’un automate qui résonna dans la pièce, métallique, sans inflexions.

« Sa-lut », dit la voix. Puis elle rit et fit une nouvelle tentative. Et la voix résonna avec le doux timbre voilé bien connu de naguère qu’il n’avait plus espéré réentendre de son vivant.

Involontairement, il dit : « Deirdre ! » et son image s’imposa à ses yeux comme si elle-même s’était levée inchangée de son fauteuil, grande, blonde, oscillant légèrement dans son merveilleux port de danseuse, ses ravissants traits imparfaits illuminés par le reflet qui les rendait magnifiques. C’était le tour le plus cruel que pouvait lui jouer sa mémoire. Et pourtant la voix – après ce premier essai raté, la voix était parfaite.

« Viens me voir, John », dit-elle.

Il traversa la pièce lentement, avançant par un effort de volonté. Ce vif souvenir qui l’avait assailli le temps d’un éclair avait presque anéanti son assurance péniblement acquise. Il s’efforça de faire le vide absolu dans son esprit quand il arriva enfin au moment de voir ce que seul Maltzer jusque-là avait vu ou connu dans son intégralité. Absolument personne n’avait été au courant de la forme qui serait forgée pour revêtir la plus belle femme de la Terre, maintenant que sa beauté avait disparu.

Il avait envisagé bien des formes. De grandes silhouettes balourdes de robot, cylindriques, avec des jambes et des bras articulés. Une boîte de verre avec le cerveau flottant dedans et des appendices pour pourvoir à ses besoins. Des visions grotesques, comme des cauchemars quasi réalisés. Et chacun plus inadéquat que le précédent, car quelle forme de métal pouvait donc faire plus qu’abriter sans grâce l’esprit et le cerveau qui avaient naguère enchanté toute une planète ?

Puis il contourna la bergère – et la vit.

Le cerveau humain est souvent un mécanisme trop complexe pour fonctionner à la perfection. Le cerveau de Harris était maintenant appelé à assimiler une série très diverse d’impressions changeantes. Tout d’abord, absurdement, il se rappela une curieuse silhouette inhumaine qu’il avait un jour entrevue appuyée à une barrière devant une ferme. Pendant un instant, la forme s’était dressée complète, gauche, invraisemblablement humaine, avant que l’œil qui l’avait effleurée la dissocie en un assemblage de balais et de seaux. Ce que l’œil n’avait trouvé que grossièrement humanoïde, le cerveau malléable l’avait accepté entièrement formé. C’est ce qui se passait à présent, avec Deirdre.

La première impression que ses yeux et son esprit avaient recueillie de sa vue fut un choc incrédule, car son cerveau lui disait cette chose incroyable : « Voici Deirdre ! Elle n’a pas changé du tout ! »

Puis la perspective s’était modifiée et de façon encore plus choquante l’œil et le cerveau avaient dit : « Non, pas Deirdre… pas humaine. Rien que des serpentins de métal. Pas Deirdre du tout… » Et ce fut le pire. C’était comme de s’éveiller après avoir rêvé d’un être cher qui est mort et de se retrouver, après cette poignante consolation du sommeil, de nouveau confronté avec le fait irréversible que rien ne peut ramener à la vie ceux qu’on a perdus. Deirdre avait disparu, et ceci n’était qu’un mécanisme entassé dans un fauteuil à ramages.

Puis le mécanisme bougea, d’un mouvement exquis, souple, avec une grâce aussi familière que l’allure dansante dont il se souvenait. La voix douce et voilée de Deirdre dit : « C’est moi, John chéri. C’est réellement moi, tu sais. »

Et c’était vrai.

Ce fut la troisième métamorphose, et la dernière. L’illusion se figea et devint un fait, une réalité. C’était Deirdre.

Il s’assit, les jambes molles. Il n’a plus de muscles. Il la regarda sans parler et sans penser, laissant ses sens assimiler la vision qu’il avait d’elle sans essayer de l’analyser logiquement.

Elle était toujours dorée. Ils lui avaient conservé au moins cela, cette première impression de chaleur et de couleur que donnaient naguère ses cheveux lisses et les tons abricot de sa peau. Mais ils avaient eu le bon sens de ne pas aller plus loin. Ils n’avaient pas essayé de faire l’image en cire de la Deirdre perdue. (Aucune femme au monde n’est venue aussi belle… pas une aussi belle parmi toutes celles qui ont vu le jour…)

Et voilà pourquoi elle n’avait pas de visage. Elle avait seulement pour tête un ovoïde uni au modelé délicat avec une… une sorte de masque en forme de croissant en travers de la zone frontale où auraient été placés ses yeux si elle avait eu besoin d’yeux. Un étroit quartier de lune incurvé, avec les pointes tournées vers le haut. Il était rempli de quelque chose de translucide, pareil à du cristal trouble, et coloré de la teinte aigue-marine des yeux que Deirdre avait eus. À travers cela, donc, elle voyait le monde. À travers cela elle voyait sans yeux et derrière, comme derrière les yeux d’un être humain – elle était là.

À cette exception près, elle n’avait pas de traits. Et en cela ceux qui l’avaient dessinée avaient montré de la sagesse, il s’en rendait compte maintenant. Inconsciemment, il avait redouté une tentative maladroite pour représenter des traits humains qui auraient eu l’expression grinçante d’une marionnette dans des parodies d’animation. Peut-être fallait-il que les yeux s’ouvrent au même endroit sur sa tête, avec le même écartement, pour lui permettre de régler sans peine la vision stéréoscopique qui avait été la sienne. Mais il était content qu’ils ne lui aient pas donné deux ouvertures en forme d’œil avec des billes de verre à l’intérieur. Le masque valait mieux.

(Chose curieuse, il ne songea pas un instant au cerveau nu qui devait être déposé à l’intérieur du métal. Le masque symbolisait suffisamment la femme qui se trouvait dedans. Il était énigmatique ; on ne savait pas si son regard vous examinait attentivement ou se perdait ailleurs. Et il n’y avait pas de variations de brillance comme celles qui avaient joué sur le visage de Deirdre à l’incomparable mobilité. Mais les yeux, même les yeux humains, sont en soi déjà énigmatiques. Ils n’ont d’expression que celle indiquée par les paupières ; ils prennent toute leur animation des traits. Nous regardons automatiquement les yeux de l’ami auquel nous nous adressons mais s’il est par hasard couché de sorte qu’il parle par-dessus son épaule et que son visage nous apparaît renversé, tout aussi machinalement nous observons sa bouche. Le regard ne cesse d’aller nerveusement de la bouche aux yeux dans l’ordre inverse, car c’est la position dans le visage, non le trait lui-même, que nous avons coutume d’accepter comme le siège de l’âme. Le masque de Deirdre était à cette place normale ; c’était facile de l’accepter comme un masque sur des yeux.)

Elle avait, Harris s’en rendit compte une fois atténué le choc initial, une tête d’une forme admirable – un crâne doré nu. Elle la tourna un peu, avec grâce sur son cou de métal, et il vit que l’artiste qui avait modelé cette tête avait doté la jeune femme d’une amorce de pommettes allant en mourant dans l’espace uni au-dessous du masque jusqu’à créer l’illusion d’un visage humain. Pas trop. Juste ce qu’il fallait pour que, lorsque la tête tournait, on voie par son modelé qu’elle avait bougé, dotant de perspective et de raccourci le heaume doré dépourvu d’expression. La lumière ne glissait pas sans obstacle comme sur la surface d’un œuf d’or. Brancusi lui-même n’avait jamais rien créé de plus simple ou de plus subtil que le modelé de la tête de Deirdre.

Mais toute expression, évidemment, avait disparu. Toute expression s’était évanouie dans la fumée de l’incendie de la salle de spectacle, avec les traits ravissants, mobiles, radieux qui symbolisaient Deirdre.

Quant à son corps, il n’en voyait pas la forme. Un vêtement dissimulait la jeune femme. Mais ils n’avaient fait aucune tentative incongrue pour lui redonner les habits qui l’avaient naguère rendue célèbre. La douceur même du tissu aurait rappelé trop vivement à l’esprit qu’aucun corps humain ne se trouvait sous ses plis – et le métal n’a pas non plus besoin de l’absurdité d’une étoffe pour sa protection. Cependant, sans vêtements, il se rendit compte qu’elle aurait eu l’air étrangement nue, puisque son nouveau corps était humanoïde et non une machine anguleuse.

Le dessinateur avait résolu son paradoxe en lui donnant une tunique en très fines mailles métalliques. Elle tombait de la pente légère de ses épaules en plis droits et souples à la manière d’une chlamyde grecque mais plus longue, flexible mais cependant assez pesante par elle-même pour ne pas coller de façon trop révélatrice à la forme de métal qui se trouvait dessous.

Les bras dont ils l’avaient dotée avaient été laissés nus, comme les pieds et les chevilles. Et Maltzer avait accompli le plus grand de ses miracles avec les membres de la nouvelle Deirdre. C’était fondamentalement un miracle mécanique mais l’œil était d’abord sensible au fait qu’il avait déployé aussi au plus haut point sens artistique et compréhension.

Ses bras étaient d’or pâle et brillant, ils allaient en s’amincissant, sans modelé, et étaient rendus flexibles sur toute leur longueur par des bracelets de métal de taille décroissante qui s’emboîtaient les uns dans les autres jusques et y compris les fins poignets ronds. Les mains étaient plus proches de l’humain que tout autre trait de sa personne bien qu’elles aussi fussent un assemblage de fines petites sections qui glissaient les unes sur les autres presque avec la souplesse de la chair. La base des doigts était plus solide que celle des doigts humains, et les doigts eux-mêmes, fuselés, étaient plus longs.

Ses pieds également, sous les anneaux coniques plus larges des chevilles de métal, avaient été construits sur le modèle des pieds humains. Leurs segments mobiles, finement travaillés, lui donnaient une cambrure, un talon et une pointe flexible formés presque comme les solerets de l’armure médiévale.

À la vérité, elle ressemblait tout à fait à une créature en armure, avec ses membres délicatement blindés et sa tête dépourvue de traits comme un heaume avec une visière de verre, et sa tunique de mailles. Mais aucun chevalier en armure ne se mouvait comme Deirdre ou portait son armure sur un corps aux proportions d’une telle beauté inhumaine. Seul un chevalier d’un autre monde, ou un chevalier de la cour d’Obéron, aurait pu égaler cette fine allure.

Un instant, il avait été surpris par sa petitesse et ses proportions exquises. Il s’était attendu à la masse pesante des robots qu’il avait vus, totalement automates. Puis il avait compris que pour eux une grande partie de l’espace était obligatoirement consacrée aux cerveaux mécaniques imparfaits qui les guidaient dans l’accomplissement de leurs tâches. Le cerveau de Deirdre conservait encore et démontrait le savoir-faire d’un ouvrier cent fois plus habile que l’homme. Seul le corps était de métal, et il ne paraissait pas complexe, bien que Harris n’eût pas encore appris comment il était actionné.

Harris n’aurait pas su dire combien de temps il était resté assis à dévisager la silhouette dans le fauteuil garni de coussins. Elle était toujours ravissante – en vérité, elle était toujours Deirdre – et tout en la regardant il laissa se relâcher le contrôle prudent de son visage. Il n’avait pas besoin de lui cacher ses pensées.

Elle remua sur les coussins, les longs bras flexibles bougeant avec une souplesse qui n’était pas entièrement humaine. Le geste le troubla comme ne l’avait pas fait le corps et, malgré lui, son expression se rembrunit légèrement. Il avait le sentiment que derrière le masque en croissant elle l’observait très attentivement.

Elle se leva avec lenteur.

Le mouvement était très souple. Il était également serpentin, comme si le corps sous la cotte de mailles était fait de sections s’emboîtant les unes dans les autres à l’instar de ses membres. Il s’était attendu à de la rigidité mécanique et l’avait redoutée ; rien ne l’avait préparé à cette souplesse plus qu’humaine.

Elle resta silencieusement debout, laissant les lourds plis de mailles de son vêtement se replacer autour d’elle. Ils tombèrent ensemble avec un léger tintement, comme des clochettes lointaines, et se drapèrent en magnifiques plis sculptés couleur d’or clair. Il s’était levé d’un geste machinal en même temps qu’elle. À présent il lui faisait face, la regardant de tous ses yeux. Il ne l’avait jamais vue se tenir absolument immobile – et elle ne le faisait pas maintenant. Elle oscillait juste un peu, la vitalité bouillonnant irrépressiblement dans son cerveau comme elle avait naguère bouillonné dans son corps, et l’immobilité totale lui était aussi impossible que par le passé. Le vêtement doré captait les étincelles du feu et renvoyait à Harris de minuscules reflets chatoyants quand elle bougeait.

Puis elle inclina un peu de côté sa tête sans traits en forme de heaume et il entendit son rire exactement pareil avec sa légère sonorité gutturale, intime, à celui qu’il avait toujours entendu sortir de sa gorge quand elle vivait. Et chaque geste, chaque posture, chaque changement d’attitude était si totalement Deirdre que l’illusion bouleversante s’imposa de nouveau à son esprit et ceci fut la femme en chair et en os aussi nettement que s’il la voyait se dresser intacte une fois de plus, tel le phénix ressuscité de ses cendres.

« Eh bien, John, dit-elle de la douce voix amusée, voilée, qu’il se rappelait parfaitement. Alors, John, est-ce moi ? » Elle savait bien que c’était elle. Une assurance absolue résonnait dans sa voix. « Le choc se dissipera, tu sais. Ce sera de plus en plus facile à mesure que le temps passera. J’y suis tout à fait habituée, moi, maintenant. Tu vois ? »

Elle se détourna et traversa la pièce en souplesse, glissant de son pas ferme de danseuse comme naguère, pour aller vers le miroir qui couvrait une paroi de la pièce. Et devant le miroir, comme il l’avait si souvent vue parader auparavant, il la regarda maintenant prendre des poses, passer ses mains de métal flexibles le long des plis de son vêtement de métal, pivoter pour s’admirer pardessus son épaule de métal, faire tinter et osciller les plis de mailles en piquant une arabesque devant la glace.

Les genoux de Harris fléchirent et le déposèrent dans le fauteuil qu’elle avait quitté. Le choc et le soulagement mêlés relâchaient en lui tous ses muscles, et elle était plus calme et sûre d’elle que lui.

« C’est un miracle, dit-il avec conviction. C’est toi – mais je ne vois pas comment… » Il avait voulu dire : « Comment sans visage ni corps… », mais à l’évidence il était incapable de finir cette phrase.

