CHRYSOLITHE ENTIÈRE ET PARFAITE

par R.A. Lafferty

Lorsqu’une illusion perceptive définie et consistante est partagée par plusieurs personnes, on parle d’hallucination collective. C’est une façon commode de se débarrasser d’une expérience apparemment irrationnelle rapportée par plusieurs témoins, et la plupart des psychiatres, confiants dans la séparation des psychismes individuels, ne croient pas à l’existence de l’hallucination collective.

Mais d’un autre côté, notre image de la réalité est largement une création collective : les choses nous apparaissent comme nous avons appris à les voir, au travers de leurs noms.

Et si plusieurs personnes se mettaient d’accord pour voir la réalité autrement, changerait-elle au gré de leurs caprices ?

« Étant parvenus à la perfection, nous éprouvons un léger malaise. De notre hauteur, nous nous sentons astreints à baisser les yeux. Nous creusons notre trou et il n’y a rien au-dessous de nous ; mais dans notre imagination, au-dessous de nous il y a des profondeurs et des animaux. Baisser les yeux amène à la cultivation.

Il y a les cultes des pays lointains et des peuples lointains. Les Irlandais, les Américains et les Africains sont des partis philosophiques et industriels respectables, mais la cultivation va au-delà. Toute addition au monde défigurerait le monde parfait qui est la parfaite pensée du Créateur. S’il y avait réellement une Afrique, s’il y avait une Irlande, une Amérique ou une Atlantide, s’il y avait des Indes, alors nous serions différents de ce que nous sommes. L’unité tripartite qu’est l’œcumène serait rompue ; l’île-monde habitable, l’œil unique dans la tête qu’est le globe mondial, seraient frappés de nullité.

D’aucuns prétendent que notre monde rationnel et parfait devrait se plonger dans cette immense géographie inconsciente du sous-esprit, dans la faune excentrique et les incroyables continents de l’imagination torturée et des légendes noires. Selon eux, nous y gagnerions en profondeur.

Nous n’avons pas besoin de profondeur. Nous avons besoin d’élévation. Bannissons les choses sous-jacentes de notre inconscient et élevons-nous ! C’est ainsi que notre malaise passera. »

Audifax O’Hanlon

« Philosophie de l’élévation ».

LE Fidèle Prosélyte faisait voile vers le large en direction de l’est, à la latitude de quinze degrés nord et à la longitude de vingt-quatre degrés est. Au nord du caboteur se trouvait la magnifique Côte de Cannelle de la Libye, avec ses plages merveilleuses et ses remarquables hôtels, dorés dans le lointain. A l’est, au sud et à l’ouest, il n’y avait que les vagues couronnées de blanc, toujours recommencées. Le Fidèle Prosélyte faisait voile le long de la rive la plus au sud de l’œcumène, le monde habitable et habité.

August Shackleton buvait de la Bombe Romaine à même une bouteille ventrue et poussait des jappements de joie en tenant la barre du Fidèle Prosélyte.

« C’est un jeu d’enfant, aboya-t-il, mais jamais on n’avait vu des eaux aussi belles. Nous essayons d’évoquer des esprits extérieurs. Nous essayons d’invoquer des esprits et des contrées intérieurs. C’est un enfantillage grotesque. Pourquoi faisons-nous cela, Boyle, sinon pour nous amuser ?

— Devrait-il y avoir une autre raison, Shackleton ? Enfin, il y en a bien une, mais nous ne l’envisageons qu’avec maladresse et sans savoir ce que nous faisons. Ce qu’il y a avec les humains – et que personne apparemment n’a envie de remarquer – c’est que nous appartenons à une espèce qui n’a jamais disposé d’une culture adulte. Et nous ressentons de plus en plus ce manque, au fur et à mesure que nous devenons adultes par d’autres côtés. Il devient fastidieux de prolonger éternellement son enfance. Les plaisirs faciles, la rationalité aisée, les sciences et le gouvernement simples, sont vraiment des enfantillages. Nous les maîtrisons alors que nous sommes encore enfants puis nous regardons au-delà. Il n’y a rien au-delà de la puérilité, Shackleton. Il faut que nous trouvions quelque part une perspective plus profonde. Et nous sommes ici en train de chercher cette chose plus profonde.

