PRÉFACE
MORT AUX GARDIENS DE LA LOI
Histoires de mirages – autant dire histoires de fantasmes. Elles explorent l’espace intérieur, dont les mondes se nomment délire, folie, hallucinations, ou suivent plus ordinairement les orbites communes du désir au-dedans des êtres, là où, normalement, ça ne se voit pas. La science-fiction dont les scènes se situent par vocation où personne n’est jamais allé – les autres planètes, le futur, les univers parallèles – ne va pas se priver de décrire les profondeurs d’un esprit.
Il y a là un fantasme au carré. Toutes les histoires de science-fiction se déploient dans l’imaginaire : elles traduisent, ou trahissent, un désir d’omnipotence, même lorsqu’elles semblent le dénier en culminant dans une conclusion catastrophique. Voyager dans l’espace ou dans le temps, remanier la causalité, c’est s’imaginer investi de grands pouvoirs même s’ils se légitiment de la rationalité, voire de la science ; et au terme de ces exploits aboutir à l’échec, c’est encore affirmer leur possibilité.
Dans ces histoires de mirages, cependant, cette omnipotence feint de se dévoiler en se donnant pour champ son origine même : le domaine du psychisme, travaillé, structuré, fragmenté par le désir dont une modalité importante consiste en les obstacles qu’il s’oppose. Ainsi en est-il du désir d’omnipotence qui ne se maintient dans la durée, c’est-à-dire dans le présent et dans l’expérience, que par sa dénégation reconduite : l’omnipotence immédiate, ce serait l’abolition du désir, y compris d’omnipotence.
Dans chacune de ces nouvelles, le désir et l’histoire résultent de la répétition d’une expérience primordiale, celle de l’élaboration d’un fantasme de maîtrise. Dans la plupart des œuvres de science-fiction, l’homme s’affirme, après certaines épreuves structurantes soigneusement choisies puis élaborées, comme devenant le maître – éventuellement déchu – de l’univers. Ici, il se pose, avec les mêmes risques, comme devenant maître de lui-même, de son univers intérieur. Le choix de l’obstacle principal, de l’adversaire, va donc se révéler particulièrement significatif. En effet, le destin du fantasme de maîtrise a conditionné la formation du sujet.
Que le fantasme de maîtrise ait échoué à se constituer en raison de l’investissement particulier des obstacles, c’est la psychose : l’être demeure suspendu dans la fragmentation peu dépassable par ses propres moyens. Que les obstacles intérieurs soient demeurés mal résolus malgré une élaboration partielle du fantasme de maîtrise, et c’est la névrose. Que l’énergie investie dans ces obstacles intérieurs ait été libérée et concoure au renforcement du fantasme de maîtrise, c’est-à-dire à la constitution du soi, et c’est l’introuvable normalité où le soi ne rencontrerait de limites à son expansion que dans les obstacles extérieurs, présumés objectifs, baptisés réels. Qu’enfin le fantasme de maîtrise soit lui-même dissout, et c’est peut-être la sainteté, la transparence, car nous ne fantasmons de maîtriser que des objets intérieurs qui entretiennent des rapports incertains avec d’éventuels objets extérieurs. Ces objets ou obstacles extérieurs ne peuvent être surmontés qu’à la condition d’être préalablement intériorisés : et c’est le retour à la case de départ. Processus infini qui se perpétue de la permanence d’un fantasme de maîtrise dont l’instrument privilégié est la raison, c’est-à-dire l’espoir (ou l’illusion) que les univers intérieur et extérieur ont un sens, sont intelligibles et donc à la limite maîtrisables(1). Mais, comme on l’a dit, cette maîtrise abolit le désir et nos histoires ont donc une fin. Le triomphe de la raison dissout l’être désirant qui, s’il désire persister, doit préserver quelque chose de la déraison, ou, plutôt, du chaos.
Que l’univers intérieur soit partiellement accessible à la raison, cette forme déplaçable de la répétition et donc de la permanence du sujet, c’est presque un truisme. Non qu’il soit par construction raisonnable – il ne l’est pas – mais parce que sans cette possibilité, il n’y a pas de sujet. La raison est un effet de communication. Mais que l’univers extérieur soit soumis à la raison, c’est une tout autre affaire. L’ubiquité de la raison, dedans et dehors, est peut-être le fantasme ultime, résidu d’une expérience primordiale et structurante. L’acceptation, même provisoire, du caractère inintelligible, insensé, de l’univers dans son ensemble, reconduit à la psychose. Solution inacceptable par le sujet constitué qui va donc se trouver ballotté entre l’expérience du chaos, de l’inintelligible, le désir de la raison et la crainte de son triomphe qui entraînerait la dissolution du sujet et donc sa mort, l’impensable.
Voilà la scène posée des histoires de mirages, où s’agitent les incertitudes de la raison, à l’intérieur et à l’extérieur ; et l’adversaire désigné : celui qui porte, à toute force, le projet de rationalité.
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Nous nous doutons bien que la description de l’univers extérieur que donne la science-fiction est rarement, sinon jamais, conforme à ce qu’en révèlent le savoir et les théories scientifiques. Il n’est donc guère surprenant qu’il en aille de même ici : la connaissance que peuvent avoir nos auteurs de l’univers psychique est sujette à caution : ils fantasment sur les fantasmes de leurs personnages. Ce faisant, ils livrent leurs propres fantasmes et rejoignent par là leur sujet : rendre connaissable les contenus de l’esprit. Il va y avoir là quelque chose à élucider : quels sens peuvent bien avoir ces représentations fantasmatiques de fantasmes, et quel bénéfice nos auteurs peuvent-ils bien trouver à en proposer ?
