LES BOÎTES CHINOISES
par Graham Charnock
Il peut arriver bien des choses à un cobaye. Même à un cobaye volontaire. Qui peut affronter de son plein gré une expérience à haut risque ? Un laissé pour compte, plus que probablement. Il n’est pas le seul. On en compte plus d’un dans le petit personnel de la Fondation. Tous ont vécu la solitude, et l’expérimentation, de bien des manières, les invite à la revivre. De tous les côtés de la barrière. Il y a de beaux effets de miroirs dans cette nouvelle, très caractéristique d’une révolte contestataire qui doit beaucoup à la génération perdue. Humphrey Bogart aurait été parfait en Carpenter, chevalier désabusé d’un idéal inaccessible.
LA pièce était toute blanche. Les murs étaient comme des champs de neige immaculés ; ils brillaient sous la lumière de quatre bandes fluorescentes intégrées au plafond. La Boîte, gigantesque cube d’acier inoxydable de trois mètres d’arête, se trouvait au centre de la pièce. Elle aurait pu passer pour une délicate sculpture moderne à l’extrême raffinement formel, mais Carpenter qui n’avait pas mis les pieds dans une galerie d’art depuis l’époque lointaine où il était jeune étudiant, préférait la voir comme un colossal morceau de sucre scintillant.
Les côtés de la Boîte étaient uniformément plats à l’exception d’un seul, qui laissait entrevoir le contour d’une porte au niveau de la paroi. En guise de serrure, il y avait une plaque de métal d’environ douze centimètres de côté, retenue par quatre boulons à tête fraisée noyés dans le métal. Elleston, qui relevait Carpenter tous les jours à la fin de l’après-midi, lui avait dit que la plaque dissimulait ce qu’on appelait une serrure chronométrique.
Carpenter était assis dans un fauteuil, tournant le dos à l’un des murs blancs de la pièce, face à la porte de la Boîte. Il était assez fort et le fauteuil était bien trop petit pour lui. Il avait demandé à Horden, l’homme qui l’avait engagé, de lui fournir un autre siège. Carpenter pensait que Horden, corpulent lui-même, très grand et travaillant assis, comprendrait sa requête, mais trois semaines avaient passé et le fauteuil n’avait toujours pas été changé.
Au rythme de quatre heures le matin et quatre heures l’après-midi, Carpenter était chargé de surveiller la Boîte. Sur le mur à côté de lui se trouvait le disque rouge où il était censé appuyer si quelque chose de fâcheux se produisait. C’était Horden qui utilisait le mot fâcheux. Le disque rouge était prétendument une sorte de système d’alarme.
Anne était venue le prendre avec sa Volkswagen au bout de sa première journée chez Chemitect.
Elle était contente qu’il se soit fait engager. Il avait vraiment beaucoup de chance. Avait-il vu le taux de chômage qui augmentait chaque jour ? Il fallait absolument qu’il essaie de s’accrocher à ce boulot. Comment ça s’était passé, cette journée ?
La Volkswagen toussa et se réveilla. Carpenter était content que ce soit Anne qui conduise. Il n’aimait pas la Volkswagen – d’abord, les sièges étaient trop petits – mais elle était bon marché, économique à entretenir et c’était exactement ce qui leur convenait.
Il lui parla du boulot, lui expliqua que tout ce qu’il avait à faire c’était de rester assis, tu vois, et de surveiller cette… Ben, il ne savait pas ce que c’était. C’était gros, carré et brillant. Comme une grosse boîte carrée et brillante. Oui, oui, il disait bien qu’il n’avait rien d’autre à faire que de rester assis, tout simplement. D’ailleurs, ne valait-il pas mieux être assis dans une pièce propre plutôt que d’avoir les mains dans le cambouis toute la journée ? Oui, c’était tout, juste cette grosse boîte carrée et brillante et rien d’autre. Qu’est-ce qu’il y avait dans la boîte ? Eh bien, il ne le savait pas. Il y avait une porte, alors… alors il n’y pensait plus, à la porte ; c’était juste une porte et rien d’autre. Bon, d’accord, il y avait une porte, donc il supposait qu’il y avait quelque chose derrière. Bien sûr qu’il avait demandé. Il avait demandé à Elleston… Elleston comment ? Il ne savait pas. Elleston le relevait à la fin de sa surveillance de l’après-midi, Cochran le remplaçait pendant deux heures au moment du déjeuner, et Levinson – oui, il pensait qu’il était juif – était celui qu’il relevait le matin. Oui, il avait demandé à tous les trois, mais aucun ne savait. Aucun d’eux ne savait ce qu’il y avait – si tant est qu’il y eut quelque chose – dans la boîte.
Ah ! oui, bien sûr, il y avait le signal d’alarme.
Anne tourna vivement la tête. Des cheveux blonds, un peu gras, lui fouettèrent le visage.
Pour l’amour du ciel, regarde la route ! Qu’est-ce que tu fais…
Anne bifurqua dans une rue adjacente et s’arrêta.
Bon alors, il en était au signal d’alarme, n’est-ce pas ? Un bouton rouge, Seigneur, tout simplement. Oui, rouge. Écoute, tu n’as pas le droit de stationner ici. Il n’avait qu’à appuyer sur le bouton s’il arrivait quoi que ce soit de fâcheux. Quoi de fâcheux ? Il voulait dire : d’anormal. OK, il voulait dire : si quelque chose se passait. Non, il ne savait pas ce qui risquait de se passer. Rien. Il ne se passerait rien. Ils ne l’obligeraient sûrement pas à rester assis là si c’était dangereux, pas vrai ? Il voulait dire que ça ne risquait pas d’exploser, mais non. Il voulait dire que si ça devait exploser, ils n’auraient pas besoin de signal d’alarme, tu ne crois pas ? Tout le monde le saurait, tu parles. Oui, il se rendait parfaitement compte que ses paroles n’étaient pas drôles.