— Comment ? En entreprenant une équipée qui semble puérile aux enfants eux-mêmes, Boyle ? J’ai eu honte devant mes fils lorsque j’ai avoué à quelles sortes de distractions je me livrais. Il y a d’abord eu les séances de spiritisme auxquelles nous nous adonnions. Si nous y avons jamais évoqué des esprits, c’en était sûrement de bien puérils. Et nous voilà maintenant en voyage sur le Fidèle Prosélyte. Nous sommes à la recherche de la localisation géographique de certaines images de l’inconscient collectif ! Comment les enfants ne nous conspueraient-ils pas ? Enfin, n’ayons pas trop honte. C’est un amusement pittoresque et stimulant, mais certainement pas adulte. »

Les quatre autres membres de l’expédition, Sebastian Linter, et leurs trois femmes, Justina Shackleton, Luna Boyle, et Mintgreen Linter, nageaient dans les flots bleus de l’océan. Le Fidèle Prosélyte avançait très lentement le long de la côte et les quatre nageurs étaient attachés à des cordes de halage fixées aux espars en saillie.

« Il y a quelque chose qui ne va pas dans l’eau ! s’écria tout d’un coup Justina Shackleton à l’attention de son mari. Il y a de mauvaises herbes dedans alors qu’il ne devrait pas y en avoir. Il y a aussi des roseaux et des herbes des marais. Il y a de la boue. Et de la vase verte !

— Tu es en train de perdre ta jolie tête, ma chérie, lui répondit Shackleton. Il n’y a que de l’eau bleue au large d’une côte sablonneuse. Je vois les poissons à vingt mètres de profondeur. Elle est parfaitement claire.

— Je te dis qu’elle est pleine de vase verte ! cria Justina. Et elle est tellement épaisse et lourde que c’est tout juste si elle ne m’arrache pas au filin. Et les insectes sont tellement acharnés que je suis obligée de rester sous l’eau.

Mais ils étaient au large de la Côte de Cannelle de la Libye. Ils pouvaient sentir le sable chaud et les jardins humides sur le rivage. Il n’y avait jamais eu de boue, ni de vase ni d’insectes au large de la Côte de Cannelle. Tout était aussi clair et lumineux que du verre vivant et fluide.

Sebastian Linter, qui nageait du côté du bateau tourné vers le large, grimpait maintenant à la corde pour remonter sur le pont découvert du bateau ; il saignait.

« Elle est vraiment boueuse, Shackleton, fit-il en haletant. C’est plein d’écueils, et très dangereux. Et cette sale bête à crocs aurait pu me tuer. Sortons les autres de l’eau !

— Linter, tu peux voir par toi-même que l’eau est transparente tout autour. Transparente, d’une profondeur suffisante, et sereine.

— Bien sûr, Shackleton, je vois bien. Seulement ce n’est pas vrai. Ce que nous cherchons a déjà commencé. L’illusion a déjà atteint tous les sens, à l’exception de la vue. Grouille-toi, Shackleton ! Sors-les de l’eau ! Les serpents et les crocos vont les avoir ! Les animaux qui fouaillent la boue vont les dévorer ; et s’ils essaient de monter sur la rive, les bestioles qui s’y trouvent vont les mettre en pièces et les réduire en charpie.

— Linter, nous sommes à deux milles au large et tout est limpide. Mais tu es troublé. Je le suis aussi. Le vaisseau vient de s’échouer alors qu’il y a cinquante mètres de fond par ici. Très bien, vous tous ! J’ordonne à tout le monde sauf à ma femme de sortir de l’eau ! A elle, je demande de sortir. Je suis incapable de lui ordonner quoi que ce soit. »

Les deux autres femmes, Luna Boyle et Mintgreen Linter, sortirent de l’eau. Mais Justina Shackleton n’en fit rien.

« Tout de suite, August, je viens tout de suite, fit Justina en direction du bateau. Je suis ici au milieu d’une énigme troublante et je veux l’étudier encore un peu. August, est-ce qu’on peut être coupé en deux par une hallucination ? On dirait qu’elle fait tout ce qu’il faut pour ça.

— Je n’en sais rien, trésor », répondit August Shackleton d’un air dubitatif.

Luna Boyle et Mintgreen Linter étaient sorties de l’océan en grimpant aux cordes. Luna était couverte de vase verte et de blessures sanguinolentes.

Mintgreen était pleine d’herbes et de boue, elle avait les pieds et les mains déchirés et elle marchait en boitant tellement elle avait mal.

« Tu as le pied cassé, mon cœur ? lui demanda Sebastian Linter, comme s’il était affecté. Mais ce n’est évidemment qu’une illusion.

