UNE MER DE VISAGES

par Robert Silverberg

Pénétrer l’esprit et projeter sur un écran, par une radiographie de l’âme, ce qui s’y passe, et peut-être pouvoir y intervenir, grâce à une machine, c’est un désir déjà plusieurs fois exprimé dans cette anthologie. C’est à la fois le désir d’objectiver ce qui se passe dans notre esprit et qui nous semble si réel, et celui de mettre un terme à notre isolement essentiel, celui de partager la substance de nos rêves, de nos cauchemars, de nos délires.

Mais s’introduire dans l’univers de l’autre, c’est aussi risquer de perdre ses frontières, son individualité, et d’y prendre la place de l’autre.

Ne peut-on nommer vaisseaux freudiens de tels fragments épars sur la mer de l’inconscient ?

Joséphine Saxton.

TOMBER.

C’est un peu mourir, je suppose. Cette sensation de descendre à l’infini, cette conscience de ne reposer sur rien. Là-haut, tout n’est que ciel. Et dessous, ce n’est ni la terre ni la mer, rien qu’une couleur informe et si lointaine que je n’en puis préciser l’exacte nuance. Le cosmos est une déchirure béante et, tête la première, je plonge, bras et jambes emportés dans un tournoiement sauvage, la matière grise de mon cerveau plaquée par la force centrifuge contre les parois de mon crâne. Ma chute est pareille à celle de Lucifer. De l’autre au mitan du jour, il tomba, Du mitan du jour à l’humide soir ; Dans l’infinie lenteur d’une journée d’été. Astre précipité des hauteurs du zénith, Escortant le soleil en son déclin. Ces vers sont de Milton. Même en pareille circonstance, je puis encore tirer parti de ma vieille culture classique. Sa chute est pareille à celle de Lucifer, Éloignant à jamais de lui toute espérance. Ceux-là sont de Shakespeare. En fait, c’est la même chose. Toute la littérature anglaise est l’œuvre d’un seul et unique auteur dont la voix insinuante et persuasive palpite dans mon crâne en proie au vertige. Dieu fasse que je ne m’écrase point.

« Elle te ressemble un peu, expliquai-je à Irène. Du moins est-ce ainsi l’espace d’un instant lorsqu’elle se tourne vers la fenêtre de mon bureau et que le soleil baigne son visage. Cette similitude, bien sûr, n’a rien que de très superficiel ; tout au plus une question d’ossature, d’emplacement des yeux, de coiffure. Mais vos expressions, les reflets de votre moi profond sur l’apparence extérieure, sont radicalement différents. Toi, Irène, tu rayonnes de bonne santé, d’une vitalité libérée de toute entrave, tandis que ses traits à elle s’esquivent si facilement derrière les masques stéréotypés de la schizophrénie : le regard tour à tour rêveur ou agressif, le front pâle et mouillé de sueur. Elle est très mal dans sa peau.

— Comment s’appelle-t-elle ?

— Lowry. Avril Lowry.

— Avril, c’est un beau prénom. Elle est jeune ?

— Dans les vingt-trois ans.

— Tu m’as bien dit qu’elle était schizophrène, Richard ? Comme c’est triste.

— Parfois – et Dieu seul sait ce qui provoque une telle réaction – elle se retire au tréfonds d’elle-même, dans une sorte d’absence. Elle peut alors rester six ou huit mois dans un mutisme absolu. La dernière crise de ce type remonte à un an mais ces jours derniers, elle se sentait beaucoup mieux et elle a consenti à parler un peu d’elle-même. Tout se passe, m’a-t-elle expliqué, comme si les murailles de son esprit recélaient un point faible, une brèche, une trappe, un conduit ou quelque passage similaire ; de temps à autre, son âme est irrésistiblement attirée par ce gouffre, elle s’y déverse et disparaît dans Dieu sait quoi. Il ne reste alors d’elle qu’une coquille vide. Au bout d’un certain temps, elle finit par emprunter le même chemin pour ressurgir, mais elle est convaincue qu’un jour elle n’en reviendra pas.

— Y a-t-il un moyen de l’aider, demanda Irène. Les drogues ? L’hypnose ? Les électrochocs ? Là privation sensorielle ?

— Toutes ces méthodes d’approche n’ont rien donné.

— Alors, Richard ? Que vas-tu faire ? »

Suppose donc que le moyen existe. C’est cela. Faire semblant de connaître un moyen. N’est-ce pas une hypothèse de travail acceptable ? Faire semblant, rien d’autre, et voir ce qui se passe.

Sous moi, le vaste océan remplit la totalité de mon champ de vision. La surface en est convexe : renflée au centre, elle-se précipite vers la périphérie dans une courbe vertigineuse, un tel à-pic que je m’interroge sur ce qui peut contenir les flots et les empêcher de submerger l’horizon. A faible profondeur sous cette portion de sphère miroitante, s’étend un gigantesque entrecroisement de hachures, tel un décor mural immense flottant entre deux eaux. L’espace d’un instant, cependant que je continue de plonger vers elles, les formes se dissolvent pour se restructurer ensuite avec cohérence : le visage d’Irène m’apparaît, ses traits calmes, ses yeux d’un bleu profond qui posent sur moi leur tendre regard. Elle se déploie sur l’océan et son image couvre une superficie plus vaste que ne saurait le faire n’importe quelle masse continentale. Je reconnais son menton volontaire, ses lèvres pleines et la finesse de son nez délicat. Il émane d’elle une sereine aura de paix intérieure qui me soutient comme un invisible filet. Ma chute se fait harmonieuse et j’ai plutôt l’agréable impression de planer ; mes bras sont pareils à des ailes et les muscles de mon corps sont parfaitement détendus. Comme elle est belle ! Ma descente se poursuit et, soudain, le portrait d’Irène se brise. Brusquement, la mer se hérisse d’échardes métalliques et des éclairs dorés flamboient dans le sombre velours bleu-vert des flots. Peut-être suis-je déjà mille mètres plus bas que le dessin se reforme ; de nouveau, un visage monumental. Je m’apprête à bénir le retour d’Irène… mais non… ce visage est celui d’Avril, mon être de tristesse et de silence. Un visage hanté, voilé de ténèbres : de sombres yeux pleins de terreur, des joues caves et des narines soulevées de palpitations convulsives. Au-dessus de sa lèvre inférieure, apparaît le rebord d’une incisive. O ma douce et pauvre Taciturne. Dans sa chevelure éparse et portée par l’onde, le soleil répand les aiguilles d’or de ses reflets. Avec l’apparition d’Avril, la sérénité fait place à la fureur. De nouveau, perdant tout contrôle, je suis précipité telle une masse de plomb ; de nouveau, je suis pris dans le tournoiement centrifuge du cosmos : mon souffle est violemment arraché de ma poitrine et un froid glacial gifle mon corps désemparé. Désespérément, je lutte pour retrouver mon équilibre. J’y parviens enfin et mon regard se tourne vers le bas. Encore une fois, le dessin s’est modifié : là où s’étendait le visage d’Avril, je puis seulement distinguer des bandes parallèles de lumière ambrée que déforme le clapotis des flots. Sur le miroir de l’océan, on perçoit à présent de minuscules points blancs. Des îles, je suppose.