Anne lui dit qu’elle n’aimait pas cette histoire. Mais alors pas du tout. Elle fit cependant redémarrer la voiture. Regardant par la fenêtre, tandis que la ville engloutissait la Volkswagen, Carpenter souriait en se cachant. Elle était mignonne quand elle se faisait du souci, et puis c’était délicieux d’avoir quelqu’un qui se fasse du souci pour vous, non ? Il l’épouserait quand les choses iraient un peu mieux. Ce boulot n’était qu’un commencement. N’avait-il pas dit la même chose de tous les autres ? Oui, tous les boulots sans avenir que n’importe qui pouvait décrocher et qui avaient un taux de chômage important ou alors pas de taux du tout. En perdant tous ces jobs, il avait au moins compris l’intérêt de conserver celui-ci. Attendre jusqu’à ce qu’ils aient assez d’argent pour partir dans l’est. Tout le monde savait que les meilleurs jobs se trouvaient dans l’est. Il l’épouserait là-bas, dans l’est.
Plus tard, le même soir, dans son appartement, elle le lui fit promettre.
Si tu ne promets pas, tu n’auras pas ta récompense. Tu comprends de quoi je veux parler. Promets-moi de chercher à savoir ce qu’il y a dans cette boîte. Si c’est dangereux. Je t’en prie. Tu sais que je me fais du souci pour toi.
Elle sourit, et il la trouva jolie.
Il promit.
La cellule était blanche, ou du moins elle l’avait été.
Les murs étaient nus, ou du moins ils l’avaient été.
Le prisonnier dormait sur une paillasse délavée qui empestait après des semaines et des mois de fermentation. Il était vêtu d’une chemise grossière et d’un pantalon qui lui grattaient la peau et lui causaient des irritations. À part le prisonnier et la paillasse, et le seau où il urinait et déféquait, il n’y avait rien.
Par une petite fente équipée de barreaux, placée très haut sur un des murs de la cellule, entrait la lumière, faible et constante dans la journée et inexistante la nuit – qui, comme le jour, arrivait toujours d’un seul coup. En sautant, il parvenait tout juste à atteindre le rebord de la fente avec ses doigts ; en s’y suspendant, il arrivait généralement à se hisser à sa hauteur pendant quelques secondes. La fente n’avait que quelques centimètres de haut et peut-être une trentaine de centimètres de profondeur. Il ne voyait que du ciel bleu à travers. Jamais le moindre nuage, ni le moindre oiseau.
La température aussi était constante. Constamment chaude. Par la fente, il n’avait jamais vu ni pluie ni neige, aucune manifestation saisonnière ; sans doute la malchance, comme pour l’absence de nuages et d’oiseaux. Il avait rarement la force de se hisser jusqu’à la fente plus de deux fois par jour, généralement après le maigre réconfort et la chaleur des repas.
Le menu habituel, c’était une soupe tiède avec un peu de viande dedans et cinquante grammes de quelque chose de spongieux qui pouvait être du pain. On le lui servait à heures régulières par une étroite fente ménagée dans la porte et munie d’un volet à charnières, à heures si régulières que son estomac était réglé dessus. Il aurait pu dire si le repas avait eu ne fût-ce que trente secondes de retard, ce qui d’ailleurs ne s’était jamais produit. La nourriture était servie dans une gamelle à fond plat. Parfois, quand on lui glissait la gamelle par la fente il attendait agenouillé à côté de la porte. Il n’avait cependant jamais réussi à voir la main qui le nourrissait. Il lui était arrivé de crier par la fente au moment où on lui passait son repas, pour demander de petites commodités, pour qu’on lui dise un mot, pour qu’on lui laisse voir ses geôliers.
Une fois, il avait refusé de manger. Il n’arrivait pas à se souvenir du délit qu’il avait pu commettre ou de la raison pour laquelle il était en prison. Il était convaincu qu’on avait fait quelque chose à son cerveau pour qu’il oublie. Il se disait qu’on mettait des drogues dans ses aliments pour l’intoxiquer lentement, et, six jours de suite (il les compta en traçant des marques de matière fécale sur le mur), il s’abstint de manger. Mais sa mémoire n’en fut pas améliorée.
Après cela, il tâta son cuir chevelu pour y déceler les traces d’une opération chirurgicale. Il ne trouva rien, mais resta convaincu qu’on avait touché à son cerveau d’une manière ou d’une autre : pourquoi l’avaient-ils privé de mémoire ? Par bonté d’âme ? Ou pour que l’amnésie ne lui laisse pas d’autre issue que d’accepter sa culpabilité ? Jamais il n’accepterait cela. Il était persuadé que la culpabilité et l’innocence étaient au-delà de la mémoire. Ils étaient l’apanage de l’esprit humain et où que l’esprit se trouve, avec ou sans souvenirs, ils étaient toujours présents. Forcément. Et dans son cas l’innocence ne faisait aucun doute. Il était tout à fait sûr qu’il n’avait pu commettre un crime d’aucune sorte. Jamais il n’avait mérité d’être puni. C’était clair. « Faites-moi un procès », criait-il par la fente.
« Dites-moi de quoi je suis accusé. « Mais ses gardiens, quels qu’ils fussent, n’avaient pas l’air d’entendre.
