4
Un visage humain est une construction, une fabrication. La bouche est une petite porte, les yeux sont des fenêtres ouvertes sur la rue, et tout le reste, la chair, les os qu’elle recouvre, constitue un mur sur lequel on a la liberté de disposer des ornements variés, les fantaisies du style ou de la période qu’on affectionne… guirlandes accrochées sous les joues et le menton, lignes accusées ou effacées, récession soulignée, un peu de végétation çà et là. Toute addition ou soustraction, si peu importante soit-elle, affectera l’ensemble de la composition. Ainsi ses cheveux qu’il s’est fait couper un peu plus courts sur les tempes restituent leur hégémonie aux éléments verticaux de son visage devenu remarquablement plus étroit. Ou n’est-ce qu’affaire de proportions ? Car il a en outre perdu du poids (on ne saurait cesser de manger régulièrement sans subir quelque amaigrissement), et cette perte est visible. Une ombre nouvelle définit plus nettement les amorces de poches qu’il a toujours eues sous les yeux, une ombre à laquelle répond le creux récent He ses joues.
Mais l’agent essentiel de la métamorphose, c’est la moustache, qui a poussé suffisamment pour dissimuler le modelé de sa lèvre supérieure. Les pointes qui avaient d’abord tendance à tomber ont acquis, du fait qu’il a pris le tic de les tortiller entre ses doigts, la courbe ascendante et élargie d’un cimeterre (ou pala, qui a donné son nom à ce genre de moustache en Turquie, pala biyik). C’est cette moustache baroque et non plus son visage qu’il voit en se regardant dans le miroir.
Ensuite vient la grande question de l’« expression » : sa vivacité, sa permanence, le jeu de l’intelligence, la « tonalité » caractéristique et les centaines de gradations possibles dans la gamme de cette tonalité, les yeux habituellement ironiques ou candides, la tension ou la mollesse traîtresse d’une lèvre. Cependant il est à peine nécessaire de réfléchir à ce point, car son visage, quand il le voit, ou quand un autre le voit, ne saurait être qualifié d’expressif. Et, après tout, qu’avait-il à exprimer ?
Le flou des contours, les journées entières perdues, les longues heures au lit sans sommeil, les livres éparpillés dans la pièce comme de petits cadavres d’animaux à ronger quand il était affamé, les tasses de thé sans fin, les cigarettes sans saveur. Au moins le vin agissait-il comme il le devait : il soulageait la morsure qui l’aiguillonnait. Non qu’en ces jours il sentît la douleur avec acuité. Mais peut-être que sans le vin il l’eût éprouvée.
Il entassait dans la baignoire les bouteilles non reprises, mettant en œuvre par cet acte (même si c’était le seul) la vieille discrimination, le « tact compulsif » dont il avait fait tant de cas dans son livre.
Les tentures restaient toujours closes. Les lumières brûlaient à toute heure, même pendant son sommeil, même quand il sortait, trois ampoules de soixante watts dans un lustre de métal accroché un rien de travers.
Les voix de la rue empiétaient sur son espace. Le matin, les marchands ambulants et les gosses aux cris métalliques. Le soir, la radio dans l’appartement du dessus, les discussions d’ivrognes. Des éparpillements de mots, telles les enseignes lumineuses qu’on aperçoit en roulant vite, la nuit, sur une autoroute.
Deux bouteilles de vin ne suffisaient pas s’il commençait au début de l’après-midi, mais trois risquaient de le rendre malade.
Et malgré les heures qui se traînaient, tels des insectes blessés, si lentement sur le plancher, les journées s’écoulaient à torrents. La lumière du soleil franchissait si vite le Bosphore qu’il avait à peine le temps de se lever pour la voir.
Un matin, à son réveil, il vit un ballon au bout d’un bâton planté dans le vase poussiéreux sur sa table de toilette. Une tête de Mickey Mouse était grossièrement tracée au pochoir sur la baudruche d’un rouge éclatant. Il le laissa là, à se dandiner dans le vase, et le regarda diminuer jour après jour, avec la tête qui rapetissait, noircissait, se ridait.
Une autre fois, ce furent des billets – deux billets usagés – du bac de Kabatas-Usküdar.
