AUX BONS SOINS DE M. MAKEPEACE
par Peter Phillips
Un schizophrène est quelqu’un dont l’esprit est coupé en plusieurs morceaux tout à fait séparés au regard de sa conscience. Il vit dans l’angoisse de ne pas réussir à les faire communiquer. Son désir le plus puissant est d’y parvenir. Ce message qu’il ne parvient pas à faire passer à l’intérieur de son esprit, peut-être pourrait-il se le transmettre dans la réalité.
Au risque de le voir intercepter.
REGARDEZ les banlieusards de Londres. Puis renoncez à la tentative d’une classification cristalline. L’étiquette de banlieusard est la seule chose qu’ils aient en commun.
Certains commutent. D’autres cultivent leur jardin. Les boîtes en briques des employés de la Cité côtoient les demeures de quinze pièces des agents de change. Le mur mitoyen d’une villa jumelle est une barrière entre des univers : dans cette moitié, vit un épicier retraité, doucement respectable ; dans l’autre au second étage, un homme encore actif avec une grosse femme toujours souffrante et une fille nymphomane.
Quelquefois il existe un sens de la communauté. Mais le plus souvent, les voisins restent des étrangers pendant toute leur vie.
Par exemple, personne ne connaissait Tristram Makepeace, cinquante ans. Pas même lui-même.
La réserve britannique peut être une chose odieusement effrayante.
Un matin, dans la longue avenue sinuéuse, bordée d’arbres, de cette banlieue si banlieusarde, dans laquelle il vivait…
« Hé ! »
Le facteur se retourna près du portail. Tristram Makepeace descendit en courant le sentier de son jardin bien tenu, bordé de buissons, en laissant ouverte la porte de la villa.
« Ce n’est pas ici », dit-il, et il tendit une enveloppe. Le facteur la prit et lut l’adresse tapée à la machine :
E. Grabcheek Esq.
aux bons soins de Tristram Makepeace(12)
36, avenue des Acacias
Avec un air ahuri, le facteur dévisagea ce célibataire mince et grand aux joues creuses.
« Mais c’est vous, monsieur, non ? Et c’est bien votre adresse ? »
Makepeace resserra sa robe de chambre autour de lui pour se protéger de l’air froid du matin. Sa voix était haute, avec un éventail d’inflexions restreint.
« Mais je ne connais personne du nom de Grabcheek. Il n’y a certainement personne qui vit avec moi. C’est une chance que j’aie été levé pour la tournée, ce matin. D’habitude, vous savez, je ne le suis pas…»
Mais le facteur retourna la lettre avec fermeté.
« Je ne peux pas la reprendre. Désolé. Ils ne feraient que la renvoyer par la prochaine tournée. Vous êtes sûr que vous ne connaissez personne appelé Grabcheek ?
— Mais bien sûr que oui ! J’en suis certain ! Je ne peux pas accepter cette lettre. »
Le facteur hésita et finit par admettre avec lenteur :
« Ça ne me regarde pas, dit-il. D’habitude, je regarde simplement l’adresse. Mais comme je sais que vous vivez seul… eh bien ! ça a attiré mon attention. Parce que, vous savez, l’autre jour encore, vous en avez accepté la distribution. Le nom m’est resté en mémoire : Grabcheek. Et il y en a eu une autre avant…»
Makepeace, troublé, cligna des yeux pâles.
« Mais je n’ai pas… je n’ai pas vu quelque chose comme ça avant…»
Il agita l’enveloppe.
« Ben, je les ai passées sous la porte. En ce qui me concerne, l’adresse est exacte. Maintenant, il faut que je m’en aille. Je suis déjà en retard.
— Mais c’est ridicule ! Dites donc, mon bonhomme…»
Le facteur, préoccupé avec détermination, tenu par son service, claqua le portail derrière lui.
« Regardez sous votre paillasson…», dit-il, sans lever les yeux du paquet de lettres qu’il tenait à la main. Et il continua sa tournée, laissant l’ex-capi-taine Makepeace très seul au monde.
En rentrant chez lui, Makepeace regarda sous le tapis-brosse devant sa porte d’entrée. Poussière. Damnée poussière partout dans cet endroit. Mais pas de lettres. De toute façon, en tombant de la boîte aux lettres dans la porte, elles n’auraient pas pu glisser sous le paillasson. Le facteur était idiot, ou il se trompait.