Il recommença de s’alimenter. Quand il avait fini, il jetait sa gamelle dans un coin. Le lendemain, à son réveil, la gamelle avait chaque fois disparu et un nouveau seau (ou peut-être le même, vidé et nettoyé) avait été mis en place pour ses besoins naturels. Un gardien devait entrer dans la cellule pendant son sommeil pour faire ce travail. Trois nuits de suite, il essaya de rester éveillé, mais à chaque fois il finit par succomber à l’obscurité totale et à la chaleur engourdissante. Chaque fois, la gamelle fut enlevée et le seau changé.
La quatrième nuit, il parvint à rester éveillé jusqu’à l’aube en se tenant debout dans un coin et en éraflant ses bras contre le mur de pierre pour augmenter l’inconfort de sa position. Il était sûr que personne n’avait pénétré dans la cellule ; pourtant il vit que la gamelle avait été enlevée et le seau changé.
Dès lors, il fut obsédé par ces deux objets ; il se jura de faire en sorte qu’on ne puisse enlever l’un ou l’autre sans qu’il s’en aperçoive. Il arracha une manche de sa chemise et, la glissant dans l’anse du seau, il s’en servit pour attacher le récipient à son cou. L’odeur, à elle seule, aurait suffi à le tenir éveillé toute la nuit. La gamelle lui fit un oreiller inconfortable. Le matin, ni le seau ni la gamelle n’avaient été touchés. Ses gardiens devaient l’épier ; ils avaient remarqué ses précautions et s’étaient abstenus d’entrer. Le prisonnier poussa un cri de triomphe. Il était arrivé à un semblant de communication ; en tout cas, il avait influencé le comportement de ses gardiens. Il rangea les ustensiles dans un coin et retourna à sa paillasse, où il se coucha très excité. Pourtant, le même matin, quand il eut besoin du seau, il le trouva vide et propre. Il chercha la gamelle, mais elle avait disparu. Il réfléchit longuement mais ne trouva aucune explication à ce phénomène.
Chemitect était disposé un peu comme un campus d’université, avec de petites structures isolées entourant une imposante ruche centrale. Anne le déposa devant l’entrée du bâtiment principal. Sur le grand perron devant l’entrée, de l’eau ruisselait sur un bloc de basalte luisant posé dans une vasque en ciment. Au-dessus de la porte elle-même, le mot « Chemitect » était gravé en bas-relief. La ruche entière était recouverte d’un plaquage de grès traité, et ressemblait à une forteresse nubienne du désert.
« Qu’est-ce qui se passe là-dedans ? » demanda Anne.
Carpenter s’arrêta, la main posée sur la portière de la Volkswagen.
« C’est une fondation pour la recherche, dit-il. Il y a aussi des tas d’étudiants qui traînent. J’ai l’impression que ça a entre autres une fonction d’enseignement.
— Mais qu’est-ce qu’ils font ?
— J’ai demandé ça à Horden et il a répondu : Tout et rien. Il parle comme ça. En fait il y a au mur de son bureau un panneau avec une inscription : RÉFLÉCHISSEZ. Mais ça doit être une plaisanterie.
— Qu’est-ce que ça veut dire, tout et rien ? »
Carpenter haussa les épaules.
« Ça ne m’inquiète pas tant qu’ils savent ce qu’ils font, eux.
— Le savent-ils au moins ? » dit Anne ; Carpenter lui lança une bourrade affectueuse et claqua la portière de la Volkswagen. Anne le suivit des yeux jusqu’à ce qu’il ait disparu dans le bâtiment.
Le bureau de Horden n’avait pas de fenêtre : il était situé en plein cœur du bâtiment, dans un couloir encaustiqué et lisse comme un miroir qui vous donnait l’impression de marcher sur de la glace. Carpenter frappa un coup à la porte et entra. À l’intérieur, il faisait frais et le climatiseur vaporisait de l’essence de pin artificielle. Horden contrôlait des colonnes de chiffres imprimés. Il leva la tête et fit signe à Carpenter de prendre un siège. Le panneau disait toujours : RÉFLÉCHISSEZ ; qu’est– ce que ça voulait dire ? Sur le mur d’en face, un dessin représentait un « objet impossible », escalier en spirale qui se mordait la queue et descendait (ou montait) à l’infini. C’était déjà plus facile à comprendre.
Horden rassembla ses papiers et changea de position dans son fauteuil.
« Carpenter, c’est bien votre nom ? Alors, quel effet ça fait d’appartenir à notre équipe ?
— Ça va, c’est un job et les jobs sont plutôt durs à trouver en ce moment. Ça irait même très bien si je savais ce que je fais.
— Je ne comprends pas.
— On ne peut pas dire que la surveillance d’une boîte d’acier brillante soit un travail épuisant, intellectuellement ou physiquement parlant. Je me sentirais plus motivé si je savais à quoi ça sert. Qu’y a-t-il dans la boîte ? En quoi est-elle utile ?
— Je ne peux pas vous le dire.
— Vous ne pouvez pas ?
— Je veux dire que je ne le sais pas moi-même. Mon travail consiste à engager du personnel administratif pour cet établissement. Je suis moi-même un administratif, pas un scientifique. »
Horden s’adossa à son fauteuil et fixa son regard sur le panneau RÉFLÉCHISSEZ. Quand il se mit à parler, son ton était presque nostalgique.
