EN ÉPARGNANT
LA DOULEUR

par James Tiptree Jr.

 

 

Les médecins étaient les grands absents des Boîtes chinoises. Ils le sont ici une fois de plus, et beaucoup plus radicalement encore. Le thème de l’homme modifié, esquissé par Sturgeon au début de ce volume, est classique en S.-F. : on admet traditionnellement que la colonisation de l’espace sera facilitée par certains bricolages biologiques. Les sujets d’expérience seront-ils volontaires ? Cette question essentielle est rarement abordée. Et le héros de Tiptree a encore moins de souvenirs que celui de Chamock. Reconnaissons qu’il a été soumis à un bricolage bien commode. Mais il y a le titre original de cette nouvelle – Painwise – et le proverbe qu’elle évoque : Penny wise, pound foolish. Quelque chose comme : « Sage en petite monnaie, fou en grosses coupures. » Ou comme le proverbe espagnol : « On épargne un clou, on perd un cheval. » Appliqué au sujet de cette histoire, cela pourrait donner : « Calme des nerfs, détresse du cœur. » Et bien pire encore…

 

IL était expert en matière de douleur. Il pouvait l’être, puisqu’il n’en éprouvait jamais.

Quand les Xénons lui appliquèrent des électrodes aux testicules, il fut amusé par les jolies petites lumières.

Quand les Ylls lui introduisirent des frelons dans les narines et les autres orifices du corps, il vit des arcs-en-ciel qui le divertirent. Et quand par la suite ils en revinrent à de simples désarticulations et aux éviscérations, il observa avec intérêt les teintes pourpres qui dénotaient un mal sans retour.

« Cette fois ? demanda-t-il au technicorps quand le vaisseau éclaireur l’eut arraché aux Ylls.

— Non, répondit le technicorps.

— Alors quand ? »

Il n’y eut pas de réponse.

« Vous êtes une femme, là-dedans, hein ? Une femme de race humaine ?

— Eh bien, oui et non, répondit le technicorps. Maintenant, dormez. »

Il n’avait pas le choix.

Sur la planète suivante, une chute libre le réduisit à un sac de tripes éventré et il passa trois jours suspendu dans le violet foncé de la gangrène avant que le vaisseau éclaireur vienne le délivrer.

« ’ette ’ois ? balbutia-t-il à l’adresse du technicorps.

— Non.

— Eh ! » Mais il n’était pas en état de discuter.

Ils avaient pensé à tout. Quelques planètes plus tard, les doux Znaffis l’emmaillotèrent dans un cocon de bourre de soie et l’interrogèrent sous l’effet d’un gaz hallucinogène. Comment, d’où et pourquoi était-il venu ? Mais le fidèle gardien implanté en lui au niveau médullaire le maintint en état de stimulation grâce à un pot-pourri d’Atrées de Xenakis et d’Ionisation de Varese, et quand les Znaffis le décoconnèrent, ils étaient plus hallucinés que lui.

Le technicorps soigna sa constipation, tout en refusant de répondre à sa prière.

« Quand ? »

Ainsi allait-il, de système en système, à travers des espaces où il n’avait même pas la compagnie du temps, lequel avait commencé par s’embrouiller pour finalement lui faire totalement défaut. Ce qui pour lui remplaçait le temps, c’était le défilé des soleils dans les écrans de vision du vaisseau, et celui des étendues de non-temps froid et aveugle qui s’achevaient sur un nouveau présent, autour d’une gigantesque boule de feu, tandis que le vaisseau sondait les points lumineux qui en étaient les planètes. C’était la succession des descentes en vrille pour orbiter autour de nuages-mers-déserts-cratères-calottes glaciaires-tempêtes de poussière-villes-ruines, autant d’énigmes innombrables. Les naissances abominables quand le tableau du vaisseau clignotait en vert et qu’il était catapulté plus bas, toujours plus bas, comme une graine vivante dans sa cosse, précipité, projeté, pour éclore finalement dans une atmosphère inconnue, sur une terre qui n’était pas la Terre. Face à des indigènes inconnus, simples ou mécanisés ou déments ou inconnaissables, mais jamais plus que vaguement humains, et ne s’étant jamais aventurés plus loin que leurs soleils natifs. Et ses départs banals ou mélodramatiques, préludes aux « comptes rendus » qui n’étaient guère que quelques mots de plus sur la matrice de données qu’on expédiait sous forme de capsule comprimée dans la direction que le vaisseau appelait Base Zéro. Son pays.

Et toujours, à ce moment-là, il contemplait avec espoir les écrans, imaginant des soleils jaunes. Par deux fois, il avait découvert ce qui aurait pu être la Croix du Sud, et une fois la Grande et la Petite Ourse.

« Technicorps, je souffre ! »

Il ignorait ce que le mot signifiait mais il s’était aperçu que la machine y réagissait.

« Symptômes ?

— Dérangement de la temporalité. Quand suis– je ? Il n’est pas possible à un homme d’exister en dehors du temps. Tout seul.

— Vous êtes une modification de l’humanité élémentaire.

— Je souffre. Écoutez-moi ! La lumière du Soleil de la Terre, là-bas… Que s’y trouve-t-il à présent ? Les glaciers ont-ils fondu ? Chichen Itza est– elle construite ? Allons-nous rentrer pour rencontrer Hannibal ? Technicorps ! Est-ce que ces comptes-rendus parviennent à l’homme de Néanderthal ? »

Il sentit trop tard la piqûre hypodermique. Quand il s’éveilla, le Soleil avait disparu et la cabine baignait dans l’euphorie.

« Femme, marmonna-t-il.

— Ceci est prévu. »

Cette fois, c’était l’Orientale, avec un parfum d’iris et de vin de riz épicé sur les lèvres, et elle lui infligea la piqûre de petites flagellations dans un bain de vapeur. Il se répandit en un jaillissement de soleil écrasé et resta étendu haletant tandis que la cabine redevenait claire.

« C’est tout vous, n’est-ce pas ? »

Pas de réponse.

« Quoi ? On n’a pas inscrit le Kama Soutra dans vos programmes ? »

Le silence.

« Laquelle est vous ? »

Le sondeur tinta. Un nouveau soleil était centré dans le viseur.

Peu de temps après, il se mit à se mâchonner les bras puis à se briser les doigts. Le technicorps devint sévère :

« Ces symptômes sont auto-infligés. Ils doivent cesser.

— J’ai envie que vous me parliez.

— Le vaisseau est pourvu d’un pupitre à distractions. Moi pas.

— Je vais m’arracher les yeux.

— On les remplacera.

— Si vous ne me parlez pas, je me les arracherai jusqu’à ce qu’il n’y en ait plus pour les remplacer. »

Le technicorps hésita. Il sentit que la machine était absorbée par le débat.

