LE DÉVOLEUR

par Alan Nelson

 

 

Avec Brunner, nous avons rencontré notre dernier cobaye et nous avons entamé une nouvelle saga : celle des malades qui contaminent les docteurs. Alan Nelson est un spécialiste des maladies mentales insolites : on a déjà lu de lui, dans cette série, le célèbre Narapoïa(12). Avec Le Dévoleur, il décrit une maladie mentale non seulement contagieuse, mais sujette à d’ahurissantes mutations. Et les médecins descendent de leur piédestal : non contents de tomber malades, ils sont contraints d’abjurer leur rationalisme. Il est vrai que ce sont des psi…

 

« JE suis un klepto-kleptomane, docteur. » Gorgé de vitamines, débordant d’énergie après une année de repos forcé, le Dr. Manly J. Departure regarda avec une cordialité professionnelle l’anguleux jeune homme assis devant son bureau et qui, l’air renfrogné, pétrissait stupidement ses longs doigts.

« Ma foi, cela n’a rien de bien grave, Mr. Flint, répondit le Dr. Departure en se permettant un petit rire affable. Il semble que la kleptomanie sévisse pas mal ces temps-ci. Quant à votre bégaiement… »

Mr. Flint ne sourit pas.

« Je n’ai pas dit kleptomanie, docteur. Mais klepto-kleptomanie. » Le jeune homme continuait de se masser les doigts comme pour faire disparaître d’invisibles rides. « Vous comprenez, je ne vole que les autres kleptomanes, » dit-il d’un ton sérieux.

Le rire du Dr. Departure s’était éteint.

« Si je vous comprends bien, commença-t-il avec lenteur, vous êtes pathologiquement poussé à voler. Mais au lieu de voler aux comptoirs des grands magasins, comme le font les kleptomanes norm… je veux dire les kleptomanes classiques, vous éprouvez le besoin de voler les choses déjà volées par d’autres kleptomanes ?

— C’est cela, répondit le jeune homme. Je m’introduis dans leur chambre en leur absence. Cependant, j’ai de plus en plus de mal à en trouver. Évidemment, ce ne sont que des objets dont je n’ai pas particulièrement l’emploi. Regardez ! »

Il allongea la main pour prendre par terre un volumineux sac en papier qu’il tendit par-dessus le bureau. Le Dr. Departure l’ouvrit et en tira, entre autres choses, un fouet à battre les œufs, un dé à coudre en matière plastique, un taille-crayon, un flacon de lotion pour permanente à froid et un ocarina.

« Je… je ne peux pas m’en empêcher, docteur. » Flint fléchit ses longs doigts maigres, les considéra en fronçant les sourcils, puis ramena de nouveau son regard sur le docteur. « Cette envie qui me prend… c’est irrésistible. Et ça empire chaque jour. Il faut que vous m’aidiez. »

Le Dr. Departure posa le sac et se mit à caresser la pendulette en bronze dont sa femme lui avait fait cadeau pour Noël ; cela le calmait toujours de fixer son attention un moment sur le petit instrument dont le tic-tac égrenait les dollars comme un taximètre. Il leva bientôt les yeux et étudia son interlocuteur : visage maigre et pâle, coupure de rasoir au-dessus de la pomme d’Adam, vêtu sans aucune recherche. Rien, en somme de remarquable, n’eût été cette manie de tripoter ses mains aux doigts interminables.

« Laissez-moi vous poser quelques questions de pure forme pour commencer », dit le Dr. Departure, prenant un crayon.

Flint, apprit-il, avait trente-sept ans, était sorti du collège avec ses diplômes, travaillait dans les bureaux d’une compagnie d’assurances et était célibataire. Tout cela n’avait rien que de banal.

Au bout d’une heure, le docteur se leva et fit un sourire réconfortant.

« Disons mardi à dix heures », proposa-t-il en reconduisant Flint à la porte.