Jusqu’à cet instant, il s’était dit qu’il fallait simplement tenir jusqu’au printemps. Il s’était préparé à un siège, dans la croyance qu’un assaut était impossible. Maintenant il se rendait compte qu’il devrait en fait exécuter une sortie et aller au-dehors livrer combat.
Bien que ce fût la mi-février, le temps s’accordait à sa résolution tardive avec une succession de jours bleus et ensoleillés, une chaleur totalement hors de saison qui trompait même quelques arbres innocents en suscitant chez eux des bourgeons prématurés. Il visita une nouvelle fois Topkapi, s’intéressant avec respect, avec curiosité aussi, aux poteries vertes, aux tabatières dorées, aux coussins brodés de perles, aux miniatures représentant les sultans, à l’empreinte fossilisée du pied du Prophète, aux carreaux d’Iznik, à tout. Là sous ses yeux, en tas et en masses, s’étalait partout la « beauté ». Comme un vendeur qui colle des prix aux divers articles de sa boutique, il attachait provisoirement cette épithète à ces divers bibelots, puis reculait d’un ou deux pas pour voir si cela « cadrait ». Ceci était-il beau ? Et cela ?
Chose stupéfiante, rien n’était beau. Les bijoux sans prix restaient simplement posés sur leurs étagères, derrière les vitrines épaisses, aussi peu reluisants que le triste mobilier de son propre appartement.
Il essaya les mosquées : Sultan Ahmet, Beyazit, Séhazade, Yeni Camii, Laleli Camii. L’ancienne formule magique, la trinité de Vitruve, « pratique, solide et agréable », ne lui avait jamais encore failli dans des proportions aussi énormes. Même le choc de la grandeur, le respect bouche bée du paysan devant l’épaisseur des piliers et la hauteur des dômes, lui faisait maintenant défaut. N’importe où qu’il fût dans la ville, il restait prisonnier de sa chambre.
Puis ce furent les murailles, où quelques mois auparavant il avait eu l’impression de se frotter aux lambeaux mêmes du passé. Il se plaça au même endroit que la première fois, là où Mehmet le Conquérant avait ouvert une brèche dans les murs. Des boulets de canon en granit, disposés en quinconce, ornaient les pelouses ; ils lui rappelèrent le ballon rouge.
En dernier ressort, il retourna à Eyup. Le faux printemps avait atteint son apogée précaire et la lumière de février se réfléchissait avec un éclat fallacieux sur les mille facettes de pierre blanche recouvrant la colline abrupte. Par petits groupes de trois ou quatre, des moutons broutaient entre les tombes. Les colonnes de marbre enturbannées pointaient dans toutes les directions sauf à la verticale (qu’il appartenait aux cyprès de définir) ou gisaient en désordre les unes sur les autres. Pas de murs, pas de plafonds, à peine un sentier parmi les décombres : c’était la suprême abstraction de l’architecture. Il lui semblait qu’on l’eût entassé là au cours des siècles rien que pour justifier la thèse de son livre.
Et cela réussissait. Cela réussissait magnifiquement. Son esprit et son œil reprenaient vie. Les idées et les images se concrétisaient. L’angle oblique de la lumière de fin d’après-midi caressait le marbre éparpillé d’une main froide et légère, telle une esthéticienne mettant les dernières touches à quelque coiffure compliquée. La beauté ? Elle était là ! En abondance !
Il revint le lendemain avec son appareil photo enfin repris chez le réparateur où il languissait depuis deux mois. Pour plus de sûreté, il avait prié l’homme de le lui charger. Il composait chaque image avec une minutie mathématique, calculant la profondeur de champ, s’accroupissant ou escaladant les tombes pour trouver l’angle le meilleur, vérifiant les indications du paramètre avant de déclencher l’obturateur, évitant volontairement le pittoresque et les effets faciles. Même en se donnant toute cette peine, il s’aperçut qu’il avait pris les vingt clichés en moins de deux heures.
Il se rendit au petit café en haut de la colline. Son Hachette annonçait en termes respectueux que le grand Pierre Loti avait coutume de venir en ce lieu, par les soirs d’été, boire un verre de thé en contemplant les pentes sculptées, et, entre les colonnes des cyprès, les Eaux Fraîches de l’Europe et la Corne d’Or. Le café perpétuait par des images et des souvenirs la mémoire de cette gloire passée. Loti, coiffé d’un fez rouge, la moustache farouche, lançait de chaque mur des regards sévères sur les nouveaux clients. Pendant la Grande Guerre, Loti était à Istanbul, prenant parti pour le sultan turc, son ami, contre sa France natale.