Quelle étrange ressemblance existe, par moments, entre Irène et Avril !

Comme il est troublant pour moi de les confondre ! Comme ce peut être dangereux !

« Cette thérapie que vous avez choisie, docteur Bjornstrand, est certainement la plus risquée de toutes.

— Risquée pour moi ou risquée pour elle ?

— Je dirais qu’elle est pleine de risques à la fois pour vous et pour votre patiente.

— Bon. Quoi de neuf, à part ça ?

— Vous êtes venu me chercher pour avoir un avis impartial, docteur Bjornstrand. Mais si vous ne vous souciez pas d’accepter mon opinion…

— J’ai une très haute estime pour votre opinion, Erik.

— Vous allez cependant poursuivre la thérapie de la manière que vous venez de m’exposer ?

— C’est exactement mon intention. »

En cet instant, ma chute s’achève.

Je touche l’eau à la perfection et entaille la surface brillante de l’océan avec une précision toute chirurgicale ; sur cinquante, quatre-vingts, cent mètres, je tranche résolument dans l’épaisseur de l’épithélium marin et des muscles vigoureux qui le sous-tendent. Remarquable travail, docteur Bjornstrand. Vous n’avez pas perdu la main.

Peut-être suis-je assez profond.

Je me roule en boule, donne un coup de talon, pivote et me redresse vers le haut, m’agrippant à la flaque de lumière au-dessus de ma tête. Je m’aperçois alors que je me suis trop enfoncé. Mes poumons sont en feu et le ciel, qui tout à l’heure était mon élément, me semble à présent terriblement loin. Je m’élève cependant par brasses vigoureuses et finis par jaillir à l’air libre tel un bouchon opiniâtre.

Le temps de reprendre mon souffle, je me laisse d’abord mollement porter par les vagues avant de jeter un regard sur le monde environnant. Déjà haut dans le ciel en cette fin de matinée, le soleil darde sur moi son œil féroce. Un ondoiement charmeur court sur les flots tièdes. Non loin, à une centaine de mètres tout au plus, une île semble me proposer sa plage de sable blond bordée – un peu en retrait – par une rangée de palmiers élancés. Je me mets à nager vers ce rivage et, à mesure que je m’en rapproche, les insondables ténèbres des abîmes sous-marins font place à une barrière de hauts-fonds sablonneux cependant que la surface de la mer passe du bleu profond au vert tendre. Pourtant, je n’atteins pas la terre aussi vite que je l’avais espéré. Peut-être ai-je été trop optimiste dans mon estimation de la distance ; malgré les efforts que je déploie, l’île reste toujours aussi lointaine. A certains moments, j’ai même l’impression qu’elle recule devant moi. Mes bras se font lourds ; mes mouvements de jambes se ralentissent. Je suis exténué, pantelant ; un bourdonnement s’enfle dans mes tempes. Soudain mon regard entrevoit sous les eaux les reflets miroitants du soleil ; je me redresse et sens sous mes pieds le sable du fond. Je me traîne en pataugeant jusqu’au rivage et m’écroule à genoux là où meurent les vagues.

« Puis-je me permettre de vous appeler Avril, Miss Lowry ?

— Qu’importe.

— Je n’ai pas l’impression qu’entre un patient et son médecin ce soit là un dangereux niveau d’intimité. Qu’en pensez-vous ?

— Pas vraiment.

— Haussez-vous toujours les épaules lorsque vous répondez à une question ?

— Je ne savais pas que je le faisais.

— C’est pourtant ce que vous faites. De même que vous évitez soigneusement de laisser paraître une expression quelconque sur votre visage. Vous vous efforcez constamment d’être indéchiffrable, Avril.

— Je me sens peut-être plus en sécurité ainsi.

— Mais qui est votre ennemi ?

— Vous devez en savoir plus que moi sur ce sujet, docteur.

— Est-ce vraiment ce que vous pensez ? Je suis complètement extérieur, moi, tandis que vous, vous êtes à l’intérieur de votre esprit. Vous en saurez toujours plus que je n’en pourrai jamais apprendre.

— Vous avez toujours la possibilité de pénétrer dans ma tête si vous le désirez.

— Cela ne vous ferait-il pas peur ?

— Ça me tuerait.

