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La thèse de son premier livre soutenait que l’essence de l’architecture, son principal droit à l’intérêt esthétique, résidait dans son arbitraire. Une fois les linteaux posés sur les piliers, une fois une toiture quelconque étalée par-dessus l’espace intérieur, tout ce qui se faisait ensuite était purement gratuit. Même le linteau et le pilier, le toit, le vide au-dessous, tout cela était également gratuit. Ainsi définie, l’idée était assez anodine ; la difficulté consistait à habituer l’œil à voir le monde entier des formes traditionnelles – les ensembles de brique, de plâtre peint, de bois sculpté et de charpente – non comme des « bâtiments » et des « rues », mais comme une succession infinie de choix libres et arbitraires. Un tel concept ne laissait pas de place aux ordres, aux styles, à la préciosité, au goût. Tout produit de la cité était anormal et unique, mais quand on vivait au milieu de tout cela, on ne pouvait se permettre d’en avoir une notion trop aiguë. Sinon…
Depuis trois ou quatre ans, il s’imposait pour tâche une rééducation de l’œil et de l’esprit pour les ramener à cet état d’innocence. Son objectif était exactement l’inverse de ceux des romantiques : il ne s’attendait pas, une fois atteint cet état idéal de perception « à nu » (qui ne le serait bien entendu jamais, l’innocence étant comme la justice un absolu ; on peut en approcher, on n’y parvient jamais), à se trouver plus proche de la Nature. La Nature en soi ne l’intéressait pas. Il recherchait au contraire le sentiment de l’énorme artifice des choses, du mur immense et interminable dressé justement pour exclure la Nature.
L’intérêt suscité par son premier livre montrait qu’il avait réussi au moins en partie, mais il savait (et qui l’eût mieux su ?) combien il était resté loin de son but, combien de clauses du contrat social perceptif il n’avait même jamais eu l’idée de mettre en question.
Puisqu’il lui fallait donc se débarrasser du sentiment du connu, il avait eu besoin de découvrir à ces fins un laboratoire plus favorable que New York, un endroit où il pût être avec plus de naturel un étranger. La chose lui avait paru évidente.
Mais pas tellement aux yeux de sa femme.
Il n’avait pas insisté. Il tenait à se montrer raisonnable. Il en parlait chaque fois qu’ils étaient ensemble – au dîner, au cours des soirées chez les amis de sa femme (les siens n’en donnaient guère), au lit – et le problème se ramenait au fait que Janice ne se dressait pas tant contre le voyage envisagé que contre son programme tout entier, sa thèse en soi.
Nul doute qu’elle eût de solides raisons. Le sentiment de l’arbitraire ne s’arrêtait pas à l’architecture ; il couvrait – ou finirait par couvrir s’il n’y prenait garde – tous les autres phénomènes. S’il n’existe pas de lois fixes pour régir les parures et arabesques dont se compose une ville, il n’en existe pas non plus (ou alors elles ne sont qu’arbitraires, ce qui revient à ne pas en avoir) pour définir les rapports tissés dans le lattis de cette cité, les rapports d’homme à homme, de femme à homme, de John à Janice.
A la vérité, il y avait déjà pensé, bien qu’il ne lui en eût jamais parlé auparavant. Il lui arrivait souvent d’être obligé de s’interrompre au cours de quelque rite quotidien, comme un dîner au restaurant, pour faire le point. A mesure que s’élaborait sa thèse, tandis qu’il continuait à tamiser couche après couche les idées préconçues, il s’étonnait de plus en plus de l’étendue du domaine soumis à la souveraineté du conventionnel. Il lui arrivait même parfois de croire découvrir dans le moindre geste de sa femme, ou dans sa phrase la plus sensée, ou encore dans un baiser, quelque manifestation du règlement suprême d’où cette manifestation émanait. Peut-être qu’à force d’habitude il serait en mesure de trouver les fondements historiques de toutes les idées de Janice – ici un écho de la Renaissance gothique, là une réminiscence de Mies.
Sa demande de bourse Guggenheim ayant été écartée, il décida d’entreprendre le voyage à ses frais, avec le peu d’argent qui lui restait des droits touchés pour son livre. Bien que n’en voyant pas la nécessité, il avait accepté que Janice demande le divorce. Ils s’étaient quittés dans les meilleurs termes. Elle l’avait même accompagné au bateau.
La neige fondante tombait un jour ou deux, s’entassant à hauteur de genou sur les espaces libres de la ville, dans les cours pavées et sur les terrains vagues. Les vents froids polissaient la boue des rues et des trottoirs pour en faire une glace sale et ternie. Les hauteurs plus abruptes devenaient impraticables. La neige et la glace se maintenaient quelques jours, puis une fonte subite précipitait tout sur les pentes pavées en un seul après-midi, en courtes cataractes alpines d’eaux brunâtres charriant des détritus. Un laps de temps passable suivait ce déluge, puis survenait un autre blizzard. Altin prétendait que c’était un hiver d’une dureté inaccoutumée, sans précédent.
