DES FILLES
À PLEINS TIROIRS

par Fritz Leiber

 

 

Les psychanalystes, épargnés dans les nouvelles précédentes, viennent d’entrer en scène chez Alan Nelson. Il serait dommage de les planter là trop vite. Ils ont, reconnaissons-le, des idées plus larges que les médecins classiques ; leur pouvoir sur leurs patients n’est fondé ni sur les raisonnements ni sur la technologie, mais sur ce phénomène très particulier qu’ils appellent le transfert et que d’autres appellent l’influence. Beaucoup reconnaissent volontiers être aussi fous que leurs malades ; d’ailleurs, cela se voit. Collectionnent-ils les cas comme d’autres les papillons, ou les photos pornographiques ? Ont-ils des stocks de fantasmes au fond de leurs coffres-forts ? En retirent-ils de l’argent, du pouvoir et de la jouissance ? C’est un peu ce que laisse entendre Leiber dans cette peu banale nouvelle dont l’héroïne est une Marilyn Monroe à peine transposée. Marilyn sur le divan de Sigmund ? Gare au choc en retour !

 

OUI, J’ai bien dit des filles-fantômes, et excitantes avec ça. Personnellement je n’ai jamais vu d’autres fantômes qu’elles, bien que j’en aie vu pas mal de leur genre, mais seulement pendant une soirée et dans le noir, avec l’assistance d’un psychologue éminent – et je devrais ajouter : trop connu. Ce fut une expérience intéressante, pour le moins, et cela m’ouvrit un domaine ignoré de la psychophysiologie, mais je ne voudrais recommencer à aucun prix.

Mais les fantômes, en principe, devraient être terrifiants ? Eh bien, qui a jamais dit que la sexualité ne le soit pas ? Elle l’est bien pour le néophyte, fille ou garçon, et ne vous en laissez pas conter sur ce point par les mâles ! D’abord, c’est le sexe qui dévoile l’inconscient, lequel n’a rien d’un jardin d’enfants. Le sexe, c’est à la fois une force et un rituel essentiel, suprême ; l’homme et la femme des cavernes qui existent en chacun de nous sont fichtrement plus puissants que ne le laissent penser les blagues et les dessins humoristiques qu’ils inspirent. C’est la sexualité qui se cachait sous la sorcellerie, les sabbats n’étaient que des orgies. La sorcière était une créature de rêve érotique. Le fantôme l’est aussi.

Après tout, qu’est-ce qu’un fantôme, selon la tradition, sinon l’enveloppe, la surface d’un être humain… une peau qui s’anime ? Et la peau, ce n’est que sexualité… c’est le toucher, la frontière, le masque de la chair.

C’est mon éminent psychologue, le Dr. Emyl Slyker, qui m’a développé cette conception de la peau, le premier et dernier soir où je l’ai connu, au Club du Contresigne, bien que la conversation n’eût pas encore dévié sur les fantômes. Il avait pas mal bu et dessinait des symboles dans la petite mare de Martini qui s’étalait sur la table. Il me sourit largement et dit : « Écoutez donc, Machin… ah ! oui, Carr Mackay, monsieur Justine soi-même. Écoutez, Carr, j’ai un plein bureau de filles dans ce bâtiment, et elles ont besoin de soins. Grimpons les voir. »

Aussitôt, mon imagination désespérément naïve m’évoqua une table-bureau dont les tiroirs fourmillaient de filles de dix à douze centimètres de hauteur. Elles n’étaient pas habillées – mon imagination n’habille jamais les femmes, sauf pour des effets spéciaux, après mûres réflexions, – mais elles ressemblaient aux dessins d’Heinrich Kley ou de Mahlon Blaine. Littéralement des Vénus de poche, lascives et entreprenantes. Pour le moment, elles essayaient de s’évader en masse de leur bureau, avec limes à ongles en guise de scies, et elles avaient déjà découpé des trappes dans les tiroirs pour pouvoir circuler de l’un à l’autre. Un groupe s’était fabriqué un chalumeau avec un vaporisateur empli de carburant à briquets, un autre s’efforçait de faire tourner une clef de l’intérieur, en utilisant une pince à épiler comme clef à molette. Et elles abattaient et détruisaient des minuscules pancartes – mais plus grandes qu’elles – qui proclamaient : vous appartenez au docteur Émil Slyker.

Mon esprit, qui méprise mon imagination et refuse toute complicité avec elle, examinait le Dr. Slyker et vérifiait qu’extérieurement au moins je me comportais bien en admirateur fervent, en pseudo-apprenti-sorcier. Cette attitude, l’alcool aidant, paraissait propre à l’amener à l’état d’esprit que je désirais : une condescendance vantarde. Slyker est un gros boudin de bonhomme qui se suce les lèvres sans arrêt, il a passé de peu la cinquantaine, il a le teint clair, les cheveux blonds et clairsemés, des rides autour des yeux et au coin des narines. Et il arborait cette expression destinée aux photographes qui trahit l’homme marqué par le succès. Des yeux faibles, comme le montraient ses verres foncés, mais sans cesse à la recherche de quelqu’un à plumer ou à intimider. Il n’entendait pas très bien non plus, car il sursauta quand le barman s’approcha et tendit sa main, munie d’un torchon, pour essuyer le liquide renversé.

Emil Slyker, « docteur » par la grâce de quelques universités européennes et doué d’un culot à toute épreuve, incroyablement habile à tirer du mot psychologue – si parfaitement usé – une dernière lueur de prestige, sondeur des âmes jugé en avance dans certains cercles confidentiels, sur Wilhelm Reich avec son orgone et Rhine avec son ESP, confesseur de starlets devenant stars et d’autres dames bien nanties, mais surtout spécialiste bavard de ce ragoût de psychanalyse, de mysticisme et de magie qui est le chef-d’œuvre de notre époque. Et aussi, je le pressentais, maître-chanteur particulièrement prospère. Un salaud à prendre très au sérieux.

Mon objectif réel, en rencontrant Slyker – et j’espérais bien qu’il n’en avait pas encore le moindre soupçon – était de lui offrir assez d’argent pour remplir un petit transatlantique de croisière contre la liasse de documents dont il se servait pour faire chanter Evelyn Cordew, la nouvelle élue universelle entre toutes nos déesses du sexe. Je travaillais pour le compte d’une autre vedette de cinéma, Jeff Crain, l’ex-mari d’Evelyn, mais qui n’avait rien d’un ex quand il s’agissait de la protéger. Jeff prétendait que Slyker ne mordait pas franchement à l’hameçon et qu’il avait des soupçons tellement paranoïdes que ça devenait de la psychose. Aussi devais-je m’en faire d’abord un ami. Un paranoïaque pour ami !

C’est donc en cherchant cette distinction équivoque et dangereuse que je me retrouvais au Club du Contresigne, hochant respectueusement la tête après la suggestion du Maître. Je demandai :

« Un plein bureau, dites-vous ? Des filles qui ont besoin de soins ? »

Il eut un bon sourire de maquereau garde-chiourme :

« Naturellement, les femmes ont besoin de soins, sous quelque forme qu’elles se présentent. Elles sont comme des perles dans un coffre, elles se ternissent et meurent sauf si elles sont en contact permanent avec la chaleur de la chair humaine. »

Il avala la moitié de ce qui lui restait de Martini et nous sommes partis sans même discuter pour l’addition ; je m’étais attendu à ce qu’il me la laisse régler, mais je n’étais pas encore à l’évidence, un acolyte assez sérieux pour mériter cet honneur.

C’était tout à fait dans la norme que j’aie trouvé Emil Slyker au Club du Contresigne, qui est aux autres clubs ce qu’ils sont à un bar de luxe. Réservé aux parvenus, pour leur fournir le confort, l’isolement et la tranquillité. Surtout la tranquillité : je m’étais laissé dire que le Contresigne donnait des gardes du corps à ses membres qui rentraient tard, sobres ou ivres-morts, seuls ou avec une compagne de rencontre, mais je ne l’aurais pas cru si un costaud silencieux et sans doute solidement armé ne nous avait accompagnés jusqu’à l’ascenseur de l’immeuble, au milieu de la nuit, ne nous lâchant qu’à la porte du Dr. Slyker. Naturellement, on ne m’aurait pas laissé entrer au Club tout seul – c’était Jeff qui m’avait fourni le sésame. Une édition illustrée de la Justine du Marquis de Sade, annotée dans les marges par un fameux psychiatre récemment décédé. Je l’avais envoyé à Slyker avec une lettre lui exprimant en style fleuri « mon admiration pour votre œuvre dans le domaine de la psycho-physiologie sexuelle ».

La porte du bureau était une vaste surface sombre… du teck ou du métal peint. On y lisait, gravé au burin : EMIL SLYKER, PSYCHOLOGUE-CONSEIL. Pas de serrure Yale, mais une grande entrée de clef avec un abattant étrange, en argent, que la clef poussait de côté. Slyker me montra sa clef avec un sourire modeste ; les créneaux brillants étaient les plus compliqués que j’aie jamais vus et la tige représentait Pasiphaé avec son taureau. Il avait vraiment décidé de payer le prix pour se créer une atmosphère.