Mais d’abord, qu’est-ce qu’un fantasme ? Que tout le monde en ait ne nous garantit rien quant à la compréhension que nous en partageons. Nous rêvons aussi et ne savons pas naturellement pour autant ce que signifient nos rêves. Consultons les experts. Le Vocabulaire de la psychologie(2) ne nous instruit guère : « Production imaginative, rêverie, rêve éveillé ». Passons au délire, selon le même ouvrage. Il s’agirait d’une « croyance pathologique à des faits irréels ou (de), conceptions imaginatives dépourvues de bases. Les thèmes les plus habituels sont les idées de grandeur, de persécution, de jalousie, de culpabilité, etc. Leur justification se fait, soit par de fausses interprétations, soit, par de fausses perceptions (hallucinations). Il s’agit parfois de constructions plus ou moins incohérentes et fantastiques, purement imaginaire ». Cette définition redondante et embarrassée indique surtout, si l’on néglige le contenu du délire, qu’il est peu vraisemblable (constructions fantastiques) et qu’il n’a rien à voir avec le réel (constructions imaginaires). Au fond, le trait principal qui caractérise la médecine psychiatrique face au délire, c’est qu’elle n’éprouve que peu de doutes quant à la cohérence, la consistance et l’apparence du réel et que pour elle, le délire et le fantasme, c’est ce qui ne s’y conforme pas.
Cette distinction ferme entre illusion et réel, fantasme ou délire et expérience objective, n’est pas le fort de nos auteurs de science-fiction et ils n’acceptent pas sans discussion une définition normative de l’imaginaire.
Si l’on n’aime pas les approches normatives, on peut toujours aller voir du côté de la psychanalyse : d’un article important du Vocabulaire de la psychanalyse(3), j’extrais ces quelques notations : « Les termes fantasme, fantasmatique, ne peuvent manquer d’évoquer l’opposition entre imagination et réalité (perception). Si l’on fait de cette opposition une référence majeure de la psychanalyse, on est conduit à définir le fantasme comme une production purement illusoire qui ne résisterait pas à une appréhension correcte du réel. » Et surtout cette définition de principe : « Scénario imaginaire où le sujet est présent et qui figure de façon plus ou moins déformée par les processus défensifs, l’accomplissement d’un désir et, en dernier ressort, d’un désir inconscient. » Et enfin, ceci dont nous reparlerons : « Freud trouve dans le fantasme un point privilégié où pourrait être saisi, sur le vif, le processus de passage entre les différents systèmes psychiques : refoulement ou retour du refoulé. »
Toutes ces définitions soulignent l’existence d’une différence, d’une opposition, relevant apparemment du sens commun, entre l’univers du psychisme et le monde réel. Cette différence confère à l’omnipotence du rêveur éveillé son statut d’illusion. Dans la perspective de la psychanalyse, l’opposition entre imagination et réalité a aussi pour sens de permettre de postuler des règles de fonctionnement de l’appareil psychique distinctes des « lois » dont la perception structure le réel.
Sous la plume de nos auteurs, le désir d’omnipotence, toujours présent dans le fantasme, même s’il est voilé ou retourné, les conduit au départ à accepter en apparence la frontière entre imagination et réalité, puis à la refuser ensuite massivement dans le déroulement de leurs œuvres. La différence entre univers psychique et monde réel a surtout pour eux, semble-t-il, l’intérêt de permettre sa transgression. Transgression si radicale qu’elle a des effets dans trois domaines au moins :
— elle abolit finalement la frontière entre illusion et réel, tous deux objets de perception, et par là contredit l’expérience commune et la science, en particulier psychiatrie et psychanalyse, si ce sont des sciences ;
— elle met à l’épreuve jusqu’à les faire éclater les règles habituelles, pourtant peu contraignantes, de la science-fiction au point de soulever un problème de définition du genre ;
— enfin, elle met en question la solution de continuité entre psychismes et permet ainsi aux auteurs de se livrer à des agressions d’une grande violence contre ceux, psychiatres ou psychanalystes, qui apparaissent justement comme gardiens de la barrière entre réel et imaginaire, tel l’ange à l’épée flamboyante de la porte d’Éden : tous, on le verra, sont terrassés.
Subvertir la notion du réel, attaquer le genre dans lequel on écrit, détruire l’image du thérapeute et ainsi lui dénier tout pouvoir, ce n’est pas un mince règlement de compte.
Ce qui étonne, c’est que, hors de toute intention des anthologistes, toutes les histoires de ce volume, dues à treize auteurs fort différents et écrites sur une vingtaine d’années au moins, expriment le même désir destructeur à l’endroit de toutes les catégories qui font l’obstacle à l’affirmation d’un soi tout-puissant.
La subversion du réel correspond à un débordement du fantasme, de l’appareil psychique (parfois du ça) sur la réalité qu’il modèle à sa guise. Au lieu que le fantasme ou le délire demeure une affaire privée, parfois pitoyable par l’impuissance et l’isolement qu’il suppose, il s’impose ici objectivement aux autres personnages du récit et les met en déroute en sapant leur définition implicite de la réalité. Pour le lecteur, et pour l’auteur assurément, il en résulte un double effet de jouissance et de terreur : jouissance de savoir que « si on voulait », on pourrait plier le monde à ses désirs ; terreur, « si on subissait », de se voir affronté à un monde sans règles, incertain, imprévisible, en tout cas sans autre causalité que le désir de l’Autre. On se trouve en présence d’affects très archaïques.
On n’est pas très loin ici des Histoires parapsychiques (qui constituent un autre volet de la Grande Anthologie de la Science-Fiction). Ces histoires mettent aussi en scène des pouvoirs de l’esprit : télépathie, télékinésie, clairvoyance, précognition, etc. Mais le mode d’exercice de ces pouvoirs est tout différent : il suppose des règles de fonctionnement (plus ou moins bien) définies. Les auteurs de ces histoires y postulent que l’univers a des propriétés en sus de celles qui lui sont couramment reconnues par la science, et ils en exploitent les conséquences. Les règles sont différentes, mais le principe de règles n’est pas renversé. Tandis qu’ici, c’est le fantasme (ou le délire) lui-même qui entre en action dans le réel sans même qu’il soit besoin de spécifier et donc de structurer les pouvoirs qui permettraient cette action. C’est d’une dissolution de la relation avec le monde, d’une rupture d’un « contrat de réalité » qu’il s’agit. Le psychanalyste évoquerait sans doute un « acting out » et songerait à un retour du refoulé. En effet, les règles littérales (le plus souvent implicites) qui structurent tout genre littéraire, du réalisme à la science-fiction, sont ici supplantées ouvertement par des règles secrètes, celles du psychisme, qui sont certes à l’œuvre, sur l’Autre Scène, dans toute œuvre littéraire mais d’ordinaire masquées par l’écran du refoulement.