Mais… Grabcheek n’était pas le genre de nom qu’on oubliait. Il examina l’enveloppe. Une oblitération locale. Il l’éleva vers la lumière contre la porte vitrée. Rien n’apparut. L’enveloppe était trop épaisse.
Pas un seul instant, Tristram Makepeace n’eut l’idée de l’ouvrir. Il n’était pas le genre d’homme à ouvrir les lettres d’une autre personne. Ce qui devrait donner une indication sur, précisément, le genre d’homme qu’il était.
Après un petit déjeuner insuffisant de thé et de toast, il remit la lettre dans une plus grande enveloppe et l’adressa à la poste de la Grande-Rue, avec une note concise tapée sur sa vieille portable : « Personne de ce nom ici. T. Makepeace. »
Puis il donna quelques coups de torchon inefficaces à la poussière. Quelquefois, il aurait souhaité emprunter l’aspirateur de la bonne femme d’à côté : c’était un peu comme les tanks, la manière dont ces engins nettoyaient l’opposition poussiéreuse. Mais la voisine se contentait de le regarder avec un bonjour poli. Et il n’osait pas le lui demander. Il alla encaisser le chèque de sa pension et, chemin faisant, remit la double lettre à la poste.
Il ne fallait pas qu’il se tourmente au sujet de cette lettre. C’était la meilleure manière de ramener son ancien malaise. Se faire du souci… et pour rien du tout !
Il ne fallait pas se faire de souci. Il avait sa maison, sa pension, son jardin, ses livres, et ses connaissances à l’auberge locale. Il s’y rendit en rentrant et dépensa sa pension plus libéralement que d’habitude.
Il parla de son mystère aux habitués.
« Aurait fallu ouvrir le truc, grogna le patron, irrité par le fait que l’honnêteté puisse perpétuer un tel mystère.
— Drôle d’idée de nous le dire, renchérit une veuve qui buvait du gin sec, ennuyée elle aussi. Maintenant, on ne va péut-être jamais savoir…»
Du regard, Makepeace fit le tour du bar.
« Il n’y a personne ici qui s’appelle Grabcheek, je suppose ? »
Les têtes firent un signe négatif.
Quand il rentra chez lui, un peu ivre, cet après-midi-là, il y avait eu une seconde distribution.
E. Grabcheek Esq.
aux bons soins de Tristram Makepeace
36, avenue des Acacias
Il fourra la lettre dans la poche de sa vieille veste de tweed et monta se coucher sur le lit qu’il avait oublié de refaire le matin.
Il se réveilla, la bouche sèche, au début de la soirée, les souvenirs de la journée très flous. Il mit la main dans la poche de sa veste. Il n’y avait pas de lettre. Il haussa les épaules.
Tu perds la tête, Tristram. Tu ne te souviens pas ? Tu l’as renvoyée à la poste ? Ou est-ce que c’en était une autre ? Aucune importance ! Ne t’en fais pas !
Deux jours plus tard, après une nuit troublée par des rêves de fleurs flottant au-dessus d’un désert, Tristram Makepeace, une fois encore, s’était levé à temps pour entendre les deux coups du facteur.
Deux lettres étaient couchées sur le paillasson poussiéreux. L’une était pour :
E. Grabcheek Esq.
aux bons soins de Tristram Makepeace
36, avenue des Acacias
L’autre, qui portait un timbre officiel, lui était destinée. Elle contenait la première lettre pour Grabcheek et une note du bureau de poste local : «… devons vous informer que cette lettre a été distribuée réglementairement, et que nous n’avons pas l’autorité pour…»
Makepeace n’ouvrit aucune des lettres pour Grabcheek qu’il tenait entre ses mains tremblantes, dans ce vestibule poussiéreux. Ne le blâmez pas. Ne le louez pas. Il était le produit de ce que d’autres avaient fait de lui et au tréfonds de lui, feu son père lui disait : « Ça ne se fait absolument pas, mon vieux, d’ouvrir les lettres des autres gens. »
Il envoya les deux lettres non ouvertes à l’inspecteur général des Postes pour la Grande-Bretagne et l’Irlande. Une semaine plus tard, par une étrange matinée ensoleillée, il les reçut en retour, non ouvertes, avec des regrets, de la secrétaire du secrétaire de l’inspecteur général des Postes. Une note de politesse hautaine suggérait qu’en tant qu’occupant de la villa, il pouvait avoir le droit de les ouvrir. Très bien.
Il allait le faire. Au diable son père !