— J’ai l’illusion d’avoir le pied cassé, geignit Mintgreen, et j’ai l’illusion d’avoir horriblement mal. Pleurnicharde babillarde, je voudrais bien que ce soit vrai ! Ça ne pourrait pas faire aussi mal en réalité.

— Élucubrations d’éléphant ! rugit Boyle. Ces illusions sont absurdes. Il ne peut y avoir autour de nous une telle reptation ambiante. Nous ne ressentons rien.

— Mais si, Boyle, répondit Shackleton avec nervosité. Et ton expression est plutôt étrange étant donné les circonstances. Car l’éléphant était historique en Inde, c’est-à-dire qu’il était fantastique dans l’Inde lointaine qui est fantastique, et il est encore plus imaginaire dans son éventualité africaine. D’ici un instant, nous tenterons d’évoquer l’éléphant d’Afrique qui est deux fois plus gros que l’éléphant indien historique. Le bateau laboure maintenant sérieusement le fond et il pourrait se briser si cela devait continuer, mais il n’y a aucune évidence de contact physique. Très bien, nous cinq qui sommes sur le pont allons nous concerter et nous creuser la tête à cette fin. Prête-nous aussi ta tête, Justina !

— Prends ma tête ! Prends-la ! N’importe comment, je vais laisser mon corps à cette sale bête à la gueule pleine de dents. August, tout cela est réel ! Ne me dis pas que j’imagine cette odeur !

— Nous allons tous essayer d’imaginer l’odeur et d’autres choses encore », déclara August Shackleton en débouchant une nouvelle bouteille de Bombe Romaine. Dans le monde visible se trouvaient toujours la Côte de Cannelle de la Libye et les océans bleus à perte de vue. Mais dans un autre monde visible, sans aucun rapport avec le premier et occupant un espace totalement différent (tous deux occupant cependant la totalité de l’espace), il y avait les marécages verts de l’Afrique, les rives couvertes de joncs qui devenaient parfois des forêts de la pluie et parfois des savanes, les Montagnes de la Lune qui s’élevaient à l’arrière, l’air parfois chargé d’humidité et parfois plein d’une lumière éclatante, les cinquante niveaux de bruits, les cent niveaux de couleurs.

« L’ambiance se forme parfaitement, alors même que nous n’avons pas encore commencé », ronronna Shackleton. Certains d’entre eux buvaient de la Bombe Romaine et certains autres du Canari Vert tandis qu’ils se préparaient à l’aventure psychique.

« Nous commençons la conjuration, fit Shackleton, et la conjuration débute par des paroles. Notre petit groupe s’est déjà livré à plusieurs sortes d’investigations, certaines peut-être insensées, afin de découvrir s’il y avait (ou plus important, pour s’assurer qu’il n’y avait pas) des zones physiques et des créatures au-delà de celles inclues dans l’œcumène fermé. Nous avons fait tourner des tables, nous avons participé à des séances de spiritisme. Les séances, en particulier, étaient grotesques, et je crois que nous nous sentons tous gênés et coupables en y pensant. Notre Foi nous interdit d’évoquer les esprits. Mais où nous est-il interdit d’évoquer la géographie ?

— Laisse un peu tomber l’évocation ! fit Justina dans un cri aigu. Cette sale bête vient de m’amputer de la cheville gauche. Je prie pour qu’elle ne me trouve pas à son goût !

— Il est un mystère qui subsiste depuis des siècles, poursuivit August (quelque peu dérangé par l’interruption vulgaire de sa femme, depuis l’océan), c’est que puissent sourdre de l’inconscient populaire des idées de continents qui ne se trouvent pas dans le monde, de continents peuplés d’une flore et d’une faune hautement imaginaires, des continents hantés par des gens parfaitement fictifs. Il est un autre mystère, et c’est que ces continents et ces îles psychiques soient reconnus et que des personnes apparemment saines aient déclaré les avoir visités. Le plus grand des mystères est l’Afrique. L’Afrique était, du temps des Romains, une parcelle de la Mauritanie, laquelle était une fraction de la Libye, l’une des trois parties du monde. Il y a pourtant trois mille ans que l’on trace des cartes correctes de la côte entière de la Libye, or il n’y a pas d’Afrique au-delà, ni rattachée, ni séparée. Nous prouvons l’absurdité de tout cela en faisant voile au beau milieu de l’océan, juste à l’emplacement de ce prétendu continent.