Est-ce que pour autant, dans ces histoires, l’inconscient enfin se dévoilerait majestueusement ? Évidemment non puisqu’il y perdrait son sens, d’être inaccessible. Il ne peut s’agir que de la représentation, voire de la caricature, de ce qui, dans l’inconscient, serait accessible au conscient. Mais il arrive, comme ici, qu’il se laisse entrevoir dans les effets d’une transgression, d’une violation de frontières, en dépit ou en raison des artifices mêmes qui l’entourent. Et il dit alors, de cette façon biaisée, qu’il ne supporte pas la réalité, c’est-à-dire la convention.
De la sorte, la rupture du « contrat de réalité » ébranle à leur tour la définition et les frontières de la science-fiction. Celle-ci suppose en général, à l’image de la science, une barrière entre le désir et sa réalisation dans le réel. C’est dans le concret, au travers d’une pratique, par le recours adapté à des principes « scientifiques » ou « techniques » que le désir atteint son objet. Lorsque ce détour rationnel se trouve annulé, que l’univers psychique intervient directement sur la réalité, peut-on encore parler de science-fiction même si dans ce terme on n’attache pas une importance excessive au préfixe « science » ? Certes, bien des auteurs modernes, comme Philip K. Dick, du reste présent dans cette anthologie, décrivent des univers sans règles bien précises : ainsi, dans Ubik(4), les personnages ne savent jamais très bien ce qui les attend, mais c’est alors que le réel très particulier dans lequel ils sont plongés est pour eux imprévisible parce qu’ils n’en connaissent pas les règles ou parce que cet univers n’a pas de règles bien constantes, ce qui procède encore d’un « contrat de réalité » passé entre l’auteur et ses personnages et entre l’auteur et ses lecteurs. Les héros d’Ubik ou ceux d’Au bout du labyrinthe(5) s’agitent dans un univers fantasmatique dont la cohérence (la convention) est précisément d’être fantasmatique.
Mais ici, dans ces Histoires de mirages, il est décrit d’un côté un univers bien réel, voire banal, qui satisfait au sens commun, et d’un autre côté un univers psychique qui fait irruption dans le premier. Or, une telle irruption de l’irrationnel dans un monde par ailleurs « réaliste » caractérise le fantastique. On peut bien entendu tenir pour inutile et artificielle toute distinction entre genres. Toutefois, l’histoire du fantastique et celle de la science-fiction ainsi que le sentiment des auteurs et des lecteurs (même lorsque, comme il arrive, ils souscrivent aux deux genres) soulignent cette distinction. Et aussi cette constatation formelle que la science-fiction pose en général un univers matérialiste et cohérent tandis que le fantastique fait appel à l’hétérogénéité radicale d’une nature et d’une surnature. C’est la perméabilité occasionnelle de la frontière entre nature et surnature qui fonde le fantastique, comme dans nos Histoires de mirages la perméabilité entre univers psychique et univers « réel ». La coupure épistémologique entre deux mondes est donc bien la même que celle qu’on constate dans le fantastique. Mais elle prend ici une signification toute différente. Dans le fantastique, presque toujours la surnature intervient pour assurer un châtiment : sa fonction est de donner à la culpabilité un moyen d’action dans le réel lorsque le crime est si énorme qu’il échappe à la loi. L’angoisse délicieuse que procure le fantastique procède de la certitude que personne n’échappe à la sanction d’une faute publiée fille d’un désir inacceptable. Dans nos mirages, le désir triomphe du réel sans qu’il soit jamais question de culpabilité. (Là peut-être, la manifestation du surmoi, ici celle du ça.)
Bien au contraire, le coupable à la vindicte désigné, c’est celui qui s’oppose au débordement du désir, psychiatre, psychanalyste, manipulateur du psychisme ; et il en subit toujours les conséquences. Dans le fantastique, le docteur Van Helsing détruit Dracula le vampire ; mais dans nos histoires, c’est le désir qui vampirise le réel et punit le thérapeute. Celui-ci apparaît comme le gardien de la raison, de la loi, du réalisme, de la vraisemblance, de l’ordre du monde, celui qui dénonce (comme dans les définitions citées) le fantasme comme illusion, produit de l’imagination, qui dénie la possibilité de la réalisation directe du désir et par là empêche son irruption sans frein. Il donne un visage à ce réel que l’inconscient ne supporte pas. Il est coupable de censure.
Pour emprunter le langage psychanalytique, dans le fantastique, un surmoi acceptable faible ou fort (ou plus exactement peut-être un moi idéal), par exemple le docteur Van Helsing, s’oppose à l’irruption d’un surmoi déguisé en ça (le vampire(6)) et appelé par la victime consentante, c’est-à-dire un moi faible, tandis qu’ici le moi et le ça s’allient pour triompher d’un surmoi encombrant. Le fantasme s’y montre assez bien, selon l’hypothèse de Freud, un point privilégié où pourrait être saisi sur le vif le processus de passage entre les différents systèmes psychiques.
Pour que la sentinelle soit mieux bousculée, et plus nettement assurée la perméabilité du passage entre univers psychique et univers « réel » (ce qui précise et accroît la transgression), il faut que ces deux mondes soient également objectivés, et donc que les contenus de l’univers psychique cessent d’être choses privées pour devenir expériences s’imposant à tous, partagées. Le seul instrument du discours associatif, propre aux psychanalystes, n’y suffirait pas. C’est pourquoi certains de nos auteurs imaginent des techniques ou des machines permettant l’accès direct aux contenus du psychisme, sa projection sur un écran, son enregistrement, sa modification.
Ce que les auteurs fantasment, c’est que les contenus de l’esprit peuvent devenir connaissables par un autre truchement que celui du langage, par un moyen technologique, celui d’une sorte de psychoscope, qui en révèle même ce qui se dérobe à l’introspection du sujet : une fois encore, la technique est un moyen de pouvoir.