 

Le mardi suivant, peu avant dix heures, comme il sortait de l’ascenseur pour aller recevoir Flint dans son cabinet, le Dr. Departure se trouva nez à nez avec son beau-frère, le Dr. Bert Schnappenhocker, médecin-psychiatre. Ce dernier était un homme de haute stature, à la mine autoritaire, aux incisives agressives et aux cheveux gris acier, qui avait surtout de riches divorcées pour clientèle et dont la seule présence dans le bureau contigu au sien éveillait chez Departure une sorte d’hostilité permanente et hargneuse. S’il n’avait pas été le frère d’Emily…

« Ça me fait plaisir de vous voir de retour, Manly tonna Schnappenhocker de sa voix joviale et détestable. Comment vous a-t-on traité à l’asile ?

— C’était une maison de repos, répondit d’un ton glacial le Dr. Departure en avançant dans le couloir pour gagner son cabinet.

— En tout cas, si vous vous sentez de nouveau patraque, ne vous gênez pas pour venir me consulter. Je vous ferai un prix comme il est normal entre confrères. » Il poussa un rire rauque et allongea une tape sonore sur l’épaule de Departure. « À propos, vous ai-je dit que je prends la parole au banquet de l’Institut de Psychiatrie le mois prochain ? J’espère que vous pourrez venir. »

Clac ! Avec un murmure d’irritation, le Dr. Departure ferma la porte sur le sifflotement discordant et imbécile de Schnappenhocker dans le couloir. Puis, secouant sa mauvaise humeur, il appela Flint qui attendait dans le salon.

« Alors, commença-t-il avec entrain quand Flint se fut assis et eut placé cette fois encore un volumineux sac en papier à côté du bureau. Alors, parlons de cette… cette kleptomanie. » Il se refusait à prononcer le mot ridicule de klepto-kleptomanie. Depuis la première visite de Flint, il n’avait rien pu trouver dans ses livres qui se rapportât à ce problème et finalement il avait conclu que la chose n’était pas si mystérieuse qu’elle paraissait à première vue ; après tout, la kleptomanie était la kleptomanie. Peu importait qui on volait. Peut-être cet homme présentait-il un cas un peu plus complexe, mais c’était tout.

« Je voudrais que vous commenciez par le commencement, si cela ne vous dérange pas, Mr. Flint, et que vous me parliez de l’origine de vos troubles. »

Flint parut gêné et poussa du pied le sac plein de bibelots.

« Ce sont les gants, dit-il. Je n’ai jamais eu d’ennui avant de commencer à porter ces gants. C’est à partir de ce moment que j’ai ressenti cette envie de prendre des choses aux comptoirs des grands magasins. Mais deux semaines ne s’étaient pas écoulées que je n’en tirais plus aucun plaisir. Alors je me suis mis à m’intéresser aux kleptomanes… »

Le Dr. Departure sourit. Il sentait que le problème venait de commencer à se démêler. C’était si caractéristique, cette tendance puérile à rendre des objets inanimés responsables de ses propres défauts. Pas plus tard que la veille au soir, sa jeune nièce avait accusé sa poupée de chiffons d avoir cassé un vase.

« Où sont ces gants ? » s’enquit-il avec sollicitude.

Flint leva les mains au-dessus du bureau.

« Je les porte en ce moment, » dit-il.

Le Dr. Departure ouvrit de grand yeux, se pencha en avant et examina les longues mains à la peau rose et aux jointures ridées, les doigts effilés et les ongles soigneusement faits. Ces mains-là étaient aussi nues que des boules de billard.

« Je ne vois pas de gants, dit le docteur au bout d’un instant.

— Je sais, répondit Flint avec calme. Ils sont invisibles. »

— Ah ! voilà que les pièces du puzzle commencent à se mettre en place, pensa le Dr. Departure. Un cas de projection de culpabilité compliqué d’hallucinations. Dix contre un à parier que d’étranges divagations (où la sorcellerie aurait sa part) se manifesteraient avant peu.