« À une époque, j’étais curieux moi aussi de savoir quel est le rôle social de Chemitect vers le moment de mon arrivée. Je savais qu’il s’agissait de recherche, le genre de recherche qui ne fait des grands titres que dans la presse spécialisée, mais je me disais qu’il serait intéressant d’en savoir un peu plus. Une vue d’ensemble apporte toujours plus qu’une vue limitée des choses, et, comme tout le monde, je me disais qu’il ne serait pas désagréable de montrer un nouveau gadget ou une prouesse de la science et de pouvoir dire : j’ai joué un petit rôle là-dedans. J’ai donc entrepris une grande tournée de la maison. J’ai demandé quelles étaient les techniques utilisées dans les différents secteurs et sur quoi elles étaient censées déboucher. La plupart des gens, à la section technique, étaient ravis d’avoir une occasion de s’expliquer sur leur travail quand ils n’avaient pas le temps, les étudiants se montraient tout aussi coopératifs. Ils m’ont absolument tout expliqué dans les moindres détails. Et vous savez quoi ?
— Quoi ?
— Je n’ai pas compris un traître mot de ce qu’ils me racontaient. Pas un fait, pas une théorie, pas un concept, pas une idée. Je ne me suis jamais considéré comme un homme d’une intelligence exceptionnelle, seulement normale, mais de voir des gosses de dix-neuf ou vingt ans vous laisser à ce point sur place intellectuellement, c’est une expérience vraiment effarante. Je pourrais vous arranger cela si vous espérez vous en sortir mieux que moi. Vous voulez faire une grande tournée ?
— Non, je ne cours pas après la connaissance suprême. Ce que je veux savoir est très simple : qu’y a-t-il dans cette boîte ? »
Horden sourit et poussa un soupir.
« Et moi, je dois vous répéter que je ne peux pas vous aider. »
Il fit pivoter son fauteuil et son regard passa du panneau RÉFLÉCHISSEZ à l’objet impossible. Ses yeux semblaient suivre l’escalier dans son éternel mouvement de montée et de descente. Carpenter quitta son bureau.
Levinson lisait son journal. C’était un homme petit aux yeux noirs et inquiets qui semblaient perpétuellement fuir quelque chose qu’il était seul à voir. Ses yeux fuyaient sur les colonnes du journal ; ils fuirent en se levant sur Carpenter quand il le salua.
« Je m’excuse d’être en retard, dit Carpenter. Je suis allé voir Horden. »
Levinson regarda sa montre et laissa tomber son journal par terre.
« Je n’avais pas fait attention, dit-il. Vous êtes allé voir Horden à quel sujet ?
— Je voulais savoir pourquoi il faut que nous surveillions tous cette Boîte. Ça ne vous arrive jamais de vous le demander ?
— Je n’y pense jamais. »
Levinson se leva et s’étira.
« Ça fait combien de temps que vous êtes ici ?
— Trois, quatre mois. Mais c’est temporaire. Mon oncle a une épicerie fine dans l’est. Il va mourir bientôt et me la laissera. À ce moment-là, je déménagerai et j’emmènerai toute ma famille loin de ce fichu coin.
— Qu’est-ce qu’il a, votre oncle ?
— Le cœur en mauvais état. Il va y passer un de ces jours.
— Je suis désolé.
— Non, ça fait des années qu’il est comme ça. J’ai dépassé ce stade. Mais il va mourir bientôt. Très bientôt. »
Il partit et Carpenter s’installa malaisément dans le fauteuil. Il ramassa le journal et se mit à le feuilleter. Il s’attarda sur des articles qui expliquent que la courbe démographique arrivait enfin à palier et que la courbe du chômage continuait de monter en flèche. Il y avait aussi un article sur le suicide, mais il n’eut pas envie de lire ça.
Au bout de dix minutes, il posa le journal. Le fauteuil lui donnait des crampes dans le dos ; il se leva et s’approcha de la Boîte. Il posa une main sur son rebord. Elle était agréablement fraîche au toucher et il lui sembla déceler une légère vibration. Il colla son oreille contre la Boîte mais n’entendit rien.
Les champignons formaient une tache verte grande comme une main. Ils étaient apparus un matin sur le mur au-dessus de la paillasse. Le prisonnier transporta sa paillasse dans l’autre coin ; un cafard tomba de la literie et s’enfuit sur le sol poussiéreux de la cellule où il était enfermé lui-même. Le prisonnier l’observa avec intérêt. Il plaça des obstacles sur son chemin, le fit changer de direction et lui fit faire tout un parcours à travers la cellule. Il secoua alors sa literie et parvint à déloger un second insecte. Tirant un fil de coton de sa chemise, il en attacha les extrémités aux deux cafards. Ceux-ci tournèrent en rond, faisant des nœuds compliqués avec le fil et tirant à l’improviste en se faisant déraper eux-mêmes ; cet exercice les laissait immobiles un moment, comme prostrés.
La journée passa plus rapidement que d’habitude. La nuit, il permit aux insectes de réintégrer la literie. Il dormit par à-coups. Il eut l’impression qu’il faisait plus froid qu’à l’ordinaire et rêva que les cafards grouillaient sur son corps. Il voulut courir pour leur échapper, mais il était ligoté et les insectes lui faisaient comme une carapace, au point qu’il lui sembla être devenu un insecte lui-même.
Il se réveilla en nage. Quand il secoua sa literie, sept corps chitineux tombèrent comme des feuilles mortes. Il les tua tous dans un accès de dégoût, mais regretta son geste aussitôt.
Il faisait réellement plus froid. Il frissonna et sentit des picotements sous sa peau. Quand la soupe chaude lui fut servie, il la mangea avidement, puis se hissa jusqu’à la fente. La lumière du dehors semblait avoir changé. Elle était brumeuse, grise, et le ciel lui-même paraissait plus froid. C’était la première incursion de l’hiver dans un interminable automne sans points de repère.