Elle l’acheva pour lui mentalement et y répondit sans gêne : « C’est une question de mouvement surtout, expliqua-t-elle en continuant à admirer sa souplesse dans le miroir. Tu vois ? » Et avec une extrême légèreté sur ses pieds d’armure élastiques elle exécuta avec brio un enchaînement de pas, se retournant dans une pirouette pour lui faire face. « C’est ce que Maltzer et moi avons mis au point à nous deux, quand j’ai commencé à retrouver ma maîtrise de moi. » Sa voix s’altéra un instant au souvenir d’un moment sombre du passé. Puis elle reprit : « Ce ne fut pas facile, bien sûr, mais c’était fascinant. Tu n’imagineras jamais à quel point c’était fascinant, John ! Nous savions que nous ne pouvions rien établir qui ressemble à un fac-similé de l’apparence que j’avais, nous avons donc dû trouver une autre base pour bâtir dessus. Et le mouvement était l’autre élément permettant de me reconnaître, après la ressemblance physique proprement dite. »

Elle traversa le tapis d’un pas léger pour aller à la fenêtre et resta debout à regarder vers le bas, son visage sans trait un peu détourné et la lumière jouant sur les courbes délicatement esquissées des pommettes.

« Par chance, dit-elle d’un ton amusé, je n’ai jamais été belle. Tout tenait à… mettons la vivacité, je pense, et à la coordination musculaire. Des années et des années d’entraînement, et tout gravé ici » – elle fit tinter son heaume doré d’un coup léger frappé avec des jointures dorées – « dans le réseau d’habitudes imprimé dans mon cerveau. Si bien que ce corps – te l’a-t-il dit ? – fonctionne uniquement à partir du cerveau. Des courants électromagnétiques qui se propagent d’anneau en anneau, comme ça. » Elle étendit vers lui un bras sans ossature avec un mouvement pareil à l’ondoiement de l’eau qui court. « Rien ne me maintient – rien ! – hormis des muscles de courants magnétiques. Et si j’avais été quelqu’un d’autre – quelqu’un qui se mouvait de façon différente – eh bien, les anneaux flexibles se déplaceraient différemment aussi, guidés par l’impulsion d’un autre cerveau. Je n’ai pas conscience de rien faire que je n’aie toujours fait. Les mêmes impulsions qui se transmettaient à mes muscles se transmettent maintenant à… ceci. » Et elle eut un geste frémissant, serpentin, des deux bras tendus vers lui, comme une danseuse cambodgienne, puis elle rit de tout son cœur, d’un rire qui résonna dans la pièce avec une telle gaieté à gorge déployée qu’il ne put s’empêcher de revoir le visage bien connu plissé de plaisir, les dents blanches éclatantes. « C’est devenu parfaitement inconscient à présent, lui dit-elle. Il a fallu bien des exercices au début, naturellement, mais maintenant même ma signature est exactement la même qu’avant – tant la coordination est finement reproduite. » Elle fit de nouveau onduler ses bras vers lui et gloussa de rire.

« Mais la voix aussi, protesta maladroitement Harris. C’est bien ta voix, Deirdre.

— La voix n’est pas seulement une question de construction de gorge et de maîtrise du souffle, mon Johnnie chéri ! Du moins, c’est ce que le professeur Maltzer m’a assuré il y a un an et je n’ai vraiment aucune raison de douter de sa parole ! » Elle rit de nouveau. Elle riait un petit peu trop, avec une pointe de cette surexcitation nerveuse et gaie dont il se souvenait si bien, mais si jamais femme avait des raisons d’être légèrement surexcitée, c’était bien Deirdre..

Le rire fusa, s’éteignit et elle reprit avec animation : « Il dit que la maîtrise de la voix est presque entièrement une question d’entendre ce qu’on émet, une fois qu’on possède le mécanisme adéquat évidemment. C’est pourquoi les sourds, avec les mêmes cordes vocales qu’avant, laissent leur voix changer complètement et perdre toute inflexion quand ils sont sourds depuis un certain temps. Et par chance, vois-tu, je ne suis pas sourde ! »

Elle se retourna vers lui en pivotant sur elle-même, les plis de sa tunique scintillant et tintant, et monta la gamme d’une voix juste et pure jusqu’à une ravissante note haute, puis la redescendit en cascade comme de l’eau qui tombe de rocher en rocher. Mais elle ne lui laissa pas le temps d’applaudir. « Parfaitement simple, tu vois. Cela n’a demandé qu’un peu de génie de la part du professeur pour trouver la formule applicable à mon usage ! Il a commencé par une nouvelle variation du vieux Vodor dont tu dois te rappeler avoir entendu parler, il y a des années. À l’origine, naturellement, c’était une machine dépourvue de souplesse. Tu sais comment elle fonctionnait – le langage est réduit à quelques sons de base et reconstitué dans des combinaisons obtenues au moyen d’un clavier. Je crois qu’au début les sons étaient une sorte de ktch et un bruit chuintant, mais nous avons réussi maintenant à lui donner une flexibilité et une étendue tout aussi grandes que celles de la voix humaine. Il me suffit de… eh bien, de taper mentalement sur le clavier de mon… mon bloc-sons, je pense qu’il s’appelle. Le mécanisme est beaucoup plus complexe que ça, évidemment, mais j’ai appris à le mettre en œuvre inconsciemment et j’en opère le réglage d’instinct, d’une façon tout à fait machinale à présent. Si tu étais… ici… à ma place, et que tu aies eu la même formation, ta voix proviendrait de ce clavier et de ce diaphragme au lieu de la mienne. C’est une simple question de circuits cérébraux qui faisaient fonctionner le corps et qui font maintenant fonctionner le mécanisme. Ils envoient de très fortes impulsions qui sont survoltées autant que nécessaire quelque part par là… » Ses mains esquissèrent un vague geste au-dessus du corps revêtu de mailles.

Elle resta un moment silencieuse, à regarder par la fenêtre. Puis elle se détourna et, traversant la pièce en direction du feu, se laissa tomber dans la bergère à ramages. Son crâne-heaume dirigea son masque vers lui et il devina un examen discret dans l’aigue-marine du regard.

« C’est… bizarre, dit-elle, d’être là dans ce… ceci… au lieu d’un corps. Mais pas aussi bizarre ou aussi dépaysant que tu pourrais le croire. J’y ai beaucoup réfléchi – j’ai eu tout le temps de réfléchir – et j’ai commencé à me rendre compte de la force fantastique qu’est en réalité le moi humain. Je n’irai peut-être pas jusqu’à dire qu’il possède un pouvoir mystique dont il est capable d’user pour agir sur des mécanismes, mais il semble bien posséder un certain pouvoir. Il instille sa propre force dans des objets inanimés, qui prennent une personnalité propre. Les gens imprègnent de leur personnalité les maisons qu’ils habitent, tu sais. Je l’ai souvent remarqué. Même les pièces vides. Et cela se produit avec d’autres choses aussi, en particulier, je crois, avec les objets inanimés dont les hommes dépendent pour leur vie. Les navires par exemple… ils ont toujours une certaine personnalité.

« Et les avions… dans une guerre on entend toujours parler d’avions trop gravement endommagés pour voler mais qui ont réussi malgré cela à rentrer avec leur équipage. Même les armes acquièrent une sorte d’ego. Les navires, les armes, les avions ne sont pas des objets neutres pour les hommes qui s’en servent et dépendent d’eux pour rester en vie. Tout se passe comme si une mécanique aux pièces mobiles complexes simulait presque la vie et finissait par acquérir des hommes qui l’utilisent – bon, pas exactement la vie, bien entendu – mais une personnalité. Je ne sais pas. Peut-être absorbe-t-elle une partie des impulsions électriques lancées par leur cerveau, notamment en période de danger.

« En tout cas, au bout d’un certain temps, j’ai commencé à accepter l’idée que ce nouveau corps qui était le mien pouvait se conduire au moins d’une façon aussi sensible qu’un navire ou un avion. Indépendamment du fait que mon propre cerveau contrôle ses « muscles ». Je pense qu’il existe une affinité entre les hommes et les machines qu’ils conçoivent. Ils les conçoivent avec leur cerveau, en réalité, une sorte de conception et de gestation mentales, et le résultat réagit aux esprits qui les ont créées – et à tous les esprits humains qui les comprennent et les manipulent. »

Elle remua avec nervosité et lissa d’une main flexible sa cuisse de métal revêtue de mailles. « Ceci est donc moi, dit-elle. Du métal… mais moi. Et plus j’y vis plus cela devient moi. C’est ma maison et la machine dont dépend ma vie, mais dans l’un et l’autre cas bien plus intimement que nulle vraie maison ou machine n’a jamais compté pour personne d’autre. Et, tu sais, je me demande si avec le temps je ne finirai pas par oublier le contact de la chair – ma propre chair, quand je la touchais comme ça – et si le métal sur le métal produira une sensation à ce point identique que je ne ferais même pas la différence ? »

Harris n’essaya pas de lui répondre. Il resta assis sans bouger, à observer son visage immobile. Au bout d’un instant, elle reprit :

« Je vais te dire ce qu’il y a de bien dans l’affaire, John, » déclara-t-elle d’une voix adoucie, à l’ancien timbre intime dont il se souvenait si bien qu’il pouvait voir en surimpression sur le crâne impassible l’expression tendue, ardente, qui allait avec la voix. « Je ne vivrai pas éternellement. Cela n’a peut-être pas l’air de… la meilleure des choses… et pourtant si, John. Tu sais, pendant un temps ce fut le pire de tout, quand j’ai su que je… quand j’ai eu repris conscience. La pensée de vivre à jamais dans un corps qui n’était pas le mien, de voir tous ceux que je connaissais vieillir et mourir, et ne pas être en mesure de cesser…

« Mais Maltzer dit que mon cerveau s’épuisera probablement selon la norme – à part, évidemment, que je n’aurai pas le souci d’avoir l’air vieille ! – et quand il sera las et s’arrêtera, le corps où je me trouve n’existera plus. Les muscles magnétiques qui lui donnent ma silhouette et mes gestes cesseront leur rôle de mainteneurs quand le cerveau cessera le sien et plus rien ne restera qu’un… un tas d’anneaux déconnectés. Si jamais on l’assemble de nouveau, ce ne sera plus moi. » Elle hésita. « J’en suis contente, John », dit-elle, et il sentit que son visage faisait l’objet d’un examen attentif derrière le masque.

Il connaissait et comprenait cette sombre satisfaction. Il était incapable de la traduire par des mots ; aucun d’eux ne le souhaitait. Mais il comprenait. C’était la conviction de la mortalité, en dépit de son corps immortel. Elle n’était pas coupée du reste des êtres de sa race en ce qui concernait l’essence de leur humanité car même si elle était recouverte d’un corps d’acier et eux de chair périssable, elle aussi devait périr, et les mêmes craintes et croyances l’unissaient encore aux mortels et aux humains en dépit de ce corps de chevalier inhumain d’Obéron qu’elle avait. Même par sa mort elle serait unique – la dissolution en une avalanche d’anneaux cliquetants et sonores, songea-t-il, lui enviant presque la finalité et la beauté de cette mort-là – mais ensuite ils subiraient tous le sort commun de la condition humaine dans ce qu’elle a de grandiose ou d’humble. Ainsi pouvait-elle sentir que cet exil dans le métal n’était que temporaire, en dépit de tout.

(En admettant aussi, bien sûr, que l’esprit à l’intérieur du métal ne s’écarte pas de l’humanité qui était son héritage à mesure que s’écouleraient les années. L’habitant d’une maison imprime peut– être sa personnalité sur les murs, mais d’une façon subtile les murs aussi peuvent modeler selon leur forme l’ego de l’homme. Ni l’un ni l’autre n’y pensa, sur le moment.)

Deirdre resta encore un moment assise en silence. Puis son humeur changea et elle se leva de nouveau, pivotant si bien que la tunique s’épanouit en tintant comme une cloche autour de ses chevilles. Elle monta et descendit une autre gamme, sans faute et avec la même douceur familière de ton qui l’avait rendue célèbre.

« Alors je vais remonter sur la scène, John, déclara-t-elle d’une voix sereine. Je peux toujours chanter, je peux toujours danser. Je suis toujours moi-même dans tout ce qui compte et je n’imagine pas de faire autre chose pendant le restant de mes jours. »

Il fut incapable de répondre sans trébucher un peu sur les mots. « Çrois-tu… qu’on t’acceptera, Deirdre ? En somme…

— On m’acceptera, dit-elle de sa voix assurée. Oh, on viendra d’abord voir le phénomène, évidemment, mais on restera pour regarder… Deirdre. Et on reviendra encore et encore exactement comme avant. Tu verras, mon cher. »

Mais à entendre sa certitude Harris se sentit soudain inquiet. Maltzer avait eu la même réaction. Elle était si superbement confiante et une déception serait un coup vraiment mortel pour tout ce qui restait d’elle…

Elle était un être si fragile à présent, au fond. Rien qu’un esprit étincelant et radieux logé dans du métal, qui le dominait, qui imprimait à l’acier l’illusion de sa beauté perdue avec une assurance absolue dont le rayonnement traversait le corps de métal. Mais le cerveau reposait en équilibre fragile sur la raison. Elle avait déjà éprouvé des stresses intolérables, des plongées dans des gouffres de désespoir et de connaissance de soi peut-être plus atroces qu’aucun cerveau humain n’en avait expérimenté avant elle car, depuis Lazare, qui était revenu d’entre les morts ?

Mais si le monde ne la reconnaissait pas comme belle, alors que se passerait-il ? Si les gens riaient ou s’apitoyaient sur elle ou venaient seulement pour regarder un phénomène articulé se mouvoir comme une marionnette à fils tandis qu’autrefois c’est la beauté de Deirdre qui les avait charmés, alors que se passerait-il ? Et il ne pouvait pas avoir la certitude que les gens ne réagiraient pas de cette manière. Il l’avait trop bien connue en chair et en os pour la voir objectivement même maintenant, en métal. Chaque inflexion de sa voix éveillait le net souvenir du visage qui avait projeté sa beauté évanescente dans une expression assortie au ton de la voix. Elle était Deirdre pour Harris simplement parce qu’elle lui était si intimement familière dans chaque attitude et contenance, depuis tant d’années. Mais les gens qui ne la connaissaient que peu, ou qui la voyaient pour la première fois en métal – que verraient-ils ?

Une marionnette ou la grâce et la beauté réelles qui rayonnaient au travers ?

Il n’avait aucun moyen de le savoir. Il la voyait trop nettement comme elle avait été pour ne pas la voir maintenant, reliée au passé à tel point qu’elle n’était plus entièrement de métal. Et il comprit ce que craignait Maltzer, car la cécité psychologique de Maltzer envers elle tenait à l’autre extrême. Il n’avait jamais connu Deirdre autrement que comme une machine, et il ne pouvait pas plus que Harris la voir objectivement. Pour Maltzer, elle était pur métal, un robot conçu par son cerveau et ses propres mains, mystérieusement animé par l’esprit de Deirdre, bien sûr, mais selon toute apparence uniquement un objet de métal. Il avait travaillé si longtemps sur chaque partie complexe de son corps, il connaissait si bien comment chaque articulation de ce corps était assemblée, qu’il ne pouvait pas voir l’ensemble. Il avait étudié de nombreux enregistrements filmés d’elle, évidemment, comme elle était autrefois, afin de vérifier l’exactitude de son fac-similé, mais cette chose qu’il avait fabriquée n’était qu’une copie. Il était trop proche de Deirdre pour la voir. Et Harris, en un sens, était trop loin. L’indomptable Deirdre elle-même rayonnait si vivement à travers le métal que l’esprit de Harris ne cessait de surimprimer l’une sur l’autre.