— Je n’en suis pas sûr, Avril. Vous êtes beaucoup plus forte que vous ne le pensez. Vous êtes aussi très belle, Avril. Je sais, cela n’a rien à voir… Mais c’est ainsi : vous êtes très belle. »

A en juger par la courbure accentuée du rivage, il s’agit seulement d’un îlot. Je suis étendu de tout mon long non loin des franges écumantes de la mer, exténué, à plat ventre sur le sable humide et chaud dans lequel mes doigts s’enfoncent convulsivement. Le soleil est brûlant et je perçois sur mon dos nu le tambourinage incessant de vagues de chaleur. Pour tout vêtement, je porte une étroite paire de blue-jeans délavée et déchirée, raccourcie à la diable au-dessus des genoux. La ceinture en est gonflée d’eau et craquante de sel comme si j’avais dérivé des jours entiers avant d’échouer à terre. Et peut-être les choses se sont-elles ainsi passées, car en pareil lieu, il m’est difficile d’avoir une estimation correcte du temps.

Je dois me relever. Il me faut explorer cette île.

Oui. Me Lever. Tout de suite. Un peu étourdi, n’est-ce pas ? Certes. Mais c’est néanmoins d’un pas ferme et régulier que je traverse la plage en pente douce et foule, au bout d’une cinquantaine de mètres, le sol pulvérulent qui succède au sable de la grève. Çà et là, le socle corallien affleure en vastes masses rocheuses blanchâtres. Bien que par sa nature le terrain donne l’impression d’être aride, il est cependant couvert d’une végétation luxuriante. Tout autour, ce ne sont que rideaux de vigne vierge, enchevêtrements de lianes, plantes tropicales aux longues feuilles vertes et luisantes, veinées d’épaisses nervures, troncs rugueux de palmiers. Et par-dessus tout, tel un bourdon, le fracas étouffé du ressac : shsheuff, shsheuff. Comme cette mer est bleue ! Comme ce ciel est vert ! Shsheuff.

Et là-haut dans le ciel, n’est-ce point un visage ?

Oui, un visage de femme. Irène ? Avril ? Ses traits ne sont pas très précis quoique j’en distingue fort nettement les contours, suspendus à une centaine de mètres au-dessus des flots, telle une projection verticale émanée de cette pellicule veinée par les reflets du soleil qu’est l’épiderme de l’océan. Oui, c’est une forme rayonnante, éblouissante, où s’esquissent les détails d’un beau visage : des narines, des lèvres, des sourcils, des joues. Sans nul doute, c’est un visage. Et il ne reste pas longtemps seul car, sous l’intensité de mon regard, il se dédouble, puis se dédouble encore et se scinde à l’infini, si bien qu’à présent, je vois, flottant à mi-hauteur dans le ciel, une rangée de visages. Dix, puis cent, puis mille visages qui envahissent l’horizon. Une mer de visages. Tous ont la même expression sérieuse. Souriez ! Immédiatement, les visages obéissent et sourient. C’est beaucoup mieux. L’atmosphère tout entière est baignée de lumière par ce sourire. Les visages se fondent, se brouillent, semblent se préciser puis se brouillent à nouveau ; ils se chevauchent en partie, dansent, miroitent, fluent et refluent. Sont-ce des illusions dues à la chaleur ? Des filles du soleil ? De doux mirages ? Mon regard se lève, par-dessus leur déploiement, vers la claire étendue des cieux dépourvus de nuages.

Des faucons !

Des faucons, ici ? Ne devrais-je pas plutôt voir des goélands ? Les oiseaux tournoient, silhouettes noires sur le ciel aveuglant, leurs ailes largement déployées, leurs plumes pareilles à de longs doigts. Je distingue le profil en crochet de leur bec féroce. Ils plongent dans l’air chargé de vapeurs, happent de gros insectes et, reprenant leur essor, s’éloignent pour digérer. L’instant d’après, il n’y a plus d’oiseaux dans le ciel, rien que les visages qui continuent de sourire. Je leur tourne le dos et m’apprête à pénétrer dans les broussailles pour voir de quelle sorte d’endroit la mer m’a fait présent.

Tant que je reste à proximité du rivage, je puis progresser sans difficulté, mais il n’en serait pas de même si je continuais à m’enfoncer dans la dense végétation de l’intérieur. Je prends donc sur ma gauche, ne perdant pas de vue le ruban dentelé de la plage, et à peine ai-je fait une centaine de pas qu’une évidence s’impose à mon esprit : cette île dérive.

Je viens de jeter un coup d’œil sur la mer et de remarquer que, sur l’horizon, à une ou deux journées de voile, se profile une bande de terre sombre surmontée de noires montagnes triangulaires. Quelques minutes auparavant, je n’avais vu dans cette direction que les flots s’étendant à l’infini. Peut-être ces montagnes viennent-elles juste de surgir, mais il est plus probable que l’île, portée par les courants dans un lent mouvement de toupie, vient seulement de présenter l’endroit où je me trouve face à ce rivage. Oui, ce doit être là l’explication du phénomène. Je me fige un long moment dans une immobilité totale et je perçois maintenant les montagnes dans un angle légèrement différent, puis dans un autre. De tels effets de parallaxe ne peuvent correspondre à rien d’autre. L’île est animée d’un mouvement de dérive. Elle se meut, et je me meus avec elle, sur la face immuable et sans limites de l’océan.

* *
*

Le jeune et déjà célèbre psychiatre américain Richard Bjornstrand a commencé le 3 août 1987 à se pencher sur le cas de Miss Lowry. En moins de quinze jours, il est parvenu à définir le foyer de sa psychose et a recommandé l’application d’un traitement par pénétration dans la conscience, technique thérapeutique dont la popularité ne cesse de croître aux États-Unis. Le médecin personnel de Miss Lowry qui, dans les premiers temps, s’était élevé contre le recours à une telle méthode, ne tarda pas, à la suite d’entretiens ultérieurs, à se laisser convaincre de la valeur potentielle d’une approche de ce type si bien que, le 19 septembre, on inaugura le processus d’injection dans l’espace mental de la patiente. Nous attendons maintenant du docteur Bjornstrand de nouvelles informations sur le déroulement de cette expérience.

« Mais, me fit remarquer Léonie. Que se passera-t-il si tu tombes amoureux d’elle ?