— Nous en prouvons encore bien davantage l’absurdité en embourbant notre bateau dans un marécage situé en plein dans ce continent imaginaire et en voyant le continent en question commencer à se former autour de lui », fit Boyle. Et il lui semblait que son Canari Vert avait un drôle de goût. L’air avait comme une saveur discordante et il y avait dans sa boisson quelque chose d’effroyablement étrange.

« On dirait un truc de Carlo Forte, fit Linter avec un rire incertain.

— L’ambiance continentale se forme autour de nous, dit Shackleton. Nous allons maintenant évoquer les créatures. Conjurons d’abord les grands animaux, le rhinocéros, le lion, le léopard, l’éléphant, qui ont tous leur équivalent asiatique ; mais ceux de l’Afrique aléatoire doivent être une fois et demie ou deux fois plus gros, et incomparablement féroces.

— Nous les conjurons, nous les conjurons, psalmodièrent-ils tous, et les créatures conjurées apparurent comme dans un brouillard.

— Nous conjurons l’hippopotame, ce monstre aquatique, avec sa grosse masse comique, son museau semblable à la pelle d’une excavatrice et ses yeux pareils à de grosses boules…

— Arrête ça, August ! hurla depuis l’eau Justina Shackleton. Je ne sais pas si monsieur l’hippopotame est d’humeur folâtre ou non, mais il va me réduire en compote d’ici une minute.

— Sors de l’eau, Justina ! lui ordonna sévèrement August.

— Certainement pas. Il n’y a plus de bateau sur lequel grimper. Vous êtes tous assis sur un énorme arbre abattu et tout glissant, en équilibre au-dessus de l’eau, et les crocodiles et les boas passent tout près de vos jambes et de vos cous.

— Oui, c’est ce que je suppose d’une certaine façon, fit August. Maintenant, que tout le monde conjure les animaux qui ont été conçus en proie à un humour macabre, la girafe dont le cou est à lui seul plus grand qu’un cheval, et le zèbre, ce cheval en costume de clown.

— Nous les conjurons, nous les conjurons, psalmodièrent-ils tous.

— Le zèbre n’est pas aussi drôle que je croyais, se plaignit Boyle. Rien n’est aussi drôle que je croyais.

— Conjurons le grand serpent mille fois plus lourd que tous les autres serpents et qui peut avaler un âne sauvage. » C’était Shackleton qui menait le mouvement.

« Nous le conjurons, nous le conjurons, psalmodiaient-ils tous ensemble.

— August, il est juste au-dessus de ta tête, il pend du mimosa géant ! hurla Justina depuis le marécage. Il y en a dix mètres, et il est en train de descendre vers toi.

— Conjurons le crocodile, entonna Shackleton. Pas le petit crocodile du fleuve d’Égypte mais le grand crocodile de la plus profonde Afrique, celui qui peut avaler une vache.

— Nous le conjurons, nous l’imaginons, nous l’évoquons, et avec lui les marécages et les estuaires dans lesquels il vit, psalmodièrent-ils tous.

— Doucement avec celui-là ! fit Justina d’un ton aigu. Il me grignotait déjà par petits bouts, voilà maintenant qu’il me dévore à pleines bouchées !

— Conjurons l’autruche, entonna Shackleton. L’oiseau mille fois plus lourd que les autres oiseaux, qui mesure un mètre de plus que l’homme et rue comme une mule, l’oiseau qui est trop lourd pour voler. Je me demande d’ailleurs quel délire a pu concevoir une telle vie sauvage en Afrique.

— Nous la conjurons, nous la conjurons, psalmodiaient-ils.

— Conjurons le grand singe qui marche, celui qui est trois fois plus lourd que l’homme, entonna August. Conjurons-en un légèrement plus petit, des deux tiers de la taille de l’homme, qui grimace et baragouine et comprend le langage, et pourrait parler s’il le voulait.

— Nous les conjurons, nous les conjurons.

— Conjurons le troisième des grands singes, celui qui a un nez de chien et le derrière violet.

— Nous le conjurons, nous le conjurons, mais il s’est échappé d’une bande dessinée.

— Conjurons l’okapi, ce gentil monstre fait des morceaux de l’antilope, du chameau et de la girafe aléatoire et qui porte en outre un costume de clown à rayures.

— Nous le conjurons, nous le conjurons.

