L’ÎLE DU DOCTEUR MORT
ET AUTRES HISTOIRES
par Gene Wolfe
Avec Lafferty, nous avons quitté les médecins réels pour aborder les médecins mythiques. Gene Wolfe nous fait passer du médecin qui meurt au médecin qui ne peut pas mourir et nous aide ainsi à couronner le volume. Le docteur Mort évoque moins Frankenstein que le docteur Moreau : il morcelle des corps de bêtes pour en tirer des sous-hommes. Et quand ses créatures affrontent une antique race dégénérée, on pense à H. Rider Haggard et à bien d’autres. On s’essoufflerait à pointer ici toutes les références littéraires. L’essentiel, c’est le regard distancié, poétique, de Gene Wolfe. Il sait que les histoires de médecins sont dans nos têtes, que nos maladies sont l’image de celles dont nos parents ont souffert, que les docteurs qui nous donnent le frisson sont les fantômes de ceux qui ont tenté de les guérir. Tous ces cauchemars sont beaux ; ils nous tiennent compagnie ; ils sont les vrais remèdes.
L’HIVER est venu, sur mer comme sur terre, bien qu’il n’ait plus de feuilles à faire tomber. Hier encore les vagues étaient d’un bleu cru étincelant, et voici qu’aujourd’hui, sous un ciel pâlissant, elles sont d’un vert opaque et froid. Si tu es un garçon qui se sent de trop à la maison, tu parcours la plage pendant des heures pour sentir l’hiver qui a fait son entrée pendant la nuit, le sable qui souffle sur tes souliers, l’écume qui mouille le velours de ton pantalon. Tu tournes le dos à la mer, et avec l’extrémité pointue d’un bâton trouvé à moitié enfoui tu écris sur le sable humide : Tackman Babcock.
Puis tu rentres chez toi, sachant que l’Atlantique est en train de détruire ton travail.
Chez toi, c’est la grande maison de Settlers Island, qui en dépit de son nom n’est pas vraiment une île, ce qui explique que son nom ne figure pas sur les cartes et que ses contours n’y soient pas respectés. Si on ouvre une bernacle à l’aide d’une pierre et qu’on observe la forme de son corps, on comprend qu’un bel oiseau ait reçu le même nom. Le siphon du mollusque, organe mince et flasque, correspond au cou de l’oiseau, et son corps informe a des ailes minuscules. C’est comme ça, Settlers Island.
Le cou de la bernacle est une langue de terre où passe une route secondaire. Mais les cartographes ont généralement la manie d’exagérer la largeur de cette bande de terre et leurs cartes oublient d’indiquer qu’elle émerge à peine à marée haute. Ils font ainsi de Settlers Island une banale protubérance sur la côte, qui n’appelle aucune dénomination. Et comme le village de neuf ou dix maisons n’en a pas davantage, on ne voit sur la carte qu’un petit bout de route filiforme qui aboutit à la mer.
Le village n’a pas de nom, mais la maison en a deux : un pour les gens du pays, un pour ceux d’ailleurs. Sur l’île et sur la terre voisine, on la nomme Seaview parce que c’était un hôtel au début du siècle. Mais maman l’appelle la maison du 31 février ; comme c’est le nom qui figure sur l’entête de ses lettres, c’est sans doute celui qu’emploient ses amis de New York ou Philadelphie, à moins qu’ils ne disent tout simplement « chez Mrs. Babcock ». La maison a quatre étages à certains endroits, et moins ailleurs ; elle était autrefois peinte en jaune, mais la peinture – à l’extérieur – a presque entièrement disparu et maintenant la maison du 31 février est grise.
Jason en sort ; les petits poils frisés de son menton sont agités par le vent ; il a les pouces enfoncés dans la ceinture de son Levis.
« Viens, tu vas en ville avec moi. Ta mère veut se reposer. »
La garniture de cuir de Sa Jaguar est moelleuse mais elle sent très fort. Tu t’endors.
Lorsque tu te réveilles en ville, des lumières éclatantes frappent les vitres de la voiture. Jason est parti ; il commence à faire froid dans la Jaguar. Le temps semble long. Que faire ? Regarder les devantures, le gros revolver sur la hanche du policier qui passe, le chien perdu qui a peur de tous et de tout, même quand on tape sur la vitre et qu’on l’appelle.
Voici Jason qui revient, chargé de paquets qu’il pose sur la banquette arrière.
« On rentre ? »
Jason acquiesce d’un signe, les yeux ailleurs, disposant ses paquets de façon qu’ils ne basculent pas, attachant sa ceinture.
« Je veux sortir de la voiture. »
Un regard interrogatif de Jason.
« Je veux aller dans une boutique. Viens, Jason. »
Jason soupire.
« Okay. Le drugstore là-bas, ça te va ? Cinq minutes, pas plus. »
Le drugstore est vaste comme un supermarché, avec de grandes allées où s’étalent des articles de verre. Jason achète de l’essence à briquet au rayon tabac, et tu lui apportes un livre choisi dans un présentoir pivotant.
« Tu me le paies, Jason ? »
Il attrape le livre et le replace dans le présentoir, mais dans la voiture il le sort de sous sa veste et te le donne.