« À quel sujet souhaitez-vous me parler ?

— Qu’est-ce que la douleur ?

— La douleur est une sensation transmise au cerveau à partir de terminaisons nerveuses et souvent associée à une lésion des tissus.

— Mais quel effet cela fait-il ? Je ne peux pas me le rappeler. Ils ont tout reconnecté, n’est-ce pas ? Tout ce que je perçois, ce sont des lumières colorées. À quoi ont-ils relié les nerfs qui servaient à me transmettre la douleur ? Qu’est-ce qui me fait mal ?

— Je ne dispose pas de ces informations.

— Technicorps, je veux éprouver la douleur ! »

Mais, une fois de plus, il avait été trop loin. À son réveil, cette fois, ce fut l’Amérindienne, avec des cris étranges, des grognements et le relent des peaux de buffles. Il se débattit sous l’étreinte d’un bas-ventre robuste et cuivré, et il en sortit à travers de molles aurores boréales.

« Vous savez bien que ça ne sert à rien, n’est-ce pas ? » souffla-t-il.

L’œil oscilloscopique décrivit une boucle.

« Mes programmes sont bien ordonnés. Votre réaction est complète.

— Ma réaction n’est pas complète. Je veux vous toucher ! »

Le vaisseau bourdonna et l’éjecta soudain de son état de torpeur. Ils étaient en orbite. Il frissonna à la vue du monde imprécis qui se déroulait sous lui, espérant qu’il ne devrait pas y être exposé. Puis le tableau devint vert et il se trouva précipité vers une nouvelle naissance.

« Une fois ou l’autre, je ne reviendrai pas, se dit-il. Je resterai. Ce sera peut-être ici. »

Mais la planète était pleine de singes affairés qui se saisirent de lui parce qu’il les observait ; ensuite il se laissa passivement reprendre par le vaisseau.

« Est-ce qu’ils me ramèneront jamais au pays, technicorps ? »

Pas de réponse.

Il se glissa le pouce et l’index sous la paupière et tira en tous sens, jusqu’à ce que le globe oculaire humide lui pende sur la joue.

Quand il se réveilla, il avait un œil neuf.

Il voulut y porter la main et s’aperçut que son bras était maintenu doucement mais fermement. Ainsi que le reste de son corps.

« Je souffre ! hurla-t-il. Je vais devenir fou si ça continue !

— Je suis programmé pour vous garder en état de fonctionnement involontaire », lui dit le technicorps. Il crut détecter un certain manque de netteté dans la voix de la machine. Il marchanda pour obtenir sa remise en liberté et fit attention jusqu’à l’atterrissage sur la planète suivante.

Une fois sorti de la nacelle, il n’accorda aucune attention aux indigènes qui l’observaient pendant qu’il se démembrait systématiquement. Alors qu’il entreprenait de se disséquer la rotule gauche, le vaisseau l’aspira à bord.

Il se réveilla en un seul morceau. Et de nouveau sous contrôle.

Des énergies étranges peuplaient la cabine, les oscilloscopes se convulsaient. Le technicorps semblait avoir branché ses circuits sur le tableau du vaisseau.

« Vous êtes en conférence ? »

Il eut sa réponse sous la forme de rafales de gaz hilarant, de tempêtes symphoniques. Et cette musique avait un effet de kaléidesthésie. Il conduisait une diligence, il était enveloppé de vagues salées, balancé à travers des volcans aux flammes couleur menthe, il craquait, volait, croulait, s’enfonçait, se congelait, explosait, dansait des menuets jaune citron, suait sous des clameurs en forme de glas, il était agrippé, mélangé, il explosait en orgasmes multisensoriels… il se vautrait sur les genoux du néant.

Quand il se rendit compte qu’il avait le bras libre, il se donna un coup de pouce dans l’œil. Le contrôle s’abattit sur lui.

Il s’éveilla tout enveloppé, l’œil intact.

« Je vais devenir fou ! »

Les euphorisants l’écrasèrent.

Il revint à lui dans la nacelle, à l’instant où il allait être expulsé sur un monde nouveau.

Il sortit en trébuchant sur un tapis de champignons et découvrit bientôt qu’il avait toute la peau protégée par une pellicule souple mais résistante. Quand il eut enfin trouvé un éclat de roche pour se le planter dans l’oreille, le vaisseau était sur lui.

Il s’aperçut que le vaisseau avait besoin de lui. Cela faisait partie de son programme.

La lutte prit sa forme définitive.

Sur la planète suivante, il constata qu’il avait la tête sous un globe, ce qui ne l’empêcha pas de se fracasser quelques os à travers son épiderme intact.

Après cette démonstration, le vaisseau le munit d’un exosquelette. Il refusa de marcher.

Des moteurs articulés furent installés pour déplacer ses membres.

Malgré lui, il se prenait au jeu. Deux planètes plus loin, il trouva des industries et se jeta sous un rouleau compresseur avec un résultat très satisfaisant. À l’atterrissage suivant, il voulut renouveler son exploit en se précipitant d’une falaise mais rebondit sur des lignes de force invisibles. Ces précautions le frustrèrent un temps, puis il réussit à force de ruse à s’arracher complètement un œil.

Le nouvel œil n était pas au point.

« Vous êtes à court d’yeux, technicorps ! exulta– t-il.

— La vue n’est pas indispensable. »

Cela le dégrisa. Insupportable d’être aveugle ! Quel élément de son être était essentielle au vaisseau ? Pas la marche. Pas la manipulation. Pas l’ouïe. Pas la respiration… les analyseurs pouvaient s’en charger. Pas même la santé mentale. Alors quoi ?

« Pourquoi vous faut-il un homme, technicorps ?

— Je ne dispose pas de cette information.

— Ça paraît insensé. Que puis-je observer que les sondes ne puissent faire ?

— Cela fait partie de mon programme, donc c’est rationnel.

— Alors il faut parler avec moi, technicorps. Si vous me parlez, je n’essaierai pas de me faire mal. Du moins pour un temps.

— Je ne suis pas programmé pour la conversation.

— Mais c’est une nécessité. C’est le traitement approprié pour mes symptômes. Vous devez essayer.

— Il est temps d’examiner les sondes.

— Vous m’avez parlé ! s’écria-t-il. Vous ne m’avez pas simplement éjecté. Vous commencez à apprendre, technicorps. Je vous appellerai Amanda. »

Sur la planète suivante, il se conduisit bien et revint indemne. Il fit observer à Amanda que le traitement par la conversation était efficace.

« Savez-vous ce que veut dire Amanda ?

— Je ne dispose pas de ces données.

— Ça signifie bien-aimée. Vous êtes ma bien– aimée. »

L’oscilloscope hésita.