Ils redécouvrent en somme l’« appareil à influencer » décrit par Victor Tausk à partir d’observations cliniques, qui semble caractériser la paranoïa(7). Mais ici le paranoïaque retourne la machine contre son persécuteur et en triomphe. Ce qui se trouve évacué du même coup (ou plutôt « chosifié »), c’est le transfert, la relation qui s’établit entre le malade et son thérapeute et au sein de laquelle se rejoue, se transporte, une situation conflictuelle ancienne et refoulée. Enfin, puisque la machine supplante la relation, elle permet de dénier qu’il se soit jamais passé quelque chose ailleurs que dans le présent, sinon dans la réalité. Le fantasme a perdu toute histoire. Le thérapeute agit (au lieu d’écouter et d’interpréter), son patient réagit et en général lui dame le pion, le tout dans l’« ici et maintenant ». Grâce à la machine, le fantasme est devenu un observable puis un réel, explorable physiquement, susceptible de conquête et d’exploitation, un territoire redoutable pour qui s’y aventure mais rarement pour celui qui l’a créé. A la limite, le fantasme devient le seul réel dont il n’est plus question de sortir et son créateur un dieu dont le diable est le thérapeute.
On voit quelles libertés – pour certains en bonne connaissance de cause – nos auteurs ont pris avec les définitions, les théories et les pratiques de la psychiatrie et de la psychanalyse. Afin de les illustrer et d’appuyer une démonstration, je voudrais brièvement analyser ces nouvelles. Mais je suggère toutefois à mon lecteur, pour ne pas se priver du plaisir de leur découverte et pour faciliter l’usage forcément allusif que je vais en faire, de commencer par les lire et de revenir ensuite seulement à cette préface.
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Dans L’existence de Mason, de Kingsley Amis, par une transgression relativement mineure eu égard à ce qui suivra, la frontière S’abolit entre le rêve et le réel, et le rêve devient même le contenant du réel auquel il impose sa loi de réalité. L’espace du rêve cesse d’être privé, inaliénable, pour s’avérer collectif, envahi. C’est la logique du plus fou qui l’emporte et la preuve en est donnée par l’évanouissement du raisonneur et donc de la raison. En dedans de Carol Carr nous entraîne dans un univers psychotique dont il n’est pas possible de dire si la créatrice est morte (et il s’agit alors d’un enfer : rationalisation par le fantastique) ou si elle est délirante : ce sont ici les limites du genre qui s’effacent. En tout cas l’héroïne contrôle parfaitement son univers.
Thomas Disch, abordant Le rivage d’Asie, met en scène un cas de dépersonnalisation qui serait presque classique, n’était la déformation progressive du réel. Celle-ci accueille le désir secret, œdipien, symbolisé par la femme et l’enfant, sans qu’on puisse décider si le fantasme a modelé le réel ou si le réel étranger a absorbé le moi antérieur après l’avoir aspiré. La dissolution de l’identité se résout par une renormalisation au-delà de l’aliénation, mais dans un autre sujet. On pourrait objecter ici que c’est le héros lui-même qui est pris pour cible, et donc le moi et non le thérapeute, ici absent ; mais à mieux y regarder, c’est le faux moi occidental, ce gendarme de lui-même, rationalisateur et paranoïaque, méfiant à l’endroit de tout autre, qui est détruit.
Peter Phillips, dans Aux bons soins de Monsieur Makepeace, décrit la dissociation d’une personnalité, signalée comme l’effet d’une psychose, qui s’impose à la réalité sous ses deux aspects : celui d’un malade qui ne peut pas communiquer, mais aussi celui de son double dissocié (clivé) qui communique par des voies défiant la causalité. Ici, le retour du refoulé fait irruption non pas dans la conscience (il y a déni par Makepeace de l’origine de ses lettres) mais dans le réel où ces lettres apparaissent sans expéditeur décelable. Sommes-nous dans le fantastique ? Pas tout à fait puisque le recours à une autorité scientifique (Fodor) vient valider l’expérience inacceptable.
Les Vents de Mars de Fritz Leiber proposent une indétermination plus classique entre réalité et imaginaire, que la perception demeure impuissante à résoudre : l’hallucination est introduite par un travail de deuil consécutif à la perte de la femme aimée et de la Terre, planète maternelle, dans une guerre atomique. La définition psychiatrique du fantasme est à peu près respectée, n’était la permanence en son sein de la raison et de la culture.
Avec Chrysolithe entière et parfaite de R.A. Lafferty, l’hallucination collective (en soi monstruosité nosographique) devient au contraire le mode normal d’existence du réel : des super-êtres rêvent avec allégresse un monde aussi variable que leur humeur. Le processus primaire a évincé le principe de réalité : rien n’a de permanence ni de consistance, pas même la mort. Les représentations « solides » que nous nous faisons de la géographie, ainsi de l’Afrique, de l’Amérique, de l’Irlande, ne sont que « certaines images de l’inconscient collectif ». A la trappe, savants et géographes ; l’incantation et la conjuration sont les modes efficaces de la maîtrise du réel.
A côté de quoi la nouvelle de Robert Silverberg et Harlan Ellison, Je vois un homme assis… semble presque réaliste. Pourtant, la maladie du héros, Pareti, entraîne une inversion totale du rapport entre la victime et le monde extérieur : la libido s’extroverse au point que, dans un accès cosmique d’érotomanie, c’est le monde entier qui se met à désirer Pareti.
Avec Dans l’Imagicon, de George H. Smith, de facture plus traditionnelle, une autre inversion du rapport au réel s’instaure : le renversement du désir : la réalité correspond dangereusement au fantasme idéal et suscite la production du fantasme-cauchemar qui sert, sur un mode infantile, de pare-excitations. Nous voyons ici apparaître une de nos prémisses : l’omnipotence n’est pas supportable : enfer devient alors l’objet d’un désir secondaire, celui d’échapper à un réel qui satisfait trop bien le désir primaire pour ne pas risquer d’oblitérer le moi. Mais ce réel, justement, où la plupart des rivaux masculins ont disparu et où la disposition des femmes maternantes est illimitée, a toutes les allures d’un fantasme œdipien. Ainsi l’Imagicon permet de fuir un réel qui ressemble à un fantasme dans un fantasme qui ressemble à un réel.
Dans L’avocat camé de H.H. Hollis, grâce à l’usage légalisé de drogues, première transgression voire inversion des règles, le théâtre de l’inconscient devient le seul territoire pertinent où puissent se dénouer les luttes qui se livrent dans la réalité. Littéralement ici, l’inconscient fait loi.