Une spirale qui se resserrait.
Une contraction.
Chaque jour la lumière tombait plus obliquement sur les collines blanches et durait moins longtemps.
Un soir, en rentrant du cinéma, il glissa sur les pavés glacés juste devant la porte de sa maison, déchirant de façon irréparable les deux genoux de son pantalon. C’était le seul costume d’hiver qu’il eût emporté. Altin lui donna le nom d’un tailleur qui lui couperait rapidement un vêtement de remplacement, pour moins cher qu’il n’eût payé un complet de confection. Altin se chargea des marchandages avec le tailleur et choisit même le tissu, un épais mélange de laine et rayonne d’un bleu écœurant et légèrement iridescent – là teinte sourde, imprécise, des races de pigeons les moins favorisées. Ne comprenant rien aux finesses de la coupe, il n’arrivait pas à décider ce qui dans ce costume – forme des revers, longueur de la fente, largeur des jambes – le rendait si différent des autres qu’il avait portés, tellement… plus petit. Et pourtant il s’adaptait à sa silhouette avec toute l’exactitude qu’on attend d’un vêtement sur mesure. S’il avait l’air maintenant plus petit et plus trapu, peut-être qu’il devait effectivement avoir cette apparence et que ses costumes antérieurs avaient durant des années raconté des mensonges à son sujet. La couleur également concourait à une légère métamorphose : sa peau, par contraste avec ce bleu-gris luisant, paraissait moins hâlée que jaunie. Quand il portait cet accoutrement, il devenait apparemment Turc.
Non qu’il souhaitât ressembler à un Turc. Les Turcs étaient dans l’ensemble assez laids. Il désirait seulement éviter les autres Américains qui abondaient ici même au nadir de la mauvaise saison. A mesure que leur nombre décroissait, leur instinct grégaire devenait plus implacable. Le moindre indice – un exemplaire de Newsweek ou du Herald Tribune à la main, un mot d’anglais, une lettre par avion avec le timbre d’origine oblitéré – suffisait à les attirer sur vous dans leur rage de bonne camaraderie. Il était bon d’avoir un camouflage quelconque, tout comme il convenait de connaître leurs lieux de rencontre pour s’en tenir à l’écart : Divan Yolu et Cumhuriyet Cadessi, la Bibliothèque américaine et le Consulat, ainsi que huit à dix des principaux restaurants fréquentés par les touristes.
Quand l’hiver fut fermement installé, il mit fin à ses visites de la ville. Deux mois de mosquées ottomanes et de ruines byzantines avaient élevé à tel point sa sensibilité à l’arbitraire qu’il n’éprouvait plus le besoin d’un stimulant tel que les monuments. Son propre appartement – la table branlante, les tentures à fleurs, les filles obscènes, et floues, les plans d’intersection des murs et des plafonds – offrait une plénitude de « problèmes » aussi riche que les grandes mosquées de Soliman ou du Sultan Ahmet avec tous leurs mirhabs et leurs minbars, leurs niches à stalactites et leurs parois de faïences.
Une plénitude débordante, à la vérité. Jour et nuit les pièces de l’appartement lui tiraillaient l’esprit. Il les connaissait comme dans l’intimité forcée du prisonnier envers sa cellule – tous les défauts de construction, toutes les grâces manquées, l’incidence exacte de la lumière à toute heure du jour. S’il avait pris la peine de déplacer le mobilier, de mettre aux murs ses propres cartes et gravures, de nettoyer les vitres et de frotter les planchers, de se fabriquer des rayonnages (tous ses livres restaient dans les deux caisses qu’il avait emportées), il aurait peut-être réussi à effacer ces présences étrangères par la pure vertu de l’affirmation de soi, tout comme on masque les mauvaises odeurs sous l’encens ou le parfum des fleurs. Mais c’eût été reconnaître sa défaite. Il eût ainsi montré à quel point il était inférieur à sa thèse.
A titre de compromis, il se mit à passer les après-midi dans un café proche, en bas de sa rue. Il y restait à la table la plus voisine de la devanture, contemplant les spirales de vapeur qui s’échappaient de la petite corolle de son verre de thé. Au fond de la salle toute en longueur, sous l’urne à thé en cuivre terni, deux vieillards jouaient régulièrement au jacquet. Les autres clients demeuraient isolés, sans manifester en rien que leurs pensées fussent le moins du monde différentes des siennes. Même si personne ne fumait, l’air se chargeait de l’âcreté des braises des narguilés. Les conversations étaient rares. Les narguilés gargouillaient, les dés minuscules sonnaient dans le cornet de cuir, on entendait un froissement de journal, un tintement de verre contre une soucoupe.