Oh ! non, non ! Il n’avait pas voulu dire ça, vrai de vrai, ce n’est pas ça qu’il avait l’intention de dire, de toute façon, quelle chose stupide de dire ça, et il ne l’avait pas dite vraiment, c’était quelque chose d’extérieur à lui, quelque chose dont il n’était pas responsable, alors, touche le mur trois fois et tout rentrera dans l’ordre. Ne t’en fais pas. Il ne faut pas t’en faire.
Makepeace jeta l’une des lettres pour Grabcheek sur la petite table dans l’entrée. Un peu de poussière s’envola et rendit visible un rai de soleil.
Il entra dans la salle à manger avec l’autre lettre et s’assit devant les restes de son petit déjeuner.
Il ne devait pas y avoir d’inconvénient à l’ouvrir. Tout ce qu’il avait à faire était de regarder l’adresse de l’expéditeur et ensuite, de la renvoyer avec la mention : INCONNU. Il l’ouvrit. A l’intérieur, le papier était vierge. Makepeace se rappela un peu de son langage à l’armée. Pendant trente secondes, il jura de sa voix haute et plate, puis il déchira l’enveloppe et la feuille blanche en petits morceaux.
« Sale farce stupide ! » dit-il finalement, et il se sentit soulagé.
Il se dirigea vers l’entrée pour en faire autant avec l’autre lettre. Elle avait disparu de la table.
Alors M. Makepeace, se sentant tout vide, avec le temps au point mort dans son esprit froid et ahuri, tomba à genoux et tapota le tapis poussiéreux. Il respira de la poussière. Il se releva. « Elle était là, annonça-t-il. Elle était là. Je le sais. Je l’ai jetée là et je l’ai vue posée là. »
Il se frotta les yeux et toucha le mur trois fois.
« Cher papa. Je t’aime. Faut pas s’en faire. »
Bien sûr. Il n’avait pas jeté la lettre là. Il l’avait emportée dans la salle à manger avec l’autre et il avait déchiré les deux en petits morceaux et les avait mises sur la grande assiette avec le décor de saule.
Il retourna dans la salle à manger en retenant sa respiration. Il n’y avait rien sur l’assiette, ni sur la table. Pas un seul morceau de papier.
La maison était très silencieuse.
Bien sûr, ce matin-là, le facteur n’était pas passé du tout. C’était ça. Toute cette histoire était un damné demi-rêve, un de ces rêves en partie contrôlables, et depuis quelque temps, le matin, il se sentait constamment endormi. Mais enfin… le sentiment de picotement en déchirant le papier… Il se tint tout raide pendant un moment, refusant de penser, forçant son esprit à un rare silence. Puis, méthodiquement, sans hâte, il regarda sous la table de la salle à manger. Il regarda les fenêtres fermées donnant sur l’avenue des Acacias. Il fouilla toute la maison, dans les armoires, sous les lits, en haut, en bas. Il se retrouva dans la cave à charbon, retournant des morceaux de charbon de mauvaise qualité, regardant des surfaces noires, lisses et brillantes, reflétant la lumière de la petite fenêtre. Il avait oublié ce qu’il était en train de chercher.
Presque machinalement, l’entraînement de l’armée s’étant superposé à une enfance maussade et ordonnée, il fit son lit – il avait oublié de le faire, un jour de l’autre semaine, et cela lui avait terriblement torturé l’esprit – puis il se rendit à l’auberge et but pas mal de whisky. Il regarda par la fenêtre du bar et ne parla à personne. Dans son esprit, il y avait…
Clum, clum, nick nock. Non. Hibbledy Hobbledy hock. Le Christ sur un arbre d’épines. Non. Prends une paire d’yeux brillants et vois cet arbre. MORT DE MON PÈRE. Pardonnez-moi, celui qui écoute. Je ne suis pas responsable de quiconque me met des choses pareilles dans la tête. Clum, clum, bibble-dy-bo, le salaud qui m’inflige ce genre de choses. Non, Dieu, je n’ai pas dit ça ! Il y a un couperet tout froid, tout propre, tout doux, qui vient pour ma tête, par ici le Rhin, par là la maison. Rune, rune, ruine la rune, si je pouvais maîtriser la contrainte, le couperet viendrait plus vite, disent-ils, ou ils le diraient s’ils savaient quelque chose, alors il n’y a qu’à laisser aller… Je ne veux pas penser, mes mains ne sont pas sales, je l’ai frappé avec ma main droite quand il était ivre, parce qu’il avait frappé ma mère, mais je me suis excusé et j’ai expliqué. ARRETE DE PENSER. Ou pense à n’importe quoi. Aux seins flasques de la barmaid… Maman… NON… le cendrier… dur.