— Et alors ? Répliquais-je les psychiatres ont toujours été amoureux de leurs malades. Reich s’est même marié avec une de ses patientes, et Fenichel aussi. Bon nombre parmi les pionniers de la psychanalyse ont eu des liaisons avec les femmes qu’ils soignaient. Et Freud, qui s’en est abstenu, n’a cependant jamais caché…

— Freud vivait à une autre époque », se contenta de dire Léonie.

Je viens de faire le tour de l’île et cela m’a pris environ quatre heures. Mon estimation se fonde sur ce qu’au début, le soleil était directement au-dessus de ma tête et qu’à présent, il a parcouru plus de la moitié du chemin séparant le zénith de l’horizon. Sous ces latitudes, je suppose, le soleil se couche très tôt, même en été. Vers six heures et demie, peut-être.

Pendant tout l’après-midi, l’île ne semble pas avoir pivoté sur elle-même : l’un de ses côtés est constamment resté tourné vers la haute mer tandis que l’autre continue de regarder le rivage aux noires montagnes. Elle poursuit cependant sa dérive car j’ai pu constater quelques variations mineures dans la disposition apparente des sommets et la bande de terre elle-même semble s’être rapprochée. (Quoiqu’en y réfléchissant bien, ce puisse être une illusion.) Les visages apparaissent, s’évanouissent et reviennent sans que je puisse définir une périodicité régulière dans leur présence ou leur identité : Avril, Irène, Avril, Irène, Irène, Avril, Avril, Irène. Parfois je les vois me sourire, et parfois non. Un moment, j’ai cru voir une Irène me faire un clin d’œil et quand j’ai levé les yeux, le visage était celui d’Avril.

Malgré sa taille exiguë, l’île n’en comporte pas moins plusieurs zones géographiques fort distinctes. La partie sur laquelle je me suis échoué se caractérise par un dense rideau de palmiers dont les couronnes se mêlent et au pied desquels la plage dévale en pente douce vers la mer. J’ai arbitrairement décrété que ce côté de l’île était l’est. A l’ouest, s’étend une steppe basse et brûlée par le soleil, couverte d’épineux rabougris et enchevêtrés. Au nord, se dresse une haute barrière corallienne dont les falaises tarabiscotées plongent directement dans les flots. Inlassablement, de petites vagues blanches viennent se briser contre ses spirales, les dômes et les minuscules couloirs de cette paroi de corail alvéolée. La partie méridionale de l’île est couverte de dunes d’aspect très saharien dont les crêtes rosées ne cessent de se déplacer insensiblement cependant que je les contemple. Vers l’intérieur, l’altitude s’élève progressivement jusqu’à un point culminant situé à une cinquantaine de mètres au-dessus du niveau de la mer. Manifestement, le soubassement calcaire et poreux de cette colline doit receler des poches souterraines où viennent s’accumuler les eaux de pluie car une végétation luxuriante s’accroche à ses pentes. Au cours de ma promenade, j’ai fait plusieurs crochets par l’intérieur des terres qui tantôt m’ont amené dans une région marécageuse, toute bruissante de sables mouvants, tantôt dans une gorge ombreuse hérissée de termitières, tantôt dans un taillis de petits arbres fruitiers aux larges ramures.

Cette île est d’une remarquable beauté. J’y puis trouver de l’eau et de la nourriture en suffisance, et les abris ne manquent pas. Pourtant, je suis déjà rongé d’impatience à l’idée de voir se terminer le voyage. Les sommets dénudés et pointus du continent ne cessent de se rapprocher ; un jour, j’atteindrai ce rivage et mon travail réel commencera.

Le risque est l’essence même de ce type de traitement. Le médecin doit s’attendre à rencontrer des puissances qui dépassent de loin ses propres forces et il lui faut être prêt à les affronter en sachant qu’elles peuvent aisément triompher de lui. La patiente, pour sa part, doit connaître et accepter le fait que cette intrusion du psychiatre dans les abîmes de sa conscience peut entraîner dans sa personnalité de profondes modifications dont certaines risquent de ne pas être bénéfiques.

Je viens de vivre une journée particulièrement éprouvante. L’aube s’est levée sur un ciel rouge traversé de veines violettes ; un œdème généralisé, une plaie sanguinolente et grotesque. Puis de grands vents se sont mis à souffler, courbant les palmiers et leur arrachant même de grandes branches. Craignant d’être écrasé par la chute d’un arbre ou emporté par les vagues violentes qui se ruaient sur la plage, j’ai profité d’une accalmie pour m’enfoncer à l’intérieur des terres. J’ai marché pendant une demi-heure et j’ai fini par m’installer dans une sorte d’amphithéâtre naturel, une cuvette corallienne dont la remontée du fond des eaux avait dû se produire des millénaires auparavant tant le relief en était émoussé par l’érosion. Je suis resté là jusqu’en fin de matinée et quand, vers midi, je suis redescendu vers le rivage, j’ai vu les cieux se couvrir d’épais nuages noirs. Une angoisse m’a étreint, le pressentiment que des puissances menaçantes rassemblaient leurs forces avant de livrer assaut, une impression similaire à celle que j’éprouve parfois en écoutant ce court et dense passage orchestral qui termine l’Agnus Dei de la Missa Solemnis. Et quelques instants plus tard, j’ai été pris sous une averse de grêle, de pluie, de grésil, de rafales d’un vent tour à tour brûlant ou glacé. J’ai même vu tomber des flocons de neige. Devant ce cataclysme réunissant tous les types d’intempéries possibles, j’ai cru que la terre allait se fendre et vomir sur moi des torrents de lave. En l’espace de cinq minutes, tout fut terminé et l’on aurait pu croire qu’il n’y avait jamais eu de tempête. Les nuages se dissipèrent et le soleil reparut comme si de rien n’était. Des oiseaux de plumages variés se mirent à voltiger dans l’air qui résonna de leur doux gazouillis. Les visages d’Irène et d’Avril, répétés à l’infini, recommencèrent à clignoter entre présence et absence sur la toile de fond du ciel. Le rivage montagneux s’était immobilisé sur l’horizon, il ne se rapprochait pas mais ne diminuait pas non plus dans le lointain, comme si, figée de terreur par le tumulte de ce jour, l’île avait décidé de prendre racine.