« Où avez-vous eu ces… ces gants ? demanda-t-il d’une voix douce et persuasive.

— Je les ai achetés à une magicienne qui les tenait d’une sorcière brésilienne à trois doigts nommée Bessie.

— Et d’où les tenait la sorcière ?

— Elle les avait obtenus par macération d’un buisson de guayule rabougri frappé deux fois par la foudre et auquel on avait injecté trois fois le sang d’une vierge au cerveau dérangé.

— Et à quoi servaient ces gants ?

— À permettre au fils de la sorcière de voler plus facilement des œufs de pigeons. » Flint détourna la tête, le regard troublé. « Cependant, les gants ont un défaut. Leur pouvoir est trop fort. »

On peut continuer longtemps comme ça, pensa tristement le Dr. Departure. Si je lui demande simplement pourquoi il n’enlève pas ses gants, il va me répondre qu’il ne peut pas.

« Le pire, docteur, c’est que… je ne peux pas les enlever. Vous voyez ? » Flint leva une main et se pinça vainement la peau avec le pouce et l’index de l’autre main. Brusquement, il se pencha sur le bureau et dit d’un ton confidentiel :

« Il n’y a qu’un moyen de les enlever, docteur.

— Et quel est-il ?

— Il faut d’abord que je trouve un sorcier qui occupe dans sa communauté un rang égal à celui de Bessie dans la sienne. C’est de vous que je veux parler.

— Eh là ! une minute, s’il vous plaît ! » protesta avec humeur le Dr. Departure.

De sa poche, Flint tira une feuille de papier et une petite boîte de poudre blanche qu’il plaça devant le docteur.

— Et alors, il faut que je vous fasse répandre cette poudre sur les gants tout en prononçant les paroles écrites là et en faisant un geste comme celui-ci. Après ça, je pourrai les enlever de mes mains sans aucun mal.

— Je vous en prie ! dit fermement le Dr. Departure, levant la main. C’est à moi de vous dire comment enlever ces… ces gants invisibles. »

Il fit une pause, essuya les verres de ses lunettes, toussota pour s’éclaircir la gorge et regarda au plafond comme un orateur prenant son élan.

« D’abord, que représentent ces gants ? Rien d’autre que… »

Pendant une heure, sans discontinuer, le Dr. Departure sonda, stimula, statua. Il parla avec éloquence des phobies, des chimères, des fixations, et la pendulette de bronze faisait un saut quand il frappait la table pour donner plus de poids à ses paroles. Flint écoutait avec attention et quand, enfin, le Dr. Departure s’arrêta pour s’éponger le front et jeter un regard significatif à sa montre, il se pencha en avant.

« Tout cela est très bien, docteur, dit-il. Mais acceptez-vous, oui ou non, de jeter ce sort ? »

Ce sont des choses qui demandent du temps, songea avec lassitude le Dr. Departure. Du temps et de la patience…

« Parce que si vous ne voulez pas, poursuivit Flint en se levant à moitié de son siège, je vais aller voir ailleurs, il y a un autre spécialiste ici, dans ce même couloir. Un Dr. Schnapp… Schnappen… »

D’un geste vif, le Dr. Departure fit rasseoir son client. Chaque fois qu’un de ses malades l’avait quitté pour son beau-frère, celui-ci, par quelque coup de chance incroyable, avait réussi à remettre l’homme d’aplomb, en un clin d’oeil… Et les rodomontades qui s’ensuivaient avaient quelque chose d’intolérable. Le Dr. Schnappenhocker avait même rédigé pour l’American Journal un article sur un de ces cas.

Le Dr. Departure regarda avec répugnance la boîte de poudre et étudia les mots écrits sur la feuille de papier. Eh bien, soit ! Puisqu’il lui fallait démontrer l’inanité des incantations et des charmes, il n’avait qu’à s’exécuter… c’était tout.