C’est un livre magnifique, épais et lourd, doré sur tranches. La couverture de carton rigide est lustrée, et on y voit l’image d’un homme en haillons aux prises avec une créature mi-singe, mi-homme, en beaucoup plus hideux. C’est une illustration en couleur et le monstre est taché de sang – du vrai sang ; l’homme est musclé et beau, avec une crinière fauve plus légère que celle de Jason, et pas de barbe.
« Tu aimes ? »
La voiture est déjà sortie de la ville, et sans l’éclairage des rues il fait trop sombre pour voir l’image. Tu fais oui de la tête. Jason rit.
« C’est du vol à l’étalage, tu le savais ? »
Un haussement d’épaules. Tourner les pages sous son pouce en pensant au plaisir de lire le livre bientôt, seul dans sa chambre.
« Tu vas dire à ta maman comme j’ai été gentil pour toi ?
— Euh… oui, bien sûr. Tu veux que je le lui dise ?
— Demain, pas ce soir. Je pense qu’elle dormira quand nous rentrerons. Ne la réveille pas. »
Jason dit cela d’une voix menaçante.
« Okay.
— N’entre pas dans sa chambre.
— Okay. »
La Jaguar vrombit sur la route et on voit maintenant les vagues écumantes au clair de lune et, tout au bord de la route, goudronnée, le bois rejeté par la mer.
« Tu as une gentille maman bien moelleuse, tu sais. Quand je grimpe sur elle, c’est exactement comme si j’étais sur un grand oreiller. »
Tu fais oui de la tête. Doux souvenirs du temps où, fuyant la solitude et les mauvais rêves, tu te glissais dans son lit pour te pelotonner contre son corps doux et chaud – souvenirs gâchés par la colère, car il est clair que Jason vous tourne en dérision tous les deux.
La maison est silencieuse et sombre. Vite, quitter Jason le plus vite possible, traverser le hall d’entrée et grimper quatre à quatre l’escalier qui, passé le premier étage, s’élance en une spirale étroite jusqu’à ta chambre dans la tour.
L’homme de qui je tiens cette histoire ne me l’aurait pas racontée s’il avait tenu sa parole. Je ne saurais dire jusqu’à quel point il l’a malmenée – je veux dire déformée par son récit – mais elle est vraie pour l’essentiel et je vous la livre telle qu’elle m’a été rapportée.
Le capitaine Phillip Ransom voguait seul à la dérive depuis neuf jours lorsqu’il découvrit l’île. Le crépuscule était déjà très avancé et elle lui apparut comme une mince ligne pourpre à l’horizon. Il n’était plus question pour lui de dormir. Pas question non plus pour son esprit bien éveillé d’émettre même un faible doute sur la réalité de ce qu’il avait vu. Un coup d’œil lui avait suffi : il savait. Son cerveau bouillonnait d’idées, brassant faits et hypothèses. Il savait qu’il devait se trouver du côté de la Nouvelle-Guinée, et il récapitula ce qu’il savait sur les courants de ces mers et ce qu’il avait appris depuis neuf jours sur le comportement de son radeau. Lorsqu’il aurait atteint l’île – et il s’interdisait de douter qu’il pût le faire, il trouverait très probablement sur ses rives, à un mètre du bord de l’eau, une jungle impénétrable. Des indigènes ? Peut– être, mais pas forcément ; il se remémora toutes les notions de sabir malais et de tagalog qu’il avait acquises dans sa vie de pilote, planteur, chasseur et combattant de l’armée active du Pacifique.
Le lendemain matin, il revit l’ombre pourpre à l’horizon, un peu plus proche, presque exactement à l’endroit où, calculant de tête, il l’avait située. Pendant neuf jours, il n’avait eu aucune raison d’utiliser les médiocres pagaies dont le radeau était équipé, mais il avait maintenant une bonne raison de s’y mettre. Ransom but la dernière goutte de son eau et se mit à ramer d’un mouvement puissant et régulier, sans relâche, jusqu’au moment où la proue de son radeau pneumatique mordit sur le sable de la grève.
Le matin. Lent réveil. Tu as les yeux chassieux et la lampe au-dessus du lit est restée allumée. Il n’y a personne en bas. Déjeuner solitaire : un bol de lait aux céréales soufflées et sucrées ; le four allumé pour pouvoir lire à la lueur de sa porte ouverte tout en mangeant. Ce plat une fois liquidé, tu prépares du café pour faire plaisir à maman. Jason descend. Il est habillé, mais il ne veut pas parler ; il boit du café et se fait rôtir au four un toast à la cannelle. Il s’en va ; sa voiture n’en finit plus de vrombir sur la route. C’est le moment de monter voir Maman.
Elle est réveillée, les yeux au plafond, mais tu sais qu’elle n’est pas prête à se lever. Très poliment, pour réduire au minimum les chances de te faire crier dessus, tu dis : « Comment te sens-tu ce matin, maman ? »
Elle tourne la tête mollement. « Éreintée. Quelle heure est-il, Tackie ? » Un coup d’œil au petit réveil pliant sur sa commode.
« Huit heures dix-sept.
— Jason est parti ?
— Oui, maman. À l’instant.