Souvenirs garantis, prix raisonnables, de Philip K. Dick, est dans notre perspective la nouvelle la plus perversement caractéristique de cette anthologie : à tous, y compris à lui-même, le héros fait jouer un autre rôle que celui qu’ils entendent ou prétendent jouer. Les concepts habituels de la psychanalyse sont ici systématiquement retournés : l’implantation manipulatoire, qui répond à un souhait du héros, de faux souvenirs de grandeur est l’occasion du ressurgissement de vrais souvenirs, bien plus invraisemblables et grandioses encore ; et ces souvenirs vrais ont trait à un traumatisme à l’envers, un traumatisme « positif », trace inversée du traumatisme originel (séduction infantile) supposé par Freud dans ses premières théorisations. Au lieu d’être menacé par l’entreprise de séduction, réelle ou fantasmée, d’un adulte puissant, c’est l’enfant qui séduit les extra-terrestres redoutables et qui se trouve doté de dons dont le droit à la vie et celui de disposer de la vie des autres, sans avoir eu besoin de sortir de sa passivité. Or, nous savons précisément que c’est un désir de ce type et son déni qui fondent le fantasme originel. Ici, l’événement, aussi improbable qu’irrécusable, a réalisé le rêve de tout enfant, détenir le secret (sexuel ?) du monde, et met dans l’embarras le plus radical, non seulement les manipulateurs vénaux de l’inconscient, mais encore les plus hautes figures de l’autorité. Tout se passe comme si la réalité dans le passé se mettait chaque fois aux ordres du désir dans le présent. L’oubli lui-même qui correspond, selon la conception habituelle, à l’amnésie protégeant l’enfant immature contre son incapacité à intégrer l’expérience, est rationalisé comme une intervention logique et nécessaire des extra-terrestres. Par un si rare privilège qu’il en devient jubilatoire, le héros, quoi qu’il ne fasse pas, est gagnant.
L’agressivité contre les spécialistes de l’esprit augmente d’un cran dans Configuration du rivage septentrional de R.A. Lafferty puisque ici, au mépris de toute éthique professionnelle, le psychanalyste pervers dérobe à son client, pour en jouir, son symptôme, son désir et sa vérité. Ce qui est dérobé porte un nom bien clair, la compensation. Mais le prix trop tard découvert, en forme de châtiment, de cette compensation que nul n’ose affronter sans préparation, est l’impossibilité du retour, la mort à soi-même. C’est-à-dire, par le triomphe de la raison, l’abolition du sujet.
La mise en échec du thérapeute se précise encore dans les trois dernières nouvelles du recueil, puisqu’il s’y retrouve réduit à la condition du fou contre laquelle il s’est cru orgueilleusement immunisé. La psychose ici est dangereuse pour ceux qui la soignent, sur trois registres, celui de la séduction, celui du défi que sa résistance oppose à celui qui sait, et enfin celui de l’enfermement.
Ainsi, le psychanalyste d’Une mer de visages de Robert Silverberg, découvre dans le psychisme d’une jeune autiste un paysage d’une extraordinaire beauté, qu’il s’efforce, par goût de l’exploit autant que par compassion, ae la persuader de quitter pour se retrouver finalement piégé dans sa retraite secrète : il a pris sa place.
Il en va presque de même dans Le Façonneur de Roger Zelazny, qui mérite, par sa complexité et sa pertinence psychanalytique, une analyse détaillée.
L’appareil qui permet d’explorer – et pour la première fois de remodeler – l’inconscient, a la forme d’un œuf, symbole narcissique de la régression utérine qui trouve son pendant séculier dans l’usage fait des voitures automatiques dans cet avenir proche. Le psychanalyste, Render, s’estime invulnérable parce qu’il a renoncé à la passion depuis la mort de sa femme dans un accident de voiture (comme Yœuf, la voiture-cocon est donc potentiellement destructrice), et sa maîtresse n’est pour lui qu’un jouet. La faille de sa personnalité que sa compétence lui cache est manifeste dans la façon dont il surprotège son fils. Sa cliente, Eileen, aveugle de naissance (à l’inverse d’Œdipe qui finit sa vie aveugle), lui propose une double énigme : est-il possible qu’elle voie enfin grâce à la stimulation directe de son système nerveux, et peut-elle aussi, malgré son infirmité, devenir, comme lui, « thérapeute neuroparticipante » ?
Elle combine donc la féminité redoutable du Sphinx et la cécité d’Œdipe, grâce à quoi elle a déjà sans doute conduit à sa pjerte un autre thérapeute : pour qui lui prête des yeux, elle devient la Gorgone.
Render, en acceptant son défi, méconnaît ses propres motivations : l’orgueil de tenter, contre l’avis de son maître, une expérience inédite et par là d’affirmer sa maîtrise (dont il doute donc inconsciemment) ; l’amour de transfert naissant qu’il développe à l’endroit d’Eileen et qui est tout à fait imprégné de narcissisme. Ces deux facteurs le conduisent à négliger les motivations d’Eileen : le désir de perfection qui recouvre un désir de maîtrise, symétrique de celui de Render puisque là aussi, il s’agit de surmonter, pour mieux la nier, une infirmité.
Et tout comme Render a son fils, Eileen a son chien mutant dont elle ne tolère pas davantage l’indépendance. Dans ce jeu de miroir, Render est perdant : quoique voyant, il ne voit pas la faille en soi qu’Eileen a fréquentée plus longtemps que lui. Son dessein à elle de voir l’extérieur est aussi redoutable que le sien à lui de voir l’inconscient. Et donc incapable de continuer à mener le jeu, il se retrouve prisonnier du fantasme d’Eileen au fond duquel il rencontre son propre fantasme de mort, son démon personnel, bicéphale, symbole de clivage. Il a peu de chances de ressurgir de son propre inconscient d’où son maître s’efforce de le tirer. La défaite du thérapeute est totale puisqu’il s’est pris à sa propre méthode, à sa propre machine, et qu’il a même mis de la sorte en échec son maître, le créateur de l’œuf.
Un affreux pressentiment d’Henry Kuttner et C.L. Moore consomme la confusion du psychiatre sur une note grinçante puisque c’est cette fois la réalité même qui se dérègle et révèle le fantasme du thérapeute : un fantasme de normalité et de normalisation. C’est son entêtement qui déchaîne la mystérieuse puissance de l’inconscient et le projette, physiquement, dans un monde étranger où il est aliéné au sens strict tandis que son patient, on le remarquera, n’a pas bougé. La résistance a fonctionné comme un ressort, celui d’une trappe.