Comment des spectateurs réagiraient-ils ? Où – dans les degrés entre ces extrêmes – se situerait leur verdict ?

Pour Deirdre, il n’y avait qu’une réponse possible.

« Je ne suis pas inquiète », déclara Deirdre avec sérénité et elle tendit ses mains dorées vers le feu pour regarder le reflet des flammes danser sur leur surface brillante. « Je suis toujours moi-même. J’ai toujours eu – disons, de l’ascendant sur mon public. Tous les bons artistes savent quand ils en ont. Mon pouvoir n’a pas disparu. Je peux toujours leur donner ce que j’ai toujours donné, sauf que maintenant c’est avec plus de variations et d’intensité que je n’en ai jamais été capable auparavant. Tiens, par exemple… Elle s’agita légèrement sous l’effet de l’excitation.

« Tu connais le principe de l’arabesque – obtenir la plus longue ligne possible du bout des doigts à la pointe des pieds en étirant lentement le corps entier selon une longue courbe ? Tandis que l’autre bras et l’autre jambe sont raidis par contraste ? Eh bien, regarde-moi. Je ne me déplace pas grâce à des articulations maintenant. Je peux faire de tous les mouvements une longue courbe si cela me chante. Mon corps est assez différent à présent pour élaborer une technique entièrement nouvelle. Évidemment, il y a des choses que j’avais l’habitude de faire auxquelles je ne me risquerais plus – plus de danse sur les pointes par exemple – mais les nouveautés compenseront largement. Je me suis exercée. Sais-tu que je peux à présent exécuter une centaine de fouettés sans un faux pas ? Et je crois que je pourrais aller jusqu’à mille d’affilée si je voulais. »

Elle fit jouer le reflet du feu sur ses mains, et sa tunique rendit un son musical comme elle remuait un peu les épaules. « J’ai déjà composé une nouvelle danse pour moi, reprit-elle. Dieu sait que je ne suis pas chorégraphe, mais je voulais d’abord faire des expériences. Plus tard, vois-tu, de vrais créateurs comme Massanchine ou Fokhileff voudront peut-être imaginer quelque chose d’entièrement nouveau pour moi – toute une séquence de mouvements nouveaux basés sur une technique neuve. Et la musique – elle pourrait être toute différente aussi. Oh, les possibilités sont infinies. Même ma voix a plus d’étendue et de puissance. Une chance que je ne sois pas comédienne – ce serait ridicule d’essayer de jouer Camille ou Juliette avec une troupe de gens normaux. Non pas que j’en sois incapable, tu sais. » Elle tourna la tête pour dévisager Harris à travers le masque de verre. « Je crois sincèrement en être capable. Mais ce n’est pas nécessaire. Il y a tant d’autres choses. Oh, je ne suis pas inquiète !

— Maltzer est inquiet », lui rappela Harris.

Elle se détourna vivement du foyer, dans un tintement de sa tunique de métal, et sa voix prit l’ancienne note de désarroi qui allait de pair avec un plissement du front et une inclination de la tête sur le côté. La tête se pencha comme elle l’avait toujours fait et il vit le front plissé presque aussi nettement que si Deirdre était toujours recouverte de chair.

« Je sais. Et je suis inquiète à son sujet, John. Il a tellement travaillé sur moi. C’est la période du passage à vide maintenant, de la dépression, je suppose. Je sais ce qui le tracasse. Il a peur que je paraisse au monde la même chose qu’à lui. Du métal usiné. Il se trouve dans une situation que jamais encore personne n’a réussi à atteindre, n’est– ce pas ? Un peu comme Dieu. » Sa voix eut une légère vibration d’amusement. « Je pense que pour Dieu nous devons représenter nous aussi une collection de cellules et de corpuscules. Mais Maltzer n’a pas le point de vue détaché d’un dieu.

— Il est incapable de te voir de la même façon que moi, en tout cas. » Harris choisissait ses mots avec difficulté. « Je me demande, tout de même – cela l’aiderait-il que tu retardes un peu tes débuts ? Tu es restée trop cloîtrée avec lui, je crois. Tu ne te rends pas compte à quel point il est en danger de succomber à une dépression nerveuse. J’ai reçu un choc quand je l’ai vu tout à l’heure. »

La tête dorée eut un hochement de tête négatif. « Non. Il n’est pas loin de la dépression nerveuse, c’est possible, mais j’estime que le seul remède est l’action. Il veut que je m’éloigne du monde et que je ne me montre pas, John. Pour toujours. Il a peur que quelqu’un me voie en dehors d’une poignée de vieux amis qui se souviennent de ce que j’étais. Des gens dont il puisse être sûr qu’ils seront… charitables. » Elle rit. C’était vraiment étrange d’entendre cette cascade de gaieté venant du crâne neutre, sans expression. Harris fut saisi d’une panique subite à la pensée de la réaction que cela pourrait susciter dans un public d’étrangers. Comme s’il avait exprimé sa peur à haute voix, sa voix à elle la repoussa. « Je n’ai pas besoin de charité. Et ce n’est pas charitable pour Maltzer de me fourrer sous le boisseau. Il a travaillé trop dur effectivement, j’en conviens. Il est allé jusqu’au bout de ses forces. Mais ce serait une négation complète de tout ce pourquoi il a œuvré si je me cachais maintenant. Tu ne sais pas quelle somme formidable de génie et de sens artistique a été dépensée pour moi, John. L’idée première était de recréer ce que j’avais perdu afin de démontrer que la beauté et le talent ne sont pas nécessairement sacrifiés par la destruction de tout ou partie du corps.

« Ce n’était pas seulement pour moi que nous voulions le prouver. D’autres que moi auront des accidents qui naguère auraient ruiné leur existence. Ceci devait supprimer définitivement ce genre de tragédie. C’était un cadeau de Maltzer à la race humaine entière en même temps qu’à moi. Il est au fond un humanitaire, John, comme la plupart des grands hommes. Il n’aurait jamais consacré un an de sa vie à ce travail pour le bénéfice d’un seul individu. En travaillant, il voyait derrière moi des milliers d’autres. Et je me refuse à le laisser anéantir sa réussite parce qu’il redoute de la mettre à l’épreuve maintenant qu’il l’a obtenue. Cette merveilleuse réalisation ne servira à rien si je ne vais pas jusqu’au bout. Je pense que sa dépression serait en fin de compte pire et bien plus destructrice si je n’essayais pas que si j’enregistre un échec après avoir essayé. »

Harris resta assis sans mot dire. Il ne pouvait rien répondre à cette argumentation. Il espéra que passerait inaperçu le subit petit pincement de jalousie honteuse qu’il ressentit à ce nouveau rappel de l’intimité plus proche que le mariage qui avait nécessairement uni ces deux-là. Et il comprit que ses réactions à lui seraient à leur façon presque aussi préjudiciables que celles de Maltzer, pour une raison à la fois semblable et diamétralement opposée. À part que lui-même abordait le problème avec l’esprit libre, alors que le point de vue de Maltzer était influencé par une année de travail intensif et d’épuisement physique et mental.

« Que vas-tu faire ? » questionna-t-il.

Elle se tenait devant le feu quand il parla, oscillant juste un peu si bien que des reflets dansaient tout le long de son corps doré. Elle se retourna avec une grâce serpentine et se laissa tomber sur les coussins du fauteuil qui était près d’elle. Il s’avisa soudain qu’elle possédait beaucoup plus de grâce que l’humaine mesure – dans les proportions où il avait craint auparavant qu’elle en possède beaucoup moins.

« J’ai déjà pris mes dispositions pour une représentation, » lui dit-elle d’une voix qui vibrait légèrement d’un mélange familier d’excitation et de défi.

Harris se redressa sur son siège avec un sursaut. « Comment ? Où ? Il n’y a pas encore eu de publicité de faite, hein ? Je ne savais pas…

— Allons, allons, Johnnie, dit sa voix amusée d’un ton apaisant. Tu t’occuperas de tout exactement comme d’habitude quand j’aurai recommencé à travailler – si toutefois tu le désires encore. Mais ceci, je l’ai organisé moi-même. Ce sera une surprise. Je… j’ai estimé que ce devait être une surprise. » Elle s’agita un peu sur ses coussins. « La psychologie du public est quelque chose que j’ai toujours su d’instinct plutôt que par l’étude et je sens que c’est la façon dont il faut s’y prendre. Il n’existe pas de précédent. Rien de semblable ne s’est déjà produit. Je dois me fier à mon intuition.

— Tu veux dire que ce doit être une surprise totale ?

— Je crois que c’est indispensable. Je ne tiens pas à ce que les spectateurs viennent avec des idées préconçues. Je désire qu’ils me voient exactement comme je suis à présent d’abord, avant de savoir qui ou quoi ils voient. Il faut qu’ils se rendent compte que je peux encore donner une représentation aussi bonne que d’habitude avant qu’ils se souviennent et la comparent avec mes représentations antérieures. Je ne veux pas qu’ils viennent prêts à s’apitoyer sur mes handicaps – je n’en ai aucun ! – ou pleins de curiosité morbide. Je vais donc passer sur les ondes de Teleo City après la diffusion habituelle du film de huit heures. Je ferai seulement un numéro dans le programme ordinaire de music-hall. Tout est prévu. Ils vont en faire le clou de la soirée, naturellement, mais ils ne diront pas qui je suis avant la fin de la représentation… si le public ne m’a pas reconnue d’ici-là.

— Le public ?

— Naturellement. Voyons, tu n’as pas oublié qu’ils continuent à jouer devant un public à Teleo City ? C’est pour cela que je veux faire mes débuts là-bas. J’ai toujours mieux joué quand il y avait des gens dans le studio, je pouvais juger des réactions. Je pense qu’il en est de même pour la plupart des artistes. En tout cas, c’est organisé.

— Maltzer le sait ? »

Elle s’agita avec malaise. « Pas encore.

— Mais il doit aussi donner son autorisation, non ? Je veux dire…

— Écoute-moi, John ! Voilà encore une idée que Maltzer et toi allez devoir vous sortir de la tête. Je ne lui appartiens pas. En somme, il a été simplement mon médecin pendant une longue maladie, mais je suis libre de m’en séparer quand je veux. Si le désaccord venait devant la justice, je suppose qu’il aurait droit à une somme coquette pour le travail qu’il a fait sur mon nouveau corps – pour le corps même, au fond, puisque c’est sa machine à lui, en un sens. Mais il ne le possède pas ni ne me possède moi. Je ne sais comment les tribunaux trancheraient la question – là encore nous nous trouvons devant un problème sans précédent. Même si le corps est son œuvre, le cerveau qui en fait quelque chose de plus qu’un assemblage d’anneaux de métal est moi, et il ne pourrait pas me retenir contre ma volonté même s’il le voulait. Pas légalement et pas… » Elle hésita curieusement et détourna les yeux. Pour la première fois, Harris eut conscience de quelque chose de sous-jacent dans l’esprit de Deirdre qui lui était parfaitement étranger.

« Bah, en tout cas, reprit-elle, cette question-là ne se posera pas. Maltzer et moi avons été beaucoup trop proches au cours de l’année passée pour entrer en conflit sur un point aussi essentiel. Il sait dans son for intérieur que j’ai raison et il ne voudra pas tenter de me retenir. Son œuvre ne sera pas complète tant que Je ne ferai pas ce pour quoi j’ai été construite. Et j ai l’intention de le faire. »

Cette étrange petite vibration de quelque chose – quelque chose d’étranger à Deirdre – qui avait si brièvement frémi sous la surface de ce qu’il connaissait d’elle s’accrocha dans l’esprit de Harris comme un détail qu’il devait se rappeler et examiner plus tard. Sur le moment, il se contenta de dire : « Bon, je suis d’accord avec toi, je pense. Quand vas-tu le faire ? »

Elle détourna la tête de sorte que même le masque de verre à travers lequel elle regardait le monde disparut de la vue de Harris, et le heaume d’or avec son ombre de pommettes esquissées était totalement énigmatique. « Ce soir », dit-elle.

 

La main maigre de Maltzer tremblait tellement qu’il fut incapable de tourner le bouton. Il essaya deux fois, puis rit nerveusement et eut un haussement d’épaules à l’intention de Harris. « Trouvez-la », dit-il.

Harris jeta un coup d’œil à sa montre. « Ce n’est pas encore l’heure. Elle ne passera pas avant une demi-heure. »

Maltzer eut un geste de violente impatience. « Réglez le poste, réglez-le ! »

Harris haussa légèrement les épaules à son tour et manipula le bouton. Sur l’écran incliné au-dessus d’eux, des ombres et du son se mêlèrent confusément puis se précisèrent pour figurer une sombre salle médiévale, vaste, voûtée, et des gens en costumes éclatants qui se mouvaient comme des pygmées dans sa pénombre. Comme la pièce de théâtre concernait Marie Stuart, les acteurs avaient revêtu quelque chose qui ressemblait au style élisabéthain mais, comme chaque époque tend à transposer le costume selon les modes du jour, les cheveux des femmes étaient coiffés d’une façon qui aurait surpris Elisabeth et leurs chaussures étaient d’un parfait anachronisme.

La salle disparut dans un fondu et un visage se forma lentement sur l’écran. La luxuriante beauté brune de l’actrice qui jouait la reine d’Écosse resplendit à leurs yeux dans une perfection veloutée sous les nuages de sa chevelure semée de perles. Maltzer gémit.

« Elle cherche à rivaliser avec ça, dit-il d’une voix sourde.

— Vous pensez qu’elle ne peut pas ? »

Maltzer frappa des paumes dans un geste coléreux les bras du fauteuil. Puis le tremblement de ses doigts parut soudain attirer son attention et il marmotta : « Regardez-moi ça ! Je ne suis même pas en état de tenir un marteau et une scie. » Mais ce marmottement était un aparté. « Bien sûr qu’elle ne peut pas rivaliser avec ! s’exclama-t-il avec irritation. Elle n’a pas de sexe. Elle n’est plus une femme. Elle ne le sait pas encore, mais elle l’apprendra. »

Harris le dévisagea avec une légère stupeur. Cette notion lui avait complètement échappé jusqu’à présent tant le mirage de l’ancienne Deirdre planait fortement sur la nouvelle.

« Elle est maintenant une abstraction, poursuivit Maltzer en faisant claquer ses paumes contre le fauteuil sur un rythme rapide, nerveux. Je ne sais pas quel en sera le résultat sur elle mais il y aura des changements. Vous vous rappelez Abélard ? Elle a perdu tout ce qui faisait d’elle essentiellement ce que le public voulait – et elle va le découvrir brutalement. Après cela… » Il eut un rictus farouche et demeura silencieux.