Il y eut trois bruits : d’abord, le grattement doux de la clef qui tournait, puis le claquement ferme des pênes qui rentraient, et finalement un faible grincement des gonds.

Une fois ouverte, la porte révéla dix centimètres d’épaisseur, comme celle d’un coffre-fort ou d’un caveau, avec tout un système de verrous commandé par la clef. Juste avant qu’elle se referme, il se passa quelque chose de très étrange. Une feuille de plastique transparent sortit du jambage de la porte et s’adapta si étroitement aux pênes que je soupçonnai l’intervention d’un magnétisme statique. Elle n’atténuait l’éclat des ferrures que par endroits et il fallait y regarder de près pour la distinguer. Cela n’empêchait ni la porte de se refermer ni les pênes de l’insérer de nouveau dans leurs gaines.

Le docteur sentit ou supposa que j’étais intéressé et me lança par-dessus son épaule, dans le noir :

« C’est ma ligne Siegfried. Plus d’un voleur audacieux, plus d’un meurtrier fanatique a tenté de franchir cette porte. Hommes ou femmes, ils n’ont pas eu de chance. C’est infaisable. Actuellement, il n’y a personne au monde qui pourrait passer cette porte sans recourir aux explosifs – à condition de les placer au bon endroit. Pratique ! »

Intérieurement, je n’étais pas d’accord. Sans me raconter des histoires, j’aurais préféré me sentir un peu plus proche des couloirs silencieux, de l’autre côté du battant, même s’ils ne renfermaient que les fantômes de dactylos malheureuses et de dames névrosées que mon imagination avait évoqués en montant.

« Cette feuille de plastique fait partie du système d’alarme ? » demandai-je.

Le docteur ne répondit pas. Il me tournait le dos.

Je me rappelai qu’il était un peu dur d’oreille. Mais je n’eus pas le temps de répéter ma question. Une lumière indirecte s’alluma, bien que Slyker ne fût pas à proximité d’un interrupteur. (« C’est notre conversation qui la déclenche, » me dit-il). Et mon intérêt se concentra sur le bureau.

Naturellement, ce fut la table-bureau que je regardai d’abord, bien que je me fisse l’effet d’un sympathique rêveur. C’était une grande masse, profonde, avec un éclat doux et foncé, qui annonçait un bois au grain fin ou un métal. Les tiroirs avaient la dimension des classeurs qu’ils contenaient et non la petite taille que je leur avais donnée en imagination et il y en avait trois rangées à la droite du fauteuil… assez de place pour deux filles grandeur nature capables de se plier en deux, comme dans l’automate joueur d’échecs de Maelzel. Mon imagination, qui n’apprendra jamais à se contenir, guettait des piétinements ténus et un cliquetis de petits instruments. Il n’y eut même pas de courses, de souris, qui auraient fait du bien à mes nerfs, j’en suis sûr.

Le bureau était en forme d’L, avec la porte au bout du petit jambage. Les murs qui s’offraient à ma vue étaient couverts de livres, bien qu’il y eût en quelques endroits des dessins au trait – mon imagination ne s’était pas trompée pour Heinrich Kley, bien que je ne connusse pas ces originaux, et il y avait aussi des Fussli qu’on ne verra jamais en reproduction dans les livres de vente courante.

La table-bureau était dans le coin de l’L, avec une chaîne haute fidélité sur les rayonnages. Tout ce que je voyais pour le moment de l’autre jambage de l’L, c’était un vaste fauteuil surréaliste face au bureau, mais séparé de lui par une grande table basse et nue. Ce fauteuil me déplut au premier coup d’œil, bien qu’il parût très confortable. Slyker était près du bureau, à présent, et il y avait la main posée quand il se retourna vers moi. J’eus l’impression que le fauteuil avait changé de forme depuis que j’étais entré… que je l’avais vu semblable à un divan, et que le dossier était devenu presque droit.

Mais le docteur me le désigna du pouce gauche et je ne vis pas d’autre siège dans la pièce, en dehors du tabouret rembourré où il était en train de s’installer : un de ces sièges de sténo, avec un dossier minuscule qui vous prend l’échine comme la main d’un masseur expérimenté. Dans l’autre jambage de l’L, outre le fauteuil, il y avait des livres, un store à lourdes lattes qui obturait la fenêtre, deux portes étroites qui devaient donner l’une dans un placard et l’autre dans les toilettes, et quelque chose qui ressemblait à une cabine téléphonique en réduction, sans vitres, mais que je finis par identifier comme une de ces boîtes à orgone que Reich a inventées pour faire renaître la libido quand le patient est à l’intérieur. Je m’assis rapidement sur le fauteuil, pour dissimuler ma méfiance. Il était incroyablement confortable, comme si ses dimensions s’étaient adaptées à ma conformation au dernier moment. Le dossier était étroit à la base, mais allait s’élargissant et se rabattait presque en une sorte de dais au-dessus de ma tête et de mes épaules. Le siège s’élargissait également vers l’avant, les pieds trapus étaient très écartés. Les bras massifs jaillissaient du dossier et épousaient exactement la forme des miens, tout en s’incurvant comme pour une ébauche d’étreinte. Le cuir – ou une matière que j’ignorais – était ferme et frais comme une jeune chair et aussi doux sous mes doigts.

« Un fauteuil historique, dit le docteur, conçu et construit pour moi par von Helmholtz du Bauhaus. Mes meilleurs médiums l’ont occupé pendant ce qu’on appelle leurs transes. C’est dans ce fauteuil que je suis devenu absolument sûr de l’existence réelle de l’ectoplasme – cette élaboration de la muqueuse et parfois de tout l’épiderme qui ressemble de loin à l’enveloppe de la naissance ; voilà le fait réel sur lequel on a bâti les légendes sur des êtres humains qui perdraient leur peau transparente à la manière des serpents, et que les charlatans spirites essaient sans cesse de truquer au moyen de mousseline fluorescente et de négatifs truqués. L’orgone, l’énergie sexuelle primordiale ? Reich a beau soutenir sa cause avec conviction– Mais l’ectoplasme ? Ça oui ! Angna est entrée en transe, assise là où vous êtes en ce moment ; elle avait tout le corps recouvert d’une poudre spéciale, où les traînées et les taches isolées ont révélé par la suite les mouvements et l’origine de l’ectoplasme… surtout dans la région génitale. L’expérience était concluante et a conduit à de nouvelles recherches, très intéressantes et tout à fait révolutionnaires, dont aucune n’a été rendue publique ; mes confrères écument chaque fois que je mêle le psychique à la psychanalyse… Ils paraissent oublier que c’est l’hypnose qui a permis à Freud de démarrer et que pendant un certain temps, il a été très favorable à la cocaïne. Oui, vraiment, c’est un fauteuil historique. »

Naturellement, je l’examinai, et, l’espace d’un instant, je crus que j’avais disparu, car je ne voyais plus mes jambes. Puis je me rendis compte que le rembourrage avait pris un ton gris foncé exactement assorti à mon complet, sauf l’extrémité des bras, qui se fondaient progressivement en une teinte vague où se perdait le contour de mes mains.

« J’aurais dû vous avertir qu’il est recouvert de plastique-caméléon, dit Slyker en souriant. Il change de couleur pour s’assortir à l’occupant. Le tissu m’a été fourni il y a plus d’un an par le chimiste amateur français Henri Artois. Ce fauteuil a donc pris bien des nuances : noir profond quand Mrs. Fairlee – vous vous souvenez de cette affaire ? – est venue me dire qu’elle venait de prendre le deuil et de tuer d’une balle son mari, le chef d’orchestre… un hâle charmant, très Côte d’Azur, au cours de mes dernières expériences avec Angna. Cela aide mes patients à s’oublier eux– mêmes pendant qu’ils font de l’association d’idées spontanée, et cela en amuse certains. »

Je n’étais pas de ceux-là, mais je réussis à esquisser un sourire qui, je l’espérais, n’était pas trop contraint. Je me dis de m’en tenir à mon affaire : le boulot d’Evelyn Cordew et de Jeff Crain. Il fallait que j’oublie ce fauteuil et les autres détails, pour me concentrer sur le Dr. Emil Slyker et sur ce qu’il disait… car je n’ai pas cité toutes ses paroles, seulement les plus importantes. C’était le genre de causeur qui parle deux heures d’affilée, et qui, dès que vous entamez une réponse, vous coupe d’un air offensé en disant : « Excusez-moi, mais si vous me permettiez de placer un mot… » et qui continue pendant deux heures encore. L’alcool y avait peut– être sa part, mais j’en doute. Quand nous avions quitté le Club du Contresigne, il s’était mis à me raconter les cas de trois de ses clients – la femme d’un chirurgien, une star vieillissante qui avait peur de faire sa rentrée, et une étudiante en mauvaise posture – et la présence du garde du corps ne l’avait pas empêché de me donner les détails les plus scabreux.

Maintenant, assis à son bureau, jouant avec la serrure d’un tiroir comme s’il hésitait à l’ouvrir, il en était arrivé au moment où la femme du chirurgien était arrivée un matin pour avouer ses infidélités, où la star avait poignardé son imprésario avec les ciseaux de son habilleuse et où l’étudiante était tombée amoureuse de son avorteur. Comme les bavards incontinents, il avait l’art de suivre une demi-douzaine de récits à la fois, allant sans cesse de l’un à l’autre sans jamais en terminer un.