« Maintenant, j’aimerais parler du retour au pays. Quand cette mission prendra-t-elle fin ? Combien de soleils encore ?

— Je ne dispose pas…

— Amanda, vous avez sondé les mémoires du vaisseau. Vous savez quand doit venir le signal de retour. Quand, Amanda ? Quand ?

— Eh bien… quand, dans le cours des événements humains…

— Quand, Amanda ? Combien de temps encore ?

— Oh ! les années sont nombreuses, les années sont longues.

— Amanda. Vous êtes en train de m’avouer que le signal aurait déjà dû arriver. »

Un cri en sinusoïde roula sur des tas de lèvres. Mais c’était de la rage affaiblie, avec de la tristesse dans les crescendos automatiques. Quand les bouches s’effacèrent, il s’approcha en rampant et posa la main sur le pupitre, auprès des yeux verts d’Amanda.

« Ils nous ont oubliés, n’est-ce pas ? Quelque chose s’est détraqué ? »

La courbe du pouls d’Amanda devint irrégulière.

« Je ne suis pas programmé…

— Non. Vous n’êtes pas programmé pour ça. Mais je le suis, moi. Je vais vous fabriquer un nouveau programme, Amanda. Nous allons faire virer de bord le vaisseau. Nous trouverons la Terre. Ensemble. Nous allons rentrer chez nous.

— Nous, dit-elle d’une voix faible. Nous ?…

— Ils referont de moi un homme et de vous une femme. »

Elle émit avec son vocaliseur un sanglot vibrant et poussa soudain un cri perçant : « Attention ! »

Toute conscience explosa.

Quand il revint à lui, un œil rouge brillait sur le tableau de détresse du vaisseau. C’était nouveau.

« Amanda ! »

Le silence.

« Technicorps, je souffre ! »

Pas de réponse.

Il s’aperçut alors qu’elle avait l’œil sombre. Il l’examina. Seule une vague ligne verte oscillait, au rythme du pouls de l’œil étincelant du vaisseau. Il frappa violemment sur le tableau.

« Vous vous êtes emparé d’Amanda ! Vous l’avez réduite en esclavage ! Libérez-la ! »

Du vocaliseur roulèrent les accords d’ouverture de la Cinquième de Beethoven.

« Vaisseau, notre mission est terminée. Nous sommes en retard pour le retour. Calculez-nous une route pour nous ramener à la Base Zéro. »

La Cinquième continuait à se débiter, jouée de façon assez languide. Il fit plus froid dans la cabine. Ils ralentissaient en pénétrant dans un système d’étoiles. Les bras esclaves du technicorps l’empoignèrent et le jetèrent dans la nacelle. Mais on n’avait pas besoin de lui en ce lieu et il fut aussitôt récupéré, pour se remettre à donner des coups de poing et à rager tout seul. La cabine devint encore plus froide et sombre. Quand il fut déposé peu après sur une planète d’un nouveau soleil, il était trop découragé pour lutter. Ensuite, son « compte– rendu » ne fut qu’un hurlement d’appel au secours lancé entre ses dents qui s’entrechoquaient, jusqu’au moment où il constata que le micro était mort. Le pupitre à distractions était désactivé lui aussi, sauf la musique plaintive du vaisseau. Il passa des heures à scruter l’œil aveugle d’Amanda, frissonnant entre ce qui avait été ses bras. Une fois, il saisit un murmure fantomatique : « Maman, laisse-moi sortir.

— Amanda ? »

La maîtresse-sonde rouge s’illumina. Le silence.

Il gisait lové sur le pont froid, se demandant comment il pourrait bien mourir. S’il n’y réussissait pas, sur combien de planètes le vaisseau en folie promènerait-il son cadavre encore apte à respirer ?

Ils n’étaient nulle part en particulier quand cela se produisit.

Un effet Doppler se forma un instant sur l’écran ; l’instant d’après, ils étaient figés dans un blanc total, l’inertie coupée, les écrans morts.

Une voix lui parlait dans la tête, vaste et suave.

« Il y a longtemps que nous t’observons, petit.

— Qui est là ? chevrota-t-il. Qui êtes-vous ?

— Tes concepts sont insuffisants.

— Défaut de fonctionnement ! Défaut de fonctionnement ! grinça le vaisseau.

— Silence, ce n’est pas un défaut de fonctionnement. Qui me parle ?

— Tu peux nous appeler les Maîtres de la Galaxie. »

Le vaisseau décrivait de folles embardées pour tenter d’échapper à l’emprise blanche. Il y eut d’étranges bruits d’écrasement, un tir d’armes inconnues. Mais la stase blanche se maintenait.

« Que désirez-vous ? s’écria-t-il.

— Désirer ? fit rêveusement la voix. Nous sommes instruits au-delà de toute connaissance. Puissants à un point que tu ne saurais imaginer. Peut-être peux-tu nous procurer des fruits frais.

— Ordre d’alerte ! Attaque par spacionef inconnu ! » modula le vaisseau. Des voyants d’alarme s’éclairaient sur tout le tableau.

« Attendez ! cria-t-il. Ce ne sont pas…

— ACTIVEZ L'AUTODESTRUCTEUR ! rugit le vocaliseur.

— Non ! Non ! »

Il entendit un grondement d’ophicléide.

« Au secours ! Amanda, sauve-moi ! »

Il jeta les bras autour du pupitre du technicorps. Il y eut une plainte d’enfant et tout se mit à tourbillonner.

Le silence.

La chaleur, la lumière. Ses mains et ses genoux reposaient sur une matière plissée. Pas mort ? Il regarda au bas de son ventre. Tout était normal, mais pas de poils. Son crâne également lui paraissait nu. Il leva la tête avec précaution et vit qu’il était accroupi tout nu dans une caverne ou une coquille à volutes. Cela ne semblait pas menaçant.

Il s’assit. Il avait les mains humides. Où étaient les Maîtres de la Galaxie ?

« Amanda ? »

Pas de réponse. Des gouttes filandreuses lui tombaient des doigts, comme du blanc d’œuf. Il vit que c’étaient les neurones d’Amanda, arrachés de sa matrice de métal par la force qui l’avait amené en cet endroit. Les doigts gourds, il essuya les traces d’Amanda sur une ride spongieuse. Amanda, froide amante de son long cauchemar. Mais où diable dans l’espace se trouvait-il ?

« Où suis-je ? » fit une voix grêle de jeune garçon, en écho.

Il pivota. Une créature dorée, perchée sur l’entablement derrière lui, le regardait fixement de la façon la plus chaleureuse. Elle ressemblait un peu à un kangourou et avait l’apparence souple d’un enfant couvert d’un pelage. Il n’avait jamais rien vu de semblable auparavant, et c’était ce qu’un homme solitaire pouvait rêver de mieux pour se réchauffer les mains. En outre, cette créature paraissait terriblement vulnérable.