De nouveau, elle fixe le plafond. »
« Retourne en bas, Tackie. Je te préparerai à manger quand je me sentirai mieux. »
Une fois redescendu, tu mets ta peau de mouton et tu vas dans la véranda pour regarder la mer. Des mouettes volent dans le vent glacial, et très loin, quelque chose d’orange danse sur les vagues, se rapprochant constamment.
Un radeau de sauvetage. Tu cours vers la plage et tu agites ta casquette en faisant de grands sauts.
« Par ici, par ici. »
L’homme qui se trouve sur le radeau est torse nu mais ne semble pas se soucier du froid. Il tend la main et se présente : « Capitaine Ransom. » Au moment où tu lui serres la main, tu deviens soudain plus grand et plus âgé ; pas aussi grand et aussi âgé que lui, mais plus grand et plus âgé que toi-même.
« Tackman Babcock, Capitaine.
— Enchanté. Tu as été pour moi un ami dans un moment difficile, ici, à la minute.
— Tout ce que j’ai fait, c’est de vous accueillir sur le rivage.
— Le son de ta voix m’a mis sur la bonne voie alors que mes yeux étaient trop occupés à surveiller le ressac. Et maintenant, tu peux me dire où je suis et qui tu es. »
Tu regagnes la maison avec Ransom en le renseignant sur toi et ta mère ; tu lui expliques qu’elle ne veut pas t’inscrire à l’école la plus proche parce qu’elle essaie de te faire admettre à l’école privée où ton père allait autrefois. Au bout d’un moment, n’ayant plus rien à dire, tu indiques à Ransom une des chambres vides au troisième étage. Libre à lui de s’y reposer et d’y faire ce qu’il voudra. Tu regagnes ta propre chambre pour y reprendre ta lecture.
« Vous voulez dire que vous êtes l’auteur de ces monstres ?
— L’auteur ? répliqua le docteur Mort en se penchant, un cruel sourire courant sur ses lèvres. Dieu fut-il l’auteur d’Eve, Capitaine, quand il l’a tirée d’une côte d’Adam ? Ou faut-il dire qu’Adam est l’auteur de l’os et que Dieu l’a retouché pour en faire ce qu’il désirait ? Eh bien, Capitaine, disons que je suis Dieu et que la Nature est Adam. »
Ransom regarda la créature qui étreignait son bras droit et dont les doigts auraient fait le tour d’un poteau télégraphique avec la même facilité.
« Vous voulez dire que cette chose est un animal ?
— Pas un animal, dit le monstre en tordant cruellement le bras du capitaine. Un homme. »
Le sourire du docteur Mort s’épanouit.
« Oui, Capitaine, un homme. Et vous, qui êtes-vous ? Là est la question. Nous verrons ça quand j’en aurai terminé avec vous. J’aurai moins de difficulté à appesantir votre esprit qu’à promouvoir ces pauvres brutes. Et si j’accroissais l’efficacité de votre odorat ? Sans parler de vous rendre la station verticale impossible.
— Interdit marcher à quatre pattes sur le sol, murmura la bête humaine qui tenait Ransom, c’est la loi. »
Le docteur Mort se retourna pour s’adresser au bossu, à la démarche traînante que Ransom avait déjà vu.
« Golo, veille à ce que le capitaine Ransom soit coffré en lieu sûr ; ensuite, prépare tout pour une opération. »
Une voiture. Pas la Jaguar bruyante de Jason, mais une grande voiture au gros ronron tranquille. En levant l’étroite fenêtre à guillotine à l’angle de la tour et en se penchant au-dehors, la tête dans le vent froid, on découvre que c’est la grosse voiture du docteur Noir, dont le toit et le capot fraîchement lustrés brillent d’un vif éclat.
En bas, le docteur suspend son pardessus à col de fourrure et l’odeur de cigare qui sort de ses vêtements annonce son arrivée avant qu’il soit en vue. Ensuite tante May et tante Julie vous accaparent, pour que le docteur puisse oublier qu’il ne peut épouser la mère sans hériter de vous en même temps ; alors elles vous parlent :
« Qu’est-ce que tu deviens, Tackie ? À quoi t’occupes-tu ici toute la journée ?
— À rien.
— À rien ? Tu ne vas jamais chercher des coquillages sur la plage ?
— Ça m’arrive.
— Sais-tu que tu es beau, mon garçon ? »
Tante May te colle sur le nez un doigt à l’ongle écarlate et ne te lâche plus.
Tante May est la sœur de maman, plus vieille et moins jolie. Tante Julie est la sœur de papa, une dame de haute taille au visage long et à l’air triste. On pense à papa en la voyant, mais tout ce qu’elle veut, manifestement, c’est que maman se remarie pour que papa n’ait plus à lui envoyer d’argent.
Maman est descendue, vêtue d’une robe neuve toute propre à manches longues. Elle rit des plaisanteries du docteur Noir et se tient à son bras. Comme ses cheveux sont jolis !… il faudra le lui dire quand tout le monde sera parti. Le docteur lui parle :
« Alors, Barbara, vous êtes prête pour la fête ?
— Oh, Seigneur, non, Vous connaissez cette maison. J’ai passé la journée d’hier à nettoyer et aujourd’hui c’est comme si je n’avais rien fait. Mais Julie et May vont m’aider.