En outre, il avait le don de me faire languir. Il ouvrit d’un coup le tiroir, y prit quelques dossiers, les pressa contre son ventre et m’observa comme s’il se demandait : « Dois-je ? »

Après une pause prolongée pour me maintenir en haleine, il décida que oui, et voilà comment j’entendis l’histoire des filles du Dr. Emil Slyker, pas les trois premières, naturellement – qui restèrent en plan au moment le plus pathétique, en attendant que leurs dossiers reviennent à la surface, – mais des autres.

Je mentirais en disant que je ne fus pas déçu. Je m’attendais à voir sortir je ne sais quoi de son bureau, et tout ce que je récoltais, c’étaient les échappées ordinaires sur le jardin enfantin de la fixation paternelle, la rivalité incestueuse et les Sturm und Drang de l’adolescence tardive. Les dossiers ne paraissaient rien renfermer d’autre que des cas classiques en psychiatrie, des mensurations physiques et autres détails extérieurs, une étude étonnamment pénétrante des ressources pécuniaires de chaque client, des notes éparses sur les talents psychiques, le cas échéant sur les autres possibilités extra-sensorielles, et peut-être quelques surprises, à en juger par sa façon de s’interrompre parfois pour examiner quelque chose d’un air pensif, puis de me sourire en levant les sourcils.

Pourtant, au bout d’un moment, je me laissai impressionner par leur nombre. Il y avait ce courant, ce torrent, cette inondation de femmes, des jeunes et des moins jeunes, mais qui toutes se voyaient en jeunes filles et portaient ce masque même quand elles n’en avaient plus le visage, convergeant toutes vers le bureau du Dr. Slyker, avec de l’argent volé à leurs parents, ou arraché à leurs amants mariés, ou barboté à leurs petits copains du syndicat du crime, ou touché à la signature du contrat de six ans révocable tous les six mois(13) ou reçu en une seule fois en guise de pension alimentaire, ou économisé chaque quinzaine sur leur salaire pendant des années de misère puis retiré d’un geste large, ou jeté à leur visage par leurs maris le matin même comme autant de confetti, ou, c’est encore possible, versé à titre d’avance sur leurs romans à demi rédigés. Oui, il y avait quelque chose de très impressionnant dans ce flot rose de féminité débordant d’argent et de billets verts aboutissant infailliblement, comme si tous les couloirs et toutes les rues eussent été un réseau de canalisations, au bureau du Dr. Slyker, non pour y actionner des génératrices (sauf d’ordre financier) mais pour se faire exploiter par un homme-dynamo qui les renvoyait écumantes et en délire, ou à l’état de loques, ou qui les gardait stagnantes mais excitées pendant des mois, réduisant leurs âmes à l’état de marécages aux eaux noires où passaient de mystérieuses lueurs.

Slyker s’interrompit net avec un rire sec.

« Il nous faudrait de la musique d’accompagnement, non ? fit-il. Je pense que le Casse-Noisette est sur mon appareil. » Il toucha un bouton sur la rangée qui s’alignait sur son bureau.

Il n’y eut pas le moindre bruit, pas le moindre frottement de disque ou de bande magnétique quand jaillirent les premiers accords évocateurs, riches, sensuels et pourtant mystérieux. Ce n’était pas un passage du Casse-Noisette tel que je le connaissais, et pourtant, bon sang ! ça en donnait l’impression. Puis les notes cessèrent brusquement. Je regardai Slyker : il était livide et l’une de ses mains s’écartait de la rangée de boutons pendant que l’autre se crispait sur les dossiers comme s’ils avaient pu lui échapper. Ces mains tremblaient et un frisson me parcourut le dos.

« Excusez-moi, Carr, dit-il lentement, en respirant avec peine, mais c’est de la musique à haut voltage, psychiquement très dangereuse, que je n’utilise qu’à des fins spéciales. Au fait, ça fait bien partie du Casse-Noisette… c’est la Pavane des Filles-Fantômes que Tchaïkovski a supprimée entièrement sur l’ordre de Mme Sésostris, la voyante de Saint-Pétersbourg. Elle a été enregistrée pour moi par… non, je ne vous connais pas assez pour vous le dire. Néanmoins, nous allons passer de la bande au disque et écouter les parties connues de l’œuvre, jouées par les mêmes artistes. »

Je ne sais si c’était l’enregistrement lui-même ou les circonstances, mais je n’avais jamais éprouvé les mêmes sentiments voluptueux et délicieusement menaçants en écoutant la « Danse arabe », la « Valse des fleurs » ou la « Danse des flûtes »… ces morceaux de musique tintinnabulante et superficiellement sucrée au son desquels des générations de ballerines en herbe ont dansé, titubé, jusqu’à en avoir la nausée, mais derrière lesquels on devine les fantaisies sombres et tentatrices d’un érotomane accompli. Slyker, devinant ma pensée, le dit : « Tchaïkovski met en lumière chaque instrument… la flûte, les anches plus graves, les carillons d’argent, les bulles d’or de la harpe… comme s’il était en train de parer de belles femmes de joyaux et de plumes et de fourrures à seule fin d’éveiller le désir chez les autres hommes. »

Parce que, bien entendu, la musique servait de toile de fond aux réminiscences érotiques, divagantes et légèrement écœurantes du Dr. Slyker. Le flot de filles défilait en tailleurs élégants, en robes fleuries, en corsages bouffants et culottes de toréador, avec leurs improbables amours, leurs haines insoupçonnées, leurs ambitions ahurissantes, les hommes qui leur donnaient de l’argent, ceux qui leur donnaient de l’amour, ceux qui leur prenaient l’un et l’autre, les frayeurs banales mais paralysantes que dissimulait leur façade savamment chic ou lamentablement rafraîchie, leurs petites manières ravissantes et enrageantes, leurs appas de l’œil, de la lèvre, des cheveux, du poignet ou du sein qui pour chacune d’elles constituait le point focal de la sexualité.

Car Slyker était capable de faire vivre ses filles de façon très évocatrice, je dois l’avouer, comme s’il y avait eu pour déclencher ses souvenirs autre chose que des cas cliniques, des photos et des notes, comme s’il avait eu l’essence de chacune d’elles concentrée dans un petit flacon, comme un parfum, et qu’il les ouvrît l’un après l’autre pour m’en faire respirer une bouffée. Je fus bientôt convaincu qu’il y avait plus que des papiers et des photos dans ses dossiers, et cette révélation, comme la première – la vue du bureau, – me causa d’abord une déception. Pourquoi s’exciter à la pensée que le Dr. Slyker conservait des souvenirs tangibles de ses clientes, même s’il s’agissait de gages d’amour : mouchoirs de dentelle ou écharpes transparentes, fleurs fanées, rubans, bas très fins, boucles de cheveux, peignes et épingles, bouts de tissu peut-être arrachés à des robes, morceaux de soie délicats comme fantômes de fleurs ? Que m’importait s’il conservait ce fatras avec un soin de fétichiste, ou s’il y puisait un sentiment de puissance, ou si cela faisait partie de son arsenal de maître chanteur ? Pourtant, cela me faisait quelque chose, car, comme la musique, comme les petits sursauts apeurés qu’il avait périodiquement depuis la « Pavane des Filles-Fantômes », cela contribuait à tout rendre très réel, comme si, en un sens supra-ordinaire, il avait eu effectivement un plein bureau de filles. À présent, quand il ouvrait ou fermait les dossiers, il s’en échappait souvent un petit nuage de poudre, un pâle petit nuage, comme celui qui sort d’un poudrier qu’on heurte, et les morceaux de soie qui en débordaient paraissaient plus grands qu’ils ne pouvaient l’être, comme les mouchoirs multicolores d’un prestidigitateur, à ceci près qu’ils étaient couleur chair pour la plupart, et je commençais à entrevoir ce qui ressemblait à des radioscopies et à des diapositives dites « artistiques », peut-être grandeur nature, mais astucieusement repliées, ainsi que d’autres choses pâles et molles évoquant les masques de caoutchouc extra-mince que, dit-on, portent parfois les actrices vieillissantes, et aussi toutes sortes de petites lueurs et d’étincelles.