Les jours passaient et la cellule était le théâtre des opérations choisi pour les cruelles attaques du froid contre son corps. Tout ce qu’il touchait lui paraissait inerte et mort. La chaleur s’échappait de la soupe dès qu’on l’apportait et, avant qu’il ait eu le temps de la finir, elle était déjà froide et peu revigorante. Il ne pouvait plus se hisser jusqu’à la fente, qu’à de rares intervalles ; la vue n’était guère encourageante, il n’y avait rien sinon l’étendue de ciel froid habituelle.
Par la fente de la porte, il supplia qu’on lui donne un supplément de vêtements mais n’obtint jamais la moindre réponse. C’étaient ses pieds qui souffraient le plus cruellement. Quand il se réveillait le matin, ils étaient absolument insensibles, la peau toute rétractée et sans couleur. Il se forçait à marcher pour les dégourdir un peu, les traînant sur le sol de pierre glacé jusqu’à ce qu’ils saignent.
De temps à autres, il entendait la pluie tombant en rafale contre les murs. Il aurait aimé la voir, sentir le contact de l’eau sur sa peau, mais il devait économiser ses forces pour son interminable va-et-vient d’un mur à l’autre.
Les journées se succédaient et il en vint à espérer qu’au cours de la nuit son corps transi glisserait à la surface du sommeil pour sombrer dans la mort. Il se réveillait pourtant chaque fois. Il y avait toujours une nouvelle journée.
Les champignons continuaient de s’étendre. À présent la tache marbrée recouvrait un mur et la moitié du plafond.
L’hiver arriva soudainement, en avance, avec un blizzard violent et inhabituel qui ensevelit la ville sous la neige pendant une journée entière. Carpenter avait un appartement mal chauffé et la tiédeur de Chemitect commençait à lui manquer. Anne l’appela pour dire qu’elle allait passer. Elle habitait de l’autre côté de la ville et il lui dit de ne pas se déranger : impossible de circuler. Mais elle répondit qu’elle devait le voir. C’était important.
Elle arriva deux heures plus tard avec de la neige sur les cheveux qui fondait en gouttelettes. Carpenter l’embrassa.
« Tu as froid, dit-il en lui touchant la joue. Tu n’aurais pas dû venir. Qu’y a-t-il de si important ? »
Il l’aida à enlever son manteau, puis elle ouvrit son sac à main et en tira une coupure de journal dont le titre annonçait : L’Homme le plus seul du monde. Elle la lui tendit.
« Ça, dit-elle.
— D’où sors-tu ça ?
— J’étais en train de jeter des vieux journaux et ce titre m’a tiré l’œil. Ça date de six mois environ. Lis-le. »
Il lut : « Aujourd’hui, Richard Crofton Keller entre dans une cellule de 2,5 mètres carrés à la Fondation Chemitect pour la Recherche afin de devenir l’homme le plus seul du monde. Keller, ancien tenancier de bar, célibataire et âgé de trente-quatre ans, va passer volontairement dix-huit mois dans l’isolement le plus complet pour étudier les effets des longues périodes de solitude. Le professeur Thomas S. Maynard, chargé du projet, explique : Keller sera alimenté et surveillé par un ensemble de systèmes entièrement automatiques encastrés dans la cellule, et, pendant toute la période de son isolement, il n’aura absolument aucun contact avec le monde extérieur. Des expériences de ce type ont déjà été tentées dans le passé, mais nous pensons que c’est la première fois que le sujet sera aussi totalement isolé et ceci dans tous les sens du terme. Keller ne pourra même pas avoir recours à ce qu’on appelle communément une « sonnette d’alarme » pour appeler au secours. Il n’aura aucun moyen d’interrompre l’expérience même s’il sent que ça ne va pas. Nous utilisons des sondes épidermiques et d’autres instruments pour enregistrer son comportement et sa condition physique, mais nous n’aurons aucun moyen d’intervenir tant que l’expérience sera en cours. Cela peut paraître inhumain, mais nous avons le sentiment que cette décision est psychologiquement nécessaire pour que l’expérience ait une quelconque valeur. Du fait qu’il s’agit de la première tentative de ce type, nous sommes naturellement peu disposés à discuter des mobiles de cette expérience. Néanmoins, le but général est d’obtenir des informations utiles au traitement de toute une série de troubles schizophréniques provoqués par l’isolement et l’aliénation au sein de la société. »
Anne lui reprit la coupure quand il l’eut terminée.
« Je crois que tu ne devrais pas retourner là– bas », dit-elle.
Carpenter se rendit compte qu’il frissonnait et il se rapprocha du rougeoiement orangé du radiateur électrique.
« Qu’est-ce que tu veux dire ? Il faut que j’y retourne. Horden est sûrement au courant. Il m’a menti.
— Le job ne compte pas, dit Anne. Pas un job comme ça. »
Carpenter se tourna vers elle.
« Qu’est-ce que tu veux dire ? Le boulot ne compte pas ? Il y a quinze jours, tu étais bien contente que je l’aie trouvé.
— Ne crie pas, chéri.
— Je m’excuse, dit Carpenter. Je suis stupéfait que Horden m’ait menti. Comment a-t-il pu faire une chose pareille ? Me laisser délibérément dans le noir ! »
Il l’entoura de ses bras, épousant sa frêle silhouette avec son corps.
« Veux-tu que je laisse tomber ce boulot ?
— C’est de penser à ce pauvre homme, dit Anne. Je ne supporte pas que tu puisses être une espèce de geôlier. Je ne pensais pas non plus que tu aimerais faire ce travail. »
Ils restèrent enlacés un long moment, sans un mot, vacillant légèrement sur place, heureux de se tenir chaud mutuellement. Puis Anne se sépara de lui, comme si elle se sentait coupable. « Penses-y, chéri, dit-elle.