Il posait sur la table, à sa portée, son carnet rouge et son stylo à bille. Une fois qu’ils étaient disposés ainsi, il n’y touchait plus jusqu’au moment de partir.
Bien qu’il se livrât de moins en moins à l’analyse de ses sensations et de ses motivations, il se rendait compte que ce café avait l’avantage spécial de lui servir de bastion – le plus sûr à sa connaissance – contre l’influence maintenant omniprésente de l’arbitraire. S’il y restait paisiblement en respectant les exigences du rituel, un protocole aussi élémentaire que les règles du jacquet, les éléments de l’espace environnant devenaient peu à peu cohérents. Les objets s’inscrivaient sans problèmes dans leurs propres contours. En prenant comme centre le verre en forme de fleur, ses perceptions s’étalaient lentement dans la salle comme des ondes concentriques à la surface d’un bassin ornemental, en embrassant finalement tous les objets dans une étreinte ferme et nouménale. Rien de plus. Cette salle était seulement ce qu’elle devait être. Elle le contenait lui-même.
Il ne fit pas attention au premier tapement à la vitre du café, bien qu’ayant conscience, de par une faible et froide contraction de sa pensée, d’une violation des règles. La seconde fois, il leva la tête.
Ils étaient tous deux ensemble. Le femme et l’enfant.
Il les avait revus l’un et l’autre à diverses reprises depuis son voyage à Usküdar qui remontait à trois semaines. Une fois le garçonnet sur le trottoir défoncé devant le Consulat, et une autre fois assis sur le garde-fou du pont de Karakôy. Un jour où il se rendait en dolmus à Taksim, il était passé à quelques pas à peine de la femme et ils avaient échangé es regards prouvant qu’ils se reconnaissaient sans nul doute. Mais jamais encore il ne les avait vus ensemble.
Cependant, pouvait-il à présent avoir la certitude que c’étaient bien les deux mêmes ? Il voyait une femme et un enfant, et la première tapait à la vitre, d’une main osseuse, pour faire signe à quelqu’un. A lui ? S’il avait pu distinguer son visage…
Il regarda les autres occupants du café. Les joueurs de jacquet. Un gros homme mal rasé qui lisait le journal. Un homme à la peau foncée, avec des lunettes et une moustache fournie. Les deux vieillards qui, de part et d’autre de la pièce, tiraient sur des narguilés. Personne ne paraissait remarquer la femme derrière la vitre.
Il fixa résolument les yeux sur son verre de thé, qui n’était plus le paradigme de sa propre utilité, qui était devenu un objet étranger, un produit ramassé dans les décombres d’une ville enterrée, un fragment.
La femme continuait à taper à la vitre. Le propriétaire du café finit par sortir et lui lança quelques sèches paroles. Elle s’en alla sans répondre.
Il s’attarda encore un quart d’heure devant son thé refroidi. Puis il gagna la rue. Ils n’étaient nulle part en vue. Il parcourut les cent, mètres qui le séparaient de son appartement avec tout le calme qu’il put. Une fois à l’intérieur, il mit la chaîne à la porte. Jamais il ne retourna dans ce café.
Quand la femme vint frapper pour la première fois à sa porte ce soir-là, il n’en fut pas surpris.
Et tous les soirs elle revenait, à neuf heures, à dix au plus tard.
Yavuz ! Yavuz ! Elle l’appelait.
Il s’hypnotisait sur les eaux noires, sur les lumières de la côte opposée. Il se demandait souvent quand il céderait, quand il ouvrirait la porte.
Mais c’était sûrement une erreur. Quelque ressemblance fortuite. Il n’était pas Yavuz.
Il s’appelait John Benedict Harris et il était Américain.
Avait-il même jamais existé un Yavuz ?
Était-ce l’homme qui avait épinglé les photos de filles au mur ?
Deux femmes – qui auraient pu être jumelles – les yeux lourdement fardés, avec des porte-jarretelles, montées sur un seul cheval blanc. Avec des sourires lubriques.
Une autre à la coiffure bouffante, aux lèvres gonflées. Les seins tombants aux gros tétons bruns. Sur un divan.
Une baigneuse. La peau foncée. Rieuse. Le sable. La mer d’un bleu peu naturel.
Des instantanés.
Étaient-ce là des manifestations de son goût ? Sinon, pourquoi ne parvenait-il pas à se décider à les arracher du mur ? Il possédait des gravures de Piranèse. Un agrandissement de la Famille Sagrada à Barcelone. Le dessin de Tchernikov. Il avait de quoi garnir les murs.
Il se surprit à tenter d’imaginer quelque chose de ce Yavuz… de déterminer à quoi il devait ressembler. …