Il a plu cette nuit. Une pluie fine et chaude, tel un crachin de vapeur. De denses nuages de moucherons planaient au-dessus du sol et l’île entière semblait résonner d’un bourdonnement maléfique et obsédant qu’amplifiait le silence. J’ai cependant fini par m’endormir et, quand j’ai été réveillé par un bruit semblable à un énorme coup de tonnerre, j’ai vu un soleil monstrueux et difforme se lever avec lenteur à l’occident.

Nous étions installés dans le patio de Donald autour de la table en bois de séquoia, Irène, Donald, Erik, Paul, Anna, Léonie et moi. Erik et Paul se servaient bourbon sur bourbon et nous autres, nous dégustions lentement notre verre de Shine, cette nouvelle boisson à base d’huile essentielle de cannabis additionnée, si je ne me trompe, de ginger beer et de sirop de fraise. Nous étions tous assez partis. « Je ne vois pas de raison, dis-je, pour s’interdire de tirer parti des tout récents développements de la technologie. Voici une malheureuse fille atteinte d’une maladie psychique qui, pour être impossible à identifier, n’en est pas moins une infirmité mentale particulièrement atroce ; or, je dispose là d’une chance inespérée d’entrer dans son âme et…

— D’entrer dans quoi ? s’écria Donald.

— Dans sa conscience, son anima, son cerveau, son esprit, quel que soit le nom que l’on veuille bien donner à ça.

— Ne l’interromps donc pas, dit Léonie à Donald.

— Au moins, tu devrais d’abord demander à Erik de l’examiner afin d’avoir une opinion impartiale, suggéra Irène.

— Qu’est-ce qui vous fait croire qu’Erik est impartial ? demanda Anna.

— Il essaie de l’être, dit Erik, de sa voix calme. Oui, docteur Bjornstrand, laissez-moi l’examiner.

— Je sais très bien ce que vous me direz.

— Quand même.

— N’est-ce pas terriblement dangereux ? demanda Léonie. Je m’explique : suppose que ton esprit reste englué à l’intérieur du sien, Richard ?

— Englué ? Que veux-tu dire ?

— Est-ce vraiment inenvisageable ? J’ignore tout du processus mis en œuvre, j’en suis consciente, mais…

— Je ne pénétrerai en elle que dans le sens le plus métaphorique de ce terme », dis-je.

Irène éclata de rire et Anna lui lança un regard entendu : « Vous croyez vraiment ça ? »

Irène fit un vague mouvement de tête. « Je ne me fais pas le moindre souci en ce qui concerne la fidélité de Richard », dit-elle d’une voix traînante.

Aujourd’hui, son visage se déploie sur l’entière largeur du ciel.

Avril. Irène. L’une ou l’autre. Elle éclipse le soleil et illumine le jour de son propre rayonnement supernaturel.

La course de l’île s’est renversée. Elle dérive à présent vers la haute mer. Depuis trois jours, je vois les montagnes du continent s’amoindrir à l’horizon. De toute évidence, les courants se sont modifiés ; à moins, peut-être, qu’à proximité du rivage, une zone de résistance ne maintienne au large des îles errantes telles que la mienne. Il me faut absolument trouver le moyen de repartir en sens inverse. Je suis convaincu de ne pouvoir rien faire pour Avril tant que je n’ai pas atteint le continent.

Dans le secteur où je viens de pénétrer, règne un calme plat. La mer est d’huile et, dans l’air étouffant, les images se reflètent comme un palais des miroirs. Je ne vois d’autre visage que le mien, mais je le vois partout, multiplié à l’infini. Mes joues disparaissent sous une barbe naissante et le soleil a gratifié mes pommettes et les ailes de mon nez d’une teinte rouge vif. Je grimace un sourire et un million de sosies, dansant dans les vapeurs de l’air, répondent à ma grimace. Je tends la main vers eux, et ils tendent la leur vers moi. Je me sens comme prisonnier dans un cylindre de métal poli. Mon éblouissant reflet infeste l’atmosphère brûlante et je succombe sous une perpétuelle sensation d’étouffement ; une terrible langueur me submerge ; je prie pour que viennent les ouragans, les trombes d’eau, les convulsions du lit de l’océan, n’importe quelle catastrophe pourvu qu’elle rompe la tension claustrophobe que je sens monter en moi.

* *
*

Irène est-elle une femme ? Mon amante ? Ma compagne ? Mon amie ? Ma sœur ?

Je suis dans la conscience d’Avril et Irène est un personnage de fiction.

L’idée commence à se faire jour en moi que je procède peut-être à ma propre analyse plutôt qu’à celle d’Avril.

J’ai mis au point un mécanisme capable de me ramener vers le continent. Toute cette semaine, j’ai sué sang et eau pour abattre des palmiers avec pour seuls outils quelques grossières haches sans manche taillées dans des plaques de corail. Après avoir traîné ces arbres jusqu’à une pointe de terre située sur la côte sud de l’île, je les ai disposés en alternance comme les rames d’une galère de part et d’autre de la presqu’île, leur feuillage plongeant dans l’eau et chaque tronc lié à son voisin par un nœud de liane assez lâche. En opérant une traction sur l’ensemble à l’aide d’une liane particulièrement épaisse assujettie à l’axe formé par la base des troncs, j’ai d’ailleurs réussi à les manœuvrer comme des rames. Puis, j’ai attaché ce câble végétal à un énorme palmier situé au sommet du promontoire. En fait, ce que j’ai bricolé est une sorte de moteur alternatif : en remuant le feuillage des palmiers, les courants provoquent une tension dans les liens qui les unissent, et la résistance de l’arbre central à la traction de la grosse liane fait que les palmiers agissent comme des rames et poussent l’île tout entière vers le continent. C’est à travers l’accomplissement de travaux utiles, a dit Goethe, que nous justifions notre existence aux yeux de Dieu.