— J’y penserai, j’y penserai. »
Un matin, le prisonnier se réveilla et décida que ça ne pouvait plus durer. Il n’avait aucune raison de continuer à vivre, d’abandonner son corps à la torture du froid intense et son esprit à la torture des souvenirs enfuis. Les souvenirs l’avaient soutenu un temps, mais c’étaient de maigres visions fugitives et pour la plupart bien morbides, visions d’une enfance qui n’avait jamais été heureuse et d’une maturité qui n’avait été qu’une suite d’échecs, faisant alterner les jobs et les relations sans intérêt. Plus il repassait ces scènes dans le théâtre de sa tête, plus elles lui paraissaient irréelles, comme l’intrigue moins que vraisemblable d’un film excessivement mélodramatique. Le film devenait flou et débouchait sur le vide quelque temps avant son incarcération ; il reprenait quelque temps après, alors que la cellule était devenue toute son existence et que sa mémoire ne gardait plus de souvenirs dignes de ce nom, mais seulement une suite de jours qui s’écoulaient comme des grains de sable identiques. Son dernier souvenir avant la coupure était d’une étrangeté tout à fait appropriée. Il avait tenu un bar dans le temps, une cave mal éclairée située juste en dessous d’un mont-de-piété dans les bas quartiers de la ville. Il se rappelait un poète, un jeune personnage chevelu comme le Christ (qui sait ? il se prenait peut-être pour le nouveau Messie) qui se piquait dans les toilettes du bar et revenait s’asseoir et lui parler pendant que l’héroïne courait dans ses veines, devant une bouteille de bière qu’il ne touchait pas et qui lui servait d’alibi. Il parlait de choses que le tenancier connaissait bien : la désillusion, la vie pleine de mauvaises passes et de gens méchants. Il expliquait ce que c’était que de s’empoisonner à l’héroïne jusqu’au retour de bâton en retour, jusqu’à ce qu’elle soit aussi indispensable que l’air qu’on respire. C’était une forme de suicide, disait le jeune poète, un suicide qui ne vous obligeait pas à prendre une décision, un suicide facile pour les faibles. Le tenancier demanda si c’était vraiment autre chose que de vous soûler à mort ou de conduire une voiture assez longtemps pour faire partie des gens qui, selon les statistiques, doivent mourir chaque année dans des accidents de la route. Le poète sourit à peine et dit que non, il pensait que n’importe quelle vie n’était qu’un suicide prolongé et qu’on commençait à se tuer dès qu’on venait au monde.
Un jour, le poète avait donné un recueil de poèmes d’Eliot au tenancier. Celui-ci avait mis le livre de côté en disant qu’il ne lisait pas ce genre de choses. Un matin, il venait d’ouvrir le bar quand il entendit des pneus hurler à l’extérieur. Il sortit voir dans la rue où un petit attroupement commençait déjà de se former. Une grosse berline s’était mise en travers de la rue. Son aile arrière avait éraflé trois voitures en stationnement le long du trottoir d’en face. Quelque chose était coincé sous les roues arrière et le tenancier reconnut le jeune poète. Le conducteur, un homme replet vêtu d’un complet élégant, était appuyé contre la portière ouverte. Il avait une coupure au front, le sang coulait sur son visage, et il prenait les passants à témoin.
« Ce gosse devait être fou… il s’est carrément jeté sous mes roues. Il voulait se faire tuer ou quoi ? Qu’est-ce que je pouvais faire ? Vous l’avez tous vu, n’est-ce pas ? N’est-ce pas ? »
Le tenancier retourna au bar. Il se souvint des poèmes d’Eliot et retrouva le livre. Il lut un poème intitulé Rhapsodie pour une nuit d’ouragan, qui finissait ainsi :
« La lampe dit :
« Quatre heures,
Voici le numéro sur la porte
Mémoire !
Tu as la clef
La lampe projette un petit rond sur l’escalier
Monte.
Le lit est ouvert ; la brosse à dents est accrochée au mur
Mets tes souliers devant la porte, dors, prépare-toi à la vie
La dernière déchirure du couteau. »
Il ne comprit pas le poème, sinon qu’il était sombre et pessimiste, une épitaphe qui allait bien au jeune poète en quelque sorte. Sa mémoire devenait floue…
Cette épitaphe lui irait peut-être aussi, songea le prisonnier. Le froid finirait par le tuer, il le savait, mais il avait peur de l’inconfort, de la souffrance et du temps qu’il faudrait. La peur le tenaillait. L’espace d’un instant, elle parut le réchauffer, mais bientôt elle ne laissa plus qu’un goût de moisi dans sa bouche. Il se rendit compte qu’au fond il n’avait pas peur, qu’il était arrivé au point où il acceptait ce qu’il avait à faire. Il réalisait que ce n’était pas la peur qui le poussait au suicide, mais la disparition de la peur et la perspective de ne plus jamais l’éprouver.
Il enleva sa chemise et la déchira maladroitement en bandelettes avec ses doigts gourds. Il noua les bandes ensemble jusqu’à ce qu’il ait obtenu une corde grossière mais de bonne dimension. Il attacha solidement une des extrémités autour de son cou.
Il se mit debout devant la fente de la fenêtre équipée de barreaux. Il lui faudrait faire un effort pratiquement surhumain pour se hisser jusqu’à la fente, mais il se dit que ce serait le dernier et il sauta, coinça une de ses mains dans la fente et agrippa un des barreaux avec ses doigts gelés. Le rebord de pierre lui entailla le poignet et une douleur lancinante lui remonta dans le bras, mais il se hissa jusqu’à la hauteur de la fente. Il noua alors précipitamment l’autre extrémité de la corde autour d’un des barreaux. La force s’échappait rapidement de ses bras tandis qu’il serrait le nœud. Il regarda une dernière fois par la fente. Le ciel était toujours aussi gris et froid et sans espoir ; avec ce qu’il lui restait de force, il repoussa le mur et se jeta en arrière.