— Après le déjeuner », dit le docteur en riant.
Vous montez dans sa grande voiture avec les autres pour aller déjeuner dans un restaurant au bord de la falaise, avec une grande baie vitrée qui donne sur l’océan. Le docteur commande pour toi un sandwich avec trois tranches de pain, de la dinde et du bacon, mais c’est avalé avant que les grandes personnes aient commencé à manger. Que faire ? Essayer de parler à maman… mais non, sur l’ordre de tante May il faut aller regarder la vue là où il y a une palissade garnie de gros treillis.
Ce n’est pas tellement plus haut que la plus haute fenêtre de la maison. Un peu plus haut peut-être. Tu mets les pieds sur le fil de fer et tu te penches, le ventre sur la palissade, pour regarder la mer, mais une grande personne te fait descendre et te dit de ne pas faire ça, puis elle s’en va. Tu recommences et tu vois en bas des rochers où les vagues se brisent, les recouvrant puis se retirant – du travail soigné. Quelqu’un te touche le coude, mais pendant un bon moment tu n’y prêtes pas attention, trop absorbé par les vagues.
Tu redescends de ton perchoir et tu découvres l’homme qui se tient à tes côtés ; c’est le docteur Mort.
Il a une écharpe blanche, des gants de cuir noirs, des cheveux noirs luisants. Son visage n’est pas basané comme celui du capitaine Ransom, mais blanc ; il a lui aussi sa beauté, comme une tête sculptée qui ornait autrefois la bibliothèque de papa, au temps où avec maman on habitait chez lui en ville. Et tu penses que maman parlerait de sa bonne mine après son départ. Il te sourit, mais tu n’en deviens pas plus âgé.
« Salut. »
Que lui dire d’autre ?
« Bonjour, monsieur Babcock. Je crains bien de vous avoir fait peur. »
Haussement d’épaules.
« Un peu, pas tellement. Je ne m’attendais pas à vous voir ici, il me semble. »
Le docteur Mort tourne le dos au vent pour allumer une cigarette qu’il tire d’un étui en or. Elle est encore plus longue qu’une 101, avec un bout rouge et un dragon d’or sur le papier.
« Pendant que tu regardais la mer, je suis sorti en catimini des pages de l’excellent roman que tu as dans la poche de ta veste.
— Je ne savais pas que vous pouviez faire ça.
— Oh, mais oui. Je viendrai te voir de temps à autre.
— Le capitaine Ransom est déjà là. Il va vous tuer. »
Le docteur Mort sourit et hoche la tête.
« J’en doute fort. Vois-tu, Tackman, Ransom et moi, nous sommes un peu comme des lutteurs de foire ; nous faisons notre numéro sous des aspects variés, vingt fois, cent fois mais c’est toujours pour la galerie. »
Il expédie sa cigarette par-dessus la palissade, et pendant un moment on peut suivre des yeux la petite lueur de son bout enflammé, puis on la voit s’éteindre dans l’eau. Le temps de se retourner, et le docteur Mort a disparu. Il fait froid. Il n’y a plus qu’à retourner au restaurant, prendre un bonbon à la menthe gratuit près de la caisse enregistreuse, et se rasseoir à côté de tante May juste à temps pour le dessert, un gâteau de noix de coco à la crème arrosé de chocolat.
Tante May interrompt la conversation le temps de poser une question :
« Qui est cet homme à qui tu parlais, Tackie ?
— Un homme. »
Dans la voiture, maman est placée entre le docteur Noir et tante Julie alors que derrière eux tante May, assise sur le bout de son siège, fourre sa tête entre les leurs pour pouvoir parler avec eux. Il fait gris et froid. Combien de temps faudra-t-il pour rentrer à la maison et reprendre le livre ?
Ransom les entendit venir et s’aplatit contre le mur à côté de la porte de sa prison. Pas d’autre issue que ce portail de fer.
Il venait de passer quatre heures à explorer toute la surface de son cachot de pierre pour y chercher une issue secrète ; pas d’issue. Le sol, les murs et le plafond étaient faits de blocs cyclopéens ; et la porte sans vasistas, solidement verrouillée, d’un métal à toute épreuve.
On approchait. Il banda tous ses muscles et serra les poings.
Toujours plus près. Les pas traînants s’arrêtèrent. Un cliquetis de clefs, et la porte s’ouvrit. Prompt comme l’éclair, il fonça tête baissée dans l’ouverture. Voyant une face hideuse surgir au-dessus de lui, il l’écrasa de son poing droit et la lourde bête humaine tomba à genoux. Deux bras poilus l’étreignirent par derrière, mais il se dégagea et le monstre chancela sous ses coups. Un long couloir s’étendait devant lui et il s’élança à toutes jambes vers la pâle lumière du jour visible à son extrémité. Et puis… ce fut la nuit.
Lorsqu’il reprit conscience, il se vit debout, maintenu par des courroies contre le mur d’une pièce brillamment éclairée qui tenait à la fois de la salle d’opération et du laboratoire de chimie. Et il avait sous les yeux, tout près, quelque chose de volumineux qui ne pouvait être qu’une table d’opération ; un drap blanc, sur cette table, recouvrait une forme qui, sans erreur possible, était un corps humain.