« Si je jette ce… ce sort, dit-il finalement, en cherchant à donner aux mots une résonance lourde de sens, me promettrez-vous d’essayer vraiment d’enlever ces gants imaginaires, de vous en dépouiller comme vous feriez d’une peau morte, une peau dont vous n’auriez plus besoin ?

Oui ! oui ! cria Flint avec empressement.

Eedo ! Queedo ! Skizzo Libido ! » psalmodia le Dr. Departure en saupoudrant les mains étendues de Flint et en faisant un geste cabalistique avec les siennes. Puis il se rassit et lui sourit avec bienveillance.

« Merci ! » dit Flint avec un soupir reconnaissant. Puis, avec un bruit de soie déchirée, il enleva prestement de chaque main un gant transparent comme une pellicule de caoutchouc, de la même façon qu’il se serait débarrassé d’une peau morte, et les jeta sur le bureau. Le Dr. Departure considéra avec stupéfaction ce minuscule tas de caoutchouc impalpable qui venait de faire écrouler son château de cartes psychologique avec un petit plouf presque inaudible !

« Voici pour vos honoraires, dit Flint d’un air heureux en plaçant trois pièces de vingt dollars sur le sous-main du docteur. Et merci encore. »

Il sortit en claquant la porte.

Le Dr. Departure ferma les yeux un moment et écouta le tic-tac de la pendulette de bronze. Certes, cet homme pouvait être en train de se livrer à une farce compliquée. Il était même possible que ce charlatan beau parleur, ce confident de riches nymphomanes, ce psychanalyste fureteur, le Dr. Schnappenhocker, en ait été l’instigateur. Non, à y bien réfléchir, ce n’avait pas pu être une farce. Personne – pas même Bert Schnappenhocker – n’aurait été disposé à payer vingt-cinq dollars l’heure pour un si maigre plaisir.

Il ramassa un gant et l’examina. Il était tourné à l’envers maintenant – c’était dû à la façon dont son possesseur l’avait retiré – mais l’envers ne se différenciait aucunement de l’endroit. Jamais il n’avait touché quelque chose d’aussi merveilleusement doux et délicat, de si léger et parfaitement transparent ! Il le tourna en tous sens. Il n’avait pas plus de substance qu’une toile d’araignée et pourtant il avait l’élasticité d’une gaine en caoutchouc. Il se hasarda à y introduire les doigts. Remarquable comme ce gant était douillet et confortable ! Il finit de l’enfiler. Jamais on n’aurait cru avoir la main dans un gant ! Il prit l’autre et l’enfila aussi…

 

Ce qui fait que je ne peux pas enlever ces gants, soliloqua le Dr. Departure le lendemain en regardant ses doigts, c’est que le caoutchouc colle trop bien à la peau. Je ne parviens pas à les saisir comme il faudrait. Si seulement j’avais les ongles longs…

La porte s’ouvrit soudain et le visage rayonnant du Dr. Schnappenhocker parut dans l’entrebâillement.

« Bonjour, Manly ! Dit-il de sa voix de baryton. J’allais faire une petite tournée de prospection et j’ai pensé à vous en claquant ma porte. »

« Vous ne frappez jamais avant d’entrer ? grogna le Dr. Departure.

— Excusez-moi, docteur. Je voulais vous remettre un programme pour le banquet de l’Institut, le mois prochain. Est-ce que je vous ai dit que je devais y prendre la parole ? » Il laissa tomber un dépliant sur le fauteuil et disparut.

Le Dr. Departure reporta son attention sur les gants. C’était bizarre de ne pas pouvoir les enlever. Très bizarre. Non pas que cela lui causât une gêne particulière ; ils étaient si confortables et si légers qu’on ne s’apercevait même pas qu’on les avait aux mains. Ce soir, il demanderait à Emily de les lui enlever. Tout de même, c’était un peu déconcertant de ne pouvoir le faire soi-même.