Le cendrier en verre sur la table, en face de M. Makepeace, glissa sur la surface humide de bière et se cassa en mille morceaux sur le sol en comblanchien. Il se sentit un peu mieux, invita l’aubergiste à prendre un verre, et rentra vers sa villa, le long de l’avenue bordée d’arbres, vers un déjeuner de saucisses et d’épinards de son jardin négligé, mangés par les vers.
Après le déjeuner, il prit sa serviette pour trouver la lettre d’accompagnement de la secrétaire du secrétaire de l’inspecteur général des Postes. Il ne trouva rien que le reste de sa pension en billets froissés.
Il s’adressa au mur : « Je ne suis pas en train de devenir fou, dit-il sans emphase, je ne suis pas en train de devenir fou. » Cela, c’était une des choses qu’il s’était dites quand une bombe allemande inattendue, tombant d’un ciel paisible, avait éclaté à côté de lui.
Lorsqu’il avait senti la douleur dans l’épine dorsale et la tête, une douleur imméritée, déloyale, il avait essayé de se remettre sur ses pieds à côté du poste de signalisation démoli. Il avait vu, dans le ciel, le grand visage dur et ridé de son père, et en retombant sur la terre brune bouleversée, il avait dit sans remuer ses lèvres paralysées : « Ça, papa, ça a été un sale tour. Tu n’aurais pas dû faire ça. Tu n’aurais pas dû frapper ma mère, le ciel… Mais je ne suis pas en train de devenir fou, je ne suis pas en train de devenir fou. »
A l’hôpital de campagne, en s’asseyant pendant qu’une infirmière le lavait, il avait vu distinctement l’arrière de son propre cou. Et cette nuit-là, il s’était perché au bout de son lit et s’était regardé dormir.
De longs couloirs couleur citron, avec des portes noires, avaient présagé son congé définitif du Service de Sa Majesté. Derrière une certaine porte, un neurologiste, ou un psychiatre, ou tout au moins un psychologue de la mécanique humaine lui avait déclaré : « Nous allons vous recommander pour une pension à quarante pour cent. Si vous avez d’autres de ces… expériences… hum… subjectives, entre vos examens semestriels, veuillez en aviser le ministère des Pensions. »
Un millier de formulaires flottant dans l’air bleu : formulaire AH 5647 (Officier, RAV, Med. inf. 34), S.O. (Din. 01/16/7896) Hos.X. (F.P./2333). S.O.
Et maintenant…
Tout était subjectif, bien sûr. Les lettres Grabcheek. Les lettres Grabcheek en leur accordant une importance imméritée. Comme un livre qu’il avait lu jadis… Qu’est-ce que c’était ? Aucune importance. Quand sa tête serait redevenue claire, il relirait tout son rayon de belles-lettres… Agneau. L’agneau de qui ? Conduit à un massacre inexpliqué ?
Un jour, se dit M. Makepeace, avec le peu qui lui restait de son esprit conscient, il faudra que je repeigne les murs de cette pièce.
En attendant, il devait obéir aux ordres.
Écrire au ministère. Demander un examen. Écrire maintenant. Ou attendre à demain, après avoir vérifié avec le facteur s’il était passé ce matin.
Maintenant, c’était la fin de l’après-midi et un vieux soleil jaune posait un or bon marché sur les toits des maisons d’en face. Maintenant, de toute façon, il était trop tard pour écrire, car le dernier courrier était parti. Demain cela suffirait. Demain suffirait toujours.
Maintenant, il était temps de descendre à l’auberge et de raconter quelques histoires complètement fausses de ses jours de combattant, après que le whisky lui eut enlevé l’arête de sa réserve.
C’est vraiment un caractère quand il a bu un coup ou deux… Il vit tout seul dans l’avenue des Acacias… Pourquoi il se marie pas ?… Demandez-lui… Toujours prêt pour un gin, n’importe… Drôle de vieil oiseau.
M. Makepeace pénétra dans son entrée et se regarda dans la glace.
Vieux ? A cinquante ans ?
Oui. Et fatigué.
Il monta se coucher.
Le lendemain matin, il attendit à la fenêtre de la salle à manger, surveillant la lente avance du facteur qui semblait pratiquement s’arrêter à chaque maison de son côté de l’avenue. Il attendit que le facteur soit sur le point d’ouvrir le portail du jardin et se dépêcha d’aller à sa rencontre.