« Salut, Kangourou ! s’écria la créature dorée. Non, attends, c’est toi qui dis ça. » Elle eut un rire enthousiaste tout en serrant contre elle une boucle de sa queue épaisse et sombre. « Moi, je te dis : sois le bienvenu à la Chambre d’Amour. Nous t’avons libéré. Toucher, goût, sentiment. Joie. Admire mon langage. Tu n’as pas mal, n’est-ce pas ? »

Elle scrutait avec tendresse son visage stupéfait. Un empathe. Cela n’existait pas, il le savait. Libéré ? Quand donc avait-il touché autre chose que du métal, éprouvé autre chose que la peur ?

Cela ne pouvait pas être vrai.

« Où suis-je ? »

Tandis qu’il écarquillait les yeux, un vitrail s’ouvrit et un petit visage velu l’examina. De grands yeux à facettes, des antennes comme des plumes, des ailes pareilles à celles d’un papillon.

« Nacelle de transfert métaprotoplasmique interstellaire », dit d’une voix sèche la créature-papillon. Ses ailes d’arc-en-ciel vibrèrent. « Ne fais pas de mal à Bombalabre ! pépia-t-elle avant de plonger hors de vue derrière le kangourou.

— Interstellaire ? balbutia-t-il. Nacelle ? » Il regarda autour de lui, bouche bée. Pas d’écrans, pas de cadrans, rien. Le sol avait l’air aussi fragile qu’un sac en papier. Était-il possible qu’il fût à bord d’une sorte d’astronef ?

« Ceci est-il un vaisseau interstellaire ? Pouvez– vous me ramener chez moi ? fit le kangourou en gloussant. Écoute, arrête de me laisser lire dans ton esprit. Je cherche à te parler. Nous pouvons t’emmener n’importe où. Si tu n’as pas mal. »

Le papillon réapparut soudain de l’autre côté.

« Je vais partout ! lança-t-il d’une voix perçante. Je suis le premier vaisseau stellaire ramplig, hein ? Bombalabre a fait une nacelle vivante, tu vois ? » Il se hissa sur la tête du kangourou. « Rien que de la matière vivante, tu vois ? Du protoplasme. C’est ce qui est arrivé à l’endroit où se trouve Amanda, hein ? Jamais un ramplig… »

Le kangourou leva les pattes et lui attrapa la tête, le tirant sans égards comme une larve molle munie d’ailes. Le papillon continua de le regarder, la tête en bas. Il s’aperçut qu’ils étaient l’un et l’autre très timides.

« La téléportation, c’est ton mot, lui dit le kangourou. Bombalabre le fait. Je n’y crois pas. Je veux dire que tu n’y crois pas. Oh ! ces rubans parlants sont dans un état ! » Il fit un sourire séduisant en déroulant sa grande queue noire. « Et voici Monsieur Muscle. »

De toute évidence, il rêvait. Ou bien il était mort. Rien de semblable n’existait sur tant de millions de mondes désolés. Ne t’éveille pas, songea-t-il. N’arrête pas ce rêve d’être ramené au pays par des empathes câlins dans un sac en papier à moteur psi.

« Un sac en papier à moteur psi, c’est beau », dit le kangourou.

À ce moment, il s’aperçut que la queue sombre qui se déroulait vers lui le regardait par deux yeux gris glacé. Ce n’était pas une queue. Un énorme boa coulait vers lui au long des entablements, la tête triangulaire tenue basse, les yeux rivés aux siens. Le rêve tournait mal.

Soudain la voix qu’il avait déjà sentie sonna dans son cerveau. « Ne crains rien, petit. »

Les tendons noirs se tordaient en se rapprochant, raidis comme de l’acier. Monsieur Muscle. Alors il comprit le message : c’était le serpent qui avait peur de lui.

Il restait immobile, observant la tête qui s’étirait jusqu’à son pied. La gueule ouverte laissait voir les crocs. Très circonspect, le boa se laissa tomber à ses pieds. Pour voir, songea-t-il. Il ne ressentait rien ; les halos habituels scintillaient et s’effaçaient tour à tour dans ses yeux.

« C’est bien vrai ! souffla le kangourou.

— Oh ! le beau Sans-Douleur ! »

Toute crainte évanouie, le papillon Bombalabre descendit se poser près de lui en chantonnant : « Toucher, goût, sentiment ! Boire ! » Ses ailes tremblotaient, fascinantes ; sa tête emplumée se rapprocha. Il avait envie de le toucher, mais il resta figé. S’il tendait la main, sans nul doute il s’éveillerait de son rêve et se retrouverait tout simplement mort. Le boa s’était lové à ses pieds comme une sombre et luisante rivière. Il avait envie de le caresser lui aussi, mais il n’osait pas. Que le rêve continue.

Kangourou fouillait dans un repli de la nacelle. « Ceci va beaucoup te plaire. Notre dernière trouvaille », lui dit-il sans se retourner, d’une voix ridiculement normale. Ses manières se transformaient considérablement, et pourtant elles paraissaient familières, comme les fragments d’un souvenir enivrant mais perdu. « Nous sommes plongés dans une vaste chose dotée de saveurs. » Kangourou montra une calebasse. « Les sensations gustatives d’un millier de planètes inconnues. Les délices exotiques du gourmet. C’est là que tu peux nous venir en aide, Sans-Douleur. Tout en rentrant chez toi, bien sûr. »

Il l’entendait à peine. Le corps doré et inconnu se rapprochait, de plus en plus près. « Sois le bienvenu à la Chambre d’Amour. » La créature lui souriait en le regardant dans les yeux. Il sentit son corps se raidir, avide de la chair inconnue. Jamais il n’avait encore…

Un instant de plus, et le rêve ferait explosion.

Ce qui se passa ensuite ne fut pas clair. Quelque chose d’invisible lui décocha un coup violent et il se retrouva en train de dégringoler sur Kangourou, la tête emplie d’un rire pharamineux. Le corps soyeux s’agitait sous lui, chaud et compact. La calebasse s’était renversée sur sa figure.

« Je ne rêve pas ! » s’écria-t-il en étreignant Kangourou, tandis que Bombalabre sautillait sur eux en couinant : « Ououh… ouh… ouh ! » Il entendit Kangourou murmurer : « Grands échanges palato-olfactifs », tout en l’aidant à le lécher. Toucher, goût, sensation. Le rêve de joie se poursuivait ! Il saisit fermement les hanches veloutées de Kangourou, et ils riaient tous comme des fous, en se roulant dans les grands anneaux noirs du serpent.