« Elle n’a pas tout perdu, plaida Harris. Elle peut danser et chanter aussi bien qu’avant, sinon mieux. Elle possède toujours de la grâce, du charme et…

— Oui, mais d’où provenaient la grâce et le charme ? Pas du réseau d’habitudes imprimé dans son cerveau. Non, de contacts humains, de tout ce qui stimule les esprits sensibles et les pousse à la création. Et elle a perdu trois de ses cinq sens. Ce qu’elle ne voit ni n’entend disparaît. L’un des stimuli les plus puissants pour une femme de son type est la conscience de l’émulation sexuelle. Vous savez comme elle étincelait quand un homme entrait dans la pièce ? Rien de cela n’existe plus et c’était une donnée essentielle. Vous savez comme l’alcool la stimulait ? Elle a perdu cela. Elle ne pourrait plus manger ni boire même si elle en avait besoin. Le parfum, les fleurs, toutes les odeurs auxquelles nous réagissons ne signifient rien pour elle maintenant. Elle ne peut plus rien éprouver par la sensibilité tactile. Elle avait l’habitude de s’entourer de choses de luxe – elle en tirait ses stimuli – et cela n’existe plus non plus. Elle est privée de tous les contacts physiques. »

Il regardait l’écran en plissant les yeux, sans le voir, le visage tiré au point de ressembler à une tête de mort. La chair semblait s’être complètement dissoute sur ses os au cours de cette année, et Harris songea presque avec jalousie que même sur ce plan-là il semblait se rapprocher de plus en plus de Deirdre dans son état désincarné avec chaque semaine qui s’écoulait.

« La vue, dit Maltzer, est le sens le plus hautement civilisé de tous. Il a été le dernier à venir. Les autres sens nous lient étroitement aux racines mêmes de la vie ; je crois que nous percevons par eux avec plus d’acuité que nous ne nous en rendons compte. Ce dont nous avons conscience par le goût, l’odorat et le toucher stimule directement, sans détour par les centres de la pensée consciente. Vous savez comme il est fréquent qu’un goût ou une odeur rappelle un souvenir si subtilement que l’on est incapable de dire exactement ce qui l’a suscité ? Nous avons besoin de ces sens primitifs pour nous relier à la nature et à la race. C’est par ces liens que Deirdre tirait sa vitalité sans s’en rendre compte. La vue est quelque chose de froid et d’intellectuel en comparaison des autres sens. Mais elle n’a plus que ce sens-là à mettre à contribution maintenant. Elle n’est plus un être humain et je crois que ce qui reste d’humanité en elle s’épuisera petit à petit et ne sera jamais remplacé. Abélard, en quelque sorte, était un prototype. Mais la perte de Deirdre est totale.

— Elle n’est pas humaine, convint lentement Harris. Mais elle n’est pas pur robot non plus. Elle est quelque chose qui se situe entre les deux et je crois que c’est une erreur de chercher à en deviner l’exacte situation ou ce qui en résultera.

— Je n’ai pas à deviner, répliqua Maltzer d’une voix âpre. Je sais. Je regrette de ne pas l’avoir laissée mourir. Je lui ai infligé quelque chose de mille fois pire que n’aurait pu faire le feu. J’aurais dû la laisser mourir dans l’incendie.

— Attendez, dit Harris. Attendez de voir. Je crois que vous vous trompez. »

 

Sur l’écran de télévision, Marie, reine d’Écosse, gravissait l’échafaud où l’attendait son destin, sa robe de la traditionnelle couleur écarlate adhérant voluptueusement à de souples et jeunes rondeurs aussi anachroniques dans leur genre que les escarpins sous la robe, car Marie – comme tout le monde le sait sauf les scénaristes – était d’un âge déjà mûr quand elle mourut. Avec grâce, cette moderne Marie pencha la tête et ramena de côté ses longs cheveux en s’agenouillant devant le billot.

Maltzer regardait d’un œil froid, voyant à sa place une tout autre femme.

« Je n’aurais pas dû la laisser faire, marmottait-il. Je n’aurais pas dû la laisser le faire.

— Croyez-vous vraiment que vous l’en auriez empêchée si vous aviez été au courant ? » questionna à mi-voix Harris. Et l’autre, après un instant de silence, secoua la tête d’un mouvement saccadé.

« Non, je suppose que non. Je ne cesse de me dire que j’aurais peut-être pu lui faciliter les choses si j’avais travaillé et attendu un peu plus, mais… non, je suppose que non. Il faut bien qu’elle se jette dans le bain tôt ou tard étant donné sa nature. » Il se leva subitement, en repoussant son fauteuil avec brusquerie. « Si seulement elle n’était pas si… si fragile. Elle ne se rend pas compte à quel point son équilibre mental même est fragile. Nous lui avons donné ce que nous pouvions – les artistes, les dessinateurs et moi, tous nous avons donné le meilleur de nous-mêmes – mais elle est si tragiquement handicapée même avec tout ce que nous avons pu faire. Elle sera toujours une abstraction et un… un phénomène, coupé du monde par des handicaps pires à leur manière que tout ce qu’a jamais enduré un être humain. Tôt ou tard, elle le comprendra. Et alors… » il se mit à arpenter la pièce de long en large à pas rapides et inégaux, se frappant les mains l’une contre l’autre. Son visage était crispé par un léger tic qui le faisait loucher en lui relevant un œil puis le relâchant à intervalles irréguliers. Harris comprit que Maltzer était à deux doigts de l’effondrement total.

« Est-ce que vous imaginez ce que cela représente ? questionna Maltzer d’une voix farouche. D’être emprisonné dans un corps mécanique comme ça, coupé de tous les contacts humains excepté ce qui filtre par la vue et le son ? De savoir que vous n’êtes plus humain ? Elle a déjà subi assez de chocs. Quand ce choc-là lui sera asséné de plein fouet…

— Assez, dit rudement Harris. Cela ne lui servira à rien que vous ayez vous aussi une crise nerveuse. Regardez… les variétés commencent. »

De grands rideaux dorés s’étaient rejoints sur la malheureuse reine d’Écosse et se séparaient à nouveau, la douleur et la frustration balayées une fois de plus aussi radicalement qu’elle avaient déjà été effacées par le passage des siècles. À présent, une file de danseuses minuscules sous l’arc immense de la scène levaient la jambe et caracolaient avec la précision de menues poupées mécaniques trop petites et trop parfaites pour être vraies. La caméra plongea vers elles et courut le long de la rangée, les visages au sourire figé se succédant bruyamment comme des piquets de barrière. Puis le champ monta jusqu’aux cintres et les cadra d’une grande hauteur, les silhouettes bizarrement raccourcies toujours caracolant parfaitement en mesure même vues de cet angle inhumain.

Il y eut les applaudissements d’un public invisible. Puis quelqu’un s’avança et exécuta une danse avec des torches allumées qui projetèrent de longs rubans de feu ondulants au milieu de nuages à l’apparence cotonneuse mais très probablement en amiante. Ensuite une troupe en splendides costumes pseudo-historiques se contorsionna selon les nouveaux critères du ballet chanté, suivant les grandes lignes d’un argument qui avait été annoncé comme étant Les Sylphides mais qui n’avait pas grand-chose de commun avec. Ensuite les danseuses rythmiques revinrent, solennelles et charmantes comme des poupées mécaniques.

Maltzer se mit à donner les signes d’une tension dangereuse à mesure que les numéros se succédaient. Celui de Deirdre serait le dernier, naturellement. Cela parut très long en vérité avant qu’un visage en gros plan masque la scène et qu’un meneur de jeu à la tête de marionnette sympathique annonce pour le finale un numéro exceptionnel. L’excitation lui fêlait presque la voix – peut-être lui aussi n’avait-il été averti que depuis peu de ce qui attendait le public.

Aucun des deux hommes qui écoutaient n’entendit ce qu’il disait, mais l’un et l’autre eurent conscience qu’une certaine excitation indéfinissable montait dans le public, murmures, bruissements, attente grandissante, comme si le temps avait marché à l’envers et que la grande surprise leur avait déjà été révélée.

Puis les rideaux dorés reparurent. Ils frémirent, se séparèrent et s’élevèrent en décrivant un long arc – et entre eux la scène était emplie d’une chatoyante brume dorée. C’était, Harris s’en aperçut au bout d’un moment, simplement une série de rideaux de gaze, mais cela produisait un étrange et merveilleux sentiment d’expectative, comme si quelque chose de vraiment splendide devait être dissimulé dans ce brouillard. Le monde aurait pu avoir cette apparence au premier matin de la création, avant que le ciel et la terre aient pris forme dans l’esprit de Dieu. C’était un choix de décor singulièrement heureux dans son symbolisme, encore que Harris se soit demandé quelle part la nécessité avait eue à sa sélection, car le temps avait certainement manqué pour préparer un décor complexe.

Les spectateurs restaient assis dans un silence total et l’atmosphère était tendue. Ce n’était pas l’habituelle pause avant un numéro. Aucun n’avait été averti certainement et pourtant ils semblaient deviner…

La brume chatoyante frémit et commença à se dissiper, voile après voile. Derrière, il y avait l’obscurité et ce qui ressemblait à une rangée de pilastres brillants disposés en une balustrade qui prit forme peu à peu quand la brume recula en plis miroitants. Maintenant, on pouvait voir que la balustrade montait à droite et à gauche en s’incurvant jusqu’en haut d’un escalier en demi-cercle. La scène et l’escalier étaient recouverts de velours noir ; des tentures de velours noir étaient suspendues derrière la terrasse, un peu écartées et laissant apercevoir par leur ouverture un pan de ciel piqueté d’étoiles synthétiques à la lueur voilée.

Le dernier rideau de gaze dorée disparut. La scène était vide. Ou elle paraissait vide. Mais même en dépit des distances séparant cet écran de l’endroit qu’il reflétait, Harris sentit que les spectateurs n’attendaient pas que l’artiste sorte des coulisses. Il n’y avait pas de remue-ménage, pas de toux, pas de signes d’impatience. Dès le premier lever de rideau, une présence s’était imposée sur la scène ; elle emplissait la salle de sa domination calme. Elle attendait son moment, tenant en haleine l’auditoire comme un chef d’orchestre, avec sa baguette levée, attire et retient les yeux de ses musiciens.

Pendant un moment, tout fut figé sur la scène. Puis en haut de l’escalier, à l’endroit où se rejoignaient les deux courbes de pilastres formant la balustrade, une silhouette bougea.

Jusqu’à cet instant, elle avait paru être une colonne brillante parmi les autres de la rangée. Maintenant elle oscillait lentement et la lumière miroitait, scintillait et courait en flot ardent le long de ses membres et de sa tunique en mailles de métal. Elle oscilla juste assez pour montrer qu’elle était là. Puis, tous les yeux étant fixés sur elle, elle demeura immobile pour les laisser regarder leur content. L’écran ne s’abaissa pas à en faire un gros plan. Son énigme resta intacte et les spectateurs de la télévision ne la virent pas plus nettement que les spectateurs de la salle.

Beaucoup avaient dû la prendre au premier abord pour un robot merveilleusement animé, suspendu peut-être par des fils invisibles sur le fond de velours, car elle n’était certainement pas une femme vêtue de métal – ses proportions étaient trop menues et trop élégantes pour cela. Et peut– être cette impression de robotisme était ce qu’elle voulait produire d’abord. Elle restait silencieuse, oscillant juste un peu, forme masquée et impénétrable, sans visage, très mince dans sa tunique qui tombait en plis aussi nobles qu’une chlamyde grecque, encore que son apparence n’eût rien de grec. Dans le heaume doré à visière et la tunique de mailles se retrouvait à nouveau cette étrange évocation de la chevalerie, avec ses implications de richesse médiévale derrière la simplicité des lignes. Si ce n’est que par son exquise sveltesse elle ne rappelait pas un être humain en armure, pas même la relative finesse d’une Jeanne d’Arc. C’était la chevalerie et la finesse d’un autre monde qui étaient implicites dans sa silhouette.

Un ah de surprise avait couru dans l’assistance quand elle avait bougé. Maintenant les spectateurs retenaient de nouveau leur souffle en silence, ils attendaient. Et la tension, l’expectative avaient beaucoup plus d’intensité que l’importance apparente de la scène ne le justifiait. Même ceux qui la croyaient un mannequin semblaient percevoir les signes avant-coureurs de plus grandes révélations.

Et voici qu’elle oscillait et se mettait à descendre lentement les marches, se mouvant avec une souplesse juste un peu plus qu’humaine. La cadence de l’oscillation s’accentua. Quand elle atteignit le plancher de la scène, elle dansait. Mais c’était une danse qu’aucune créature humaine n’aurait jamais pu exécuter. Les longs et lents rythmes langoureux de son corps auraient été impossibles à une forme articulée aux jointures comme le sont les formes humaines. (Harris se rappela avec incrédulité qu’il avait redouté à un moment donné de la voir articulée comme une mécanique de robot. Mais c’était l’être humain qui semblait à présent, par contraste, articulé et mécanique.)

La langueur et le rythme de ses figures semblaient une improvisation, comme devrait l’être toute bonne danse, mais Harris savait ce que cette allure spontanée masquait d’heures de composition et de répétitions, quel laborieux travail d’enregistrement dans son cerveau de nouveaux tracés étranges, les premiers à remplacer les anciens et à gouverner la maîtrise de membres de métal.

Ici et là sur le tapis de velours, sur l’arrière-plan de velours, elle tissait les motifs compliqués de sa danse serpentine, sans se presser et cependant avec une telle autorité hypnotisante que l’air paraissait plein d’enroulements de rythmes comme si ses longs membres fuselés avaient laissé leurs propres répliques suspendues dans le vide et ne s’estompant qu’avec lenteur quand elle s’éloignait. Dans son esprit, Harris le comprit, la scène était un tout, une toile de fond à garnir complètement par les figures mesurées de sa danse, et elle semblait presque projeter le motif achevé vers ses spectateurs afin qu’ils la voient partout à la fois, ses rythmes dorés se dissipant dans l’air longtemps après son passage.

Et voici que résonnait de la musique, déroulant ses volutes qui persistaient en échos après elle comme les guirlandes brillantes qu’elle tissait avec son corps. Mais ce n’était pas de la musique orchestrale. Elle fredonnait, d’une voix profonde, douce, à bouche fermée, tout en exécutant sur la scène d’un pas léger ses évolutions pleines d’aisance et de complexité. Et le volume de la musique était surprenant. Cette musique semblait emplir la salle, et elle n’était pas amplifiée par des haut-parleurs invisibles. On s’en rendait bien compte. Il fallait avoir entendu la musique de Deirdre pour comprendre les subtiles distorsions que l’amplification impose à la musique. Celle-ci était profondément pure et vraie comme peut-être aucune oreille dans tout son public n’en avait jamais encore entendue.

Pendant qu’elle dansait, les spectateurs semblaient ne pas respirer. Peut-être commençaient-ils déjà à deviner qui et quoi se mouvaient devant eux sans les fanfares de publicité auxquelles ils s’attendaient à demi depuis des semaines maintenant. Et cependant, sans la publicité, il n’était pas facile de croire que la danseuse qu’ils regardaient n’était pas un mannequin astucieusement animé évoluant sur la scène mu par des fils invisibles.