À peine avait-il eu le temps de saisir toutes les données de la situation que le docteur Mort fit son entrée ; il avait troqué l’élégante tenue de soirée qu’il portait précédemment contre la blouse blanche du chirurgien. Le hideux Golo le suivait en boitillant, transportant un plateau chargé d’instruments.
Constatant que son prisonnier avait repris conscience, le docteur Mort traversa tranquillement la pièce et leva la main comme pour le frapper au visage. Voyant que Ransom ne cillait pas, il laissa retomber son bras et dit en souriant :
« Cher capitaine ! Vous voici donc de nouveau parmi nous.
— J’ai eu un moment l’espoir de vous fausser compagnie, dit Ransom sur un ton neutre. Puis-je vous demander comment j’ai été pris ?
— On vous a lancé une massue, s’il faut en croire mes esclaves. Mon homme-singe est très habile à cela. Mais vous ne me demandez pas le sens de ce charmant petit tableau que j’ai mis en scène pour vous ?
— Je ne veux pas vous faire ce plaisir.
— Mais je sens votre curiosité et je ne veux pas la faire languir, dit le docteur avec son sourire retors. Votre heure n’est pas venue, Capitaine ; en attendant, je vais vous faire une démonstration de ma technique. Si rares sont ceux qui comme vous peuvent l’apprécier à sa juste valeur ! »
Et, d’un geste calculé, il arracha le drap qui recouvrait sur la table d’opération un corps étendu sur le ventre.
Ransom n’en croyait pas ses yeux. Il avait devant lui une jeune fille nue, sans connaissance, dont la peau blanche et soyeuse s’ornait d’un duvet au ton chaud, l’or d’un soleil vu à travers la brume.
« Je constate que j’ai réussi à éveiller votre intérêt, observa sèchement le docteur Mort. Et vous la trouvez belle. Croyez-moi, lorsque j’aurai terminé mon travail, vous vous sauverez en hurlant pour peu qu’elle tourne vers vous ce qui aura cessé d’être un visage. Cette femme est mon ennemie implacable depuis que je suis sur cette île, et l’heure est venue pour moi de… et là il s’interrompit pour jeter à Ransom un regard où la fourberie le disputait à l’exaltation maligne – … de vous donner une faible idée, dirais-je, du sort qui vous attend. »
Tandis que le docteur Mort parlait ainsi, son assistant difforme avait préparé une seringue hypodermique. Ransom vit plonger l’aiguille dans la chair quasi translucide de la jeune fille, et le liquide de la seringue – dont la couleur même suggérait une perversion de la technique médicale aux fins les plus viles – se mêler à la circulation sanguine. La patiente était toujours inconsciente et pourtant Ransom crut voir passer un nuage sur son visage endormi comme si elle avait commencé à faire un mauvais rêve. Brutalement, le hideux Golo la mit sur le dos et l’assujettit au moyen de courroies semblables à celles qui maintenaient Ransom plaqué contre le mur.
« Que lis-tu, Tackie ? demanda tante May.
— Rien, répondit-il en refermant le livre.
— Tu ne devrais pas lire en voiture, c’est mauvais pour tes yeux. »
Le docteur Black se retourna un moment pour les regarder, puis demanda à la maman de Tackie :
« Avez-vous un déguisement pour ce petit bonhomme ?
— Pour Tackie ? Non, rien. De toute façon, il sera grand temps qu’il se couche.
— En tout cas, il faudra lui laisser voir les invités, Barbara ; pour un garçon, c’est une chose à ne pas manquer. »
Et l’auto continua à filer vers Settlers Island, où Tackie retrouva sa chambre.
Ransom voyait la répugnante créature s’avancer vers lui obliquement. Elle découvrait des incisives qui, pour être moins grandes que certaines de ses autres dents, n’en paraissaient pas moins redoutables ; et il étreignait dans sa main une lourde machette au tranchant de rasoir.
Ransom crut un instant qu’il allait la diriger contre la jeune fille, mais il la contourna pour se planter devant le capitaine lui-même, sans le regarder dans les yeux.
Puis, d’un geste aussi effrayant qu’inattendu, il se courba pour presser sa face hideuse sur la main droite ligotée du capitaine, tandis qu’un grand frisson parcourait son corps difforme et haletant.
Ransom attendait, les nerfs tendus.
Et de nouveau la bête humaine fit une inspiration profonde qui était presque un sanglot, levant les veux vers le visage du capitaine mais évitant son regard. Un faible gémissement, qui avait quelque chose d’étrangement familier, sortit de la gorge du monstre.
« Détache-moi, ordonna Ransom.
— Oui. Je suis venu pour ça. Oui, Maître. »
L’énorme tête, plus large que haute, s’agitait de haut en bas. Puis la lame effilée de la machette trancha les courroies qui ligotaient Ransom. Aussitôt libéré, il prit le coutelas, que la bête humaine lui céda de bon gré, et délia les membres de la jeune fille.
Il prit dans ses bras son corps léger et pendant un moment resta là à regarder son visage tranquille.
« Viens, Maître, dit la bête humaine en le tirant par la manche. Bruno connaît une sortie. Suis Bruno. »
Un escalier secret les conduisit à un long et étroit passage où il faisait presque nuit noire.