Dans toutes les nouvelles précédentes, le thérapeute était atteint dans ses convictions ou dans son équilibre psychique, mais ici c’est sa relation au monde qui est modifiée : implicitement, il a peu de chances d’y survivre.
Le lecteur aura noté dans les trois textes de Lafferty, Silverberg et Zelazny, l’importance du paysage dans la représentation de l’inconscient et la place tenue par la mer, l’île, la caverne et plus généralement par l’élément liquide : le sentiment océanique n’est pas loin. Mais nos auteurs en font sciemment usage, sans une once de naïveté. Ils connaissent la théorie ou du moins ses rudiments. Dans Un affreux pressentiment, la fonction du paysage devient déterminante. Le fantasme – ou plutôt ce qui est désigné comme fantasme par le psychiatre – est un pont entre deux mondes, entre deux réels. Sa dénégation entraîne le transfert. Ou encore, en termes plus psychanalytiques, la dénégation du transfert par le patient conduit au transfert physique du psychanalyste. Le double analysant expédie son double analyste sur l’Autre Scène. Drôle de contre-transfert. Comme au départ de ce périple à travers les mirages, c’est la raison du plus fou qui l’emporte : au fond, il n’y a pas d’illusion, pas de mirage, pas de fantasme. Tout est réel.
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On peut désormais s’interroger sur la signification latente de ces nouvelles et en particulier sur le pourquoi de cet acharnement contre les gardiens de la loi. Un certain nombre de raisons superficielles, relativement triviales, viennent d’abord à l’esprit :
— S’agit-il de la répugnance à l’endroit d’un sacrilège, d’une intervention scientifique dans un domaine interdit, la citadelle purement humaine de l’esprit ? Mais pourquoi tant d’auteurs de science-fiction, dont la naïveté n’est pas le fort, établiraient-ils ici un interdit que partout ailleurs ils bousculent joyeusement ?
— Serait-ce phobie de toute manipulation psychique, bien marquée par le triste sort réservé aux psychanalystes et autres rectifieurs de l’esprit qui se trouvent, dans ces textes, pris à leur propre jeu, fourvoyés quelque part entré l’arroseur arrosé et l’apprenti-sorcier ? Mais il est frappant que cette crainte, fort souvent et plus légitimement exprimée dans des anti-utopies, n’est pas ici l’occasion d’une condamnation morale ou politique, mais qu’elle disparaît derrière une réaction agressive extraordinairement violente, un choc en retour dont le manipulateur psychique est la victime. Aucun besoin de faire valoir ici les droits inaliénables du malade mental, sinon de l’inconscient, à demeurer ce qu’il est puisqu’il se démontre tout à fait capable de se défendre lui-même.
Il semble donc s’agir de quelque chose de beaucoup plus narcissique, de beaucoup plus archaïque au sens de la psychanalyse.
— Se manifesterait-il là une réticence générale des écrivains, ces praticiens de la psychologie et de l’exploitation des fantasmes, à l’encontre des psychologues, psychiatres et psychanalystes, comme une volonté de rester seul sur son terrain, de ne tolérer aucune concurrence ? Cette réticence-résistance, narcissique s’il en est, est bien attestée par les déclarations de nombre d’écrivains, en dehors même de la science-fiction.
Et en effet, dans toutes ces nouvelles, la double défaite des thérapeutes viendrait appuyer cette hypothèse. Ils sont mis en déroute non seulement en tant que personnages (ils se montrent incapables de résister au danger et même à leurs propres désirs), mais aussi sur le plan théorique : leur compréhension des phénomènes psychiques est fausse bu insuffisante, ou inopérante, et en tout cas incapable de les protéger.
Dans l’exploitation littéraire classique de la folie et du délire(8), c’est avec la raison et ses limites que joue l’écrivain, ou avec elles qu’il se débat, mettant en cause le sens commun ou la philosophie. Mais ici, c’est avec la théorie du délire et de la raison, c’est-à-dire avec un projet de science. Le fantasme devenu connaissable et théorisable comme objet de science peut légitimement entrer dans le réel. Un pas de plus qui est caractéristique de la science-fiction.
Cependant, bien que les manipulateurs du psychisme soient en première ligne et qu’ils apparaissent comme les seuls adversaires désignés à la vindicte de l’inconscient, c’est, à travers eux, à autre chose que s’en prennent nos auteurs. Ils s’en prennent à la réalité elle-même en ce qu’elle aurait la prétention de contraindre le psychisme et de s’opposer à ses poussées. Lorsque les formations du psychisme font irruption dans le réel à la poursuite des malheureux psychiatres, elles ébranlent ce réel. Et lorsqu’elles démontrent en action l’ineptie ou l’insuffisance de toute formulation théorique (psychologique ou physique, c’est tout un, notamment dans Un affreux pressentiment), elles bousculent les structures qui permettent de penser le réel. Nos auteurs en ont après la science et après la réalité, et seulement secondairement après les gardiens de la notion de réel, du principe de réalité, porteurs de la science. S’ils mettent en scène ces gardiens, c’est pour attaquer quelque chose de plus fondamental en déniant tous la nature même du fantasme, qui l’exclurait de la réalité.
C’est à l’endroit de ce déni qu’il se passe quelque chose d’intéressant. Car ils ne dénient pas en bloc la réalité. Nos auteurs ne sont pas de grands délirants. Après tout, ils racontent des histoires et pour que ces histoires soient efficaces, il faut bien que la réalité y conserve des structures reconnaissables. La réalité est très peu modifiée par l’irruption des formations du psychisme(9). C’est tout juste un incident de frontières, une mise en garde adressée à la réalité. Qu’elle ne se croie pas trop, sinon on verra ! Pour l’instant, ses valets sont juste un peu secoués, mais qu’elle prenne garde, on a les moyens de la ramener à la déraison.
L’avertissement à peu de frais est donc aussi un moyen de protéger cette réalité contre une invasion qu’on brûle de tenter pour s’en emparer mais à laquelle elle ne résisterait peut-être pas, et alors sa destruction détruirait aussi le rêveur omnipotent. Elle le détruirait parce que la disparition des frontières entre le fantasme et la réalité ferait éclater l’auteur du fantasme. La satisfaction absolue du désir abolit le sujet désirant. Le fantasme ne s’entretient que de porter sur une réalité qu’il n’atteint pas, ce qui le distingue du désir dont il est une modalité détournée.