E. Grabcheek Esq.
aux bons soins de Tristram Makepeace
36, avenue des Acacias
Makepeace était conscient de la fraîcheur de l’air matinal, du gravier sous ses pieds, d’un merle chantant dans les lauriers, de bouteilles de lait s’entrechoquant quelque part tout près, du visage stupide et mal rasé du facteur, et faiblement, venant d’une maison voisine : « Ici le B.B.C. Home service. Voici les nouvelles de huit heures.
— Alors ? demanda le facteur. Vous avez trouvé qui c’était ?
— Non ! »
Le long du sentier, Tristram Makepeace revint vers la maison. Elle l’attendait. La porte de l’entrée éternellement poussiéreuse était ouverte. C’était la bouche de la maison et elle était ouverte. Dans le soleil du matin, les yeux de la maison, des fenêtres asymétriques, brillaient, jaunes et affamées.
Il eut envie de courir après le facteur et de bavarder avec lui. Ou de remonter la rue jusqu’au laitier et de lui demander des nouvelles de sa femme et de ses enfants, pour parler et parler, afin de réaffirmer cette vie et sa vie à lui.
Mais ils penseraient qu’il était fou. Et il n’était pas fou. Le froid commença à le gagner à travers ses minces pantoufles et sa robe de chambre légère. Il remonta lentement le chemin sarclé vers la bouche de la maison et ferma la porte derrière lui. Il ouvrit l’enveloppe, sortit la page blanche et la déchira. Les deux moitiés égales tombèrent sur le sol. Il essaya de garder son esprit aussi vide que la feuille de papier. Ce serait bien, pensa-t-il soudain, s’il avait pu sortir son cerveau et le laver sous l’eau claire du robinet, jusqu’à ce qu’il soit blanc et propre.
Une sombre et désagréable pourriture, composée d’un million d’images non sollicitées, était en train de se forcer un chemin dans son esprit… Frappe ton dieu, ton père, regarde-le debout, surpris, avec les marques rouges de tes doigts sur sa joue… et ta ravissante mère vierge !
NON.
Il hurla la négation, força les images à reculer et resta tremblant de l’effort.
Trois fois trois sur ce mur, trois fois trois sur ce mur-là. Force-le à reculer. Force-toi. Et si tu ne peux parvenir au vide, pense à l’aveuglette… Si cette barrière cède, je suis fichu… J’ai besoin d’aide…
M. Makepeace s’habilla et s’assit devant sa vieille machine à écrire pour composer une lettre suavement pédante au ministère des Pensions, demandant une entrevue avec un psychiatre.
Il écrivit en particulier : « Je ne peux douter de la réalité objective de ces lettres stupides, car le facteur peut confirmer que je les ai reçues. Mais je crains que leur apparente disparition subséquente soit le résultat de courtes périodes d’amnésie, aidées par de faux souvenirs, au cours desquelles je les détruis secrètement. Je vous prie de considérer cette affaire comme urgente. »
« Apparente disparition subséquente » murmura un employé du ministère. « Oh ! Dieu ! » Il apposa un cachet : « Ne concerne pas ce service. A passer au ministère de la Santé » et mit la lettre dans un panier pour le ramassage routinier, le jour suivant, par un messager interdépartemental.
Le second jour d’attente, la tête de M. Makepeace était engourdie par l’effort de ne pas penser.
Sa lettre fut transmise au ministère de la Santé avec la mention « A l’attention du Service médical, District E ».
Le quatrième jour d’attente, pendant que M. Makepeace était assis, la tête entre les mains, à sa table de petit déjeuner, le journal du matin, qu’il n’avait pas pris la peine de ramasser sur le paillasson, de la porte d’entrée, tomba du plafond et répandit une tasse de thé froid. Il se mit à rire.
Maintenant, il n’osait plus quitter sa maison poussiéreuse, car cela équivaudrait à une fuite. Et il pourrait rencontrer une connaissance de hasard qui aurait pitié de lui.
Il regarda par-dessus son épaule et se remit à rire, un drôle de petit gloussement haut perché. Il avait des larmes dans les yeux.
La secrétaire du Conseil médical, District E, écrivit sur le formulaire EOH/563 à la Commission médicale de l’Armée, demandant, pour l’histoire du cas, les papiers concernant l’ex-capitaine Tristram Makepeace.