 

Il avait maintenant ouvert deux tiroirs et j’entrevoyais à peine le mot gravé dessus. PRESENT, aurait-on dit ; et deux des tiroirs fermés semblaient porter les mots PASSÉ et FUTUR. J’ignorais quelles fantasmagories se cachaient sous ces termes, mais pendant le monologue prolongé de Slyker, ils renforçaient mon impression de flotter dans une rivière de filles de tous les temps et de tous les pays, et mon impression qu’il y avait effectivement une fille dans chaque dossier devint si puissante que j’avais envie de dire : « Allez, Emil, faites-les sortir, que je les voie. »

Il devait savoir exactement à quoi il était en train de me faire penser, car il s’interrompit au beau milieu de l’histoire d’une starlette mariée à un joueur de base-ball noir pour me regarder, de ses yeux un peu trop écarquillés :

« Très bien, Carr, dit-il, cessons de faire les idiots. Au Contresigne, je vous ai dit que j’avais un plein bureau de filles, et ce n’était pas de la blague… bien que la réalité qui est sous cette phrase soit de nature à me faire enfermer par tous les réducteurs de têtes et par les sacs-à-vent de Vienne, sauf s’ils sont neutralisés par la diarrhée. Je vous ai parlé d’ectoplasme ; je vous ai dit avoir la preuve de son existence réelle. Il se dégage des femmes quand elles sont stimulées de façon appropriée, en état de transe profonde, mais ce n’est pas seulement une mousse vaguement fluorescente qui flotte dans les chambres noires des spirites. Il a la forme d’une enveloppe, d’un ballon mou, fermé vers le haut, mais ouvert dans le bas ; il pèse moins lourd qu’un bas de soie, mais il reproduit la personne jusque dans ses traits et ses cheveux, suivant le maître– plan de la surface du corps qui réside dans les gènes. C’est vraiment une peau détachée, mais elle est vaguement vivante, comme un mannequin en toile d’araignée. Un souffle peut la froisser, une brise l’emporter, mais dans certaines circonstances, elle devient étonnamment stable et souple, une véritable apparition. Le jour, elle est invisible et presque impalpable mais la nuit, quand les yeux se sont accoutumés, on peut arriver à la distinguer. En dépit de sa fragilité elle est pratiquement indestructible, sauf par le feu, et elle est virtuellement immortelle. Que cette enveloppe se dégage dans le sommeil ou sous hypnose, en transe spontanée ou provoquée, elle reste reliée à sa source par un mince fil que j’appelle « umbilicus » et elle y retourne et se résorbe dans le sujet quand cesse l’état de transe. Mais il arrive qu’elle se détache ; alors, elle reste aux alentours comme une coquille vide, toujours vaguement vivante, parfois entrevues, ce qui a donné corps aux histoires de maisons hantées produites par tous les siècles et toutes les cultures. Et justement, ces enveloppes détachées, je les appelle des « fantômes ». C’est généralement à la suite d’un choc que le fantôme se détache de son propriétaire, mais on peut aussi le détacher artificiellement. Un fantôme est extrêmement docile pour qui sait en prendre soin – par exemple, on peut le plier sous un volume incroyablement réduit et le ranger dans une enveloppe, et cependant, le jour, vous ne verriez rien du tout dans cette enveloppe. « Détaché artificiellement » ai-je dit. C’est bien ce que je fais dans ce bureau, et vous savez ce que j’utilise, Carr ?

Il saisit un objet long et brillant comme une dague, et le tint serré dans sa main grasse, pointée vers le plafond.

« Des ciseaux d’argent, Carr, comme on se sert d’une balle d’argent pour tuer un loup-garou, même si mes paroles ont de quoi faire hurler les disciples de Freud. Mais hurleraient-ils de l’offense faite à leur conscience scientifique, Carr, ou de jalousie, ou simplement de peur ? On ne peut pas non plus savoir pourquoi ils hurleraient, on sait seulement qu’ils hurleraient, si je leur disais que dans tous ces classeurs, un dossier sur cinq contient une ou plusieurs filles-fantômes. »

Il n’avait pas besoin de parler de peur… j’étais moi-même plutôt effrayé, avec ses histoires de revenants, son jargon spiritualiste beaucoup plus précis que chez les spirites ordinaires, son illusion parfaitement entretenue et évidemment devenue rationnelle pour lui, ce parfait symbole d’un désir vraiment insensé de puissance sur les femmes – les classer dans des enveloppes ! – et voilà qu’il se mettait à écarquiller les yeux en brandissant des ciseaux acérés longs de trente centimètres… Jeff Crain m’avait prévenu que Slyker était cinglé, « brillant, mais complètement cinglé et sans aucun doute dangereux », et je ne l’avais pas cru, je ne m’étais pas réellement vu immobilisé sur ce trône à médiums, enfermé (« sauf à recourir aux explosifs ») avec le fou lui-même. Je dus faire de gros efforts pour conserver le masque de l’acolyte et, d’une voix susurrante, murmurer mon adoration au Maître.

Mon attitude semblait encore lui donner le change, bien qu’il m’examinât de façon étrange, car il reprit :

« C’est bon, Carr, je vais vous les montrer, les filles, ou au moins une, mais il va falloir que j’éteigne les lumières au bout d’un moment – c’est pour cela que la fenêtre est si hermétiquement fermée – et nous attendrons que nos yeux se soient accoutumés à l’obscurité. Mais laquelle ?… nous avons un large choix. Je pense que, comme ce sera pour vous la première et aussi la dernière, il faudrait quelqu’un d’extraordinaire, vous ne pensez pas ? Quelqu’un qui soit un peu spécial ? Attendez une seconde… j’ai trouvé. »

Et sa main s’avança sous le bureau où elle dut toucher un bouton caché, car un petit tiroir jaillit d’un endroit où il ne semblait pas y avoir la place nécessaire. Il y prit un unique dossier, bien épais, posé à plat, et le mit sur ses genoux.

Puis il se remit à parler en homme qui évoque ses souvenirs et je veux bien être pendu s’il n’était pas calme et circonspect au point que cela me fit repenser au fleuve de filles et me donna l’impression que l’homme n’était pas réellement fou, seulement très excentrique, peut-être génial ; peut-être avait-il vraiment découvert un phénomène inconnu, reposant sur les propriétés les plus mystérieuses de l’esprit et de la matière, qu’il me décrivait dans un jargon fleuri à souhait, peut-être avait-il réellement trouvé quelque chose dans un des recoins obscurs de la science moderne et de l’image psychique de l’univers.

« Les stars, Carr. Les femmes en vedette. Les reines du cinéma. Les princesses souveraines du clair-obscur fantomatique. Les impératrices des ombres. Elles sont plus réelles que les gens, Carr, plus réelles que les grandes actrices ou les stripteaseuses qu’elles ont été auparavant, parce qu’elles sont des symboles, Carr, des symboles de nos aspirations les plus profondes et – oui – de nos peurs les mieux enfouies et de nos rêves les plus secrets. Chaque décennie en voit accéder plusieurs à cette existence qui est à la fois plus et moins que la vie, mais il y en a généralement une qui est le symbole essentiel, le fantôme en chef, le rêve qui entraîne les hommes à l’accomplissement et à la destruction. Pendant les années vingt, c’était Garbo, Garbo l’Ame Libérée – c’est le nom que je donne au symbole qu’elle est devenue ; son masque romantique a annoncé la Grande Dépression. À la fin des années trente et au début des quarante, c’était Bergman, la Libérale Courageuse ; son allure vaporeuse et son sourire « suédois moderne » nous ont aidés à accepter la Seconde Guerre mondiale. Et maintenant, c’est – il palpa le gros dossier sur ses genoux – Evelyn Cordew, l’Allumeuse au Grand Cœur, la môme qui accepte sa sexualité encombrante avec un haussement d’épaules résigné et un petit rire idiot ; quelle catastrophe annonce-t-elle ? nous l’ignorons encore. Mais elle est ici, et en cinq modèles de fantômes. Vous êtes content, Carr ? »

J’étais tellement sidéré que je ne trouvai rien à dire pendant un moment.

« Ah ! fit-il, ça vous en bouche un coin, hein ? Je perçois qu’en dépit de votre flegme prudent, vous êtes un des millions de mâles qui ont imaginé ce que serait la vie sur une île déserte avec la Délectable Evvie. Un phénomène complexe de la civilisation, Eva-Lynn Korduplewski. Fille d’un mineur, seule instruction : les cinémas de quartier – formée par les rêves, comme vous voyez, pour devenir un maître-rêve, l’image d’une impératrice de rêve. Une hystérique, Carr, le cas le plus classique qu’il m’ait été donné de rencontrer, avec des dons de médium inégalés, une ambition hypertrophiée et pas une once de pitié. Dépressive en permanence, mais plus authentiquement dynamique qu’un million d’autres écolières avides prises au piège labyrinthique d’ambition d’être sur la pellicule. Stupidité sans bornes, incapacité à réfléchir, mais dix fois l’intuition d’Einstein… assez d’intuition en tout cas pour comprendre que le symbole attendu par notre civilisation fondée sur l’exploitation du sexe était une fille qui accepterait comme un heureux martyre la sexualité incandescente que lui imposent les hommes et la Nature… une fille assez patiente et malléable pour se laisser transformer en symbole par les coups de plume caressants du noir et blanc dans des films au rabais. Je pense parfois à elle comme à une fille vêtue d’une robe bon marché debout au bord d’une grand-route, les yeux presque aveuglés par les phares d’un autobus qui approche. Le bus s’arrête et elle y monte, traînant une chèvre apprivoisée, et, en gloussant à perdre haleine, donne des explications au chauffeur. Cet autobus, c’est la Civilisation.