« Personne passer par ici, dit la bête humaine de sa voix rauque. Eux pas trouver nous ici.
— Pourquoi m’as-tu délivré ? »
Au bout d’un moment, la grande créature contrefaite répondit d’un air presque honteux :
« Vous sentir bon. Et Bruno pas aimer docteur Mort. »
Les conjectures de Ransom étaient confirmées. Il demanda avec douceur :
« Tu étais un chien avant de servir de cobaye au docteur Mort, n’est-ce pas, Bruno ?
Oui, dit la bête humaine d’une voix où perçait une sorte de fierté. Un saint-bernard. J’ai vu des images.
Le docteur Mort aurait dû se garder d’exercer ses odieux talents sur un si noble animal, se dit tout haut Ransom. Les chiens sont des juges trop perspicaces de la personne humaine ; mais les méchants finissent toujours par commettre une erreur. »
La bête humaine eut une réaction inattendue. Elle s’arrêta devant Ransom, le forçant à s’arrêter lui aussi. Sa tête massive se courba sur la fille inconsciente. Et puis elle laissa échapper un grognement à peine perceptible.
« Tu dis, Maître, que je sais juger. Alors je te dis que Bruno n’aime pas cette femme que le docteur Mort appelle Talar-aux-longs-yeux. »
Tu poses ton livre ouvert, ses pages sur l’oreiller, et tu sautes de joie en parcourant la chambre. Merveilleux ! Sublime !
Mais ça suffit pour cette nuit. Il faut en garder pour demain. Éteindre la lumière et, dans l’obscurité délicieuse, ranger le livre sous le lit, religieusement, en écartant les pièces du coffret de bricolage et la boîte contenant les cartes du jeu des stations– service. Demain l’histoire continuera, et c’est bien dur d’attendre à demain. Tu es couché sur le dos, les mains sous la tête, les couvertures au menton, et il suffit de fermer les yeux pour tout revoir : l’île, les arbres de la jungle oscillant au vent de la mer, le château du docteur Mort dressant sa froide masse grise sous le ciel brûlant.
Le silence règne dans la maison, seuls se font entendre les bruits familiers du vent et de l’océan. Tu t’endors alors que monte un autre bruit, celui d’une conversation entre maman, tante May et tante Julie.
Réveillé ! Écoute ! Il est tard, très tard. Heure étrange que tu as presque oubliée. Écoute !
Le silence est tel qu’il fait mal. Un bruit. Un bruit. Écoute !
Tu sors du lit et tu prends ta torche électrique. Non que tu sois brave, mais parce que tu ne supportes pas d’attendre là dans le noir.
Rien dans l’étroite et glaciale cage d’escalier sur laquelle donne ta porte. Rien sur le grand palier du second. Tu promènes ton faisceau lumineux d’un bout à l’autre. Tante Julie dort avec un léger ronflement, mais ce bruit n’a rien d’alarmant quand on sait que ce n’est rien d’autre que tante Julie qui, dans son sommeil, respire bruyamment par le nez.
Tu remontes l’escalier. Rien.
Tu regagnes ta chambre, éteins ta lampe et te recouches. Tu es sur le point de te rendormir lorsque tu entends un piétinement de pattes griffues sur le parquet, et tu sens une langue râpeuse te lécher le bout des doigts.
« N’aie pas peur, Maître, ce n’est que Bruno. »
Et tu le sens à côté de ton lit, tu sens une chaleur qui est bien sa chaleur, une odeur qui est bien son odeur.
Puis c’est le matin. La chambre est froide et tu t’y trouves seul. Tu entres dans la salle de bain ; il y a là quelque chose qui ressemble à un ventilateur, mais avec des fils électriques qui donnent de la chaleur.
Maman est déjà levée, avec un linge noué sur la tête ; elle déjeune (jambon frit étalé sur des toasts épais et café au lait) en compagnie de tante May et tante Julie. « Bonjour, Tackie », dit tante Julie, et maman te fait un sourire. Tu es déjà servi : jambon sur toast.
Toute la journée, les trois femmes font le ménage et décorent la maison avec des masques de papier rouge et or confectionnés par tante Julie et des guirlandes portant de drôles de lumières qui changent de couleur tout le temps. Tu essaies de ne pas te mettre dans leurs jambes et tu apportes du bois pour faire du feu dans la grande cheminée qui ne sert presque jamais. Jason arrive. Tante May et tante Julie ne l’aiment pas, mais il met la main à la pâte, puis va en ville dans sa voiture pour se procurer des choses qu’il a oublié d’acheter. Cette fois, il ne va pas t’emmener. Le vent entre par la fenêtre mais on te laisse seul dans ta chambre ; et c’est calme là-haut parce qu’ils sont tous en bas.
Ransom regarda d’un air incrédule la fille énigmatique.
« Vous ne me croyez pas ? dit-elle. Je n’ai fait là qu’énoncer un fait, sans colère ni acrimonie.