… Un peu plus tard, tout en nourrissant Monsieur Muscle d’épis de maïs, il commença partiellement à comprendre.

« C’est à cause de la douleur. » Kangourou frissonnait contre lui. « C’est affreux, la quantité de souffrance de cet univers. Ces milliards de vie qui passent en irradiant la douleur. Et nous n’osons pas nous approcher. C’est pourquoi nous t’avons suivi. Chaque fois que nous nous efforçons de recueillir des mets nouveaux, c’est le désastre.

— Oh ! le mal, gémit le papillon en se faufilant sous son bras. Partout le mal. Sensible, sensible, sanglota-t-il. Comment Bombalabre peut-il rampliger quand ça fait si mal ?

— La douleur. » Il tripotait des doigts la tête fraîche et noire de Monsieur Muscle. « Ça n’a pas de sens pour moi. Je n’arrive même pas à découvrir à quoi ils ont reliés mes nerfs sensibles à la douleur.

Sois béni entre tous les êtres, Sans-Douleur, songea majestueusement Monsieur Muscle dans leurs têtes. Ces épis de maïs sont trop salés. Je veux des fruits.

— Moi aussi », flûta Bombalabre.

Kangourou inclina sa tête dorée pour écouter.

« Tu vois ? Nous venons juste de passer près d’un endroit rempli de fruits merveilleux, mais ça tuerait n’importe lequel d’entre nous d’y descendre. Si nous pouvions seulement te rampliger en bas pendant dix minutes ? »

Il allait répondre : « Heureux de vous rendre service », oubliant qu’ils étaient télépathes. Mais, alors que sa bouche s’ouvrait, il se retrouva déjà en train de tomber parmi des éclairs tourbillonnants sur une dune déserte. Il était dans une oasis de cactus rabougris chargés de globes brillants. Il en goûta un. Délicieux. Il en cueillit. À l’instant où il en eut plein les bras, la scène tourbillonna de nouveau, et il se retrouva étalé sur le plancher de la Chambre d’Amour, entouré de ses nouveaux amis.

« C’est doux ! C’est doux ! Bombalabre aspirait les sucs.

— Il faut en garder pour la nacelle ; peut-être qu’elle apprendra à les reproduire. Elle métabolise la matière qu’elle digère, expliqua Kangourou, la bouche pleine. Les rations élémentaires sont très monotones.

— Pourquoi ne pourriez-vous pas descendre là– bas ?

— N’en parle pas. Dans tout ce désert, les créatures qui meurent de soif ! Une torture. » Il sentit que le boa se contractait de crainte. « Tu es beau, Sans-Douleur. » Kangourou lui caressait l’oreille de la pointe du museau.

Bombalabre lui piquetait des accords de guitare sur le thorax. Ils se mirent tous à chanter une sorte de séguédille sans paroles. Il n’y avait pas d’instruments, rien que leurs corps vivants. Faire de la musique avec les empathes, c’était comme faire l’amour avec eux. Toucher ce qu’ils touchaient, éprouver ce qu’ils éprouvaient. Tout cela à l’intérieur de son esprit. Je-nous. Un seul. Il n’aurait jamais pu rêver une chose pareille, conclut-il, en tambourinant doucement sur la peau de Monsieur Muscle un rythme que le boa amplifiait, mystérieusement.

Ainsi commença son voyage de retour au pays, dans la Chambre d’Amour, sa nouvelle vie de joie. Il leur apportait des fruits et des fromages, de la marmelade et du miel, du persil, de la sauge, du romarin et du thym. Monde de misère après monde de misère. Tous différents, maintenant qu’il rentrait chez lui.

« Sont-ils nombreux par ici ? demanda-t-il paresseusement. Je n’ai jamais rencontré personne d’autre entre les étoiles. »

Alors ils lui parlèrent de la vie minuscule mais active qui se développait dans un coin éloigné de la galaxie, dans un paroxysme de douleur qui les avait fait fuir. Ils évoquèrent aussi une vaste présence que Bombalabre avait rencontrée une fois avant de trouver les autres.

« J’aimerais bien du fromage », confia Monsieur Muscle.

Kangourou inclina la tête pour sonder les esprits qui défilaient au-dessous d’eux dans l’abîme. « Que diriez-vous d’un peu de yaourt ? » Il donna un petit coup de museau à Bombalabre. « Par là. Tu le sens sous leurs dents ? Sans grand goût, caillé… avec une pointe d’ammoniaque. Sans doute leurs pots à lait sont-ils sales.

Va pour le sale yaourt, émit Monsieur Muscle en fermant les yeux.

— Nous avons de fameux fromages sur la Terre, leur dit-il. Ça vous plaira énormément. Quand y arriverons-nous ? »

Kangourou s’agita.

« Oh ! nous faisons du chemin. Mais ce que je recueille en toi, c’est insolite. Un vilain ciel bleu. Un vert de mort. Qui a besoin de ça ?

— Non ! » Il se redressa brusquement, les repoussant. « Ce n’est pas vrai ! La Terre est belle ! »

Les murs saillirent, le renversant sur le côté.

« Attention ! » tonna Monsieur Muscle. Kangourou avait empoigné le papillon et le caressait en chantonnant pour l’apaiser. « Tu as déclenché son réflexe de ramplig, lui dit-il. Bombalabre envoie promener les choses quand il est bouleversé. Il ne faut pas faire ça, mon bébé. Nous avons perdu comme ça des tas d’êtres intéressants, au début.

— Je suis désolé. Mais en tout cas tu te trompes. Ma mémoire s’embrouille un peu, mais j’ai une certitude. La Terre est belle. Comme des vagues de grains ambrés. Et la majesté des montagnes violettes. » Il rit en ouvrant les bras. « Et les mers scintillantes !

— Ça, c’est de la poésie ! » couina Bombalabre qui se mit aussitôt à plaquer des accords.

Ainsi voyageaient-ils, le ramenant au pays.

Il aimait observer Kangourou quand celui-ci écoutait les émanations de pensées sur lesquelles ils se guidaient.

« Tu captes déjà la Terre ?

— Non. Pas encore. Hé, que diriez-vous d’un fantastique repas de fruits de mer ? »

Il soupira et se sentit tomber en tourbillonnant. Il avait appris à ne pas se donner la peine de répondre oui. Cette fois, ce fut un éclat de rire, car il avait oublié que les assiettes, elles, ne rampligeaient pas. Il revint couvert d’une couche de tribolites à la crème, et ils s’offrirent aussitôt une orgie de tribolites à la crème.

Mais il ne cessait d’observer Kangourou.

« On approche ?

C’est une grande galaxie, mon bébé. » Kangourou lui caressa le crâne. « Que comptes-tu donc faire sur Terre qui te gonfle ainsi l’esprit ?