Rien encore de ce qu’elle avait donné n’était humain. Sa danse n’était pas une danse qu’un être humain aurait pu exécuter. La musique qu’elle fredonnait sortait d’une gorge sans cordes vocales. Mais maintenant les longs rythmes lents s’achevaient, la figure se resserrait en finale. Et elle termina d’une façon aussi inhumaine qu’elle avait dansé, imposant aux spectateurs sa volonté de ne pas l’interrompre en l’applaudissant, les dominant à présent comme elle les avait toujours dominés. Car ce qu’elle impliquait ici c’est qu’une machine pouvait avoir exécuté cette danse et qu’une machine n’escompte pas d’applaudissements. S’ils pensaient que des manipulateurs invisibles lui avaient fait exécuter ces pas merveilleux, ils attendraient que les manipulateurs viennent saluer. Or le public fut obéissant. Il resta assis en silence, attendant ce qui allait suivre. Néanmoins son silence était tendu et oppressé.

La danse s’acheva comme elle avait commencé. Lentement, presque nonchalamment, elle monta les marches de velours, avec des mouvements accordés à des rythmes aussi parfaits que sa musique. Mais quand elle arriva en haut de l’escalier, elle se retourna face au public et, pendant un instant, demeura immobile comme une créature de métal, sans volonté propre, les mains du manipulateur juste posées sur ses fils.

Puis, ex abrupto, elle rit.

C’était un rire ravissant, bas et doux et à pleine gorge. Elle renversa la tête en arrière et laissa son corps osciller et ses épaules tressauter, et le rire – comme la musique – emplit la salle, gagnant du volume dans le grand creux de la coupole et résonnant aux oreilles de chaque auditeur non pas fort mais aussi familièrement que si chacun était assis seul avec la femme qui riait.

Et elle était une femme à présent. L’humanité était tombée sur elle comme un vêtement tangible. Aucun de ceux qui avaient déjà entendu ce rire ne pouvait éviter de le reconnaître. Mais avant que la vérité sur ce qu’elle était ait eu le temps de se faire jour dans l’esprit de ses auditeurs elle laissa le rire se transformer en musique comme aucune voix humaine n’aurait pu le faire. Elle fredonnait un refrain familier au creux de l’oreille de chacun de ceux qui entendaient. Et le fredonnement à son tour se changea en paroles. Elle chantait de sa voix claire, légère, enchanteresse. « La rose jaune du Paradis s’épanouit dans mon cœur… »

C’était la chanson de Deirdre. Elle l’avait chantée sur les ondes pour la première fois un mois avant l’incendie de la salle qui l’avait brûlée. C’était une petite mélodie banale, assez simple pour aller droit au cœur d’une nation qui a toujours aimé que ses chansons soient simples. Mais elle avait aussi une certaine sincérité, et pas trace de la vulgarité dans la mélodie et le rythme qui condamne tant de chansons populaires à l’oubli quand elles ont perdu l’attrait de la nouveauté.

Personne n’avait été capable de la chanter exactement comme Deirdre. La chanson avait été identifiée si étroitement à elle que, bien que pendant un temps après son accident des chanteuses aient essayé d’en faire une chanson d’hommage à Deirdre, elles avaient échoué à lui redonner son interprétation reconnaissable entre toutes de façon tellement manifeste que la chanson avait sombré par suite de leur incapacité totale à la chanter. Personne ne fredonnait jamais l’air sans penser à elle ni éprouver la douce tristesse nostalgique qu’inspire la perte d’une belle chose.

Mais à présent la chanson n’était pas triste. Si quelqu’un avait douté de la personne dont le cerveau et le moi animaient la souplesse de ce métal brillant, le doute n’était plus permis. Car la voix était Deirdre – et la chanson. Et la grâce mesurée, enchanteresse, de ses gestes qui rendait l’identification aussi certaine que la vue d’un visage familier.

Elle n’avait pas fini le premier vers de sa chanson que les spectateurs la reconnurent.

Et ils ne la laissèrent pas terminer. L’accolade de leur interruption était un tribut plus éloquent que n’aurait pu l’être une attente courtoise. Un souffle d’incrédulité courut d’abord dans la salle, puis l’exhalaison d’un long soupir qui, il ne sut pas pourquoi, fit penser Harris en l’écoutant au soupir qu’exhale toujours le public des matinées dès qu’apparaît le fabuleux Valentino, mort depuis tant de générations. Mais ce soupir ne s’éteignit pas une fois poussé. Une formidable tension était massée derrière et la marée de l’excitation monta en faibles murmures et applaudissements sporadiques qui confluèrent en un tonnerre assourdissant. Il secoua la salle. L’écran de télévision vibra et se brouilla légèrement sous l’impact de ces applaudissements qui lui étaient transmis.

Réduite au silence devant eux, Deirdre s’exprimait par gestes, elle saluait, saluait encore, tandis que le vacarme s’enflait autour d’elle, qui tremblait perceptiblement du triomphe sur sa propre émotion.

Harris eut l’intolérable impression qu’elle avait un sourire radieux et que les larmes inondaient ses joues. Il crut même, juste au moment où Maltzer se pencha en avant pour fermer le poste, qu’elle envoyait des baisers au public dans le geste séculaire de l’actrice reconnaissante, ses bras dorés étincelant comme elle semait des baisers pris sur le heaume sans traits, la face qui n’avait pas de bouche.

 

« Eh bien ? » dit Harris, non sans un accent de victoire.

Maltzer secoua la tête d’un mouvement saccadé, les lunettes mal équilibrées sur son nez si bien que les yeux flous derrière les verres avaient l’air de se dérober.

« Bien sûr qu’ils ont applaudi, espèce d’imbécile, répliqua-t-il d’une voix irritée. J’aurais dû me douter qu’ils le feraient avec cette mise en scène. Ça ne prouve rien. Oh, elle a été astucieuse de les surprendre – je le reconnais. Mais ils s’applaudissaient eux-mêmes autant qu’ils l’applaudissaient. L’excitation, la gratitude pour leur avoir donné le spectacle d’une représentation historique, l’hystérie collective – vous savez bien. C’est à partir de maintenant que l’épreuve va commencer, et ceci ne l’a pas aidée à s’y préparer. La curiosité morbide quand la nouvelle se répandra – les gens qui riront quand elle oubliera qu’elle n’est pas humaine. Et ils riront, vous savez. Il y en a toujours qui rient. Et la nouveauté qui s’émousse. L’épuisement graduel de l’humanité parce qu’il n’y a plus de contact avec les stimulants humains… »

Harris se rappela soudain et à regret cet instant dans l’après-midi qu’il avait mentalement mis de côté pour l’examiner plus tard. L’impression de quelque chose d’inconnu sous la surface de ce que disait Deirdre. Maltzer avait-il raison ? La déperdition commençait-elle déjà à s’effectuer ? Ou existait-il quelque chose de plus profond que cette réponse évidente à la question ? Effectivement, elle était passée par des expériences trop terribles pour être comprises du commun des mortels. Des cicatrices restaient peut-être encore ou bien avait-elle endossé avec son corps quelque étrange élément spirituel, métallique, qui ne parlait à aucun sens auquel pouvaient réagir des esprits humains ?

Pendant plusieurs minutes, aucun d’eux ne parla. Puis Maltzer se mit brusquement debout et resta planté à dévisager Harris en fronçant les sourcils d’un air absorbé.

« J’aimerais que vous partiez maintenant », dit-il.

Harris leva les yeux vers lui, surpris. Maltzer recommença à arpenter la pièce, à pas rapides et inégaux. Par-dessus son épaule il lança : « J’ai pris ma décision, Harris. Il faut que j’arrête ça. »

Harris se leva. « Écoutez, répliqua-t-il. Dites-moi, qu’est-ce qui vous rend si certain que vous avez raison ? Pouvez-vous nier qu’en majeure partie il s’agit de conjectures – sans valeur concluante ? Souvenez-vous, j’ai parlé à Deirdre et elle était aussi sûre que vous exactement du contraire. Avez– vous une raison fondée pour ce que vous pensez ? »

Maltzer enleva ses lunettes et se frotta le nez avec soin, en prenant longuement son temps. Il semblait ne pas avoir envie de répondre. Mais quand il répondit, finalement, il y avait dans sa voix une assurance à laquelle Harris ne s’attendait pas.

« J’ai une raison, déclara-t-il. Mais vous ne voudrez pas la croire. Personne ne le voudrait.

— Dites toujours. »

Maltzer secoua la tête. « Personne ne pourrait le croire. Il n’y a pas eu jusqu’à présent deux personnes liées entre elles comme Deirdre et moi l’avons été. Je l’ai aidée à revenir d’un total… du néant. Je l’ai connue avant qu’elle ait de la voix ou de l’ouïe. Quand je suis entré en contact avec elle, elle n’était qu’un esprit affolé, rendu à demi insensé par tout ce qui était arrivé et la peur de ce qui arriverait ensuite. En un sens très littéral elle a vécu une renaissance à partir de cet état – et j’ai dû la guider à chaque pas. J’en suis venu à connaître ses pensées avant qu’elle ne les pense. Et une fois qu’on a été aussi proche d’un autre esprit, on ne perd pas facilement le contact. » Il rechaussa ses lunettes et son regard brouillé par les verres épais se posa sur Harris. « Deirdre est soucieuse, reprit-il. Je le sais. Vous ne voudrez pas me croire, mais je peux… disons le percevoir. Je vous le répète, j’ai été trop proche de son esprit même pour me tromper. Vous ne le voyez pas, c’est possible. Peut-être même ne le sait-elle pas encore. Mais le souci est là. Quand je suis avec elle, je le sens. Et je ne veux pas qu’il approche plus de la surface de son esprit qu’il ne le fait déjà. Je vais arrêter ça avant qu’il ne soit trop tard. »

Harris ne répliqua rien. Cela dépassait trop son entendement. Il resta silencieux un instant. Puis il demanda simplement : « Comment ?

— Je ne sais pas trop encore. Il faut que je me décide avant son retour. Et je veux la voir seule.

— Je crois que vous avez tort, lui dit calmement Harris. Je crois que vous vous faites des idées. Je ne crois pas que vous puissiez réellement l’arrêter. »

Maltzer lui jeta un coup d’œil de biais. « Je peux l’arrêter, » dit-il d’une voix bizarre. Il ajouta vivement : « Elle en a déjà assez. Elle est presque humaine. Elle peut vivre normalement, comme d’autres gens vivent, sans retourner se produire à la télévision. Peut-être cette expérience suffira-t-elle. Je dois l’en convaincre. Si elle se retire maintenant, elle ne saura jamais à quel point son public pourrait être cruel et peut-être ce sentiment profond de… détresse, de malaise ou je ne sais quoi, ne viendra-t-il pas à la surface. Il ne faut pas qu’il y vienne. Elle est trop fragile pour le supporter. » Il frappa ses mains l’une contre l’autre sèchement.

« Je dois l’en empêcher. Pour son propre bien, je le dois ! » Il pivota de nouveau, face à Harris. « Voulez-vous partir, maintenant ? »

De sa vie Harris n’avait été moins disposé à s’en aller. Un instant, il pensa dire simplement : « Non, je ne veux pas. » Mais il était obligé de convenir en son for intérieur que Maltzer avait en partie raison. C’était une affaire entre Deirdre et son créateur, le point culminant peut-être de cette intimité longue d’une année si semblable au mariage que cette épreuve finale pour la suprématie était une nécessité qu’il admettait.

Même si c’était en son pouvoir, songea-t-il, il n’interdirait pas cette confrontation décisive. Peut– être l’année entière avait-elle concouru à ce moment entre eux où l’un ou l’autre devait s’affirmer le vainqueur. Ni l’un ni l’autre ne jouissait d’un parfait équilibre à présent, après la longue tension de l’année écoulée. Il se pouvait fort bien que le salut de leur santé mentale à l’un ou aux deux dépende de l’issue de l’affrontement. Mais parce que dans cet étrange duel chacun d’eux était si fortement motivé non par une préoccupation égoïste mais par la sollicitude pour l’autre, Harris comprit qu’il devait les laisser régler la question seuls.

Il était déjà dans la rue en train de héler un taxi quand il fut frappé par la signification de quelque chose que Maltzer lui avait dit. « Je peux l’arrêter », avait-il déclaré avec une curieuse inflexion dans la voix.

Harris se sentit soudain glacé. Maltzer l’avait faite – bien sûr qu’il était capable de l’arrêter s’il le voulait. Y avait-il une clef dans ce souple corps doré qui pouvait l’immobiliser au gré de son créateur ? Pouvait-elle être emprisonnée dans la cage de son corps ? Aucun corps depuis le commencement des temps, songea-t-il, n’avait été destiné à être une prison pour l’esprit qu’il contenait plus parfaitement que celui de Deirdre si Maltzer s’avisait de tourner la clef qui l’y enfermait. Il y avait sûrement bien des moyens d’y parvenir. Il n’avait qu’à tarir la source de l’alimentation qui maintenait son cerveau en vie, par exemple. Si c’est ce qu’il décidait.

Mais Harris ne pouvait pas croire qu’il le ferait. Cet homme n’était pas fou. Il n’irait pas à rencontre de son but. Sa détermination était née de sa sollicitude pour Deirdre ; même en dernier ressort il n’essaierait pas de la sauver en l’emprisonnant dans la cellule de son propre crâne.

Pendant un instant, Harris hésita au bord du trottoir, prêt à revenir sur ses pas. Mais que pouvait-il ? En admettant même que Maltzer ait recours à pareille tactique, auto-destructrice par nature, qui diable pourrait s’y opposer s’il s’y prenait avec assez de subtilité ? Mais il ne le ferait pas. Harris savait qu’il ne le ferait jamais. Il monta lentement dans son taxi, les sourcils froncés. Il les verrait tous deux demain.

 

Il ne les vit pas. Harris fut submergé par une marée d’appels enthousiastes à propos de la représentation de la veille, mais le message qu’il attendait ne vint pas. La journée s’écoula avec une grande lenteur. Vers le soir, il ne résista plus et appela l’appartement de Maltzer par vidéophone.

C’est le visage de Deirdre qui répondit et, pour une fois il ne vit pas de traits émergeant de sa mémoire en surimpression sur la surface neutre de son heaume. Masquée et sans expression, elle le fixait d’un regard indéchiffrable.

« « Est-ce que tout va bien ? questionna-t-il, un peu mal à l’aise.

— Oui, bien sûr », dit-elle et sa voix avait pour la première fois un accent légèrement métallique, comme si elle était trop préoccupée par autre chose pour se donner la peine de la poser convenablement. « J’ai eu une longue conversation avec Maltzer hier soir, si c’est à cela que tu penses. Tu sais ce qu’il veut. Mais rien n’est encore décidé. » La soudaine conscience qu’elle était en métal fit curieusement à Harris l’effet d’une douche froide. Impossible de rien déduire de la figure et de la voix de Deirdre. Chacune avait son masque.

« Qu’est-ce que tu comptes faire ? demanda-t-il.

— Exactement ce que j’ai projeté », lui dit-elle, sans inflexion.