Mes « rames » fonctionnent à la perfection. De nouveau, je me rapproche du rivage montagneux.

Je m’en rapproche très vite. Trop vite même, me semble-t-il. Je dois être à proximité d’un fort courant.

Mon île a fini par être emportée par ce courant et, bon gré mal gré, je dérive à une allure vertigineuse. Je vois grossir le rocher sur lequel Scylla guette sa proie. Cette créature, devant moi, ne peut être que Scylla. Nul moyen de l’éviter, car la force du courant est inexorable et mes rames désemparées brimbalent dans les remous. La monstrueuse bête est lovée sur elle-même, à l’affût sur son écueil dénudé. Où me cacher ? Vais-je me précipiter dans les fourrés et y rester tapi jusqu’à ce que tout danger soit passé ? Six têtes avec chacune trois rangées de dents acérées, et douze bras serpentiformes ! Je pourrais me cacher, bien sûr, mais ce serait lâche, et inutile peut-être. Je vais rester sur le rivage, exposé à sa vue. J’entends son aboiement terrifiant. Comment me protéger contre les crocs de Scylla ? Dans un ruban de nuages floconneux bas sur l’horizon, Irène me sourit. Il existe un moyen, semble-t-elle me dire. Je cueille un nuage et le modèle pour en faire un simulacre de moi-même. Regarde : c’est un autre Bjornstrand qui se tient là, torse nu, la peau rougie par les coups de soleil. J’en fais une seconde réplique, puis une troisième, sans omettre le moindre détail : la barbe de quinze jours, les taches de naissance… J’en fabrique ainsi une douzaine. Des leurres passifs, vides, sans âme. Le monstre va-t-il s’y laisser prendre ? C’est ce qu’on va voir. Ses aboiements se font de plus en plus furieux. Mon île s’engouffre dans le détroit et je passe tout près de Scylla. Va ! Attaque ! Attaque ! Les longs cous se déploient, se dressent et retombent, se dressent et retombent. J’entends les hurlements de mes sosies. Je les vois frénétiquement battre l’air des bras et des jambes alors que la bête les soulève et les emporte. Ce sont eux qu’elle dévore, et moi, elle m’oublie. J’ai doublé sain et sauf le roc où se tient la hideuse créature. Le visage d’Avril, démultiplié à l’infini sur la voûte azurée du ciel, me sourit. Je sors plus fort de cette rencontre. Je n’aurai plus à connaître la peur : je suis devenu invulnérable. Fais pour le pire, océan : emmène-moi jusqu’à Charybde. Je suis prêt. Oui, emmène-moi vers Charybde.

* *
*

Le tout, écrit quelque part D.H. Lawrence, est une étrange assemblée d’éléments sans rapport apparent qui défilent les uns devant les autres en un glissement rapide. Je suis d’accord avec une telle définition, mais bien sûr, l’absence de rapport est beaucoup plus apparente que réelle sinon il n’y aurait pas de tout.

Je crois avoir acquis, maintenant, un contrôle total sur cette île. Je puis la remodeler en fonction de mes besoins et j’ai commencé par lui donner une forme profilée comme celle d’un navire : pointue à l’avant et arrondie à l’arrière. Mon système de rames en palmiers a été remplacé par des projections flexibles de la substance même de l’île qui me propulsent à une allure régulière vers le continent. Le large feuillage d’arbres-parasols me rend à présent la chaleur du jour plus supportable. Je n’ai qu’à le vouloir pour que jaillisse du sable un luisant filet d’eau fraîche.

Par étapes, j’étends ma sphère d’influence au-delà du périmètre de l’île. J’ai déjà fait surgir à quelque distance du rivage une barrière de récifs délimitant une zone protégée des requins. J’y puis nager en toute sécurité, et, lorsque j’ai faim, je n’ai qu’à tendre les mains pour que les poissons viennent docilement s’y prendre.

Je façonne à ma guise les nuages. Avril, Irène. Dans les cieux, je suscite les traits du docteur Richard Bjornstrand. Je dessine côte à côte Avril et Irène : les lignes se brouillent et l’image devient celle d’une seule femme.

Je suis maintenant tout près de la côte. Plus qu’un jour ou deux avant d’y aborder.

Me voici parvenu au continent. Je manœuvre mon île et la fais pénétrer dans une large baie en croissant de lune blottie au pied de hautes montagnes dont les versants dénudés s’élèvent avec rapidité jusqu’aux noirs sommets en dents de scie. L’île fait naître de son sol une vigoureuse pousse ligneuse qui, en quelques instants, grandit, s’allonge et va s’amarrer sur le rivage. Empruntant ce robuste câble végétal comme passerelle de coupée, je descends à terre. Ici, la température est plus fraîche et la végétation clairsemée semble a d’épaisses barriques charnues et violacées, hérissées de piquants et plus hautes que moi. A grands coups de rondin, j’en entaille une et un liquide rose pâle suinte de la plaie. Je le goûte et lui trouve une saveur fraîche et sucrée, légèrement enivrante.