Vous admettrez qu’on puisse être sceptique, dit-il pour gagner du temps. Une ville antérieure à notre civilisation enfouie ici dans la jungle, sur cette petite île… »
Talar dit d’une voix blanche, en désignant l’homme-chien :
« À l’époque où vous étiez comme cette créature, Lemuria était reine de ces mers. Il ne reste rien de tout cela, sauf ma cité. N’est-ce pas assez pour satisfaire même le Temps ? »
Bruno tirait sur la manche de Ransom.
« N’y va pas, Maître ! Des bêtes humaines y vont quelquefois, des bêtes humaines dont le docteur Mort ne veut pas, et c’est rare qu’elles reviennent. Les gens sont très méchants dans cet endroit.
— Vous voyez ? dit Talar, un léger sourire plissant ses lèvres mûres. Même votre esclave témoigne pour moi. Ma cité existe.
— À quelle distance ? demanda Ransom d’un ton cassant.
— À environ une demi-journée de marche dans la jungle. »
La jeune fille s’était tue, comme si elle hésitait à en dire davantage.
« Qu’y a-t-il ?
— Vous serez notre chef contre le docteur Mort ? Nous voulons débarrasser notre île de sa présence impure.
— Bien sûr. Je suis comme votre peuple, je ne le porte pas dans mon cœur. Peut-être encore moins que vous.
— Même si vous n’aimez pas mon peuple, vous accepterez de le commander ?
— Oui, s’il m’accepte. Mais vous me cachez quelque chose. Qu’est-ce que c’est ?
— Telle que vous me voyez, je pourrais être une femme de votre pays. C’est exact ? »
Ils avaient repris leur marche dans la jungle et l’homme-chien fermait la marche, les suivant à contre-cœur.
« Oui, à ceci près qu’il est rare de trouver dans mon pays une fille aussi belle que vous.
— C’est ce qui me vaut d’être la Grande Prêtresse car le sang de mes ancêtres coule en moi dans toute sa pureté. Ce n’est pas le cas pour tout mon peuple. »
Sa voix baissa jusqu’à devenir un murmure.
« Lorsqu’un arbre est très vieux, et que pourtant il vit encore, ses membres sont étrangement tordus. Vous comprenez ? »
« Tackie ? Tackie, es-tu là ?
— Oui, marmonnes-tu, et tu caches le livre dans ton chandail.
— Alors, ouvre cette porte. Les petits garçons ne doivent pas s’enfermer à clef. Tu ne veux pas voir nos invités ? »
Tu ouvres et tante May apparaît en bohémienne, le visage encadré de longs cheveux qui ne sont pas à elle, et avec un masque qui ne couvre que ses yeux.
Des voitures s’arrêtent devant la maison et maman est à la porte, habillée d’une robe pailletée qui s’ouvre très bas sur le devant, mais lui couvre les bras presque jusqu’au bout des doigts. Elle accueille les gens à leur arrivée, et ses yeux ont cet éclat étrange qu’on leur voit parfois quand elle danse ou qu’elle parle toute seule.
La femme qui a une tête de poisson et une robe argentée luisante est tante Julie. Ce docteur habillé en docteur avec un truc pour écouter et un machin brillant sur la tête pour regarder à travers, c’est le docteur Noir. Et le soldat en uniforme noir avec un bidule de pirate sur la tête et un fouet, c’est Jason. Sur la grande table, il y a un bol à punch, des gâteaux, des petits sandwiches et du bouillon de haricots. Tu t’éclipses lorsque la bohémienne se met à parler à quelqu’un d’autre et, avec une provision de gâteaux, tu t’assoies sous la table et tu regardes les jambes des gens.
Il y a de la musique et certaines jambes dansent ; longtemps tu restes sous la table.
Les jambes d’un homme et d’une femme viennent de passer tout près de la table, et tu vois soudain un visage rieur devant toi – le capitaine Ransom.
« Qu’est-ce que tu fais là-dessous, Tack ? Sors de là et prends part à la fête. »
Tu t’extirpes de là, et tu te sens tout petit au lieu d’être un grand ; tout de même, une fois debout, tu es plus grand. Le capitaine Ransom est habillé en naufragé avec une chemise en lambeaux et un pantalon coupé aux genoux, mais le tout propre et empesé. Son collier d’amour est fait de graines et de coquillages, et il enlace une fille qui pour tout vêtement porte des bijoux.
« Tack, je te présente Talar-aux-longs-yeux. »
Tu souris, tu t’inclines et lui baises la main ; tu es presque aussi grand qu’elle. Tout autour, les gens dansent ou causent, et nul ne paraît te remarquer. Tu marches entre le capitaine Ransom et Talar, et vous vous faufilez parmi les danseurs et les gens qui boivent par petits groupes. Dans la pièce qui sert de salle de séjour pour maman et toi quand il n’y a pas d’invités, deux couples s’embrassent devant la télévision, et dans la petite pièce suivante une fille est assise le dos au mur, et des hommes se tiennent debout dans les angles.
« Salut, dit la fille. Salut à tous. »
C’est la première personne qui t’ait remarqué, et tu t’arrêtes.
« Salut.
— Je vais faire comme si tu étais réel. D’accord ?
— D’accord. »
Tu cherches des yeux Ransom et Talar, mais ils ont disparu. Ils sont probablement dans le living-room, en train de s’embrasser comme les autres.