Harris resta un peu désarçonné. Puis, se raccrochant à des questions d’ordre pratique, il dit : « Veux-tu que je m’occupe de préparer des engagements, alors ? »

Elle secoua le crâne au modelé délicat. « Pas encore. Tu as lu les critiques aujourd’hui, naturellement. Je… leur ai plu. » C’était le moins qu’on puisse dire et, pour la première fois, une note de chaleur vibra dans sa voix. Mais la préoccupation y était toujours aussi. « J’avais déjà prévu de les laisser attendre un peu après ma première représentation, reprit-elle. Deux semaines au bas mot. Tu te rappelles cette petite ferme que j’ai dans le New Jersey, John ? J’y vais aujourd’hui. Je ne verrai personne en dehors des domestiques là-bas. Pas même Maltzer. Pas même toi. J’ai pas mal de choses à mettre au point. Maltzer est d’accord de laisser tout en suspens jusqu’à ce que nous ayons réfléchi l’un et l’autre. Il se repose lui aussi. Je te verrai dès mon retour, John. Cela te va ? »

Elle s’effaça de l’écran presque avant qu’il ait eu le temps de hocher affirmativement la tête et alors que le début d’une objection balbutiée était encore sur ses lèvres. Il resta assis sans pouvoir détacher ses yeux de l’écran.

Les deux semaines qui s’écoulèrent avant que Maltzer le rappelle furent les plus longues que Harris eût jamais vécues. Il songea à bien des choses pendant cette période. Il était convaincu d’avoir perçu dans cette dernière conversation avec Deirdre une ombre de ce malaise intérieur dont Maltzer avait parlé – plus un repli sur soi que de la détresse, mais une pensée occupait son esprit qu’elle ne voulait – ou est-ce qu’elle ne pouvait ? – partager même avec ses confidents les plus intimes. Il se demanda même, au cas où son esprit serait dans un état d’équilibre aussi fragile que le craignait Maltzer, si l’on se rendrait jamais compte qu’il avait ou n’avait pas basculé. Il y avait si peu de repères qui permettent de conclure dans un sens ou dans l’autre sur son enveloppe immuable.

Et surtout il se demanda quel impact deux semaines dans un environnement nouveau auraient sur son corps pas encore rodé et son cerveau aux circuits neufs. Si Maltzer avait raison, alors peut– être y aurait-il un… épuisement perceptible quand ils se retrouveraient. Il s’efforça de ne pas y penser.

Maltzer lui vidéophona le matin prévu pour le retour de Deirdre. Il avait une mine épouvantable. Le repos n’avait pas dû être le moins du monde du repos. Son visage se réduisait presque à un masque de mort, et les yeux indistincts derrière leurs verres épais flamboyaient. Mais il semblait curieusement apaisé, en dépit de son apparence. Harris pensa qu’il était parvenu à une décision, mais quelle qu’elle fût elle n’avait pas arrêté le tremblement qui agitait ses mains ou le tic nerveux qui tirait par moments sa bouche de côté dans une grimace.

« Venez, dit-il d’un ton bref, sans préambule. Elle sera ici dans une demi-heure. » Et il disparut de l’écran sans attendre de réponse.

Quand Harris arriva, il était debout près de la fenêtre et regardait en bas, plaquant ses mains sur le rebord pour les empêcher de trembler.

« Je ne peux pas l’arrêter », déclara-t-il d’une voix monocorde et de nouveau sans préambule. Harris eut l’impression que pendant ces deux semaines les pensées de Maltzer avaient tourné interminablement en rond jusqu’à ce que toute parole ne soit plus qu’un interlude vocal dans la démarche de son esprit. « Je n’ai pas pu. J’ai même essayé les menaces, mais elle savait que je n’avais pas l’intention de les exécuter. Il n’y a qu’un moyen d’en sortir, Harris. » Il releva un instant la tête, les yeux caves derrière ses verres. « Peu importe. Je vous le dirai plus tard.

— Lui avez vous expliqué tout ce que vous m’avez dit ?

— Presque tout. Je l’ai même accusée d’avoir ce… cette sensation de détresse que je sais qu’elle ressent. Elle l’a nié. Elle mentait. Nous le savions tous les deux. C’était pire après la représentation qu’avant. Quand je l’ai vue ce soir-là, je vous dis que je l’ai compris… elle a conscience que quelque chose ne va pas, mais elle ne veut pas le reconnaître. » Il haussa les épaules. « Alors… »

Dans le silence ils entendirent le bourdonnement à peine perceptible de l’ascenseur qui descendait de la plate-forme d’atterrissage pour hélicoptères installée sur le toit. Les deux hommes se tournèrent vers la porte.

Elle n’avait pas changé du tout. Bêtement, Harris en fut un peu surpris. Puis il se ressaisit et se rappela qu’elle ne changerait jamais – jamais jusqu’à sa mort. Lui-même deviendrait peut-être sénile avec des cheveux blancs ; elle se déplacerait devant lui comme elle le faisait maintenant, souple, dorée, énigmatique.

Toutefois, il eut l’impression qu’elle retenait son souffle quand elle vit Maltzer et la gravité de sa dégénérescence rapide. Elle n’avait pas de souffle à retenir, mais sa voix était saccadée quand elle les salua.

« Je suis heureuse que vous soyez là tous les deux, dit-elle avec une légère hésitation dans sa diction. La journée est magnifique dehors. Le New Jersey était merveilleux. J’avais oublié comme il est beau en été. Le sanatorium a-t-il donné des résultats, Maltzer ? »

Il secoua la tête avec irritation et ne répondit pas. Elle continua à bavarder d’une voix légère, effleurant la surface, ne disant rien d’important.

Cette fois, Harris la vit comme il supposait que la verrait son public, par la suite, quand l’effet de surprise se serait dissipé et que l’image de la Deirdre vivante serait sortie des mémoires. Elle était tout métal à présent, la Deirdre que le public connaîtrait désormais. Et elle n’était pas moins ravissante. Elle n’était même pas moins humaine – pas encore. Ses mouvements étaient un miracle de grâce flexible, un déploiement de souplesse dans chaque membre. (Désormais, Harris en prit soudain conscience, c’est son corps et non pas son visage qui aurait la mobilité nécessaire pour exprimer une émotion ; elle devrait se servir de ses membres et de son souple buste enveloppé dans sa tunique.)

Mais quelque chose n’allait pas. Harris le perçut presque tangiblement dans ses inflexions, sa manière évasive, sa façon de se protéger derrière un bouclier de paroles. C’était ce à quoi Maltzer avait fait allusion, ce que Harris lui-même avait senti juste avant qu’elle parte pour la campagne. À ceci près que maintenant c’était fort – certain. Entre eux et l’ancienne Deirdre dont la voix leur parlait encore, un voile de… détachement… avait été tendu. Derrière ce voile, elle était en proie au désarroi. Dieu sait comment, Dieu sait où, elle avait découvert quelque chose qui l’avait affectée profondément. Et Harris avait terriblement peur de savoir ce qu’était cette découverte. Maltzer avait raison.

Il était toujours appuyé à la fenêtre, regardant sans le voir le vaste panorama de New York sillonné par un réseau d’autoponts, scintillant de vitres où se reflétait le soleil, ses dimensions vertigineuses plongeant dans les ombres bleues du niveau du sol. Il demanda maintenant, coupant le fil des propos débités d’une voix légère : « Vous sentez-vous bien, Deirdre ? »

Elle rit. Un rire ravissant. Elle traversa la pièce d’une démarche souple, le soleil étincelant sur sa tunique de mailles musicale, et se pencha au-dessus d’une boîte à cigarettes sur une table. Ses doigts étaient habiles.

« Vous en voulez une ? » dit-elle, et elle apporta la boîte à Maltzer. Il la laissa placer le cylindre brun entre ses lèvres et lui présenter une flamme, mais il ne semblait pas savoir ce qu’il faisait. Elle remit la boîte en place, puis se dirigea vers un miroir sur le mur opposé et commença à essayer une série d’ondulations glissantes qui tissaient des arabesques d’or pâle dans la glace. « Bien sûr que je me sens en forme, dit-elle.

— Vous mentez. »

Deirdre ne se retourna pas. Elle l’observait dans la glace, mais l’ondoiement de ses mouvements se poursuivit avec lenteur, langueur, paisiblement.

« Non », leur dit-elle à tous deux.

Maltzer aspira de longues bouffées de sa cigarette. Puis tirant d’un coup sec il débloqua la fenêtre et jeta au loin le mégot fumant au-dessus des gouffres béants. Il déclara : « Vous ne pouvez pas m’en faire accroire, Deirdre. » Sa voix, subitement, était tout à fait calme. « Je vous ai créée, ma chère. Je sais. J’ai senti ce malaise qui ne cessait de grandir en vous depuis longtemps maintenant. Il est beaucoup plus fort aujourd’hui qu’il y a quinze jours. Il vous est arrivé quelque chose à la campagne. J’ignore de quoi il s’agit, mais vous avez changé. Voulez-vous reconnaître ce que c’est, Deirdre ? Avez-vous enfin compris qu’il ne faut pas que vous reveniez à l’écran ?

— Mais non », dit Deirdre qui ne le regardait toujours que d’une manière détournée, dans la glace. Ses gestes étaient plus lents à présent, traçant paresseusement des arabesques dans l’air. « Non, je n’ai pas changé d’avis. »

Elle était tout métal – extérieurement. Elle tirait déloyalement avantage de sa condition métallique. Elle s’était retirée au plus profond d’elle-même, derrière le masque de sa voix et de son absence de visage. Même son corps, dont les sursauts involontaires auraient pu trahir ce qu’elle ressentait, la seule façon dont elle pouvait se trahir maintenant, elle lui faisait exécuter des gestes traditionnels qui le déguisaient complètement. Aussi longtemps que ces ronds de bras et de jambes et ces entrechats l’occupaient, nul n’avait le moyen de deviner d’après ses mouvements ce qui se passait dans le cerveau caché à l’intérieur de son heaume.

Harris fut soudain et pour la première fois frappé par l’absolu de ce repliement. Quand il l’avait vue la dernière fois dans cet appartement elle avait été entièrement Deirdre, pas masquée du tout, submergeant le métal par la chaleur et l’ardeur de la femme qu’il avait si bien connue. Depuis – depuis la représentation sur la scène – il n’avait plus vu la Deirdre familière. Il se demanda passionnément pourquoi. Avait-elle commencé à soupçonner au moment même de son triomphe quel maître inconstant est le public ? Avait-elle perçu, peut-être, des chuchotements et des rires dans une petite partie de son auditoire, encore que la grande majorité l’ait acclamée ?

Ou Maltzer avait-il raison ? La première entrevue de Harris avec elle avait peut-être été la dernière flambée de la Deirdre perdue, animée par l’excitation et le plaisir des retrouvailles après si longtemps, une animation recréée dans un ultime et violent effort pour le convaincre. Maintenant elle s’était repliée sur elle-même, mais était-ce pour se protéger contre les possibles cruautés des humains ou était-ce une conversion à la métallicité, il était incapable d’en décider. L’humanité se retirait peut– être d’elle rapidement, et le métal imprégnait de ses émanations cuivrées le cerveau qu’il abritait.

Maltzer posa sa main tremblante sur le rebord de la fenêtre ouverte et regarda au-dehors. Il dit d’une voix plus grave, dépourvue pour la première fois de son intonation irritée : « J’ai commis une erreur terrible, Deirdre. Je vous ai fait un mal irréparable. » Il resta silencieux un instant, mais Deirdre ne dit rien. Harris n’osa pas prendre la parole. Au bout d’un moment, Maltzer poursuivit : « Je vous ai faite vulnérable et je ne vous ai pas donné d’armes pour lutter contre vos ennemis. Et la race humaine est votre ennemie, ma chère, que vous en conveniez maintenant ou plus tard. Je pense que vous le savez. Je pense que c’est pourquoi vous êtes tellement silencieuse. Je pense que vous avez dû le deviner sur la scène il y a quinze jours, et que vous en avez eu la confirmation dans le New Jersey quand vous vous êtes absentée. Les gens vont vous haïr au bout d’un certain temps parce que vous êtes toujours belle et ils vont vous persécuter parce que vous êtes différente – et sans défense. Une fois l’effet de nouveauté dissipé, ma chère, votre public ne sera plus qu’une foule enragée. »

Il ne la regardait pas. Il s’était légèrement penché en avant et regardait par la fenêtre vers le bas. Ses cheveux flottaient dans le vent qui soufflait très fort à cette hauteur et sifflait plaintivement contre le bord de la vitre.

« Je voulais, dit-il, que ce que j’ai fait pour vous serve à toutes les victimes d’accident qui les aurait détruites. J’aurais dû savoir que mon cadeau provoquerait plus de dommages qu’aucune mutilation. Je sais maintenant qu’un être humain ne dispose que d’un seul moyen légitime de créer la vie. Quand il en essaie un autre, comme je l’ai fait, il a une leçon à apprendre. Vous vous rappelez la leçon de l’étudiant Frankenstein ? Il a appris, lui aussi. En un sens, il a eu de la chance – par la manière dont il a appris. Il n’a pas été obligé de voir ce qui s’est passé ensuite. Peut-être qu’il n’en aurait pas eu le courage… je sais que je ne l’ai pas. »

Harris se retrouva debout sans se rappeler s’être levé. Il savait tout d’un coup ce qui allait se passer. Il comprenait l’air de résolution de Maltzer, son calme nouveau, anormal. Il savait même pourquoi Maltzer lui avait demandé de venir ici aujourd’hui – pour que Deirdre ne reste pas seule. Car il se rappelait que Frankenstein, aussi, avait payé de sa vie la création illicite de la vie.

Maltzer avait la tête et les épaules hors de la fenêtre à présent, regardant vers le bas avec une fascination presque hypnotique. Sa voix leur parvenait lointaine dans la brise comme si déjà une barrière se dressait entre eux.

Deirdre n’avait pas bougé. Son masque sans expression, dans le miroir, l’observait calmement. Elle avait sûrement compris. Cependant elle n’en témoignait rien, à part que les oscillations rythmées de ses bras avaient presque cessé à présent, tant elle y mettait de lenteur. Comme une danse vue dans un cauchemar, sous l’eau.

Il lui était évidemment impossible d’exprimer une émotion quelconque. Le fait que son visage n’en montrait aucune à présent ne devait, en toute justice, pas être mis à sa charge. Mais elle regardait si manifestement sans réaction… Aucun d’eux n’approcha de la fenêtre. Un faux pas maintenant risquait de le précipiter dans le vide. Ils restaient silencieux, écoutant sa voix.

« Nous qui mettons au monde illégalement une vie, disait Maltzer d’un ton presque songeur, nous devons lui faire de la place en retirant la nôtre. Cela semble une règle inflexible. Elle joue automatiquement. La chose que nous créons rend l’existence insupportable. Non, vous n’y pouvez rien, ma chère. Je vous ai demandé de faire quelque chose que je vous ai créée incapable de faire. Je vous ai fabriquée pour accomplir une fonction et je vous ai demandé de renoncer à la seule chose que vous étiez faite pour accomplir. Je crois que, si vous l’accomplissez, elle vous détruira mais la faute en incombe entièrement à moi et non à vous. Je ne vous demande même plus de renoncer à la télévision. Je sais que vous ne pouvez pas y renoncer et continuer à vivre. Mais je ne peux pas vivre et vous regarder faire. J’ai mis toute ma science et mon amour dans un ultime chef-d’œuvre, et je ne peux pas supporter de le voir détruit. Je ne peux pas vivre et vous regarder faire la seule chose que je vous ai créée pour faire, et périr parce que vous êtes obligée de le faire.