Le cinquième jour d’attente, le mince, le fier, le stupide M. Makepeace, qui n’avait pas d’ami intime, pas de proches parents, pas d’ancre dans la fuyante réalité, et pas d’imagination, passa sa journée à tourner en rond dans sa maison, s’adressant à chaque face de chaque mur intérieur, trois fois chaque fois, avec une nouvelle incantation destinée à nettoyer les parois intérieures de son cerveau d’une accumulation de poussière.
Le matin du septième jour, la bonne femme d’à côté téléphona d’urgence pour une ambulance.
M. Makepeace, ses yeux pâles complètement vides dans son visage tendu, était penché à la fenêtre de sa chambre à coucher et poussait des hurlements.
Elle put saisir quelques mots : « La barrière a cédé… Je ne peux pas le supporter…»
« Il a dû combattre ce cycle de complexe d’Œdipe depuis des années, dit pensivement le superintendant. Et puis, pfuit ! une simple tension le plonge dans la psychose. » Il regarda de nouveau l’encéphalogramme. « En une nuit, schizophrénie classique…
— Au diable ! dit le jeune assistant. Aucun schizo ordinaire ne montre une dualité aussi clairement définie et aussi contrastée.
— Qui est-il ce matin ? demanda le superintendant.
— Grabcheek, en train de s’écrire une autre lettre aux bons soins de Tristam Makepeace. L’écriture est tout à fait reconnaissable. Incidemment, la police a vérifié les enveloppes Grabcheek que nous avons trouvées dans ses poches. Sans aucun doute possible, elles ont toutes été tapées sur sa propre machine.
— Mais en fin de compte, on n’a pas trouvé de lettres. Rien que des pages blanches. Alors qu’est-ce qu’il est en train d’écrire maintenant ? »
Le jeune assistant regardait par la fenêtre du bureau :
« Ton père, cita-t-il, t’envoie ses meilleurs vœux et espère te voir bientôt.
— Pauvre diable ! dit le superintendant. Au moins il ne peut pas se les envoyer lui-même maintenant. »
L’assistant tira une enveloppe cachetée de sa poche.
« Voilà ce qu’il y avait au courrier, ce matin. Il nous a fallu payer une surtaxe, car elle n’était pas timbrée :
E. Grabcheek Esq.
aux bons soins de Tristram Makepeace
Seaton Mental Hospital
Essex.
Le superintendant bondit sur sa chaise.
« Mais comment, au nom du Ciel ? Il est isolé depuis toute la semaine dernière !
— Un homme hanté par lui-même n’est pas lié aux limitations tridimensionnelles de sa personnalité dominante. Lisez quelques histoires de cas de phénomènes de poltergeist et vous verrez ce que je veux dire. Le poltergeist n’est pas un fantôme. C’est un faisceau de répressions qui se projettent. Ça, c’est une citation d’un livre que vous avez refusé de lire. Vous vous rappelez ?
— Idiotie ! murmura le superintendant. Une personnalité dissociée ne peut pas avoir une existence objective séparée.
— Si l’on en croit cet ouvrage, elle peut, persista l’autre. Vous devriez faire un essai : Personnes hantées, par Hereward Carrington et Nandor Fodor. Fodor a même rencontré des dissociations semblables dans sa pratique psychiatrique.
— Non… Non ! dit nettement le superintendant. Quelqu’un a sorti cette lettre en fraude et l’a mise à la poste.
— Sans timbre ? » ricana l’assistant. Puis le ricanement s’effaça.
« C’est une théorie détestable, admit-il. L’autre personnalité est presque invariablement mauvaise. Au Tibet, les adeptes purgent délibérément leur esprit de ce que nous pourrions appeler le symbolisme neurotique, en projetant des « thanaï », des pensées qui fusionnent avec des esprits mauvais, qui sont ensuite dissipés. Ou pas…
— Et ainsi, dit le superintendant, l’Abominable Homme des Neiges ? »
Il se mit à rire.
Ce matin-là, dans une maison vide d’une banlieue si banlieusarde, le facteur distribua une dernière lettre. Elle tomba sur le paillasson. Elle était adressé, et cette fois sans la concession du « aux bons soins de…» à
Ezreel Grabcheek Esq.
36, avenue des Acacias
Pendant que s’éloignaient les pas du facteur préoccupé, tenu par son service, la lettre s’éleva du paillasson en zigzaguant et resta suspendue en l’air.
Quelque chose se mit à rire.
Traduit par Dorothée Tiocca.
c/o Mr. Makepeace.
© Mercury Press, 1954.
© Librairie Générale Française, 1984, pour la traduction.