— Conjurons la multitude des antilopes, le nyala, le koudou, le bubale, l’oryx, le bongo, l’oréotrague sauteur et le chamois du Cap, tous si peu à leur place dans un pays chaud tant ils ne sont que de grotesques caricatures de la petite antilope des Alpes.

— Nous les conjurons, nous les conjurons.

— Conjurons le buffle qui est plus grand que les autres buffles et que tous les autres bestiaux et qui a des cornes aussi larges qu’un bouclier. Conjurons le couagga, dont j’ai oublié l’apparence supposée, mais qui ne peut pas être ordinaire.

— Nous les conjurons, nous les conjurons.

— Nous arrivons au plus fort ! Conjurons le groupe le plus anthropomorphique de tout l’inconscient : des hommes, en vérité, aussi noirs que la mi-nuit dans un bosquet de noisetiers, à la cheville, au métatarse et aux membres inférieurs longs, pour pouvoir courir et bondir remarquablement ; aux cheveux frisés et aux traits massifs. Conjurons-en une autre variété, seulement à moitié aussi haute que l’homme. Conjurons-en une troisième sorte, courte de stature et aux hanches prodigieuses.

— Nous les conjurons, nous les conjurons, psalmodièrent-ils tous. Ce sont les caricatures du commencement.

— Mais tous ces animaux peuvent-ils apparaître en même temps ? protesta Boyle. N’y aurait-il pas des variations climatiques et des différences dans la forme des terres ? Tout ne se retrouverait pas ensemble.

— C’est une rhapsodie, c’est un panorama, c’est l’Afrique », fit Luna Boyle.

Et ils se retrouvèrent au milieu de l’Afrique, sur le tronc glissant d’un arbre abattu en équilibre au-dessus d’un marécage vert. Et les animaux étaient autour d’eux dans les forêts de la pluie et les savanes, sur la rive et dans le marais tout vert. Et il y avait aussi un homme noir comme la nuit, le visage altéré par l’émotion.

Justina Shackleton poussa un hurlement horrible lorsque le crocodile la coupa en deux. Elle hurlait encore à l’intérieur de la bête qui l’avalait, un peu comme on crierait sous l’eau.

L’Œcumène, l’île qui est le monde, a la forme d’un œuf qui s’étendrait sur 110° d’est en ouest et sur 45° du nord au sud. Il est partagé en trois parties : l’Europe, l’Asie et la Libye, délimitées par des incursions de la mer : l’Europe est séparée de l’Asie par les mers Hyrcanienne et du Pontus, l’Asie de la Libye par la mer de Perse, et la Libye de l’Europe par les mers Tyrrhénienne et Ionienne (le complexe méditerranéen). L’endroit le plus occidental du monde est Coruna, en Ibérie ou Espagne, le plus septentrional est Kharkovsk, en Scythie ou Russie ; le plus oriental est Sining, en Han ou Chine ; et celui qui est situé le plus au sud est la Côte de Cannelle de la Libye.

La première carte du monde, celle d’Éra-thosthène, était telle et elle était parfaite. Qu’il l’ait conçue par suite d’une révélation primitive ou d’une exploration précoce, elle était correcte à quelques minimes détails près. Le fait que la Grande Bretagne semble avoir été portée sur la carte comme une île et non comme une péninsule est peut-être le fruit de l’erreur d’un copiste primitif. Une Grande Bretagne détachée du Continent se ratatinerait, comme se racornit et meurt la branche coupée de l’arbre. Il n’y a pas d’îles viables.

Toutes les îles se fanent, s’en vont à la dérive et disparaissent. Elles réapparaissent parfois brièvement, mais il n’y a aucune vie en elles. Le suc de la vie ne circule que dans les continents. C’est la TERRE UNIQUE, LA TERRE VIVANTE ET SAINTE, LE JOYAU ENTIER ET PARFAIT.

C’est ainsi que l’on aperçoit de temps en temps l’Irlande, le Haut-Brésil ou les Terres Rocheuses d’Amérique ; mais on ne les voit

pas toujours au même endroit, et elles n’ont pas toujours le même aspect. Elles n’ont ni vie, ni réalité.

La géographie et l’histoire secrètes de lAmerican Society, de lAtlantis Society et de leurs semblables, sont des notions ésotériques, symboliques et ténébreuses, destinées aux membres de loges ; ce ne sont que des conventions pour les initiés. Elles renferment des analogies, non des réalités.