« Tout le monde connaît l’histoire de sa vie, qu’on a pu reconstituer avec une exactitude surprenante, jusqu’à un certain point : ses jours de figuration, les photos assez embarrassantes de la série Fille dans le pétrin, ses petits rôles, le succès merveilleusement opportun de La Blonde à hydrogène et de L’Histoire de Jean Arlow, son mariage rompu avec Jeff Crain.. qu’y a-t-il, Carr ? Oh, il m’avait semblé que vous vouliez dire quelque chose… et son désir de monter sur la scène, la vraie, et d’acquérir la distinction intellectuelle et la puissance. Vous ne pouvez pas imaginer combien cette fille a eu envie d’avoir un cerveau et du pouvoir après avoir atteint le sommet.

« J’ai fait partie de l’histoire de cette avidité, Carr, et je me glorifie d’avoir fait davantage pour la satisfaire que tous les intellectuels qu’elle rétribuait. Evelyn Cordew a appris beaucoup de choses sur elle-même dans ce fauteuil où vous êtes, et elle a réussi à se tirer de deux crises psychotiques. L’ennui, c’est que la troisième s’est annoncée, et qu’elle n’est pas venue à moi, qu’elle a décidé de mettre sa confiance dans le germe de blé et dans le yaourt, si bien que maintenant elle me déteste. Elle a tenté deux fois de me tuer, Carr, et elle m’a fait suivre par des gangsters… et par d’autres individus. Elle a parlé de moi à Jeff Crain, qu’elle voit encore de temps en temps, et à Jerry Smyslow et à Nick De Grazia, leur disant que j’ai un dossier sur l’époque où elle jouait dans les beuglants, ainsi que sur quelques aventures récentes, et la vérité sur ses déclarations d’impôts, et que je m’en sers pour la faire chanter et la saigner à blanc. Ce qu’elle veut en réalité, ce sont ses cinq fantômes, et je ne peux pas les lui rendre, parce qu’ils pourraient la tuer. Oui, la tuer, Carr. »

Il brandit les ciseaux pour donner de la force à son affirmation.

« Elle prétend que les fantômes que je lui ai pris lui ont fait perdre du poids – j’ai l’air d’un squelette, dit-elle – et lui ont occasionné des crises d’absence mentale, une sorte de fading psychique… alors qu’en réalité les fantômes ont fait sortir d’elle un tas de pensées mauvaises et d’émotions destructrices, qui pourraient littéralement la tuer (ou tuer quelqu’un d’autre !) si elle les réabsorbait… ils sont imprégnés de désirs mortels. Néanmoins, je me suis laissé dire qu’elle a l’air un peu hagard, un peu effacé dans son dernier film, malgré toutes les ressources médico-fardeuses d’Hollywood, si bien qu’elle a peut-être une bonne raison de m’accuser. Je n’ai pas vu son film, mais j’imagine que vous y êtes allé. Qu’en pensez-vous, Carr ? »

Je compris que j’avais exagéré mes hésitations et mes flatteries silencieuses et je répondis vivement :

« À mon avis, c’est de l’anémie. Je pense que l’anémie suffit à expliquer la perte de poids et son air de fatigue.

— Ah ! Vous vous êtes trahi, Carr, rétorqua-t-il, en pointant vers moi ces ciseaux ridicules et horribles. Son anémie est une des choses qu’on a le plus jalousement gardées secrètes, seuls quelques-uns de ses intimes sont au courant. Même dans ses bulletins de santé comiques, c’est une maladie qu’on n’a jamais mentionnée. J’ai soupçonné que vous veniez de sa part en recevant votre mot au Contresigne – l’écriture sentait le déguisement, – mais la Justine m’a amusé – c’était assez astucieux – et votre prestation dans le rôle d’apprenti– sorcier aussi m’a amusé, et puis j’avais envie de bavarder. Mais je n’ai pas cessé de vous étudier, surtout vos réactions à certaines observations-tests que j’ai placées de temps à autre, et maintenant, vous vous êtes réellement trahi. »

Il parlait fort et distinctement, mais il tremblait et gloussait en même temps et l’on voyait le blanc de ses yeux autour des prunelles. Il recula un peu les ciseaux, mais crispa davantage les doigts dessus, comme sur une dague, en me disant avec un rire :

« Notre chère petite Evvie en a envoyé de toutes sortes contre moi, pour me marchander ses fantômes, ou pour m’effrayer ou m’assassiner, mais c’est la première fois qu’elle m’adresse un idéaliste imbécile. Carr, pourquoi n’avez-vous pas eu l’intelligence de ne pas vous en mêler ?

— Écoutez, Dr. Slyker, contrai-je avant qu’il ait eu le temps de répondre à ma place, il est exact que j’avais un but particulier. Je ne l’ai jamais nié. Mais je n’ai jamais entendu parler de fantômes ni de gangsters. Je suis ici pour une mission simple, envoyé par ce même homme qui m’a fourni la Justine et qui ne poursuit d’autre but que de protéger Evelyn Cordevv. Je représente Jeff Crain. »

Cela aurait dû le calmer. Il cessa effectivement de trembler et ses yeux revinrent sur moi, mais seulement pour m’examiner comme deux petits projecteurs. Le rire disparut de sa voix.

« Jeff Crain ! Evvie ne veut que m’assassiner, mais cet Hemingway de cinéma, cet énorme garde du corps, ce Saint-Bernard humain qui lèche les croûtes séchées de leur mariage… Il veut mettre à mes trousses les hommes du Trésor, et les uniformes bleus et les hommes en blanc aussi. Les agents d’Evvie, je me contente de plaisanter avec eux, même les gangsters, mais pour les agents de Jeff, je n’ai qu’une réponse. »

Les ciseaux d’argent étaient pointés droit sur ma poitrine et je voyais ses muscles se contracter comme ceux d’un gros tigre. Je me préparai à bondir moi-même au premier mouvement que ferait ce fou dans ma direction.

Mais il recula sa main libre sur le bureau. Je décidai que le moment était bon pour me mettre debout, à tout hasard, mais à l’instant même où mes muscles se contractaient, je me sentis saisi à la taille, à la gorge, aux poignets, aux chevilles. Par quelque chose de doux, mais de ferme.

Je baissai les yeux. Des crochets rembourrés en forme de croissant avaient jailli de cachettes ménagées dans l’épaisseur du fauteuil et me maintenaient aussi confortablement mais aussi fermement qu’une équipe d’infirmiers entraînés. Même mes mains étaient emprisonnées par des menottes larges et veloutées sorties des bras du fauteuil. Ces accessoires étaient d’un gris terne, mais, sous mon regard, ils changèrent de couleur pour s’assortir à mon complet ou à ma peau, selon les cas.

Je n’avais pas peur. J’étais épouvanté.

« Surpris, Carr ? Vous ne devriez pas. » Slyker se renversait comme un aimable professeur et agitait doucement les ciseaux, comme une règle. « La discrétion aérodynamique et la télécommande sont l’essence de notre époque, surtout pour le mobilier médical. Les boutons sur mon bureau peuvent faire encore plus. Des seringues peuvent glisser… ce n’est pas hygiénique, mais on a trop peur des microbes. Ou de quoi faire des électrochocs. Figurez-vous que mon travail impose des contraintes. La transe médiumnique profonde peut causer des convulsions aussi violentes que l’électrochoc, surtout quand on coupe un fantôme. Il m’arrive d’ailleurs d’administrer des électrochocs moi-même comme tout charlatan du modèle courant. En outre, le fait de se sentir soudain fermement saisi constitue un stimulant profond pour l’inconscient et permet d’arracher parfois aux patients récalcitrants des faits étroitement tenus secrets. Bref, il m’est nécessaire de disposer d’un moyen de faire tenir mes patients absolument tranquilles… un moyen rapide, sûr, de bon goût et de préférence sans préavis. Vous seriez étonné, Carr, des situations où j’ai dû avoir recours à ces contraintes. Cette fois, je vous ai aiguillonné pour voir à quel point vous êtes dangereux. J’ai été assez surpris de vous trouver prêt à user de la force contre moi. Alors j’ai pressé sur le bouton. Maintenant, nous allons pouvoir tranquillement régler le problème Jeff Crain… et la vôtre. Mais d’abord, je dois tenir ma promesse. Je vous ai dit que je vous montrerais un des fantômes d’Evelyn Cordew. Cela va prendre un peu de temps, et il faudra éteindre ensuite.

— Dr. Slyker, commençai-je, le plus calmement possible, je…

— Silence ! Activer un fantôme pour le rendre visible comporte certains risques. Le silence est essentiel, bien qu’il faille utiliser – très brièvement – la musique supprimée de Tchaïkovski que j’ai arrêtée si brusquement tout à l’heure. »

Il s’affaira après son appareil sonore pendant quelques instants.

« Mais du coup, il faudra ranger tous les autres dossiers et les quatre fantômes d’Evvie dont nous n’avons pas besoin, et fermer les tiroirs. Autrement, il pourrait se produire des complications. »

Je décidai de faire encore une tentative.