« Mais avant de disparaître, je veux m’assurer que vous comprenez. » Il se pencha un peu plus en avant, le regard fixé vers le bas, et sa voix devint plus lointaine car la vitre s’interposa entre eux. Il disait maintenant des choses presque intolérables, mais de façon très détachée, d’un ton froid, dépourvu de passion, qui filtrait à travers le vent et la vitre et le bourdonnement lointain de la ville s’y mêlait de sorte que ses paroles étaient curieusement dépouillées de pathétique. « Je suis peut-être un lâche qui esquive les conséquences de ce que j’ai fait, mais je ne peux pas partir en vous laissant… sans comprendre. Ce serait encore pire que l’idée de votre échec, de penser que vous serez surprise et désemparée quand la foule vous attaquera. Ce que je vous dis, ma chère, n’est pas vraiment une nouveauté – je pense que vous en avez déjà eu conscience, même si peut-être vous vous refusez à l’admettre. Nous avons été trop proches pour nous mentir, Deirdre – je sais quand vous ne dites pas la vérité. Je sais quelle détresse a grandi dans votre esprit. Vous n’êtes pas entièrement humaine, ma chère. Je pense que vous savez cela. Sur bien des points, en dépit de mes efforts, vous devez toujours être moins qu’humaine. Vous avez perdu les sens de perception qui vous maintenaient en contact avec l’humanité. La vue et l’ouïe sont tout ce qui reste et la vue, comme je l’ai dit déjà, a été le dernier sens à se développer et le plus froid. Et vous êtes si délicatement en équilibre pour ainsi dire sur le fil du tranchant de la raison. Vous êtes seulement un esprit clair, scintillant, qui anime un corps de métal comme la flamme d’une bougie dans un globe. Et aussi dangereusement vulnérable aux coups de vent. »

Il se tut.

« Tâchez de ne pas les laisser vous anéantir complètement, reprit-il au bout d’un instant. Quand les gens se tourneront contre vous, quand ils découvriront que vous avez moins de défenses qu’eux… j’aurais aimé vous avoir faite plus forte, Deirdre. Mais je n’ai pas pu. J’ai été trop habile pour votre bien et pour le mien mais pas tout à fait habile pour cela. »

Il resta de nouveau silencieux un temps bref, regardant vers le bas. Il était à présent en position précaire, plus de la moitié du corps hors de la fenêtre et retenu uniquement par une main appuyée sur la vitre. Harris l’observait, en proie à une poignante incertitude, ne sachant pas si un bond en avant permettrait de le rattraper à temps ou le précipiterait dans le vide. Deirdre continuait à nouer et dénouer ses arabesques dorées, sur une cadence lente et invariable, regardant le miroir et ce qui s’y reflétait, son visage et le masque de ses yeux énigmatiques.

« Je souhaite une chose, toutefois, déclara Maltzer de sa voix lointaine. Je souhaite – avant de finir – que vous me disiez la vérité, Deirdre. Je serais plus heureux si j’étais sûr que je… suis parvenu à me faire entendre de vous. Comprenez– vous ce que j’ai dit ? Me croyez-vous ? Parce que, sinon, je saurai alors que vous êtes perdue sans espoir. Si vous admettez vos propres doutes – si vous savez que vous doutez… je pourrai me dire que vous aurez peut-être quand même une chance. M’avez-vous menti, Deirdre ? Comprenez-vous à… à quel point je me suis fourvoyé en vous faisant ? » Il y eut un silence. Puis très bas, dans un souffle, Deirdre répondit. La voix semblait suspendue en l’air, parce qu’elle n’avait pas de lèvres à remuer qui la localisent pour l’imagination.

« M’écouterez-vous, Maltzer ? demanda-t-elle.

— J’attendrai, dit-il. Allez-y. Oui ou non ? »

Avec lenteur elle laissa ses bras tomber le long de son corps. D’un mouvement très souple et silencieux, elle se détourna du miroir et se retrouva face à face avec lui. Elle oscillait légèrement, faisant tinter sa tunique de métal.

« Je vous répondrai, dit-elle. Mais je ne crois pas que je répondrai à cela. Pas par oui ou par non, en tout cas. Je vais marcher un peu, Maltzer. J’ai quelque chose à vous dire et je ne peux pas parler en restant immobile. Me laisserez-vous aller et venir sans… sauter ? »

Il inclina la tête d’un air détaché. « Vous ne pouvez pas intervenir à cette distance, dit-il. Mais ne vous rapprochez pas. Que voulez-vous dire ? » Elle commença à arpenter un peu le bout de la pièce où elle se trouvait, se mouvant avec une souplesse harmonieuse. La table avec la boîte de cigarettes était sur son passage et elle la poussa précautionneusement de côté, un œil sur Maltzer, évitant les gestes vifs pour ne pas l’alarmer.

« Je ne suis pas… eh bien, sous-humaine, déclara– t-elle avec une légère note d’indignation dans la voix. Je le prouverais dans une minute, mais je veux dire quelque chose d’autre d’abord. Il faut que vous me promettiez d’attendre et d’écouter. Il y a une erreur dans votre raisonnement, et elle me blesse. Je ne suis pas un monstre à la Frankenstein fait de chair morte. Je suis moi-même – vivante. Vous n’avez pas créé ma vie, vous l’avez seulement préservée. Je ne suis pas un robot, avec des impulsions incorporées auxquelles je dois obéir. Je suis libre de ma volonté et indépendante et, Maltzer… je suis humaine. »

Harris s’était légèrement détendu. Elle savait ce qu’elle faisait. Il n’avait aucune idée de ce qu’elle projetait, mais il était maintenant disposé à attendre. Elle n’était pas l’automate indifférent qu’il avait cru. Il la regarda se diriger de nouveau vers la table au cours d’une de ses allées et venues, et se pencher au-dessus, son masque sans yeux tourné vers Maltzer pour s’assurer qu’une variation dans ses mouvements ne l’alarmait pas.

« Je suis humaine, répéta-t-elle, sa voix légèrement et délicieusement chantante. Croyez-vous que je ne le suis pas ? » demanda-t-elle en se redressant, s’adressant à eux deux. Et soudain, presque accablants, la chaleur et l’ardent charme de naguère irradièrent d’elle. Elle n’était plus un robot, elle n’était plus énigmatique. Harris pouvait discerner aussi nettement que lors de leur première rencontre la chair dont il se souvenait, toujours gracieuse et belle, à présent que la voix de Deirdre stimulait sa mémoire. Elle se tenait debout oscillant légèrement comme elle avait toujours oscillé, la tête penchée de côté, et elle leur riait au nez à tous deux. C’était un son si doux et ravissant, si plaisamment familier.

« Bien sûr que je suis moi », leur dit-elle – et quand les mots résonnèrent à leurs oreilles aucun d’eux ne put en douter, Sa voix avait une faculté hypnotique. Elle se détourna et se remit à faire les cent pas – et si puissante était l’aura d’humanité dont elle s’était entourée que cette aura les fouettait de ses pulsations profondes, comme si son corps était une chaudière qui leur envoyait ces réconfortantes vagues de chaleur. « J’ai des handicaps, je sais, dit-elle. Mais mon public ne le saura jamais. Je ne le lui laisserai pas savoir. Je pense que vous me croirez, vous deux, quand je dis que je pourrais jouer Juliette telle que je suis à présent, avec une distribution d’acteurs normaux, et faire que le monde l’accepte. Penses-tu que je le pourrais, John ? Maltzer, ne pensez-vous pas que je le pourrais ? »

Elle s’arrêta au bout le plus éloigné du chemin qu’elle traçait dans ses allées et venues, et se retourna vers eux, et tous deux la dévisagèrent sans parler. Pour Harris elle était la Deirdre qu’il avait toujours connue, d’or pâle, d’une grâce exquise dans les attitudes présentes à sa mémoire, son rayonnement intérieur passant à travers le métal avec autant d’éclat qu’il avait toujours brillé à travers la chair.

Il ne se demandait pas, maintenant, si c’était réel. Plus tard, il songerait de nouveau que ce n’était peut-être qu’un déguisement, quelque chose comme un vêtement qu’elle avait enlevé avec son corps perdu, pour le remettre seulement quand la fantaisie l’en prenait. À présent, la magie de son charme dominateur était trop puissante pour qu’il se pose des questions. Il regardait, convaincu pour le moment qu’elle était tout ce qu’elle semblait être. Elle pouvait jouer Juliette si elle disait qu’elle le pouvait. Elle pouvait ensorceler une salle entière aussi aisément qu’elle l’avait captivé, lui. Pour tout dire, elle avait à ce moment précis quelque chose qui convainquait plus de son humanité que ce qu’il avait remarqué jusqu’alors. Il le comprit dans un éclair d’intuition avant de voir ce que c’était.

Elle regardait Maltzer. Lui aussi l’observait, fasciné malgré lui, et il ne la contredisait pas. Le regard de Deirdre alla de l’un à l’autre. Puis elle renversa la tête en arrière et son rire fusa et cascada en amples vagues jaillissant à gorge déployée. Il était si puissant qu’elle en tremblait. Harris voyait presque son cou rond battre au rythme des douces ondes de rire grave qui la secouaient. Une franche gaieté, où perçait un peu de dérision.

Puis elle leva un bras et jeta sa cigarette dans l’âtre vide.

Harris sentit le souffle lui manquer, et son esprit demeura un instant obnubilé par une dénégation aveugle. Il n’était pas resté assis là à regarder un robot fumer en trouvant cela normal. Impossible ! Et pourtant si. C’avait été la touche finale qui avait entraîné son esprit hypnotisé à accepter son humanité. Et elle l’avait fait avec tant d’adresse, tant de naturel, jouant de son humanité radieuse avec tant de justesse, que son esprit en la voyant faire n’avait même pas mis en doute ce qu’elle faisait.

Il jeta un coup d’œil à Maltzer. Celui-ci était toujours engagé à mi-corps sur le rebord de la fenêtre mais, par l’embrasure, lui aussi regardait avec des yeux qu’écarquillait une stupeur incrédule et Harris comprit qu’ils avaient partagé la même illusion.

Deirdre était encore légèrement secouée par le rire. « Eh bien, questionna-t-elle, la voix vibrant de ce rire éclatant, suis-je entièrement robot, en fin de compte ? »

Harris ouvrit la bouche, mais il ne proféra pas un son. Cette affaire ne le concernait pas. La partie se disputait uniquement entre Deirdre et Maltzer ; il ne devait pas s’en mêler. Il tourna la tête vers la fenêtre et attendit.

Et Maltzer parut pendant un moment ébranlé dans ses convictions.

« Vous… vous êtes une bonne actrice, reconnut-il lentement. Mais… je ne suis pas convaincu d’avoir tort. Je crois… » Il s’interrompit. La note agressive avait reparu dans sa voix, et il semblait de nouveau déchiré par les doutes et le désarroi d’avant. Puis Harris le vit se raidir. Il vit la résolution se reformer et comprit pourquoi. Maltzer était allé trop loin déjà sur le sentier froid et solitaire qu’il avait choisi pour reculer, même devant des preuves plus fortes que celle-ci. Il n’avait atteint ses conclusions qu’après une effervescence mentale trop terrible pour la supporter encore. Il était sûr de trouver la sécurité et la paix dans la voie qu’il s’était armé de courage pour suivre. Il était trop las, trop épuisé par des mois de conflit, pour revenir en arrière et tout recommencer. Harris le voyait littéralement tâtonner pour trouver une issue et au bout d’un instant il le vit effectivement la trouver.

« C’était un tour de passe-passe, déclara-t-il d’une voix blanche. Peut-être parviendriez-vous aussi à le réussir avec un public plus nombreux. Peut-être avez-vous d’autres tours en réserve. Il se peut que je me trompe. Mais, Deirdre » – sa voix devint pressante – « vous n’avez pas donné l’unique réponse qu’il me faut. Vous ne pouvez pas la donner. Vous êtes bien en proie au… désarroi. Vous avez appris ce qui vous fait défaut, si bien que vous le cachiez de nous… même de nous. Je le sais. Le nierez-vous, Deirdre ? »

Elle ne riait pas maintenant. Elle laissa retomber ses bras et le souple corps doré tout entier sembla s’affaisser légèrement, comme si le cerveau qui, peu auparavant, envoyait de fortes, de vigoureuses ondes de confiance, avait relâché son afflux de puissance et que les muscles intangibles de ses membres s’étaient relâchés en même temps. L’humanité rayonnante commença à perdre de l’éclat. Elle se retira en elle et disparut, comme si le feu dans la chaudière de son corps baissait et s’éteignait.

« Maltzer, dit-elle d’une voix hésitante, je ne peux pas répondre à cela… pas encore. Je ne peux… »

Et alors, tandis qu’ils attendaient avec anxiété qu’elle achève la phrase, elle fulgura. Elle cessa d’être une forme en stase – elle fulgura.

C’était quelque chose qu’aucun œil ne pouvait observer et transmettre en termes enregistrables par le cerveau ; son mouvement était trop vif. Maltzer, sur la fenêtre, était à une longueur entière d’une longue pièce. Il s’était cru en sécurité à cette distance, sachant que nul être humain normal n’arriverait jusqu’à lui avant qu’il ait réagi. Mais Deirdre n’était ni normale ni humaine.

À l’instant précis où elle était dans une posture accablée devant le miroir, elle fut simultanément au côté de Maltzer. Son mouvement niait le temps et détruisait l’espace. Et de même que le bout ardent d’une cigarette dans l’obscurité décrit des cercles devant l’observateur quand celui qui tient la cigarette la remue d’un geste vif, de même Deirdre fusa dans un éclair doré continu à travers la pièce.

Mais, chose curieuse, elle n’offrit pas une image brouillée. Harris, qui la regardait, sentit son esprit se paralyser de nouveau, mais moins par surprise que parce qu’un cerveau et des yeux normaux ne pouvaient percevoir ce que c’était qu’il regardait.