Il faut évidemment que l’œcumène se développe, mais il se développe intérieurement, en intensité et en signification ; sa forme ne peut pas changer. La forme est déterminée depuis le commencement, de la même façon exactement que la forme d’un homme est déterminée avant sa naissance. Un homme ne croît pas en augmentant le nombre de ses membres ou de ses têtes. L’idée de l’œcumène développant des appendices serait aussi grotesque que l’idée d’un homme se laissant pousser une queue.

Diogène Pontifex.

« Le Monde en tant que Perfection ».

August Shackleton éclata d’un gros rire nerveux lorsque sa femme fut coupée en deux et que le crocodile en avala la moitié ; sa main qui tenait la Bombe Romaine se mit à trembler. Il y avait vraiment quelque chose de déconcertant dans tout ça. Le cri déchirant qu’avait poussé Justina Shackleton était à la fois atterrant et exécrable.

Justina était déjà devenue hystérique un jour, lors d’une séance de spiritisme au cours de laquelle les fantômes et les apparitions avaient été plus ou moins classiques ; mais August n’était jamais certain de la sincérité de son hystérie. Une autre fois, lors d’une séance, elle avait disparu d’une pièce fermée à clef et était revenue après plusieurs jours avec une histoire friponne selon laquelle elle aurait été au pays des elfes. C’était un véritable clown, toujours sous pression et avec ça dotée du génie du scandale ; et cette dernière invention de se faire bouffer par un crocodile était bien dans son style.

Et brusquement ils se révélèrent tous d’une créativité explosive, les archétypes subjectifs de chacun s’entremêlant avec ceux des autres pour enfanter un chaos mugissant. Ce qui avait été le Fidèle Prosélyte et était maintenant un tronc d’arbre glissant surplombant un marécage, s’était dangereusement rapproché de celui-ci. Ils voulurent tous y regarder de plus près.

Il y avait des hurlements et des barrissements, il y avait la couleur et la puanteur, et une masse fouaillante. Le crocodile beugla comme un taureau, et pas du tout comme Shackleton pensait qu’un crocodile devait crier. Mais l’un d’entre eux avait eu l’idée qu’un crocodile devait faire ce bruit-là et il avait imposé son imagination aux autres. Des créatures qui n’avaient rien de chevalin hennissaient et des animaux fringants sanglotaient et gargouillaient.

« Remontez ! Remontez ! geignait l’homme noir. Vous allez tous vous faire tuer, ici. » Son visage ressemblait exactement à l’un de ces masques de Noirs que l’on porte dans les pantomimes, à Noël. L’un des membres du groupe avait une imagination puissante et pleine de clichés. Mais ce qu’il avait de plus incongru, c’est qu’il baragouinait en français, en mauvais français comme si c’était sa seconde langue qu’il ne maîtrisait pas parfaitement. Lequel d’entre eux était suffisamment linguiste pour improviser sur le coup un Français aussi noir ? Luna Boyle, bien sûr, mais pourquoi avait-elle mis ce français grotesque dans la bouche d’un Noir en pleine Afrique aléatoire ?

« Remontez ! Remontez ! » hurlait l’homme noir. Il avait un vieux fusil du siècle dernier avec lequel il tirait sur le crocodile.

« Hé ! il est aussi en train de tirer sur Justina, gloussa un peu trop gaiement Mintgreen. Il y en a la moitié dans cette espèce de dragon. Oh, elle en aura des trucs à nous raconter ! De nous tous, c’est elle qui a la meilleure imagination.

— Sortons-la de là et remettons-la ensemble », suggéra Linter. Ils criaient tous beaucoup trop fort et avec trop d’excitation. « Elle va rater le meilleur.

— Holà, holà ; homme noir, appela Shackleton. Pouvez-vous sortir la moitié de ma femme de cette chose et la remettre ensemble ?

— Oh ! hommes blancs, hommes blancs, ceci est la réalité, et ceci est la mort, se lamenta l’homme au comble de la détresse. Vous êtes dans une zone sauvage fermée. Vous ne devriez pas être là du tout. Quelle que soit la façon dont vous êtes venus, quelle que soit la forme réelle de ce madrier ou de cet arbre sur lequel vous vous tenez si périlleusement, sortez d’ici si vous le pouvez. Vous ne savez pas vivre ici. Partez, hommes blancs ! Ce sont vos vies qui sont en jeu !

— On peut donner des ordres à un fantasme, fit August Shackleton. Fantasme d’homme noir, je te commande de sortir la moitié de ma femme de cette créature mourante et de la remettre ensemble.