Naturellement, il ne s’était pas senti porté à la kleptomanie. En aucune façon. Il se sourit à lui-même. À vrai dire – si l’on pouvait se permettre une pensée aussi extravagante, – c’était exactement le contraire. Hier soir, il avait laissé un livre dans l’autobus et ce matin il avait égaré sa pipe favorite au café. Étrange. Très bizarre.

Ses yeux se portèrent sur les deux sacs d’objets dérobés que Flint avait laissés. Il faut que je les restitue, se dit-il… il n’est pas bon de les avoir ici. Il ramassa les sacs et en passa rapidement le contenu en revue. Il découvrit, d’après les étiquettes, que la plupart des objets provenaient des grands magasins Snow Brothers. C’était l’heure du déjeuner. Il allait les reporter sans plus attendre.

 

Une vente réclame avant inventaire faisait rage chez Snow Brothers. Dans les allées du magasin s’enfilait et palpitait le flot des acheteuses surexcitées. Serrant contre lui ses deux sacs en papier, le Dr. Departure se fraya un chemin d’un air résolu jusqu’au panneau indiquant la répartition des rayons.

C’est au rayon des Sacs de Dames que l’idée baroque le saisit soudain. Il la repoussa. Elle revint – avec plus de force, plus d’insistance – et en un instant elle s’enfla en une envie irraisonnée, furieuse, impérieuse qui lui lança un chatouillement dans l’extrémité des doigts et agita tout son corps d’un violent tremblement.

Il se surprit à s’approcher de biais d’un comptoir tout en fouillant dans son sac. Sa respiration s’accéléra quand il tira le premier objet avec lequel ses doigts vinrent en contact : un essuie-glace. Il jeta un regard furtif alentour. Personne ne l’observait. D’un mouvement rapide et précis, il introduisit l’essuie-glace entre deux sacs en cuir sur le comptoir. Puis, regardant de nouveau nerveusement autour de lui, il s’éloigna rapidement, le cœur battant à un rythme précipité, éprouvant une sensation de triomphe qui le parcourait en curieux élancements.

 

« De la kleptomanie à rebours, voilà ta maladie ! » lançait à son mari Mrs. Departure quinze jours plus tard au dîner, d’une voix accusatrice et tremblant d’énervement. C’était une forte femme aux yeux froids comme l’acier et aux vêtements sans fantaisie, mais pour l’instant elle paraissait terriblement ébranlée. « Tu es un inkleptomane, et il faut que tu fasses quelque chose pour te guérir de cette infirmité !

Mais puisque je te dis que ce sont ces satanés gants ! » s’écria le docteur tout en marchant de long en large. Son dîner refroidissait sans qu’il y eût touché. Ses cheveux étaient ébouriffés et dans ses yeux étincelaient d’étranges lueurs. Ses mains ne cessaient de faire le geste de se dépouiller réciproquement de quelque chose.

« Voleur à l’étalage, passe encore… mais pourvoyeur d’étalages ! » Sa longue mâchoire, habituellement ferme, tremblait de contrariété. « Cette façon de s’introduire dans les grands magasins pour laisser des bibelots partout. Mon vase bleu ! Le sécateur ! Presque toute notre argenterie ! Jusqu’à ta pendulette en bronze ! Tout est parti !

— Ce sont les gants, je te l’ai déjà dit ! » À petits coups nerveux, il tira sur ses doigts. Vainement. « Je les ai mis à l’envers. Le dehors en dedans !… Bon Dieu ! Si je pouvais seulement les attraper !

— Et aujourd’hui la bibliothèque municipale a encore téléphoné, s’écria sa femme d’une voix aiguë. Il ne se passe pas de jour que tu n’ailles y déposer sur les rayons trois ou quatre de tes livres !