(Dans ce moment d’intolérable suspense, son cerveau humain complexe s’arrêta soudain, annihilant le temps à sa façon, et se retira dans un coin tranquille à lui pour analyser en un éclair ce que c’était qu’il venait de voir. Le cerveau pouvait le faire en un rien de temps ; les mots sont lents. Mais Harris savait qu’il venait d’observer une sorte de tesseract de mouvement humain, une parabole d’activité quadridimensionnelle. Un point unidimensionnel déplacé dans l’espace crée une ligne bidimensionnelle qui, en mouvement, crée un cube tridimensionnel. Théoriquement, le cube en mouvement devrait produire une figure quadridimensionnelle. De figure tridimensionnelle déplacée à travers l’espace et le temps nulle créature humaine n’en avait jamais vue – jusqu’à maintenant. Elle ne s’était pas brouillée ; chaque mouvement qu’elle faisait était distinct, mais pas comme des silhouettes mouvantes sur une bande de pellicule. Pas comme rien de ce que ceux qui utilisent notre langage avaient encore jamais vu, ou créé des mots pour exprimer. L’esprit voyait, mais sans percevoir. Ni les mots ni les pensées ne pouvaient résoudre ce qui se passait en termes accessibles aux cerveaux humains. Et peut-être ne s’était-elle pas réellement et littéralement déplacée dans la quatrième dimension. Peut-être – puisque Harris avait pu la voir – était-ce presque et pas tout à fait cette chose inimaginable. Mais ce n’en était pas loin.)

Tandis que pour l’œil lent de l’esprit elle était toujours debout à l’autre extrémité de la pièce, elle se trouvait déjà à côté de Maltzer, ses longs doigts flexibles doux mais très fermes sur ses bras. Elle attendit…

La pièce brasilla. Un souffle brûlant gifla violemment Harris. Puis l’air redevint calme et Deirdre disait à voix basse, dans un murmure chagriné : « Je suis navrée… j’ai été obligée de le faire… je ne voulais pas que vous sachiez… »

Le temps rattrapa Harris. Il le vit rejoindre aussi Maltzer, vit l’autre se rejeter convulsivement en arrière pour échapper aux mains qui l’étreignaient, dans un effort ridiculement vain pour prévenir ce qui s’était déjà produit. Même la pensée était lente, en comparaison de la célérité de Deirdre.

La brusque détente vers l’extérieur était puissante. Assez puissante pour briser l’étreinte de mains humaines et catapulter Maltzer dans le vide vers les profondeurs vertigineuses de New York. L’esprit sauta à une conclusion logique et le vit culbuter, tournoyer et s’amenuiser avec une terrible rapidité jusqu’à n’être plus qu’un minuscule point d’obscurité qui tombait à travers les rayons du soleil vers les ombres proches du sol. L’esprit imagina même un faible cri aigu qui plongeait avec le corps en pleine chute et s’attardait derrière lui dans l’air ébranlé.

Mais l’esprit avait pris en compte des facteurs humains.

D’un mouvement doux, sans secousses, Deirdre enleva Maltzer de dessus le rebord de la fenêtre et avec une aisance totalement dépourvue d’effort elle le ramena en sécurité tout au fond de la pièce. Elle le déposa devant un divan et ses doigts dorés se détachèrent de ses bras lentement, de façon qu’il ait le temps de retrouver le contrôle de son propre corps avant qu’elle le libère.

Il se laissa choir sur le divan sans un mot. Personne ne parla pendant un laps de temps inévaluable. Harris en était incapable. Deirdre attendait patiemment. C’est Maltzer qui récupéra le premier la faculté de parler, et elle s’exerça sur le même sujet, comme si son esprit n’avait pas encore quitté le sillon qu’il avait creusé si profond.

« D’accord, dit-il d’une voix essoufflée. D’accord, vous pouvez m’arrêter cette fois-ci. Mais je sais, voyez-vous. Je sais ! Vous ne pouvez pas me cacher ce que vous ressentez, Deirdre. Je connais votre désarroi. Et la prochaine fois… la prochaine fois, je ne m’attarderai pas à parler ! »

Deirdre fit le bruit d’un soupir. Elle n’avait pas de poumons pour rejeter le souffle qu’elle imitait, mais c’était difficile à imaginer. C’était difficile de comprendre pourquoi elle ne haletait pas à la suite du terrible effort des dernières minutes ; l’esprit savait pourquoi, mais ne pouvait pas accepter l’explication. Deirdre était encore trop humaine.

« Vous ne devinez toujours pas, dit-elle. Réfléchissez, Maltzer, réfléchissez ! »

Il y avait un pouf à côté du divan. Elle s’y laissa tomber avec grâce, enlaçant ses genoux recouverts par la tunique. Sa tête se renversa en arrière pour observer le visage de Maltzer. Elle n’y vit que de l’hébétude à présent ; il avait traversé une trop forte tempête émotionnelle pour être capable de réfléchir.

« D’accord, lui dit-elle. Écoutez… je veux bien l’admettre. Vous avez raison. Je suis effectivement malheureuse. Je sais que ce que vous avez dit est vrai… mais pas pour la raison que vous croyez. L’humanité et moi sommes loin l’une de l’autre et nous ne cessons de nous éloigner. Le fossé sera difficile à combler. Vous m’entendez, Maltzer ? »

Harris vit l’effort prodigieux que nécessita la reprise de conscience de Maltzer. Il le vit rameuter ses esprits et se redresser sur le divan avec des gestes las et raides.

« Vous… vous en convenez donc bien ? » questionna-t-il d’une voix désorientée.

Deirdre secoua vivement la tête.

« Me considérez-vous donc encore comme faible ? s’exclama-t-elle. Savez-vous que j’ai traversé la moitié de la pièce en vous portant à bout de bras pour vous amener ici ? Vous rendez-vous compte que vous ne pesez rien pour moi ? Je pourrais » – elle jeta un coup d’œil circulaire dans la pièce et fit un geste d’une violence soudaine, assez effrayante – « démolir cet immeuble, dit-elle à mi-voix. Je pourrais me frayer un passage à travers ces murs, je crois. Je n’ai pas encore trouvé de limite à la force que je peux déployer si je veux. » Elle éleva en l’air ses mains dorées et les contempla. « Le métal se romprait peut-être, déclara-t-elle pensivement, mais de toute façon je ne sens rien… »

Maltzer s’écria d’une voix étranglée : « Deirdre… »

Elle leva la tête avec ce qui devait être un sourire. Cela s’entendait nettement à sa voix. « Oh, je ne le ferai pas. Je n’aurais pas besoin d’utiliser mes mains pour le faire si j’en avais envie. Tenez… écoutez ! »

Elle renversa la tête et un bourdonnement grave, vibrant, s’amassa et grossit dans ce qu’on appelait toujours en pensée sa gorge. Il prit vite de la puissance et les oreilles commencèrent à tinter. Il s’accentua, et le mobilier vibra. Les murs se mirent presque imperceptiblement à trembler. La pièce était pleine à craquer d’un son qui précipitait chaque atome contre son voisin avec une force disruptive terrible.

Le son cessa. Le bourdonnement mourut. Puis Deirdre rit et émit un autre son sur un diapason tout différent. Il semblait s’étendre comme un bras dans une direction définie – vers la fenêtre. Le panneau ouvert trembla. Deirdre intensifia son bourdonnement et, lentement, avec des secousses imperceptibles qui se fondirent en un mouvement régulier, la fenêtre se ferma en frémissant.

« Vous voyez ? dit Deirdre. Vous voyez ? »

Mais Maltzer n’était toujours capable que d’ouvrir de grands yeux. Harris aussi ouvrait de grands yeux tandis que son esprit commençait peu à peu à accepter ce qu’elle exprimait implicitement. L’un et l’autre étaient encore trop stupéfaits pour en tirer sur-le-champ une conclusion quelconque.

Deirdre se leva avec impatience et se remit à faire les cent pas, dans un tintement de cotte de mailles et un scintillement de reflets lumineux. Elle ressemblait à une panthère dans sa souplesse. À présent, ils étaient en mesure de discerner la puissance sous l’agilité de ses mouvements ; ils ne pensaient plus qu’elle était sans défense, mais ils étaient encore loin de deviner la vérité.

« Vous vous trompiez à mon sujet, Maltzer, déclara-t-elle d’un ton qui s’efforçait à la patience. Mais vous aviez raison aussi, sur un plan auquel vous ne songiez pas. Je n’ai pas peur des humains. Je n’ai rien à craindre d’eux. Tenez, » – sa voix se teinta de mépris – « j’ai déjà influé sur la mode féminine. La semaine prochaine, vous ne verrez pas une femme dans la rue sans un masque comme le mien, et toutes les robes qui ne seront pas coupées comme des chlamydes seront démodées. Je n’ai pas peur des humains ! Je ne perdrai le contact avec eux que si je le veux. J’ai beaucoup appris… j’ai trop appris déjà. »

Sa voix s’éteignit un instant et Harris l’imagina dans une brève et affolante évocation se livrant à des expériences dans la solitude de sa ferme, testant la portée de sa voix, testant sa vue – avait-elle une vision microscopique et télescopique ? – et son ouïe était-elle aussi anormalement flexible que sa voix ?

« Cela vous faisait peur que j’aie perdu le sens du toucher, de l’odorat et du goût, poursuivit-elle tout en continuant ses allées et venues de sa démarche puissante de tigre. L’ouïe et la vue ne suffisant pas, pensez-vous ? Mais pourquoi croyez-vous que la vue est le dernier des sens ? C’est peut-être le plus récent, Maltzer, Harris mais pourquoi croyez-vous que c’est le dernier ? »

Il se peut qu’elle n’ait pas chuchoté cela. Peut– être est-ce seulement leur ouïe qui avait rendu le son grêle et lointain parce que le cerveau se contractait et repoussait cette idée dans sa stupéfiante intégralité.

« Non, reprit Deirdre, je n’ai pas perdu le contact avec la race humaine. Je ne le perdrai jamais, à moins d’en avoir envie. C’est trop facile… trop facile. »

Elle regardait ses pieds brillants en faisant les cent pas et son visage masqué était détourné. Il y avait à présent du chagrin dans sa voix douce.

« Je ne voulais pas vous mettre au courant, poursuivit-elle. Je ne vous en aurais rien dit, si ceci ne s’était pas produit. Mais je ne pouvais pas vous laisser disparaître en croyant que vous aviez échoué. Vous avez fabriqué une machine parfaite, Maltzer. Plus parfaite que vous ne vous en rendiez compte.

— Mais, Deirdre, dit Maltzer dans un souffle, ses yeux fixés sur elle avec une expression fascinée et toujours incrédule, mais, Deirdre, si nous avons réussi… qu’est-ce qui ne va pas ? Je le sens à présent… je l’ai senti dès le début. Vous êtes si malheureuse… vous l’êtes encore. Pourquoi, Deirdre ? »

Elle releva la tête et le dévisagea, sans yeux mais avec un regard perçant.

« Pourquoi en êtes-vous si certain ? demanda-t-elle doucement.

— Vous croyez que je pouvais m’y tromper, vous connaissant comme je vous connais ? Mais je ne suis pas Frankenstein… Vous dites que ma création est sans défaut. Alors, qu’est-ce…

— Pourriez-vous jamais reproduire ce corps ? » demanda-t-elle.

Maltzer jeta un coup d’œil à ses mains tremblantes. « Je ne sais pas. J’en doute. Je…

— Quelqu’un d’autre le pourrait-il ? »

Il resta silencieux. Deirdre répondit pour lui. « Je ne crois pas que personne le puisse. Je pense que j’ai été un accident. Une sorte de mutation à mi-chemin entre chair et métal. Quelque chose d’accidentel et… et hors nature, qui s’est développé au lieu d’évoluer vers une impasse. Un autre cerveau dans un corps comme celui-ci pourrait mourir ou devenir fou, comme vous pensiez que cela m’arriverait. Les synapses sont trop délicats. Vous avez eu – disons de la chance – avec moi. D’après ce que je sais maintenant, je ne crois pas qu’un… un autre phénomène comme moi puisse se former. » Elle se tut un instant. « Ce que vous avez fait, en un sens, c’est d’attiser le feu pour le Phénix. Et le Phénix renaît parfait et renouvelé de ses propres cendres. Vous rappelez-vous pourquoi il était obligé de se reproduire de cette façon ? »

Maltzer secoua négativement la tête.

« Je vais vous le dire, reprit-elle. C’est parce qu’il n’y avait qu’un Phénix. Un seul dans le monde entier. »

Ils se dévisagèrent en silence. Puis Deirdre eut un léger haussement d’épaules.

« Il sortait toujours parfait du feu, naturellement. Je ne suis pas faible, Maltzer. Inutile de vous laisser tracasser par cette idée, désormais. Je ne suis pas vulnérable et sans défense. Je ne suis pas sous-humaine. » Elle eut un rire sarcastique. « Je suppose, dit-elle, que je suis… surhumaine.

— Mais… pas heureuse.

— J’ai peur. Ce n’est pas du chagrin, Maltzer… c’est de la peur. Je ne tiens pas à m’écarter autant de la race humaine. Je souhaite ne pas y être obligée. C’est pourquoi je retourne sur la scène – pour garder le contact avec l’humanité pendant que je le peux. Mais j’aimerais qu’il puisse en exister d’autres comme moi. Je… je me sens solitaire, Maltzer. »

Le silence, encore. Puis Maltzer déclara, d’une voix aussi lointaine que lorsqu’il leur avait parlé à travers la vitre, par-dessus des gouffres aussi profonds que l’oubli : « Je suis donc Frankenstein, finalement.

— Peut-être, dit Deirdre très bas. Je ne sais pas. Peut-être. »

Elle se détourna et se dirigea d’une démarche souple, puissante, vers la fenêtre. Maintenant que Harris savait, il lui semblait presque entendre la force à l’état pur vrombir le long de ses membres pendant qu’elle marchait. Elle appuya le front doré contre la vitre – il tinta légèrement, avec une sonorité musicale – et plongea le regard dans les profondeurs au-dessus desquelles Maltzer s’était suspendu. Sa voix était pensive tandis qu’elle contemplait ces espaces vertigineux qui avaient offert l’oubli à son créateur.

« Il y a une seule limite que j’envisage, dit-elle dans un murmure à peine audible. Une seule. Mon cerveau sera épuisé dans une quarantaine d’années environ. D’ici là, j’apprendrai… je changerai… j’en saurai plus que je ne peux l’imaginer aujourd’hui. Je changerai… c’est cela qui est effrayant. Je n’aime pas y penser. » Elle posa une main dorée recourbée sur la poignée et entrouvrit un peu la fenêtre d’une poussée, sans le moindre effort. Le vent siffla sur le rebord de la fenêtre. « Je pourrais en finir maintenant, si je voulais, reprit-elle. Si je voulais. Mais en fait je ne le peux pas. Il y a encore tant de choses à expérimenter. Mon cerveau est humain, et aucun cerveau humain ne pourrait laisser en friche tant de possibilités. Je me demande, cependant – je me demande vraiment… »

Sa voix était douce et familière aux oreilles de Harris, la voix avec laquelle Deirdre avait parlé et chanté, d’une façon assez mélodieuse pour enchanter un monde. Mais à présent que la préoccupation s’emparait d’elle une certaine altération en affectait le timbre. Quand elle ne s’écoutait pas, sa voix ne se maintenant plus tout à fait au diapason qui était le sien. Son timbre donnait l’impression qu’elle parlait dans une salle d’airain et que les échos renvoyés par les murs résonnaient dans les accents qui s’y proféraient.

« Je me demande », dit-elle à nouveau, la future contamination du métal déjà dans sa voix.

 

Traduit par ARLETTE ROSENBLUM.

No Woman Born.