« Avant d’aller plus loin, Dr. Slyker, je voudrais vraiment vous expliquer… »

Il ne prononça pas un mot de plus, mais tendit de nouveau la main sous son bureau. Mes yeux perçurent quelque chose qui s’abattait sur mon épaule et l’instant d’après, cela se colla sur ma bouche et sur mon nez, sans tout à fait me recouvrir les yeux, mais juste en dessous… quelque chose de doux et de sec, qui collait un peu ; j’en eus le souffle coupé. Je sentis le bâillon qui s’enfonçait dans ma bouche, sans laisser passer d’air. Cela m’effraya encore plus, naturellement, et je me figeai. Puis je tentai prudemment de respirer : un peu d’air passa. Il était étonnamment frais, au contact de mes poumons brûlants, ce peu d’air… c’était comme si j’avais cessé de respirer depuis une semaine.

Slyker me contemplait avec un petit sourire.

« Je ne répète jamais deux fois silence, Carr. Ce bâillon en mousse plastique est encore une invention d’Henri Artois. Il se compose de millions de petites soupapes. Tant que vous respirez doucement – très très doucement, Carr, – elles laissent passer l’air, mais si vous vous étouffez, si vous tentez de crier, elles se ferment étroitement. Un calmant merveilleux. Calmez-vous, Carr, votre vie en dépend. »

Je ne me suis jamais senti aussi impuissant. La moindre contraction musculaire, le repli d’un doigt, rendaient ma respiration irrégulière au point que les soupapes commençaient à se fermer et que j’étais au bord de la suffocation. Je voyais et j’entendais ce qu’il se passait, mais je n’osais pas réagir, j’osais à peine penser. Il fallait faire comme si la plus grande partie de mon corps avait été absente (le plastique-caméléon y aidait !), comme si je n’étais plus qu’une paire de poumons travaillant sans arrêt, mais avec des précautions infinies.

Slyker avait remis le dossier Cordew dans son tiroir – sans le refermer – et avait commencé à rassembler les autres dossiers, quand il toucha de nouveau son bureau et que les lumières s’éteignirent. J’ai dit que la pièce était hermétiquement close à toute lumière venue de l’extérieur. L’obscurité était totale.

« Ne vous agitez pas, fit la voix de Slyker, avec un ricanement. Jai l’ouïe et la vue faibles, mais mon toucher ne peut pas me tromper, quand je manœuvre un bouton. Je vous le répète, Carr, n’ayez pas peur… surtout des fantômes. »

Je ne l’aurais pas cru, mais malgré la situation où je me trouvais, (et qui d’ailleurs paraissait effectivement avoir un effet calmant), j’eus une petite émotion – très petite – à la pensée que j’allais voir en quelque sorte un aspect secret d’Evelyn Cordew, réel sous un certain angle, ou alors, truqué par un maître illusionniste. Pourtant, en même temps, et en dehors de toute crainte pour ma propre personne, j’éprouvais un sincère dégoût pour la façon qu’avait Slyker de ramener toutes les impulsions et tous les désirs des hommes à cette volonté de puissance, dont les parfaits symboles étaient le fauteuil qui me tenait prisonnier, la « ligne Siegfried » et les classeurs de fantômes, réels ou imaginaires.

Je m’efforçais d’oublier mes soucis les plus immédiats, non sans succès, mais celui qui me tourmentait le plus était l’aveu par Slyker de son insuffisance visuelle et auditive. Je ne pense pas qu’il aurait trahi ces faiblesses devant un homme qui aurait eu encore longtemps à vivre.

Les minutes se traînaient dans l’obscurité. De temps à autre, j’entendais un froissement de papiers, puis un choc de tiroir qu’on referme, et je savais qu’il n’avait pas encore terminé ses rangements.

Je concentrai la partie libre de mon esprit – la minuscule part que j’osais ne pas consacrer à ma respiration – à tendre l’oreille, à l’écoute d’autre chose, mais le bruit même de la ville ne me parvenait pas. Le bureau devait être insonorisé, comme il était clos à toute lumière. Cela n’avait d’ailleurs aucune importance, puisque j’étais dans l’incapacité d’envoyer un signal de détresse.

Puis un bruit me parvint quand même… un claquement que je n’avais entendu qu’une fois, mais que je reconnus aussitôt. C’était le bruit des pênes qui se rétractaient dans la porte. Il me fallut un instant pour découvrir ce que ce bruit avait eu d’étrange : il n’y avait pas eu de grattement de clef auparavant.

Je crus que Slyker s’était glissé sans bruit jusqu’à la porte, puis je me rendis compte que le froissement de papiers au bureau n’avait pas cessé.

Et cela continuait. Slyker n’avait pas entendu la porte. Il n’exagérait nullement sa surdité.

Il y eut un, puis deux grincements légers des gonds – comme si la porte s’ouvrait et se refermait, – puis de nouveau le claquement puissant des pênes. Cela m’intrigua, car j’aurais dû percevoir la lumière du couloir… à moins qu’on n’eût éteint toutes les lumières.

Après cela, je n’entendis plus que le froissement des dossiers, même en tendant l’oreille du mieux que je pouvais, compte tenu de mes difficultés respiratoires… et, d’une façon étrange, les précautions que je prenais pour respirer m’aidaient à entendre, car j’étais obligé de me tenir tranquille sans me contracter. Je savais qu’il y avait quelqu’un d’autre dans le bureau et que Slyker l’ignorait. Ces moments d’obscurité semblaient durer une éternité.

Il y eut soudain un crépitement, comme si un drap avait claqué au vent, et Slyker poussa un grognement de surprise qui était presque un cri, et qui fut coupé net comme si on l’avait bâillonné comme moi. Puis j’entendis des bruits de pas, le roulement d’un fauteuil, des bruits de lutte, non pas de deux personnes entre elles, mais d’une seule se débattant contre des liens invisibles, un halètement, des soupirs frénétiques. Je me demandai si le petit fauteuil de Slyker avait fait jaillir aussi des prolongements pour le maintenir, mais ce n’aurait pas été normal.

Tout à coup, j’entendis son souffle, comme si on lui avait libéré les narines, mais non la bouche. Il haletait par le nez. Je l’imaginai ficelé dans les ténèbres, les yeux écarquillés dans le noir, tout comme moi.

Finalement une voix monta des ténèbres, une voix que je connaissais bien pour l’avoir souvent entendue au cinéma et sur le magnétophone de Jeff Crain. Il y avait dans la voix la caresse accoutumée et le gloussement bien connu, et l’expérience, la naïveté, la chaleur, le sang-froid, le charme de l’écolière et de la sibylle. C’était bien la voix d’Evelyn Cordew.

« Oh, bon sang, Emmy, cessez donc de vous agiter. Vous ne réussirez pas à vous débarrasser de ce drap et vous avez l’air si drôle. J’ai bien dit vous avez l’air, Emmy… vous seriez étonné de savoir combien l’acuité visuelle s’améliore quand on a perdu cinq fantômes… c’est comme si on vous ôtait autant de voiles de devant les yeux.

« Et n’essayez pas de m’apitoyer en faisant semblant de suffoquer. J’ai abaissé le drap sous vos narines, même si je vous ai laissé la bouche couverte. Je ne supporterais pas de vous entendre parler en ce moment. Ce drap, c’est du plastique enveloppant… moi aussi, j’ai un ami chimiste, même s’il n’est pas Parisien. L’an prochain, d’après lui, ce sera l’emballage numéro un. Transparent, encore plus que la cellophane, mais très résistant. Un plastique électronique, ni plus ni moins. Un côté positif et l’autre négatif. Appliquez-le simplement à un objet quelconque et il s’enroule autour, se referme et se scelle hermétiquement. J’ai à peine eu besoin de vous en effleurer. Pour s’en débarrasser rapidement, il suffit de le bombarder d’électrons avec un petit accu statique – c’est ce que dit la brochure publicitaire de mon ami – et il s’aplatit, pouf ! Mais si on le bombarde d’électrons en nombre suffisant, il devient plus dur que l’acier.

« Nous avons utilisé un petit morceau de cette matière, Emmy, pour franchir votre porte. On l’a plaqué à l’extérieur pour qu’il enveloppe les pênes une fois la porte ouverte. Nous n’avons eu qu’à éteindre dans le couloir, nous l’avons bombardé d’électrons et il s’est aplati, repoussant tous les pênes. Excusez-moi, très cher, mais vous savez comme vous aimez tout nous raconter sur vos plastiques à soupapes et autres instruments de contrainte, et vous ne m’en voudrez pas de vous faire un petit cours sur mon plastique à moi. Et de me vanter aussi de mes amis. J’en ai dont vous n’avez jamais entendu parler, Emmy. Connaissez– vous le nom de Smyslov, ou de l’Arain ? Certains d’entre eux ont isolé des fantômes, eux aussi, et ils ont été mécontents d’apprendre vos activités, surtout sous l’aspect passé-futur. »

Il y eut un petit bruit de roulettes, comme si Slyker se fût efforcé de se déplacer sur son fauteuil.

« Ne partez pas, Emmy, vous savez sûrement pourquoi je suis ici. Oui, très cher, je les reprends tous, dès maintenant. Les cinq. Et peu m’importent leurs désirs de tuer, parce que j’ai mes idées sur ce point. Alors, excusez-moi, Emmy, pendant que je me prépare à rendosser mes fantômes. »

Il n’y eut plus d’autre bruit que la respiration difficile de Slyker, un ou deux froissements de soie, le son d’une fermeture Éclair et des chutes d’étoffes souples.