— Eh bien, si tu m’avais aidé à enlever ces gants le premier soir comme je te le demandais, il est probable que je n’en serais pas là !

— Mais ce soir encore ! » Les lèvres de Mrs. Departure étaient agitées d’un fin tremblement et le ton de sa voix s’enflait de plus en plus. « Dans l’autobus… c’était le bouquet ! Je t’ai vu de mes propres yeux ! La façon dont tu as pris le portefeuille de cet homme dans sa poche pour y fourrer quatre dollars à toi avant de le remettre ! Je te le dis, Manly, il faut que tu voies quelqu’un !

— Et moi je te dis que je n’ai rien ! Ce sont les gants ! Tu ne peux donc pas comprendre ça ? »

Il se planta une cigarette entre les lèvres.

« Les gants ! Les gants ! Les gants ! Je te dis pour la centième fois que tu n’en as pas aux mains !

— Où est donc ce briquet ? grommela le Dr. Departure en tapotant ses poches. Je l’avais dans mon gilet ce matin.

— La véritable question, dit-elle en riant nerveusement et en écartant les revers du veston de son mari, c’est : où est ton gilet ?… Manly, mieux vaut après tout que je te le dise, j’ai déjà pris rendez– vous pour toi. Demain. »

Elle fouilla dans son sac à main et lui tendit une carte.

« Schappenhocker ! hurla-t-il.

— Bert a vraiment été très compréhensif.

— Je n’irai pas consulter ton frère. Je ne peux pas le souffrir, s’écria le Dr. Departure, le visage cramoisi. Même s’il ne restait que lui comme médecin sur la terre ! Cette espèce de sorcier aux grands airs ! Ce… »

Brusquement, au milieu de sa phrase, il poussa un soupir et regarda dans le vide un moment, une expression heureuse commençant à envahir sa physionomie. Sorcier ? Il restait encore un peu de poudre… Pourquoi n’avait-il pas songé plus tôt à passer ses gants à Bert ? Ce sondeur d’âmes fort en gueule aimait essayer les vêtements des autres pour se divertir : chapeaux de femmes, cravates des enfants, chaussures de pluie plutôt démodées du Dr. Departure. Il ne pourrait sûrement pas résister à une paire de gants de caoutchouc !

« Tu vas y aller, disait sa femme d’une voix grave et vibrante.

— Mais certainement que je vais y aller ! » répondit le Dr. Departure d’une voix également vibrante, un doux sourire de plaisir anticipé éclairant son visage.

 

Jamais médecin et malade n’avaient été si heureux de se voir qu’au moment où, le lendemain, le Dr. Departure pénétra dans l’intimité doucement éclairée du cabinet du Dr. Bert Schnappenhocker. Ce dernier sourit à son rival avec l’empressement non déguisé d’un étudiant en anatomie sur le point de disséquer un spécimen particulièrement intéressant d’amphibie écaudé, tandis que le Dr. Departure le regardait avec l’air faussement innocent du plaisantin qui s’apprête à administrer un « chauffe– pied ». Pendant deux bonnes minutes, les deux praticiens se serrèrent vigoureusement la main.

« Et alors ? finit par dire d’un ton cordial le Dr. Schnappenhocker comme impatient de pratiquer la première incision. Emily m’a dit que vous aviez un petit ennui.

— Je suis vraiment navré de venir vous déranger pour ça, » dit le Dr. Departure en s’efforçant de garder son sérieux.

Pendant près d’une heure, le Dr. Departure se laissa arracher bribe par bribe toute son extravagante histoire et, lorsqu’il en vint aux instructions concernant la poudre blanche et qu’il poussa la petite boîte sur le bureau, il vit Schnappenhocker secouer imperceptiblement la tête en un geste d’impuissance et se caler en arrière dans son fauteuil.