— Oh ! hommes blancs drogués, je ne peux pas faire cela, gémit l’homme noir. Elle est morte et vous plaisantez, et vous buvez de l’Oiseau Vert et de la Bombe et vous mugissez comme des enfants fous dans un rêve.

— Nous sommes dans un rêve et vous faites partie de ce rêve, dit calmement Shackleton. Et nous pouvons faire des expériences avec les créatures de notre rêve. C’est le but de notre présence en ces lieux. Tenez, attrapez cette bouteille de Bombe Romaine ! » Et il la jeta au Noir qui l’attrapa. « Buvez. Il m’intéresse de voir si une créature de rêve peut faire incursion dans le domaine des substances physiques.

— Oh ! hommes blancs drogués, gémit l’homme noir, cet endroit où les bêtes viennent boire n’est pas un endroit pour vous. Vous excitez les animaux et alors ils tuent. Lorsqu’ils sont excités, ils représentent aussi un danger pour moi qui me déplace ordinairement sans difficulté au milieu d’eux. J’ai été obligé de tuer le crocodile qui était mon ami. Je ne veux pas en tuer d’autres. Je ne veux pas que d’autres parmi vous se fassent tuer. »

L’homme noir était vêtu et botté comme s’il sortait d’un magasin d’articles de chasse, peut-être grâce à l’imagination attentive de Boyle qui adorait les accoutrements de chasse. Le masque de Noir échappé d’une pantomime était déformé par la détresse et l’angoisse, mais l’homme buvait fébrilement la Bombe Romaine tout en les suppliant de quitter cet endroit.

« Remarquez que la forme du crâne est absolument humaine et la stature parfaitement droite, fit Linter. Constatez également qu’il est moins velu que nous et qu’il est lippu, tandis que le grand singe à gauche est plus poilu mais a les lèvres minces. Je les avais envisagés comme étant deux versions différentes de la même créature.

— Non, tu les imagines comme ils apparaissent, fit Shackleton. C’est ta conception de ces deux créatures que nous observons tous.

— Mais remarque la conformation du temporal et de la mandibule, protesta Linter. Je ne m’attendais pas à cela.

— Tu es seul parmi nous à connaître quoi que ce soit à la forme du temporal et de la mandibule, répondit Shackleton. Je te dis que c’est ta propre symbolique. C’est toi qui lui fournis sa charpente, il porte le masque noir traditionnel que nous lui donnons tous, il est habillé par Boyle et parle le langage que Luna Boyle lui met dans la bouche. Il est le produit de nos efforts combinés. Ouvrez l’œil, tous ! La situation devient dangereuse, maintenant, et même explosive ! Mon vieux, je deviens aussi hystérique que ma femme ! Ce rêve est tellement vivant qu’il ne me lâche plus ! Ah, c’est une gigantesque entreprise investigatrice, mais je me demande si j’aurai jamais envie de refaire cette expérience particulière. Damnation verte ! Mais c’est que ça devient dangereux ! Attention, tout le monde ! »

Ah ! c’était vraiment devenu sauvage : un asile africain ululant, hurlant et beuglant, un éblouissement vert et doré de couleurs animées d’un mouvement rapide, la mordante puanteur animale de l’effroi et du meurtre, l’odeur âcre de la peur humaine.

Un lion souilla l’abreuvoir, terrassant une antilope à cornes en enfouissant profondément son mufle dans le sang à la chaude couleur. Un hippopotame, monstre des profondeurs, jaillit de l’eau. Des girafes s’élevèrent comme des derricks aux articulations extravagantes et entreprirent un galop incertain à travers le bocage.

« En voilà assez ! » Terrorisée, Mintgreen Linter prit l’initiative et se mit à réciter l’incantation : « Que se dissipent le cauchemar de l’heure de midi, le crocodile-dragon et le monstre !

— Nous les abjurons, nous les abjurons ! psalmodièrent-ils tous en un concert de voix variées.

— Que se dissipent l’homme noir et le singe noir, et toutes les choses noires du pays vert et noir.

— Nous les abjurons, nous les abjurons », psalmodièrent-ils. Mais l’homme noir était déjà allongé sous les sabots et les cornes d’une créature bovine ; il était mort et l’écho de son dernier coup de fusil résonnait encore. Il avait essayé d’empêcher le buffle de renverser le tronc d’arbre en équilibre instable et de précipiter tous les hommes blancs dans le marécage meurtrier. Le grand singe noir était parti, lui aussi, terrifié, et il était retourné vers sa savane aux hautes herbes. La plupart des autres créatures avaient disparu ou s’estompaient, et il y avait de nouveau dans l’air la saveur de l’eau salée et des lointaines plages de sable chaud.