Pendant les cinq jours au voyage que j’entreprends pour atteindre le sommet de la plus proche montagne, je ne me nourris que de sève de cactus. Mes pieds nus claquent sur le roc nu. Le contraste entre l’atmosphère torride des jours et le gel lunaire des nuits est tel qu’au crépuscule, les rochers se rétractent avec un bruit sec lorsque la chaleur les quitte. Dans mon dos, la mer s’étend, silencieuse, à l’infini. L’air est parsemé de sévères visages de femmes. Je grimpe par un lent chemin en lacet, marquant de fréquents arrêts pour me reposer puis reprenant mon escalade, et finis par atteindre la plus haute crête de la chaîne. Vers l’intérieur des terres, les pentes dévalent à pic, se creusent en vallée irrégulière et tourmentée, jonchée de roches massives et de plaques de glace, émaillée de lacs blancs pareils à d’étroites blessures. Plus loin, s’étend une sérié de collines boisées, douces comme des seins de femme, qui descendent progressivement vers une plaine centrale d’où jaillit un geyser de lumière : des flammèches de phosphorescences bleues, dorées, vertes et rouges fusent dans les hauteurs, s’estompent et se perdent. Je n’ose approcher de cette fontaine de feu tant je crains d’être consumé par sa sauvage intensité. C’est là, je le sais, l’antre où se tient l’essence d’Avril, le fier noyau de son âme où nul autre qu’elle n’aura jamais accès.

Je me tourne vers la mer et contemple sur ma gauche le ruban de la côte. Tout d’abord, je n’y vois rien de spécial : la dentelle festonnée d’une succession de baies soulignées par des plages de sable clair, la ligne blanche des brisants et un vol tournoyant d’oiseaux noirs. Puis, à bonne distance, je distingue une étrange découpe du rivage. Deux longues et minces presqu’îles incurvées l’une vers autre font saillie sur la côte, pareilles à deux doigts, un pouce et un index, saisissant un objet inexistant. Et, dans le large cercle qu’elles délimitent, la mer bouillonne avec frénésie. Au centre exact se creuse un tourbillon dont les parois lisses donnent une impression de calme. C’est là ! C’est Charybde ! Le maelström !…

Par voie de terre, il me faudrait plusieurs jours pour l’atteindre. J’irai plus vite par mer. Je me précipite au bas de la montagne, regagne mon île et tranche le câble qui la retient au rivage. Avec perversité, il se met à repousser. Quelque influence maligne s’acharne à contrecarrer mon pouvoir. Je le tranche à nouveau ; les deux moitiés se réunissent. Je fais une nouvelle tentative et le même phénomène se reproduit. Encore, encore et encore. Au comble de l’exaspération, je provoque une fissure qui traverse l’île de part en part là où mon câble est enraciné. Toute la portion de terrain qui entoure mon ancre végétale se détache et reste au port, fermement amarrée, cependant que le restant de l’île dérive vers le large.

Mais ce n’est pas fini. Le processus de fission se poursuit sur sa lancée. Tel un glacier en débâcle, l’île se disloque, se désintègre et d’énormes fragments s’en séparent. Je bondis par-dessus les crevasses béantes, cherchant toujours à me réfugier sur le plus gros morceau dans l’espoir d’y préserver ma demeure flottante, jusqu’au moment où je prends conscience qu’il ne reste presque rien de l’île sinon un minuscule radeau de corail dont la superficie ne cesse de diminuer. Elle ne fait déjà plus qu’une dizaine de mètres carrés. Cinq, maintenant. Moins de cinq. Plus rien.

L’océan m’a toujours inspiré une peur panique. Cette vaste coupe renversée d’eaux glaciales, traversée de fracas saumâtres et de sombres végétaux caoutchouteux, habitée de monstres aux mâchoires acérées, exerce une étrange emprise sur mon âme, une hantise, une possession. Ce sont, bien sûr, les mers septentrionales que je connais et pour lesquelles j’éprouve cette haine, le sinistre océan Atlantique dont les flots graisseux viennent lécher les côtes du Massachusetts. Ses roches noires et déchiquetées veillant sur l’impénétrable mystère des eaux, son offrande quotidienne d’épaves étirant leur lugubre cordon le long des rares criques sableuses, le hideux grouillement des crabes et autres bestioles courant se dissimuler sous les cailloux. Tout en nageant, j’imagine d’hostiles créatures marines glissant autour de mes jambes. Je jette un regard dégoûté sur l’invisible et chatoyant foisonnement du plancton, ce délire de filaments fibreux et d’antennes chitineuses. Et plus que tout, je redoute la lenteur indolente du calmar géant dont les tentacules démesurés s’étirent paresseusement vers les vaisseaux en surface. Et c’est à ce monde effrayant que je suis livré. Dans le ciel, le visage d’Avril est fendu par un sourire. Le visage d’Irène semble faire un clin d’œil.

Je suis attiré vers le maelström. Nager est inutile, car les flots, délibérément, m’entraînent vers mon but. Mais je n’en tiens pas compte et nage, brasse après brasse, refusant de m’abandonner à la force du courant. J’arrive en vue de la première presqu’île. Je nage avec d’autant plus d’énergie. Je ne permettrai pas que ce soit le tourbillon qui me capture ; je dois me livrer à lui de mon plein gré.

Je bascule à présent dans les cercles extérieurs de Charybde. C’est ici que s’engouffre l’esprit d’Avril : je puis voir son visage, tel un masque livide, tournoyer suspendu sur la muraille des flots avant d’être tiré vers le bas et de s’engloutir au centre du vortex ; je vois alors reparaître son front, ses yeux vides, ses lèvres, son visage entier qui oscille un instant puis, de nouveau, redescend dans l’abîme ; c’est un cycle infini de noyades et de disparitions, de retours et de résurrections. Il me faut la suivre.

A quoi bon faire semblant de nager. Ici l’on ne peut que tenir bras et jambes serrés l’un contre autre et se laisser emporter, de niveau en niveau, dans les spires toujours plus resserrées du maelström, jusqu’à ce qu’on atteigne le puits central du tourbillon, et ensuite… l’ultime descente. C’est maintenant la chute libre. Et elle dure une éternité. De l’aube au mitan du jour, il tomba, Du mitan du jour à l’humide soir. Je me suis précipité dans le cœur de Charybde, pris par son irrésistible et monstrueuse succion qui, soudain, se relâche et m’abandonne en un lieu ténébreux d’eaux calmes et glacées, très loin sous le niveau de la mer. Mes poumons sont en feu ; ma cage thoracique, distendue par une brûlante accumulation d’air vicié, me lance de douloureuses protestations dans les aisselles. Je coule le long de la paroi lisse et verticale d’une montagne engloutie. Mes pieds rencontrent soudain une corniche en saillie, je m’y accroche, la longe à tâtons et mes doigts finissent par découvrir l’entrée d’une caverne creusée dans la falaise.