« Manly, mon vieil ami, dit Schnappenhocker, une nouvelle période de six mois de repos et de calme absolu devraient vous remettre en état. Peut-être huit mois. Vous devez cela à Emily, vous savez. Et à vous aussi. » Il tendit la main vers l’appareil téléphonique.

Le Dr. Departure attendait ce geste. Des lueurs farouches jaillissant de ses yeux – ou du moins ce qu’il espérait être des lueurs farouches ; il bondit de son fauteuil, s’empara du coupe-papier en cuivre et se pencha par-dessus le bureau, la respiration rauque.

« Est-ce que vous jetez ce sort, oui ou non ? » cria-t-il, plantant le coupe-papier sur le dessus du bureau en acajou.

Le Dr. Schnappenhocker le regarda avec des yeux pleins d’appréhension.

« Mais oui, Manly, mais oui ! fit-il d’un ton conciliant. Je vais jeter votre sort, et ensuite je retiendrai votre place. »

Il saisit la boîte de poudre et jeta un coup d’œil à la feuille de papier. « Eedo ! Queedo ! Skizzo ! Libido ! »

Cric ! crac ! crac ! Le Dr. Departure dépouilla sa main gauche de son gant. Puis, tandis qu’il cherchait fébrilement à faire de même avec l’autre main, une question angoissante lui traversa soudain l’esprit : devait-il faire de son beau-frère un voleur à l’étalage ou un pourvoyeur d’étalages ? Devait-il laisser les gants à l’endroit ou les retourner ? Chacun des termes de cette alternative offrait des possibilités si éblouissantes que pendant un moment le Dr. Departure se sentit presque déchiré en deux par ce choix délicat. Enfin, la solution lui apparut sous forme d’un compromis. Pourquoi ne pas laisser un gant à l’endroit et tourner l’autre à l’envers ?

 

« Tiens, Bert ! dit Mrs. Departure, ouvrant une semaine plus tard la porte à son frère, le Dr. Schnappenhocker. Entre donc ! »

— Je ne peux pas, répondit le Dr. Schnappenhocker en lui tendant une boîte en carton pleine d’objets divers. J’ai simplement pensé à apporter ça ici. C’est un reste de choses que Manly a déposées à mon cabinet quand il était… bref, avant que je le guérisse. »

Mrs. Departure prit la boîte.

« Je dois avouer que tu es un docteur miracle, Bert. Un seul traitement et maintenant il est en pleine forme.

— Il ne m’a pas donné beaucoup de mal, » dit Schnappenhocker, commençant à redescendre les marches à reculons avec nervosité. Il y avait de la tension dans son regard et il ne cessait pas de se tirailler l’extrémité des doigts.

Mrs. Departure referma la porte et revint dans la salle à manger où son mari engloutissait avec une belle ardeur un dîner à rassasier un ogre.

« C’était Bert, expliqua-t-elle. Avec encore une boîte de bibelots. Figure-toi qu’il m’inquiète. Il n’arrête pas d’apporter, toutes ces choses ici en prétendant qu’elles sont à toi alors qu’elles lui appartiennent toutes ! Voici son stylo, son coupe-papier en cuivre, et jusqu’à son carnet de rendez– vous ! Et ce qui rend le phénomène encore plus étrange, ajouta-t-elle en hochant la tête, c’est que chaque fois qu’il se déleste d’un de ces chargements, il s’arrange pour filer avec une brassée de choses à nous ! »

Elle s’approcha de la fenêtre et regarda à travers les jalousies.

« Tiens, regarde-le là-bas ! En train de dévisser le bout du tuyau d’arrosage ! Sapristi ! Il se promène chargé comme un mulet !

— Il a dû trop se fatiguer à préparer ce discours, dit le Dr. Departure avec un large sourire tout en piquant vigoureusement sa fourchette dans une autre côtelette de porc. Je savais bien que Schnappenhocker perdrait la boule un jour ou l’autre. »

 

Traduit par ROGER DURAND.

The shop dropper.