« Que s’en aille le lion qui rugit, le jour, reprit Luna Boyle, et le léopard qui est la panthère, le tout-animal de la mythologie macabre. Que s’en aillent le serpent écraseur, et l’autruche géante, et le cheval en costume de clown.

— Nous les abjurons, nous les abjurons, psalmodièrent-ils tous.

— Que le Fidèle Prosélyte se forme à nouveau sous nos pieds, dans la structure que nous pouvons voir et appréhender, récita August Shackleton.

— Nous le conjurons, nous le conjurons », entonnèrent-ils. Et le Fidèle Prosélyte s’éleva à nouveau, juste au-dessus du seuil de leurs consciences.

« Que disparaissent les continents illicites, et avec eux toutes les funestes îles de nos sous-esprits fertiles ! lança Boyle, en proie à une sorte de trépidation.

— Nous les abjurons, nous les abjurons », psalmodièrent-ils tous avec contrition. Et l’Afrique illicite était maintenant devenue très précaire tandis que la Côte de Cannelle de la Libye commençait à prendre forme comme derrière un verre teinté.

« Finissons-en ! Ça persiste d’une manière malsaine ! fit Shackleton d’une voix sonore et avec détermination. Laissons tomber nos restrictions mentales ! Ne nous mêlons plus de cette illicité en particulier et ne désirons plus ardemment d’étranges géographies qui ne sont pas notre monde authentique ! Verrouillons à l’intérieur de nous-mêmes ces choses troublantes !

— Nous les verrouillons, nous les verrouillons ! » entonnaient-ils.

Et tout fut terminé.

Ils étaient sur le Fidèle Prosélyte qui faisait voile vers l’est, au large de la Côte de Cannelle de la Libye. La côte se trouvait au nord, avec ses plages merveilleuses et ses remarquables hôtels. Au sud, à l’est et à l’ouest, il n’y avait que les vagues couronnées de blanc, toujours recommencées.

Tout était fini, mais l’incantation les avait ébranlés par son seul pouvoir psychique.

« Justina n’est pas avec nous, fit timidement Luna Boyle. Elle n’est nulle part à bord du Fidèle Prosélyte. Vous croyez qu’il lui est arrivé quelque chose ? Est-ce qu’elle va revenir ?

— Bien sûr, qu’elle va revenir, ronronna August Shackleton. Une fois, après une séance de spiritisme, elle a fait l’école buissonnière pendant deux jours. Oh ! elle va nous en raconter de bien bonnes quand elle va rentrer. Et je crois que je vais apprécier les vacances que ça va me faire. Je l’adore, mais l’époux d’une femme excentrique a parfois besoin d’un peu de repos.

— Mais regardez ça, regardez ! hurla Luna Boyle. Oh ! elle est impossible ! Elle pousse toujours la plaisanterie trop loin. Ça, c’est vraiment de mauvais goût ! »

La moitié inférieure du corps de Justina Shackleton flottait le long du Fidèle Prosélyte, dans l’eau bleue et transparente. C’était vraiment épouvantable : elle était couverte de sang et les poissons mordaient dedans à pleines dents.

« Oh ! Justina, ça suffit ! s’écria August Shackleton d’un ton furieux. Quelle femme ! Ah ! je la vois, maintenant ! Nous approchons de la côte ! »

C’était l’entrée du port de plaisance, le chenal d’accès qui menait, à travers les hauts fonds qui bordaient la plage, vers le joli port situé derrière. Ils virèrent de bord, louvoyèrent et se dirigèrent vers la Côte de Cannelle de la Libye.

Le monde était de nouveau intact, joyau entier et parfait qui reposait, magnifique, vers le nord. Et au sud, il n’y avait que le vaste océan, l’immense équateur et les zones désertes du sous-esprit. Le Fidèle Prosélyte arriva à l’entrée du passage qui menait au port, et sur toutes choses régnait la parfaite lumière de midi.

Traduit par DOMINIQUE ABONYI.

Entire and Perfect Chrysolite.

© Damon Knight, 1970.

© R.A. Lafferty, 1972.

© Librairie Generale Française, 1984, pour la traduction.