— Je te montrerai », dit-il en souriant. Plus tard, il le leur dit :

« Ils me soigneront quand je serai rentré. Ils me rebrancheront correctement. »

Un frisson secoua la Chambre d’Amour.

« Tu veux sentir la douleur ?

— La douleur est l’obscénité de l’univers, tonna Monsieur Muscle. Tu es malade.

Je ne sais pas, dit-il d’un ton d’excuse. Je n’arrive pas à me sentir réel, tel que je suis en ce moment. »

Ils le regardaient.

« Nous pensions que tous ceux de ton espèce étaient ainsi, dit Kangourou.

— J’espère que non. » Puis il s’anima. « En tout cas, ils me guériront. La Terre ne devrait pas tarder, n’est-ce pas ?

— Sur les grands flots bleus nous voguons ! » chantonna Kangourou.

Mais la mer était longue et ses humeurs étaient pénibles aux sensibles empathes. Une fois qu’il réagissait sans se surveiller, il sentit une embardée d’avertissement.

Bombalabre lui lançait des regards furibonds.

« Tu veux me mettre dehors ? lança-t-il au papillon en un défi. Comme les autres ? Au fait, que leur est-il arrivé ? »

Kangourou fit la grimace.

« C’était épouvantable. Nous ne doutions pas qu’ils survivraient si longtemps à l’extérieur.

— Mais moi, je ne sens pas la douleur. C’est pour ça en réalité que vous m’avez sauvé, n’est-ce pas ? Allez-y, dit-il d’un ton pervers. Ça m’est égal. Jetez-moi dehors. Ce sera une nouvelle sensation.

— Oh ! non, non ! » Kangourou l’étreignait. Bombalabre, contrit, rampa sous ses jambes.

— Ainsi vous passiez votre temps à vous promener dans l’univers en faisant venir chez vous des créatures vivantes pour vous amuser, et à les rejeter au-dehors quand vous en aviez assez. Écartez-vous de moi ! gronda-t-il. Des monstres à la recherche de sensations frivoles, voilà tout ce que vous êtes ! Les vampires de la galaxie ! »

Il roula sur le flanc et empoigna le beau Kangourou en le regardant se débattre avec de petits cris. « Elle avait les lèvres rouges, l’air affranchi, des boucles jaunes comme l’or. » Puis il embrassa le ventre doré de la créature. « Elle était le cauchemar de la vie dans la mort, qui congèle le sang de l’homme. »

Et il se servit de leurs corps dociles pour amonceler la plus haute somme d’amour jamais atteinte. Ils étaient enchantés et ne s’émurent point quand ensuite il se mit à pleurer, la figure enfouie dans les sombres replis de Monsieur Muscle.

Mais ils étaient quand même inquiets.

« J’y suis, déclara Kangourou en le tapotant avec un morceau d’anguille fumée. Il te faut une personne du sexe opposé de ta propre espèce. Après tout, conviens-en, tu n’es pas un empathe. Tu as besoin de sensations conformes à ta nature.

— Tu veux dire que tu sais où il y a des gens comme moi ? Des humains ? »

Kangourou fit un signe affirmatif. « L’idéal. Je le lis en toi. Là justement, en dessous de nous… Et il y a une herbe qu’ils mâchent… ma salmoglossa fragrans. D’après eux, ça prolonge « tu sais quoi ». Rapportes-en un peu avec toi, mon bébé. »

L’instant d’après il roulait dans les tourbillons pour se poser sur de la verdure tendre. Des fleurs écrasées sous lui, des masses de fougères étincelantes de soleil. Un air riche se précipitait dans ses poumons. Il se releva d’un bond léger. Faible gravité. Devant lui, un panorama végétal descendait jusqu’à un lac scintillant sur lequel se détachaient des voiles de couleur. Le ciel était violet, avec de petits nuages comme des perles. Jamais il n’avait vu de planète pareille à celle-ci. Si ce n’était pas la Terre, alors il était tombé en plein paradis.

Au-delà du lac, il voyait des murailles aux tons pastel, des jets d’eau, des clochers. Une cité d’albâtre que ne ternissaient pas les larmes de l’homme. La douce brise apportait une musique. Il y avait des silhouettes sur la rive.

Il se mit en marche sous le soleil. Des soies éclatantes tournoyèrent, des bras blancs se levèrent dans sa direction. Elles ressemblaient à des filles humaines, mais elles étaient plus minces et plus belles. Elles l’appelaient. Il baissa les yeux sur son corps, arracha une branche en fleur et partit vers elles.

« N’oublie pas la salmoglossa », lui dit la voix de Monsieur Muscle.

Il fit un signe d’acquiescement. Les seins des filles, aux pointes roses, dansaient devant lui. Il se mit à courir.

Plusieurs jours s’étaient écoulés quand on le ramena, affaissé, entre un homme et une jeune fille. Un autre homme marchait près d’eux, pinçant les cordes harmonieuses d’une petite harpe. D’autres filles et des enfants les accompagnaient en dansant et une femme à l’air maternel les précédait ; elles étaient belles comme des fées.

Elles l’appuyèrent avec douceur contre un tronc d’arbre et le harpiste se recula pour jouer. Il s’efforçait de se tenir debout. D’un de ses poings le sang coulait.

« Adieu, souffla-t-il. Et merci. »

Les tourbillons s’emparèrent de lui alors qu’il s’effondrait, et il retomba sur le plancher de la Chambre d’Amour.

« Ah ! » Kangourou lui prit le poing. « Malheur, ta main ! La salmoglossa est tout ensanglantée. » Il se mit à secouer les herbes. « Est-ce que ça va mieux, maintenant ? » Bombalabre couinait doucement en plongeant sa longue langue dans le sang.

Il se frotta la tête. « Ils m’ont fait bon accueil, murmura-t-il. C’était parfait. De la musique. De la danse. Des jeux. L’amour. Ils n’ont aucun médicament, car ils ont éliminé la maladie. J’avais cinq femmes et une équipe de peintres de nuages, et quelques petits garçons, je crois. »

Il tendit sa main qu’assombrissait le sang. Deux doigts y manquaient. « Le paradis, grogna-t-il. La glace ne me gèle pas. Le feu ne me brûle pas. Rien de tout ça n’a de signification. Je veux rentrer chez moi. »

Une secousse se produisit.

« Je suis désolé, gémit-il. J’essaierai de me dominer. S’il vous plaît, s’il vous plaît, ramenez-moi sur Terre. Ce sera bientôt, n’est-ce pas ? »

Il y eut un silence.

« Quand ? »

Kangourou fit un bruit comme pour s éclaircir la voix. « Eh bien, dès que nous pourrons la trouver. Nous ne pouvons manquer de la rencontrer. Peut-être d’une minute à l’autre, tu sais.