Nos auteurs dénient que le fantasme soit d’une autre nature que la réalité et s’en trouve exclu, mais en même temps ils lui confèrent une supériorité sur la réalité (puisqu’il la soumet toujours) et ils maintiennent à tout prix une distinction entre fantasme et réalité.
Tout cela est fort contradictoire et témoigne à l’endroit de cette réalité d’une avidité et d’une agressivité extrêmes tempérées par la crainte que cette avidité et cette agressivité puissent détruire leur objet.
Se dégage là une configuration très condensée et archaïque avec laquelle jouent nos auteurs qui ne sont pas, faut-il le rappeler, des psychotiques.
Cette configuration a évidemment trait à la formation du fantasme de maîtrise auquel il faut maintenant revenir. La formation du fantasme de maîtrise du petit enfant (en fait, du nourrisson) dépend évidemment de la mère : c’est du fantasme de la mère que dépend le destin de l’enfant. Mais la mère à elle seule serait impuissante (au moins théoriquement) à désigner comme territoire distinct (du nourrisson) l’espace sur lequel va devoir s’affirmer le fantasme de maîtrise, c’est-à-dire la réalité. C’est le père qui va s’introduire (introduire sa loi) entre la mère et le nourrisson et le soumettre à l’épreuve de réalité.
Ainsi le sujet est constitué entre la mère qui, par sa présence et sa propre structure, garantit la possibilité de la maîtrise et transmet donc le fantasme de maîtrise, et le père qui lui donne son contenu de raison par l’expérience de la contrainte, de la limite, de la loi.
Le sujet aspire au retour à la mère et donc à l’expérience de la maîtrise sans règle, sans condition, puisque l’omnipotence du nourrisson n’est pas la sienne mais celle, introjectée en lui, de la mère ; c’est d’elle, et d’elle seule, qu’il attend la réaffirmation de l’omnipotence. Le nourrisson se découvre perdu dans un monde difficile et frustrant, mais il découvre aussi que par l’action sur la mère, il peut tout, ou du moins vivre et obtenir la satisfaction de son désir, désir alors limité mais qui progressivement s’étendra tandis que se maintient plus ou moins l’idée que c’est de la mère que peut venir sa satisfaction complète. Idée redoutable puisque maintenant intégralement la dépendance.
Aussi l’autonomie et l’opérativité du sujet dépendent de la coupure de ce cordon ombilical psychique, qui ne peut être opérée que par le père en tant qu’il (son phallus) s’interpose entre la mère et le nourrisson et suspend le fantasme de maîtrise. C’est une expérience terrifiante, revécue chaque fois que le monde, dans son inintelligibilité, s’oppose à la réalisation du désir. Alors Te sujet se retrouve, démuni du fantasme de maîtrise porté par la mère, face au chaos dû réel comme au tout début. Il lui faut substituer en catastrophe à ce fantasme de maîtrise la loi du Père(10) (« l’enfant est assez grand ») qui viendra étayer son propre fantasme de maîtrise (« je suis comme papa »). On comprend que la plupart des humains tiennent à leur « vérités » et à leurs « raisons » autant sinon plus qu’à leur vie.
Mais à ce stade très archaïque, pour peu qu’il se souvienne de l’intensité de la satisfaction éprouvée grâce au fantasme de maîtrise de la mère, la solution substitutive proposée par la loi du Père, la raison du père, lui paraîtra bien mince et pour ainsi dire bien fragile : elle lui semblera surtout marquée du sceau amer d’une inexpiable agression.
Au demeurant, c’est dans la solution de continuité, le lapsus, entre le temps du fantasme de maîtrise maternel et celui, si vite introduit, de la loi substitutive du Père, que peut s’élaborer une solution originale, personnelle, créatrice, du problème insupportable posé par le chaos du réel(11). Si la substitution est immédiate, la réponse donnée est pure répétition, ou inversion, de celle du père. Si la substitution est inacceptable ou trop lente à venir, il y a risque d’être submergé par l’angoisse issue de la perspective de la chute dans le chaos, réponse qui peut aller de la stupeur à l’inconscience. S’il est par contre possible de se maintenir dans cet univers intermédiaire qui est celui de la position dépressive et le lieu privilégié de la formation des fantasmes, alors la création d’une nouvelle façon de penser ou conduite pourra en surgir. C’est très exactement de ce passage, l’endroit au déni de la réalité et de la loi, qu’il est question dans nos nouvelles.
A l’évidence, l’avidité et l’agressivité à l’endroit de la réalité, et aussi la crainte de la détruire, que j’ai soulignées, reproduisent l’attitude envers la mère. Le fantasme de la contrôler trouve sa limite dans la crainte de l’épuiser et de la perdre.
Mais l’agressivité s’adresse aussi, sinon surtout, à cette production particulière et diminuée de la réalité qu’est le psychiatre, psychanalyste, gardien de la loi, c’est-à-dire du père, qu’il s’agit parfois soit de mettre hors-jeu, soit de mettre là où résidait, dans un site encore plus archaïque, le nourrisson, voire le fœtus.
Il s’agit donc d’un complexe au sens strict, où l’agressivité est surdéterminée et dirigée à la fois contre la réalité-mère coupable d’avoir différencié, et contre le gardien de la loi, père minoré, coupable d’avoir exclu.
Ce refus et ce déni de la loi du Père ont-ils simplement pour sens le désir de rester seul avec la mère au risque d’être détruit par elle par abolition de l’identité comme dans la nouvelle ae Zelazny, et d’une façon plus subtile dans celle de Silverberg (où la jeune autiste joue le rôle du noyau irréductible de la mère frustrante, inaccessible)$1 $2 Non sans doute, car l’agressivité prend dans la plupart des nouvelles une tournure particulière, celle de la paranoïa. Cette tournure est signée d’un côté par la persécution dont le patient est victime le plus souvent de la part du thérapeute manipulateur, et d’un autre côté par l’intervention de machines à influencer.
Elle est enfin précisée par l’intrusion ou la pénétration du manipulateur dans l’espace intérieur du patient. Ce dernier aspect évoque un viol ou une séduction, les deux formes étant représentées, parfois conjointement, dans la plupart des nouvelles.