Il commanda un verre de thé à une serveuse qui avait été destinée au harem. A part elle, le café était à lui seul. Il occupait le tabouret préféré de Loti. C’était délicieux. Il se sentait absolument chez lui.
Il ouvrit son carnet et se mit à écrire.
Comme chez un malade qui fait sa première promenade dehors après une longue convalescence, son énergie retrouvée ne lui apportait pas seulement l’euphorie prévisible et bénie de la résurrection, mais aussi un étourdissement intellectuel prononcé, comme si le simple fait de se mettre sur pieds l’eût projeté à une hauteur vraiment dangereuse. Ce trouble atteignit son apogée lorsque, s’efforçant de rédiger une réponse à l’article de Robertson, il fut obligé de se référer à des passages de son propre livre. Le plus souvent, ce qu’il y découvrait lui paraissait incompréhensible. Des chapitres entiers auraient bien pu être écrits en idéogrammes ou en runes, pour ce qu’il y entendait à présent. Mais, de temps à autre, aiguillonné par quelque observation si étrangère à tout problème immédiat qu’il devait l’insérer dans une parenthèse embarrassée, il aboutissait aux conclusions les plus imprévues – et les moins souhaitables. Ou plutôt, chacune de ces tangentes menait en asymptote à une conclusion unique : à savoir que son livre, ou tout autre qu’il pourrait concevoir, était sans, valeur, non que sa thèse fût erronée, mais précisément parce qu’elle était peut-être justifiée.
Il y avait le domaine du jugement et le domaine des faits. Son livre, en tant que livre précisément, s’inscrivait dans les limites du premier. Il y avait aussi le fait banal de la matérialité de ce livre, mais, en ce cas comme en d’autres, il négligeait ce point. C’était un ouvrage de critique, un jugement systématisé, et dans la mesure où son système était complet, cet appareil critique devait être capable d’établir ses propres échelles de comparaison et de juger de l’exactitude de ses propres affirmations. Mais était-ce possible ? Son « système » n’était-il pas une construction tout aussi arbitraire que n’importe quelle stupide pyramide ? Qu’était-ce en définitive ? Une succession de mots, aux sons plus ou moins agréables, que l’on présumait poliment correspondre à certains objets, à certaines catégories d’objets, à des actions et à des groupes d’actions, dans le domaine des faits. Et au moyen de quelle subtile magie vérifiait-on l’exactitude de cette correspondance ? Mais tout simplement en affirmant qu’il en était bien ainsi !
De toute évidence, la chose manquait de clarté. Cela lui était venu à l’esprit, en masse et d’un seul coup, et c’était plus que teinté de mauvais vin rouge. Pour fixer ses idées un peu plus solidement dans son cerveau, il s’efforça de les noter dans sa lettre à Art News :
« Messieurs,
Je vous écris au sujet de l’article de F.R. Robertson sur mon livre, bien que les quelques mots que j’ai à dire aient peu de rapport avec les oracles de Mr. Robertson, peut-être aussi peu que ceux-ci en ont avec Homo Arbitrans.
Seulement ceci : de même que Gödel l’a démontré pour les mathématiques, Wittgenstein pour la philosophie et Duchamp, Cage et Ashberry pour leurs domaines respectifs, l’exposé final de tout système constitue une autodénonciation, la démonstration de la manière dont opèrent les tours de passe-passe impliqués… non par magie (comme l’ont toujours su les magiciens), mais par la complaisance de l’assistance à se laisser tromper, cette bonne volonté constituant le ciment même du contrat social.
Tout système, y compris le mien et celui de Mr. Robertson, est un tissu de mensonges plus ou moins intéressants, et si l’on commence à mettre ces mensonges en question, on devrait en vérité s’attaquer d’abord au premier. C’est-à-dire à la prémisse très douteuse au titre : Homo Arbitrans par John Benedict Harris.
Je vous demande donc, Mr. Robertson, ce qui pourrait bien être plus improbable que ce titre ? Plus incertain ? Plus arbitraire ? »
Il expédia la lettre sans la signer.