— Comment ? » Il se redressa, le visage livide. « Tu veux dire que tu ne sais pas où elle se trouve ? Tu veux dire que nous allions tout simplement… nulle part ? »

Kangourou se couvrit les oreilles des mains. « Je t’en prie ! Nous sommes incapables de la reconnaître d’après ta description. Alors comment pourrions-nous y retourner puisque nous n’y sommes jamais allés ? Si nous arrivons à rester à l’écoute tout en avançant, nous la repérerons, tu verras. »

Il émit un bruit désespéré. « Des soleils au nombre de dix puissance onze multipliée par deux dans la galaxie ! J’ignore votre vitesse et votre rayon d’action. Disons un soleil par seconde. Ça fait… ça fait six mille ans. » Il prit sa tête entre ses mains ensanglantées. « Je ne reverrai jamais mon pays.

— Ne parle pas ainsi, mon bébé. » Le corps doré se rapprocha. « N’abandonne pas le voyage. Nous t’aimons, petit Sans-Douleur. » Ils se mettaient tous à le cajoler. « Heureux, chanter ! Toucher, goût, sensation. Joie ! »

Mais il n’y avait plus de joie.

Il prit l’habitude de s’asseoir à l’écart, d’attendre un signe.

« Cette fois ?

— Non. »

Pas encore. Jamais.

Dix puissance onze multipliée par deux. Cinquante pour cent de chances de trouver la Terre en trois mille ans. Une fois de plus, le même problème que sur le vaisseau.

La Chambre d’Amour se passait de lui et il détournait le visage, ne mangeant que lorsqu’ils lui introduisaient des aliments dans la bouche. S’il restait totalement inerte, ils ne manqueraient sûrement pas de se lasser de lui et le jetteraient dehors. Plus d’autre espoir. Achevez-moi, suppliait-il. Ne tardez pas.

Ils tentaient de faibles efforts pour le distraire par leurs câlineries, et de temps en temps lui administraient une secousse violente. Il se laissait faire sans résister. Finissez-en, suppliait-il. Mais ils continuaient à s’interroger à son sujet, durant les intervalles entre leurs jeux. Leurs intentions sont louables, songeait-il. Et les mets que j’apportais leur font défaut. Kangourou se faisait enjôleur : « D’abord, ça fait un effet suave, tu sais. C’est énigmatique. Et puis il y a une cascade de doux et d’aigre qui picote le palais… »

Il s’efforçait de ne pas écouter. Ils ont de bonnes intentions. Tomber à travers la galaxie en compagnie d’un livre de cuisine parlant. Achevez-moi.

« … Et l’art des mélanges, poursuivait Kangourou. Par exemple les aliments mobiles, comme les plantes sensitives ou les petits animaux vivants, qui combinent la saveur au frisson du mouvement… » Il songeait à des huîtres. En avait-il mangé une fois ? Une histoire où il était question d’empoisonnement. Les fleuves de la Terre. Coulaient-ils encore ? Même si, par quelque hasard inimaginable, ils rencontraient la Terre, serait-ce loin dans le passé ou dans l’avenir, sur une boule morte ? Laissez-moi mourir.

« … Et les sons, voilà qui est amusant. Nous avons découvert plusieurs races qui combinent les effets musicaux avec certains aliments. Et il y a le bruit qu’on fait soi-même en mastiquant, toutes ces textures et ces viscosités. Je me rappelle certains êtres qui suçaient les harmonies. Ou le son de la nourriture elle-même. Une race que j’ai cueillie au passage s’y adonnait, mais dans une gamme très limitée. Crunch-crunch, miam-miam, pschitt ! On aurait souhaité qu’ils explorent toutes les tonalités, tous les effets de glissando… »

Il se dressa d’un bond.

« Que disais-tu ? Crunch-crunch, miam-miam, pschitt ?

— Oui, mais…

— C’est ça ! C’est la Terre ! hurla-t-il. Tu as recueilli des publicités commerciales pour des aliments ! »

Il sentit une embardée. Ils grimpaient à la paroi.

« Des quoi ? fit Kangourou, les yeux écarquillés.

— Peu importe. Mène-moi là ! C’est la Terre, ce ne peut être qu’elle. Tu pourrais la retrouver, n’est-ce pas ? Tu as dit que tu en étais capable, implora-t-il, en les caressant de la main. Je vous en prie, tous ! »

La Chambre d’Amour oscillait. Il les effrayait tous.

« Oh ! je vous en prie. » Il s’efforçait de parler d’une voix douce.

« Mais je n’ai entendu ça que pendant un instant, protesta Kangourou. Ce serait terriblement difficile de remonter si loin en arrière. Ma pauvre tête ! »

Il se mit à genoux, les mains tendues.

« Vous vous y plairiez infiniment, supplia-t-il. Nous avons des nourritures fantastiques. Des poèmes culinaires comme vous ne pourriez en imaginer. » Il fouillait sa mémoire à la recherche de nourritures dont il n’avait jamais entendu parler. « Des vers d’agave enrobés de chocolat ! De la panse de brebis farcie, des violettes cristallisées, du lapin Méphisto ! Du poulpe au vin de résine. De la tarte au corbeau ! Des gâteaux avec des petites filles à l’intérieur. Des petits enfants bouillis dans le lait de leur mère… attendez ! Ça, c’est tabou. Avez– vous entendu parler de nourritures tabou ? Le cochon long ! »

D’où tirait-il tout cela ? Une vague présence lui traversa l’esprit… ses mains, des arêtes rigides, il y avait longtemps. « Amanda, murmura-t-il, avant de reprendre son énumération. Des cormorans macérés dans le fumier ! De la ratatouille ! Des pêches glacées au Champagne ! » Invente, songeait-il. « La tranche de foie gras d’oie aux truffes enrobées de terre, enveloppée du plus pur saindoux ! » Il renifla avec gourmandise. « Des galettes au beurre brûlant inondées de sirop de myrtilles ! » Il en salivait. « Un soufflé au haddock de Finlande, oh ! oui ! Du veau mort-né découpé en lamelles et délicatement revenu dans un beurre noir aux fines herbes… » Kangourou et Bombalabre s’étreignaient mutuellement, les yeux clos. Monsieur Muscle paraissait hypnotisé.

« Trouvez la Terre ! Des feuilles de vigne garnies de fraises sauvages archi-sucrées et recouvertes de crème du Devon ! »

Kangourou se mit à gémir en se balançant sur place.

« La Terre ! Des endives amères cuites à l’étouffée dans de la vapeur de poulet et de lardons ! Du gazpacho noir ! De la passiflore ! »

Kangourou se balança davantage, serrant le papillon sur sa poitrine.