J’y pénètre et débouche dans une salle humide et froide, remplie d’air et dont les murs luisants reflètent une inexplicable lumière. Avril est là, accroupie au fond de la grotte. Elle est nue, elle frissonne, sa chevelure trempée encadre de lourds torons son visage renfrogné et la pâle colonne de son cou. En m’apercevant, elle se lève mais reste plaquée contre la muraille. Elle a de petits seins, des hanches étroites, des cuisses minces : un corps de fillette.

Je lui tends la main. « Viens. Nous allons sortir ensemble, Avril, et nager vers la surface.

— Non. C’est impossible. Je me noierais.

— Mais je serai avec toi.

— Même, dit-elle. Je me noierais, je le sais.

— Que vas-tu faire alors ? Rester ici ?

— Pour l’instant, oui.

— Jusqu’à quand ?

— Jusqu’au moment où je pourrai sortir en toute sécurité, me répond-elle.

— Quand viendra ce moment ?

— Je le saurai.

— Alors, je vais attendre avec toi. D’accord ? »

Je me garde de la brusquer. « Allons-y maintenant », finit-elle par dire.

Cette fois, à ma grande surprise, c’est moi qui hésite. Tout se passe comme si, dans cette caverne, nous avions fait l’échange de nos forces ; à présent, c’est moi qui suis faible. Elle me prend la main et, malgré ma résistance, m’amène jusqu’à l’entrée de la grotte. Au bout de l’étroite voie d’accès, je vois les eaux tourbillonner, tenues à distance car elles ne peuvent expulser l’air qui remplit notre abri dans la paroi rocheuse. Avril commence à se laisser glisser le long de la pente. Elle est tout excitée, rayonnante, ses yeux brillent, ses seins se gonflent. « Viens, dit-elle. Maintenant. Tout de suite. »

Ensemble, nous culbutons hors de la caverne.

Tel un étau, l’océan se referme sur moi. J’étouffe, je halète, je suis écrasé sous une pression terrifiante. Dans mes tympans se module un hurlement suraigu. L’eau se force un passage dans mes narines. Je perçois au-dessus de moi la valse sauvage du tourbillon. Paniqué, je fais volte-face et tente de regagner le havre de la caverne, mais en vain : ma retraite est coupée et je rebondis sur l’écran d’air qui en ferme l’entrée. De nouveau, je me laisse emporter par les eaux. Je commence à me noyer, je crois. Ma vision se brouille. Je suis vaguement conscient du fait qu’Avril m’a saisi le bras, qu’elle me remorque et m’entraîne vers le haut. Que va-t-elle faire ? Espère-t-elle nager à contre-courant du tourbillon ? Tout n’est plus que ténèbres. Je ne perçois rien d’autre que le contact de sa main. Je m’efforce de concentrer mon regard et finis par la distinguer au travers d’un brouillard pourpre. Comme elle ressemble à Irène ! Qui est-elle en réalité ? Avril ou Irène ? Mais cela n’a plus guère d’importance. Je me noie et telle est maintenant ma seule préoccupation. Bientôt, ce sera terminé. Lâche-moi, lui dis-je, lâche-moi, laisse-moi me noyer et en finir avec tout ça. Va, va, tâche de te tirer de là. Essaie de t’en sortir saine et sauve. Mais elle ne prête nulle attention à mes paroles et continue de m’entraîner derrière elle.

Nous jaillissons dans la lumière du soleil.

Ballottés sur la surface des flots, nous sentons la chaude caresse de l’air sur notre visage. « Regarde, me crie-t-elle. C’est une île. Nage, Richard, nage. Nous y serons dans dix minutes et nous pourrons nous y reposer. »

Le visage d’Irène occupe l’entière étendue du ciel.

La voix d’Avril se fait pressante. « Nage ! » me dit-elle.

J’essaie. Mais je suis à bout de forces. Je fais quelques brasses et la paralysie me gagne. Avril, apparemment inconsciente de ce qui m’arrive, est loin devant moi ; je la vois fendre avec vigueur la surface de la mer et se rapprocher de l’île. Avril, au secours ! Aide-moi ! Avril ! Avril ! Je repense à la plage, au sable humide et chaud, au rideau de palmiers, à la complexe texture des rochers de corail blanc. Oui. Il est temps pour moi de rentrer. Irène m’attend. Avril ! Avril !

Elle aborde le rivage et je vois le soleil jouer sur les courbes sveltes de son corps nu.

Avril ?

La mer me tient. Épave désemparée, je suis remporté vers le maelström.

Plus bas, toujours plus bas. Comment lutter contre ? Avril est partie. Je ne vois qu’Irène dans le chatoiement des vagues. Toujours plus bas.

Cette fraîche et sombre caverne.

Où suis-je ? Je n’en sais rien.

Qui suis-je ? Le docteur Richard Bjornstrand ? Avril Lowry ? Les deux, peut-être ? Ou ni l’un ni l’autre ? Je suis Bjornstrand, je crois. J’étais. Ici, Dickie Dickie Dickie.

Comment puis-je sortir d’ici ? Je n’en sais rien.

Je vais attendre. Tôt ou tard, je serai assez fort pour sortir et affronter les flots. Tôt. Tard. On verra.

Irène ?

Avril ?

Ici, Dickie Dickie Dickie. Ici.

Où ?

Ici.

Traduit par GÉRARD LEBEC.

A sea of faces.

© G. Terry Carr, 1974.

© Calmann Lévy, 1976.

© Librairie Générale Française, 1984, pour la traduction.