« C’est mon troisième voyage. Pas fameux, mais pas mauvais non plus. Il m’aurait fallu un guide – tu sais bien, quelqu’un qui reste auprès de moi. Qui sont ces hommes ? »
Les hommes qui se tiennent aux angles de la pièce se mettent en mouvement et on entend cliqueter leur armure, qui brille sous la lumière ; tu détournes les yeux.
« Je crois qu’ils viennent de la Cité de Talar, et qu’ils sont là pour la surveiller. »
Quelque chose te dit que c’est la vérité.
« Fais-les sortir de leurs coins pour que je les voie. »
Le docteur Mort ne te laisse pas le temps de répondre.
« Je doute que leur vue puisse vous être agréable. »
Tu te retournes et tu vois le docteur Mort juste derrière toi ; il porte une jaquette et un manteau façon cape. Il te prend le bras.
« Viens, Tackie, j’ai quelque chose à te montrer. »
À sa suite, tu montes l’escalier de service, et tu suis le palier jusqu’à la porte de la chambre de maman.
Maman est couchée sur son lit et le docteur Noir est à côté d’elle ; il remplit une seringue hypodermique. Tu le vois relever la manche de maman, découvrant ainsi de vilaines marques rouges de piqûres sur son bras ; une image surgit, celle du docteur Mort penché sur la table d’opération où Talar est étendue. Tu descends l’escalier en courant et tu cherches Ransom, mais il est parti ; tout le monde a déserté la fête à l’exception des personnes réelles. Mais non, cette forme voûtée, c’est Golo, l’assistant du docteur Mort ; il ne veut pas te parler, il se contente de te fixer de ses yeux pâles à la lumière de la lune.
La maison la plus proche sur la plage appartient à une femme que tu as vue parfois, quand tu jouais par là, couper à l’automne ce qui restait de ses asperges ou chausser ses roses. Tu frappes à grands coups sur sa porte et tu essaies de lui expliquer ce qui se passe ; elle finit par appeler la police.
… dans le ciel. Les flammes léchaient maintenant les chevrons du toit. Ransom mit ses mains en porte-voix et cria :
« Rendez-vous ! Vous serez brûlés si vous restez là. »
Pour toute réponse il reçut un coup de feu ; il n’était pas certain qu’on l’eût entendu. Les archers lémuriens lancèrent une nouvelle volée de flèches sur les fenêtres. Talar lui étreignit le bras : « Viens, sinon ils vont te tuer. » Hébété, il battit en retraite avec elle, enjambant le corps massif de l’homme-taureau qui gisait percé d’une vingtaine de flèches ou même davantage.
Tu poses le livre après en avoir corné une page. La salle d’attente est froide et nue, et malgré les sourires que te font les gens qui passent en coup de vent, tu te sens seul. Après une longue attente un homme de haute taille à cheveux gris et une femme en uniforme bleu demandent à te parler.
La voix de la femme est amicale, un peu comme le sont parfois celles des maîtresses d’école :
« Tu dois être fatigué, Tackman. Peux-tu nous parler un moment avant de te coucher ?
— Oui. »
L’homme à cheveux gris intervient :
« Sais-tu qui donnait des drogues à ta mère ?
— Je ne sais pas. Le docteur Noir s’apprêtait à lui faire quelque chose. »
L’homme fait un geste impatient.
« Non, je ne parle pas de ça. Je veux dire des médicaments. Ta mère en prenait beaucoup. Qui les lui donnait ? Jason ?
— Je ne sais pas.
— Ta mère guérira, Tackman, dit la femme, mais cela prendra du temps – tu comprends. En attendant, il va falloir que tu vives un certain temps dans une grande maison avec d’autres garçons.
— Bon. »
L’homme insiste :
« Amphétamines. Est-ce que ça te dit quelque chose ? As-tu jamais entendu ce mot ? »
Tu fais non de la tête.
« Le docteur Black, dit la femme, voulait soulager ta maman, Tackman. Je sais que tu ne comprends pas, mais elle prenait plusieurs médicaments à la fois, elle les mélangeait, et ça peut être très mauvais. »
Ils s’en vont et tu reprends ton livre pour en faire tourner les pages sous le pouce, sans le lire. Le docteur Mort est à tes côtés, et il te dit : « Qu’y a-t-il, Tackie ? »
Son habit sent le brûlé et une plaie sanglante lui barre le front ; pourtant il est souriant, et il allume une de ses cigarettes.
Tu lui montres le livre.
« Je ne veux pas que l’histoire se termine. Vous finirez par être tué.
— Et tu ne veux pas me perdre ? C’est touchant.
— Vous serez tué, n’est-ce pas ? Vous serez brûlé dans l’incendie, et le capitaine Ransom s’en ira en abandonnant Talar ? »
Le docteur Mort sourit.
« Mais si tu relis le livre, tu nous retrouveras tous ; même Golo et l’homme-taureau.
— Vraiment ?
— Sûr et certain. »
Le docteur Mort se lève et t’ébouriffe les cheveux.
« C’est pareil pour toi, Tackie. Tu es trop jeune encore pour comprendre, mais c’est pareil pour toi. »
Traduit par JEAN BAILLACHE.
The Island of Doctor Death.