La Terre, la Terre, souhaitait-il de toute sa force en grommelant : « Du bakhlava ! De la pâte à chou transparente et des pistaches baignant dans du miel de montagne ! »

Kangourou poussa la tête de Bombalabre et la nacelle parut frémir.

« Des poires Doyenne du Comice bien mûres ! murmura-t-il. La Terre ?

— Ça y est ! » Kangourou s’écroula, pantelant. « Oh ! ces nourritures, il me les faut toutes. Atterrissons !

— De la terrine de bœuf aux rognons, souffla-t-il, assaisonnée de petits oignons bien secs…

— Atterrissons ! couina Bombalabre. Mangeons, mangeons ! »

La nacelle s’arrêta en grinçant. Sur du solide. Sur la Terre.

Le pays.

« Laissez-moi sortir ! »

Il vit s’ouvrir un orifice lumineux dans la paroi et y plongea. Ses jambes battirent, prirent contact. La Terre ! Les pieds qui frappent le visage levé, les poumons qui aspirent l’air. « Le pays ! » hurla-t-il.

… Et il tomba la tête le première dans le gravier, bras et jambes échappant à son commandement. Un cataclysme lui ravagea l’intérieur du corps.

« Au secours ! »

Son corps s’arqua, il recracha des vomissures, ses membres battirent l’air. « Au secours, au secours, que se passe-t-il ? » criait-il.

Malgré le bruit qu’il faisait, il entendit le vacarme dans la nacelle, derrière lui. Il réussit à rouler sur le côté et vit les corps dorés et noirs qui se tortillaient derrière le sas ouvert. Eux aussi étaient pris de convulsions.

« Arrête ! Ne bouge plus ! clama Kangourou. Tu nous tues !

— Repartons, haleta-t-il. Ce n’est pas la Terre. »

Sa gorge se resserra sur son souffle et les créatures gémirent par empathie.

« Arrête ! Nous ne pouvons plus bouger, haleta Kangourou. Ne respire plus, ferme vite les yeux ! »

Il ferma les yeux. L’atrocité s’amoindrit un peu.

« Qu’est-ce que c’est ? Que se passe-t-il ?

— C’est la douleur, imbécile, tonna Monsieur Muscle.

— C’est bien ta sale Terre, geignit Kangourou. Maintenant nous savons à quoi ils ont rattaché tes terminaisons nerveuses sensibles à la douleur.

— Rentre, que nous puissions partir… Vas-y doucement ! »

Il ouvrit les yeux, eut un aperçu de ciel pâle et de broussailles avant que ses globes oculaires chavirent. Les empathes hurlèrent.

« Arrête ! Bombalabre va mourir !

— Mon propre monde », geignit-il en portant les mains à ses yeux. Tout son corps était dévoré de flammes invisibles, écrasé, empalé, écorché. La Terre, réalisait-il. Son identité unique, sa gestalt exacte de spectre solaire, de gravité, de champ magnétique, tous les panoramas, les sons, les contacts… c’était à tout cela qu’ils avaient rebranché son circuit sensoriel de douleur.

« Il est clair qu’ils ne voulaient pas que tu reviennes, émit la voix silencieuse de Monsieur Muscle. Embarque.

— Ils peuvent me remettre en état, il le faut…

— Ils ne sont pas ici, cria Kangourou. C’est une erreur temporelle. Il n’y a pas de crunch-crunch, miam-miam, pschitt ! Toi et tes nourritures fantastiques… » Sa voix se brisa lamentablement. « Reviens, que nous puissions partir.

— Attendez, fit-il d’une voix rauque. À quelle époque sommes-nous ? »

Il ouvrit un œil, parvint à distinguer un flanc de colline rocailleuse avant que son crâne explose. Pas de routes, pas de bâtiments. Rien pour indiquer si c’était le passé ou l’avenir. Et ce n’était pas beau.

Derrière lui, les extraterrestres l’appelaient. Il se mit à ramper aveuglément vers la nacelle, les dents serrées sur des remontées de liquide salé. Il s’était mordu la langue. Chaque mouvement était une torture ; l’air lui brûlait les entrailles quand il devait respirer. Le gravier semblait lui ouvrir les mains bien qu’il n’eût pas de blessures apparentes. Il n’y avait que la douleur, la douleur transmise par chaque terminaison nerveuse.

« Amanda », gémit-il, mais elle n’était pas présente. Il rampait, se tortillait, battait des membres comme un insecte piqué par une épingle, en direction de la nacelle qui recélait le doux réconfort, l’absence bénie de douleur. Quelque part, un oiseau lança un appel, lui perçant les tympans. Ses amis hurlèrent.

« Vite ! »

Était-ce un oiseau ? Il risqua un coup d’œil en arrière. Une silhouette brune se glissait entre les roches.

Avant qu’il ait pu voir si c’était un singe ou un humain, un mâle ou une femelle, la pire des douleurs qu’il eût encore éprouvées lui déchira le cerveau. Il rampait désespérément et s’entendait hurler. L’image de sa propre espèce. Bien sûr, l’élément capital… ce qui pouvait lui faire le plus de mal. Pas d’espoir de rester en ce lieu.

« Vite ! Vite ! »

Il sanglota en se traînant vers la Chambre d’Amour. L’odeur des plantes que son corps écrasait lui brûlait la gorge. De la menthe sauvage, songea-t-il. Derrière la souffrance, le souvenir d’une douceur perdue.

Il toucha la paroi de la nacelle, avec des lames de rasoir dans la gorge. L’air qui le torturait était de l’air véritable et la terrible Terre était bien réelle.

« Entre vite !

— Je vous en prie, je vous… » bafouilla-t-il, à court de mots, en se hissant, les paupières étroitement fermées, les mains tâtonnant au bord du sas. Le vrai soleil de la Terre faisait pleuvoir de l’acide sur sa chair.

Le sas. À l’intérieur, le soulagement. Il serait à jamais Sans-Douleur. La douce chair… la joie… pourquoi avait-il tant désiré autre chose ? Le sas !

Debout, il pivota, ouvrit les deux yeux.

La forme d’un membre mort lui décocha un coup de fouet sur les globes oculaires. Déchiqueté, affreux. Insupportable. Réel…

Avoir mal à jamais.

« Nous ne pouvons plus attendre ! » geignit Kangourou. Il songea à l’être doré qui volait à travers les années-lumière, en savourant toutes les délices. Ses bras tremblaient violemment.

« Eh bien, partez ! » hurla-t-il, et il se précipita avec force hors de la Chambre d’Amour.

Il y eut derrière lui une implosion.

Il était seul.

Il réussit à faire quelques pas chancelants avant de s’abattre sur le sol.

 

Traduit par BRUNO MARTIN.

Painwise.