Or, si la paranoïa procède, comme l’indiquent les psychanalystes, d’une homosexualité inconsciente parce que refoulée, et de la crainte de l’agression homosexuelle, c’est-à-dire de l’invasion anale par le phallus et par la loi du Père, la démarche de nos héros y correspond puisqu’elle consiste bien à mettre en difficulté, voire à tuer, le thérapeute séducteur et/ou violeur qui est de surcroît figure paternelle.
Détruire le gardien de la loi, ce n’est pas seulement éliminer celui qui empêcherait l’accès à la mère ; mais c’est aussi et peut-être surtout prévenir l’assaut homosexuel : l’enfant est d’abord entre la mère et le père : puis il retrouve le père entre la mère et lui ; et il se représente ensuite entre le père et la mère. La réification du transfert opérée grâce à la machine revoie à l’analité. Mais la crainte de l’agression homosexuelle s’est transformée en son contraire : le patient possède le thérapeute. La langue vulgaire nous propose un autre terme plus cru, plus imagé et plus conforme à la situation théorique.
C’est que cette crainte et son retournement en agression ont encore un autre sens. Toute crainte procède d’un désir, ici celui, inconscient, d’être agressé et envahi par le père-psychiatre. Désir du reste presque conscient dans la nouvelle de Dick où le héros souhaite à toute force être doté de faux souvenirs. Sans ce désir, pas de crainte et pas de paranoïa. Mais pourquoi ce désir tant redouté, insolite et paradoxal ?
J’ai rappelé que l’introduction de la loi du Père dans le champ perceptif et affectif, puis son introjection, étaient la condition de l’accession du nourrisson à une certaine autonomie et à la définition du territoire (la réalité-mère) sur lequel pourra s’exercer le fantasme de maîtrise. Ce dont il s’agit, au fond, dans toutes ces histoires, c’est de s’approprier la loi du Père tout en faisant semblant de la nier (et même pour mieux la nier) afin d’être capable de posséder la réalité ; et donc, c’est bien aussi du désir d’être agressé par lui pour être chargé de sa force, d’être envahi par lui. Il s’agit de s’emparer de la loi du Père pour, en profitant de sa force, la nier en la tenant sous son poing et en la narguant. Même s’il échoue et s’il est ridiculisé, neutralisé ou détruit, le thérapeute manipulateur libère quelque chose de son patient ou le révèle. Il n’est pas si dérisoire ni impuissant que ça. L’enfant a donc enfin désiré mettre le père, certes diminué, devenu son jouet, son extension, entre la mère et lui.
Qui plus est, comme ces fantasmes sont des nouvelles et que derrière leurs personnages s’avancent à peine masqués des auteurs, ce sont bien ces derniers qui délibérément posent des règles de « réalité » pour les démentir ou les déjouer. Le thérapeute manipulateur est leur jouet dont le destin est scellé d’avance. Le texte est une petite revanche, consciente et par là frappée du sceau du dérisoire et donc assurée de l’impunité, sur un autre personnage autrement encombrant. Il est un mauvais tour joué à la représentation, au simulacre de celui qui sait, le savant, le psychiatre, le psychanalyste, en un mot l’adulte supposé.
La question se pose alors de savoir si nos auteurs sont les seuls à jouer à ce petit jeu. Or tous les auteurs – non seulement ceux qui ont écrit les autres nouvelles de cette « Grande Anthologie de la science-fiction » et tous ceux plus généralement qui produisent de l’imaginaire ou de la S.-F., mais encore tous les romanciers et nouvellistes – posent des règles de réalité qui s’imposent à leurs personnages – et aux lecteurs. Leur préoccupation, ou même leur sujet, est la relation du mirage, du fantasme objectivé, avec le réel. Tous dénient que le fantasme n’est pas le réel, voire affirment qu’il est plus puissant que le réel en exploitant la malléabilité de la représentation du réel soumise au désir. Tous les écrivains ne sont-ils pas dans le même cas, eux qui croient à la surréalité de leurs fantasmes élaborés et à leur puissance sur le réel, et qui prétendent précisément, quand ils s’affirment réalistes, donner de la réalité, et une description et une explication, ce qui dénote une singulière présomption, pour ainsi dire un délire d’omnipotence ?
Mais nos auteurs, en distinguant règles de représentation du réel et règles de représentation du fantasme, manifestent qu’ils sont moins que d’autres dupes des prétendus pouvoirs de l’imagination et de l’écriture. Parce que le fantasme déchire le réel de l’histoire, la représentation du réel dans toute histoire apparaît pour ce qu’elle est, un fantasme.
Enfin, ces histoires – modernes et de science-fiction – témoignent d’un avatar singulier de ce délire d’omnipotence parce qu’elles ont des lecteurs.
A la différence des histoires antérieures qui défiaient à l’occasion un sens commun un peu lourdaud ou une raison bien abstraite, comme celles qui sont réunies dans l’Anthologie du délire déjà citée, elles manifestent un mode original de transgression, social cette fois, aux canons d’une science de l’esprit, psychiatrie ou psychanalyse, peu importe. C’est tout le groupe social des auteurs et des lecteurs de science-fiction qui s’amuse ici à affirmer contre les règles mêmes, écrites, du fonctionnement de l’inconscient, l’irréductibilité de l’inconscient, et qui jubile de réduire à leur propre caricature les mécanismes dévoilés par la psychanalyse.
Il y a là l’affirmation triomphante, en somme moderne au sein même de la modernité, du « nous pouvons vivre fous, nous pouvons vivre comme des fous, nous pouvons vivre nos folies », affirmation que nul n’a peut-être poussé aussi loin que Philip K. Dick. La paranoïa-critique protège ici de la folie morcellante à l’intérieur, de la robotisation conformisante à l’extérieur, en bref de la mort psychique. Là, les psychanalystes qui non seulement ne prétendent pas être des gardiens de la normalité, mais encore prétendent ne pas être des gardiens de la normalité – en quoi sans doute ils se distinguent des psychiatres – sont pris à leur propre mot. Sans doute n’y a-t-il que dans la science-fiction, parce que ce genre littéraire à peu près seul joue avec la théorie et avec la science, que ce retournement était possible.
GÉRARD KLEIN.