Carpenter laissa tomber la coupure de journal sur le bureau de Horden. Horden y jeta un bref coup d’œil et dit : « Je vois.
— Pourquoi ne m’avez-vous rien dit, Horden ? Vous deviez sûrement être au courant de ce qui se passait.
— Oui, je le savais. Mais vous présentez cela de manière inutilement sinistre…
— Il y a de quoi. Vous m’avez menti.
— J’ai fait un petit mensonge inoffensif, d’accord. Mais je ne voyais pas en quoi ces choses pouvaient vous concerner. D’ailleurs, je ne le vois toujours pas. Est-ce important, vraiment ? Vous étiez bien content de faire ce travail quand vous ne saviez rien. Maintenant, vous savez, et qu’est-ce que ça change ? »
Carpenter se dirigea vers la porte. Il se sentait troublé par les questions de Horden.
« Un job est un job, dit-il, même si je ne suis pas particulièrement content de moi en le faisant. Je n’aime pas qu’on me mente, c’est tout. »
Horden attendit que Carpenter soit sorti de son bureau. Alors, il se pencha en avant et appuya sur une des touches de son intercom.
Carpenter descendit dans la salle de la Boîte et trouva Elleston à son poste.
« Où est Levinson ? » demanda-t-il. Il n’aimait pas que la routine soit perturbée. « Est-il malade ?
Plus que malade, répondit Elleston. Il est mort.
Mort ? »
L’espace d’une seconde, le mot intrigua véritablement Carpenter, comme quelque chose de jamais vu.
« Ouais, le pauvre petit youpin. Apparemment il s’est effondré hier eh pleine rue, dans la neige. Il n’aurait jamais dû sortir, surtout par un temps pareil et avec un cœur malade comme le sien.
— Il avait le cœur malade ? Je n’en ai jamais rien su.
— Ouais, ça fait des années qu’il avait le cœur fragile. Il devait savoir que ça lui tomberait dessus un jour ou l’autre. »
Carpenter éprouva un profond chagrin pour le petit juif si inquiet. Il se demanda si l’oncle de Levinson avait vraiment une épicerie fine dans l’est. Sans doute que non. Peut-être même n’y avait-il pas d’oncle du tout.
« Bon, je file prendre un peu de repos, dit Elleston. J’espère bien qu’ils vont trouver rapidement quelqu’un pour le remplacer.
— Ils trouveront, dit Carpenter. Il y a toujours quelqu’un. »
Elleston hocha la tête et quitta la pièce.
Carpenter s’approcha de la Boîte. Il se demanda ce que Keller pouvait faire à ce moment précis, à quoi il pouvait penser. Peut-être dormait-il. Il essaya d’imaginer ce que six mois d’isolement lui feraient à lui, mais c’était inimaginable. Comme d’essayer d’imaginer à quoi pouvait ressembler la mort. Aucun homme ne pouvait subir un tel isolement et rester sain d’esprit. Ça, c’était sûr. D’ailleurs quel genre d’homme pouvait bien se porter volontaire pour faire une chose qui avait toutes les chances de l’anéantir ? Un homme déçu par la vie ? Un idéaliste ? Il se rappela ce qu’il avait dit à Elleston : « Il y a toujours quelqu’un. »
Il fit courir ses doigts sur la jointure de la porte de la Boîte. L’homme s’était porté volontaire, mais la question n’en demeurait pas moins. La responsabilité de l’expérience reposait sur les scientifiques, mais Carpenter en sentait le poids sur ses épaules. Fallait-il en rester au choix conscient de Keller, un choix sans doute fait dans l’ignorance des conséquences possibles ? Sans vraiment se concentrer, juste comme ça, pour essayer, Carpenter prit une pièce de monnaie dans sa poche et l’introduisit dans le pas d’un des boulons qui retenaient la serrure chronométrique sur la porte. Il fit tourner la pièce et le boulon à tête fraisée suivit docilement. Il donna plusieurs tours, regarda le boulon qui se dévissait doucement et se sentit soudain pris d’un vertige. Qu’était-il en train de faire ? Il allait peut-être libérer un homme qui n’avait aucunement envie d’être libre. Et lui perdrait à coup sûr un job qui payait bien et régulièrement. Il revissa le boulon à fond et remit la pièce dans sa poche.
Il retourna au siège près du mur et remarqua pour la première fois, non sans ironie, que Horden avait fini par changer le fauteuil. Le nouveau était plus large et entièrement rembourré. Carpenter s’y installa confortablement. Il surveillait la Boîte quelques minutes à peine lorsqu’un inconnu en blouse blanche entra, suivi d’un Elleston visiblement fatigué et bougon.
« C’est vous Carpenter ? Voulez-vous me suivre ? »
Carpenter questionna Elleston du regard, mais celui-ci n’eut qu’un haussement d’épaules et alla prendre sa place dans le fauteuil. Carpenter longea des couloirs silencieux derrière l’inconnu jusqu’à un bureau pratiquement identique à celui de Horden. Seul l’objet impossible était remplacé par une reproduction de Brueghel : Le massacre des innocents. L’inconnu prit place derrière son bureau et Carpenter s’assit en face de lui.