« Nous y voilà, Emmy, tout est prêt. Étape suivante, mes cinq sœurs perdues. Tiens, votre petit tiroir secret qui est ouvert… vous ne pensiez pas que j’étais au courant, Emmy très cher ? Voyons… je ne pense pas avoir besoin de musique… elles me reconnaissent au toucher ; cela devrait les faire dresser et luire. »

Elle cessa de parler. L’instant d’après, je perçus une lueur très pâle près du bureau, comme une étoile à peine perceptible, puis elle prit une forme précise, tout en restant à la limite de visibilité, allant et venant tandis que je la suivais des yeux, n’ayant pas d’autre point de repère.

C’était une bande lumineuse marquant faiblement trois côtés d’un rectangle, le bord supérieur plus long que les deux bords verticaux, alors que celui du bas faisait défaut. Sous mes yeux, la forme devint un peu plus nette et je vis que le bandeau lumineux était plus brillant vers l’intérieur. Puis je m’aperçus que les deux coins étaient arrondis et que le grand rectangle en contenait un plus petit, comme une étiquette.

L’étiquette me fit comprendre que je voyais une chemise-dossier silhouettée par quelque chose qui luisait vaguement à l’intérieur.

Le bord supérieur s’assombrit en son milieu, comme si une main avait plongé à l’intérieur, puis redevint lumineux comme si la main s’était retirée. Alors du dossier, comme guidée par l’invisible main, s’éleva une chose qui ne brillait pas plus que les bandeaux lumineux.

C’était une forme féminine, mais constamment mouvante, la tête, les bras et le torse imitant mieux les proportions humaines que le ventre et les jambes, qui ressemblaient à des draperies traînantes, ou à une longue jupe transparente. C’était extrêmement pâle, et je clignai continuellement les yeux.

C’était comme une femme silhouettée en phosphorescence, et sur la tête il y avait même une apparence de cheveux d’argent. Et pourtant, c’était davantage encore. Bien que cela se déplaçât dans l’air avec la grâce d’une lingerie qu’une femme s’apprête à revêtir, cela avait aussi une vie ondulante propre.

Et malgré toutes les déformations, la chose qui s’élevait et redescendait, restait séduisante et belle, et le visage était reconnaissable. C’était celui d’Evelyn Cordew.

La descente cessa, puis l’objet remonta, flotta un instant en l’air, comme une chemise transparente qu’une femme tient au-dessus de sa tête avant de la passer.

Puis cela redescendit vers le plancher et je distinguai vraiment une femme qui se tenait par– dessous et qui le tirait sur sa tête, bien que son corps ne m’apparût que vaguement à la lueur réfléchie du fantôme dont elle se revêtait.

La femme leva les mains le long de son corps, se trémoussa vivement, baissa la tête et la rejeta en arrière, comme elles font quand elles mettent une robe très étroite, et la chose luisante perdit ses déformations en s’adaptant à elle.

Un moment, la lueur se fit plus brillante quand la femme et son fantôme se fondirent, et je vis Evelyn Cordew dans l’éclat de sa propre chair… la finesse de ses chevilles, l’évasement de ses hanches, le pincement de sa taille, l’insolence de ses seins aux larges aréoles… un bref instant, et la lueur-fantôme s’éteignit comme une gerbe d’étincelles blanches qui expirent, et les ténèbres absolues retombèrent.

Les ténèbres, et une voix qui chantonnait :

« Oh, c’était comme de la soie, Emmy, un bas de soie très fin sur toute la surface du corps. Vous vous rappelez quand vous l’avez isolé, Emmy ? Je venais d’avoir mon premier succès à l’écran et j’avais signé un contrat de sept ans et je savais que, le monde était à moi et je me sentais merveilleusement heureuse et soudain, je me suis sentie affreusement étourdie, sans raison, et je suis venue vous voir. Et vous m’avez rétablie pour un temps en me persuadant de renoncer au bonheur. Vous m’aviez dit que ce serait un peu comme donner de mon sang, et c’était vrai. C’était mon premier fantôme, Emmy, seulement le premier. »

Mes yeux, réadaptés maintenant que le fantôme était retourné à ses origines, distinguaient de nouveau le dossier aux trois côtés phosphorescents. Et de nouveau, il en sortit une femme vaporeuse qui s’agitait follement, suivie de traînes de gaze. Le visage était toujours celui d’Evvie, mais il se déformait sans cesse, l’œil gros tantôt comme une orange, tantôt comme un pois, les lèvres tordues en sourires et grimaces impossibles, le front réduit et dilaté tour à tour, comme un visage vu dans une vitre où la pluie ruisselle. Quand ce visage second se superposa à celui d’Evelyn, il y eut un instant où ils ne se fondirent pas, comme deux visages jumeaux dans la même vitre mouillée. Puis le visage unique, comme épongé, flamboya et, au moment où l’obscurité revenait, elle se caressa les lèvres du bout de la langue.

Et je l’entendais dire :

« Celui-ci était comme du velours brûlant, Emmy, lisse, mais ardent. Vous me l’aviez pris deux jours après la présentation privée de La Blonde à hydrogène, lors de notre petite fête après la réunion officielle ; la miss Amérique du moment étant présente et je lui ai montré ce que c’est qu’un corps qui a vraiment de la valeur. C’est alors que j’ai compris que j’avais atteint le sommet et que cela ne m’avait changé ni en déesse ni en quoi que ce soit. J’avais toujours les mêmes lacunes, la même gaucherie devant les cameramen et les monteurs, qu’il me fallait dissimuler… sauf que c’était pire, parce que j’occupais le centre de la galerie… et qu’il me faudrait lutter tout le reste de ma vie pour conserver à mon corps sa forme d’alors, avant de commencer à mourir, ride après ride, à perdre mes sucs, cellule après cellule, comme tout le monde. »

Le troisième fantôme monta vers le plafond et redescendit en vagues de phosphorescence qui scintillaient sans arrêt. Les bras minces ondulaient comme de pâles serpents et les mains aux doigts serrés semblaient des têtes de serpents curieux… jusqu’au moment où les doigts se séparèrent pour prendre l’apparence de petites mares d’encre phosphorescente. Puis les doigts et les bras réels se glissèrent à l’intérieur, comme dans de longs gants de soie ivoirine. Les mains furent les premières à se fondre, devenant brièvement les points les plus lumineux de la silhouette, et je les regardai s’aider l’une l’autre à s’ajuster, puis glisser devant les fronts et les visages pour les adapter les uns aux autres, les annulaires tirant légèrement sur les tempes. Après quoi ils remontèrent en arrière pour emmêler les deux chevelures. Les cheveux de ce fantôme étaient très foncés et, en s’incorporant, ils atténuèrent la blondeur d’Evelyn.

« Celui-ci était gluant, Emmy, comme la surface d’un marécage. Rappelez-vous, je venais d’exciter les gars pour qu’ils se battent pour moi, au Troc. Jeff avait fait plus de mal à Lester qu’on n’a voulu le dire, et même le vieux Sammy a eu un œil au beurre noir. Je venais de découvrir qu’en haut de l’échelle, on a tous les plaisirs ordinaires que les ballots désirent toute leur vie, et que cela ne signifie rien, et qu’il faut travailler et comploter à chaque minute pour se procurer les plaisirs au-delà du plaisir qui vous sont nécessaires pour empêcher votre vie de se dessécher. »

Le quatrième fantôme s’éleva vers le plafond comme un plongeur qui remonte des profondeurs. Puis, comme si toute la pièce avait été une piscine, il parut faire surface au plafond, s’y replier et replonger, pour changer encore de direction et planer un instant au-dessus sur la vraie Evelyn, puis couler doucement sur elle comme un nageur qui se noie. Cette fois, j’observai les mains brillantes qui appliquaient les seins étincelants du fantôme sur les vrais, comme un de ces soutiens-gorge qui ne cachent rien. Puis la transparence fantômale se rétracta sur son buste comme une robe de coton bon marché sous une averse.

Quand les ténèbres revinrent pour la quatrième fois, Evelyn dit doucement :

« Ah, c’était froid, cette fois-là, Emmy. J’en frissonne encore. Je revenais de mon premier film en Europe et j’étais malade d’impatience de revoir Broadway, et, avant de le monter, vous m’avez repassé la réunion sur le yacht où j’avais entendu Rico et l’auteur rire de mes cafouillages quand j’avais lu pour la première fois une vraie pièce de théâtre, et nous avions nagé au clair de lune et Monica avait failli se noyer. C’est alors que j’ai compris que personne, pas même les derniers ballots de l’assistance, ne me respectait réellement même si j’avais la royauté du sexe. Ils respectaient la petite imbécile assise à leurs côtés bien plus que moi. Parce que je n’étais qu’une chose sur un écran, qu’ils pouvaient manipuler à leur guise en imagination. Et les grands patrons ne nous estiment pas plus. Pour eux, on n’est qu’un défi, un prix, quelque chose à exhiber aux autres pour les rendre furieux, mais jamais quelque chose à aimer. Eh bien, ça a fait quatre, Emmy ; à quatre plus un, ce sera fini. »

Le dernier fantôme monta en tourbillonnant et en s’enflant comme une robe de soie dans le vent, traînant derrière lui des gazes vaporeuses, tels les fantômes de la tradition littéraire et artistique. Je regardai la chose se rétracter quand Evelyn l’attrapa, puis lui enserrer soudain les cuisses. L’éclat final fut un peu plus vif, comme s’il y avait eu plus de vitalité dans la dernière femme lumineuse.

« Ah, c’était comme une caresse d’ailes, Emmy, comme des plumes au vent. Vous l’aviez coupé après la fête dans l’avion de Sammy quand nous avons célébré mon accession au rang de star la plus payée du monde. J’embêtais le pilote en lui demandant de nous écraser au sol en piqué. Ce fut alors que je compris que je n’étais qu’une marchandise… une chose qui permettait à des hommes de gagner de l’argent (et à moi aussi, évidemment), depuis la vedette qui m’avait épousée pour augmenter sa propre valeur jusqu’au propriétaire de cinéma de campagne qui espérait que je lui ferais vendre davantage de billets. Je découvris que mon amour le plus profond – qui avait autrefois été pour vous, Emmy – n’était pour un homme qu’un capital. Que tout homme, si Gentil ou si fort fût-il, ne pouvait finir qu’en maquereau. Comme vous, Emmy. »

Rien que les ténèbres et le silence pendant un moment, et des friselis soyeux.

Enfin sa voix :

« Et maintenant, j’ai récupéré mes images, Emmy. Tous les négatifs originaux, pourrait-on dire, car vous ne pouvez pas en tirer de reproductions, je ne crois pas. Ou bien y a-t-il un moyen. Emmy… peut-on faire un double des femmes ? Pas la peine de vous le demander… vous ne pourriez répondre que oui, pour me faire peur.

« Et que faire de vous, à présent, Emmy ? Je sais ce que vous me feriez si vous le pouviez, car vous l’avez déjà fait. Vous avez gardé des parties de moi-même – non, cinq vraies moi – collées dans des enveloppes pendant longtemps, quelque chose à regarder, ou à rouler entre vos doigts, chaque fois que vous vous ennuyiez l’après-midi ou le soir. Ou peut-être à montrer à des amis spéciaux ou même à faire porter par d’autres filles – vous ne pensiez pas que je connaissais ce tour, hein Emmy ? – j’espère que je les ai empoisonnées, que je les ai brûlées ! Rappelez-vous, Emmy, je suis remplie de désirs mortels maintenant, jusqu’à concurrence de cinq fantômes ! Alors, Emmy, que va-t-on faire de vous à présent ? »

Pour la première fois depuis l’apparition des fantômes, j’entendis la respiration nasale du Dr. Slyker, ses grognements étouffés et les craquements quand il se tendait contre le drap qui l’enserrait.

« Ça vous donne à réfléchir, hein, Emmy ? Je regrette de ne pas avoir demandé à mes fantômes quoi faire de vous quand je le pouvais… si seulement j’avais su leur parler ! Ils auraient pris la décision. Maintenant, ils sont trop intimement mêlés à moi.

» Nous allons laisser les autres filles décider… les autres fantômes. Combien de douzaines y en a-t-il, Emmy ? Combien de centaines ? Je me fierai à leur jugement. Est-ce qu’ils vous aiment, vos fantômes, Emmy ? »

J’entendis le cliquetis de ses talons, suivi de froissements qui finirent en chocs… c’étaient les tiroirs qu’on ouvrait. Slyker s’agita davantage.

« Vous ne pensez pas qu’ils vous aiment, Emmy ? Ou peut-être qu’ils vous aiment, mais que leurs démonstrations d’affection ne seront ni très agréables ni très rassurantes pour vous ? Nous allons voir. »

Les talons, de nouveau, en quelques pas.

« Et maintenant, musique. Le quatrième bouton, Emmy ? »

De nouveau me parvinrent ces accords diaphanes et sensuels qui ouvraient la « Pavane des Filles– Fantômes » et, cette fois, ils prirent leur essor et se mirent à tourbillonner, très lentement, avec une grâce paresseuse – la musique de l’espace, de la chute libre. Cela me facilita la respiration lente qui me maintenait en vie.

Je perçus de vagues fontaines. Chaque tiroir était dessiné par une lueur phosphorescente qui en émanait.

Par-dessus le bord d’un tiroir, une main pâle s’insinua. Elle revint en arrière, mais il y en eut une autre, puis une autre encore.

La musique prit de la force, tout en ralentissant encore la cadence, et les tiroirs aux contours lumineux commencèrent à livrer passage à des flots de femmes pâles. Des visages sans cesse changeants qui étaient les masques impalpables de la folie, de l’alcoolisme, du désir et de la haine ; des bras comme des nœuds de serpents ; des corps qui se contorsionnaient, se convulsaient sans cesser de se déverser comme du lait au clair de lune.

Elles tourbillonnaient comme des nuages minces, formant un cercle qui se pencha sur moi, curieusement, tandis qu’une centaine d’yeux en amande paraissaient me regarder. Les formes tournoyantes brillèrent davantage.

À leur lueur, je commençai à voir le Dr. Slyker, le bas du visage serré dans le plastique transparent, les narines dilatées, les yeux exorbités qui regardaient en tous sens, les bras plaqués au corps.

La première branche de la spirale accéléra et s’enroula autour de sa tête et de son cou. Il pivota lentement sur son siège, comme une mouche prise dans une toile d’araignée et ligotée par la chasseresse. Il avait la figure alternativement éclairée et obscurcie par les formes brillantes et vaporeuses qui passaient devant lui. Il semblait absorber la fumée de sa propre cigarette dans un film projeté à l’envers.

Son visage s’assombrit quand le cercle luisant se referma sur lui.

Une fois de plus les ténèbres absolues retombèrent.

Puis il y eut un grincement et un déclic et une petite pluie d’étincelles, par trois fois, et ensuite une minuscule flamme bleue. Elle bougea, s’arrêta, se déplaça, laissant derrière elle d’autres flammes silencieuses, jaunes, cette fois. Elles grandirent ! Evelyn mettait systématiquement le feu aux dossiers.

Je savais que j’avais des chances d’y rester, mais je criai – cela fit une sorte de hoquet – et j’eus le souffle instantanément coupé quand les soupapes de mon bâillon se refermèrent.

Toutefois, Evelyn se retourna. Elle était penchée sur la poitrine d’Emil et la lumière des flammes croissantes éclairait son sourire. À travers le voile rouge qui m’obscurcissait la vue, je me rendis compte que les flammes sautaient d’un tiroir à l’autre. Il y eut soudain un grondement sourd, comme lorsque brûle une pellicule de film.

Evelyn tendit soudain le bras sur le bureau et toucha un bouton. Je commençais à perdre connaissance quand le bâillon tomba et que les liens se relâchèrent.

Je me mis péniblement sur pied, parcouru de douleurs dans tous les membres. La pièce était pleine de scintillements irréguliers sous un nuage sale qui se renflait sous le plafond. Evelyn avait arraché le drap de plastique de Slyker et le froissait. Il tomba en avant, très lentement. Elle me regarda et dit :

« Dites à Jeff qu’il est mort. »

Avant même que Slyker eût touché le plancher, elle avait passé la porte. Je fis un pas vers le cadavre et sentis la vive chaleur des flammes. J’avais les jambes tremblantes en marchant vers la porte. Appuyé au chambranle, je jetai un dernier coup d’œil en arrière, puis je m’en allai.

Il n’y avait pas de lumière dans le couloir. La lueur des flammes m’aidait un peu.

Le haut de l’ascenseur disparaissait quand je parvins à la cage. Je pris les marches. Ce fut une descente pénible. Comme je sortais au trot – c’était ma vitesse maximum pour le moment, –

J’entendais les sirènes qui se rapprochaient. Etait-ce Evelyn qui avait téléphoné ou l’un de ses « amis », sur qui Jeff Crain lui-même n’aurait pu me renseigner ? Qui était son chimiste et qui était l’Arain ? C’est un mot ancien pour l’araignée, mais cela ne me menait nulle part. Je ne sais même pas comment elle avait appris que je travaillais pour Jeff ; il est plus difficile que jamais de voir Evelyn Cordew et je n’ai jamais essayé. Je ne crois pas que Jeff l’ait revue ; mais je me suis souvent demandé si je n’avais pas été chargé de tirer les marrons du feu.

Je reste en dehors… tout comme j’ai laissé aux pompiers le soin de découvrir le Dr. Slyker « asphyxié par la fumée » d’un incendie dans son « étrange » bureau privé, incendie qui, disait-on, avait seulement écorché le mobilier et brûlé le contenu de ses classeurs ainsi que les bandes magnétiques de sa collection.

Je pense qu’il y a eu autre chose de brûlé. En regardant en arrière pour la dernière fois, j’avais vu le docteur pris dans une camisole de force constituée par un assemblage de flammes pâles. C’étaient peut-être des papiers éparpillés ou le plastique électronique. Mais je crois que c’étaient des filles-fantômes qui flambaient.

 

A deskful of girls.