« Cigarette ? »
L’inconnu lui présenta une boîte où cigarettes et cigares étaient séparés par de petites cloisons. Carpenter refusa ; l’inconnu s’empara d’un petit cigare et saisit un briquet monumental qui pouvait passer pour une reproduction en miniature de la Boîte. L’inconnu tapota légèrement le couvercle en métal chromé, qui s’ouvrit automatiquement. Et automatiquement une deuxième boîte plus petite sortit de la première. Son couvercle s’ouvrit à son tour et laissa paraître une troisième boîte qui sortit de la deuxième, brillante au sommet comme une plaque chauffante. L’inconnu l’approcha de son cigare en souriant :
« Les boîtes chinoises. C’est mon jouet favori. Je m’appelle Maynard. Horden m’a demandé de vous parler, de vous expliquer pourquoi nous sommes obligés de vous renvoyer.
— Je ne comprends pas.
— Vous avez laissé voir que certains aspects du travail vous dérangent, dit Maynard. Il serait dangereux de vous laisser à ce poste.
— Dangereux, de quelle façon ?
— Dangereux pour l’expérience et peut-être dangereux pour vous-même. Par exemple, il, serait dommage que vous vous mettiez en tête de libérer Keller.
— Pourquoi ferais-je une chose pareille ?
— Tout le monde ne peut pas avoir une mentalité de geôlier et c’est justement ce qu’on attend de vous ici. Il y a des gens – de nos jours, pratiquement tout le monde – qui ont d’autres principes, et il vaut mieux éviter de les contredire. C’est pourquoi Horden a été obligé de vous mentir. Il a reçu des ordres impératifs pour dissimuler dans la mesure du possible la nature du travail en cours. »
Maynard regarda Carpenter à travers un nuage de fumée de cigare.
« Vous voyez, nous vivons dans une société libérale, une société fondée sur les principes de la liberté et des droits de l’homme. Il n’est pas toujours possible de trouver des gens disposés à jouer le rôle que ce travail implique. »
Il sourit.
« Il en va de même pour la situation de l’emploi. L’éducation ne consiste pas seulement à absorber des connaissances. Il s’agit d’acquérir tout un ensemble de règles de conduite et de valeurs. En ce moment particulier de l’histoire, les gens ont appris à espérer une vie meilleure que ce que la société est capable de leur offrir. D’où le chômage et le désordre. Il y a trop de gens qualifiés pour trop peu d’emplois vraiment intéressants.
« Vous avez l’air surpris, mais je pensais que vous auriez compris tout seul, Carpenter. Vous n’êtes pas idiot. Vous êtes malin. Il n’y a pas si longtemps, vous n’auriez pas été obligé de courir après des emplois sans débouchés. Vous auriez occupé un poste à l’échelon supérieur. Mais maintenant, il y a trop de gens comme vous. Et tout le monde ne peut pas être à la direction. »
Carpenter aquiesça.
« Je ne m’en étais probablement pas rendu compte au début. Ce n’est pas une chose facile à admettre. »
Maynard prit un petit paquet sur son bureau et le donna à Carpenter.
« Voici un mois de salaire. Qu’y a-t-il ? Vous n’avez pas l’air content.
— Il y a juste une chose qui m’intrigue au sujet de la Boîte. Vous avez dit dans cet article que Keller allait être isolé pendant dix-huit mois, qu’il serait sous le contrôle de différents gadgets installés dans la boîte et qu’il n’aurait aucun moyen d’interrompre l’expérience par lui-même. Lorsqu’Horden m’a confié ce travail, il m’a dit de surveiller ce qui pouvait arriver de fâcheux, mais j’ai l’impression que le fâcheux est drôlement limité ! À quoi ça rime d’engager des gens pour surveiller un mécanisme inattaquable ? C’est juste pour donner du travail aux chômeurs ?
— Non, il s’agit d’une mesure de sécurité primordiale. Voyez-vous, il existe un moyen par lequel Keller peut abréger l’expérience. Un moyen indirect, involontaire. Il n’en a même pas été informé. Nous ne surveillons pas ses fonctions vitales, mais celles-ci sont reliées directement à la serrure chronométrique. Si pour une raison ou pour une autre elles atteignent un point critique, ou si, bien entendu, elles cessent complètement, alors la porte s’ouvrira automatiquement. »
Carpenter sentit une nausée monter en lui.
« Vous voulez dire que son seul moyen de s’échapper serait de se suicider ? Est-ce plausible ?
— Plausible, certainement pas, mais possible. Il y a tellement de facteurs inconnus dans cette expérience que nous devons envisager toutes les éventualités. Il est pratiquement certain qu’il va délirer et dans son délire peuvent se manifester certains désirs symboliques de suicide. De là à l’acte lui-même, il n’y a qu’un pas. »
Carpenter injuria Maynard, lui balançant à la figure l’épithète la plus grossière qu’il put trouver.
« Vous avez une autre raison d’employer des gens pour surveiller cette Boîte, ajouta-t-il. Les geôliers, c’est vous, Maynard, vous et vos semblables, mais vous avez besoin de quelqu’un pour tenir ce rôle à votre place. Vous espérez que ça vous déchargera de toute responsabilité, mais il n’en est rien. Et je suis sûr que vous le savez parfaitement. »
Il se leva et se dirigea vers la porte. Dans son dos, il entendit une voix grésiller dans l’intercom de Maynard. C’était Horden et il semblait surexcité. Il y avait une autre voix dans le fond, qui ressemblait à celle d’Elleston. Carpenter ne s’arrêta pas pour écouter ce qu’ils disaient. Il avait peur de comprendre et il se haïssait car il savait qu’il aurait pu éviter ce qu’il soupçonnait sous ces voix suraiguës. Il quitta le bâtiment, passa devant la fontaine de basalte, traversa le campus et rejoignit l’autoroute. Au-dessus de lui, le ciel était gris et froid comme un immense couvercle d’acier.
Traduit par BERNARD RAISON.
The chinese boxes.