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Ce suicide le préoccupait plus qu’il n’aurait dû, et Mrs. Lambert avait appelé la veille pour annuler son rendez-vous. Render, ayant donc décidé de passer une matinée pensive, entra dans le bureau un cigare à la bouche et le sourcil froncé.
« Avez-vous vu… ? demanda Mrs. Hedges.
— Oui. » Il jeta son manteau sur la table qui se trouvait dans l’angle opposé de la pièce, puis il s’approcha de la fenêtre et regarda en bas. « Oui, répéta-t-il, j’avais les vitres transparentes quand je suis passé à côté. Ils étaient encore en train de nettoyer.
— Vous le connaissiez ?
— Je ne connais même pas encore son nom. Comment l’aurais-je appris ?
— Priss Tully vient de m’appeler – elle est réceptionniste dans ce cabinet d’ingénieurs, au quatre-vingt-sixième. Elle dit que c’était James Irizarry, un dessinateur de publicité qui avait ses bureaux dans le même couloir qu’eux. C’est une sacrée chute. Il devait être inconscient quand il a touché le sol, non ? Il a rebondi contre le bâtiment. Si vous ouvrez la fenêtre et que vous vous penchez, vous verrez – sur la gauche, là – où…
— Peu importe, Bennie. Votre amie a-t-elle une idée des raisons qui l’ont poussé à le faire ?
— Pas vraiment. Sa secrétaire courait dans le couloir en hurlant. Apparemment, elle s’était rendue à son bureau pour lui parler de certains dessins, juste au moment où il enjambait l’appui de la fenêtre. Sur sa planche à dessin, il y avait un message qui disait : « J’ai tout ce que je voulais. Pourquoi traîner ? » C’est drôle, non ? Enfin, je ne veux pas dire drôle…
— Ouais. Vous savez quelque chose de sa vie privée ?
— Marié. Deux enfants. Bonne réputation professionnelle. Son travail marchait bien. Sobre comme pas un. Il avait les moyens de se payer un bureau dans cet immeuble.
— Seigneur ! dit Render en se retournant. Vous avez un dossier là-dessus, ou quoi ?
— Vous savez, dit-elle en haussant ses épaules dodues, j’ai des amis partout, dans cette ruche.
Nous bavardons toujours quand les choses sont calmes. Et puis Prissy est ma belle-sœur…
— Vous voulez dire que si je plongeais par cette fenêtre à l’instant même, ma biographie ferait le tour du quartier dans les cinq prochaines minutes ?
— Probablement, (ses lèvres brillantes esquissèrent un sourire), à une ou deux minutes près. Mais ne le faites pas aujourd’hui, hein ? Ça tomberait un peu à plat, vous comprenez, et ça n’aurait pas la même publicité que si vous étiez seul en scène.
« De toute façon, poursuivit-elle, vous êtes un mélangeur de cerveaux. Vous ne le feriez pas.
— Vous pariez contre les statistiques, lui fit-il observer. La profession médicale, avec celle des hommes de loi, enregistre environ trois fois plus de suicides que n’importe quelle autre.
— Hé ! s’écria-t-elle d’un air inquiet. Écartez-vous de ma fenêtre ! »
Elle ajouta : « Je serais obligée d’aller travailler pour le docteur Hanson, et c’est un empoté. »
Render s’approcha du bureau de Mrs. Hedges.
« Je ne sais jamais quand je dois vous prendre au sérieux, lui dit celle-ci.
— Je suis touché par l’intérêt que vous me portez, dit-il en hochant la tête, vraiment. En fait, je n’ai jamais été sujet aux statistiques – j’aurais dû quitter la partie il y a quatre ans.
— Vous feriez les manchettes, pourtant, dit-elle d’un air songeur. Tous les reporters me poseraient des questions à votre sujet… Mais, pourquoi font-ils ça, hein ?
— Qui ?
— Tous ceux qui le font.
— Comment pourrais-je le savoir, Bennie ? Je ne suis qu’un humble fouilleur de psychés. Si je pouvais mettre le doigt sur une cause profonde universelle et trouver un moyen, peut-être, de prévenir la chose – je ferais sans doute de meilleures manchettes qu’en sautant par la fenêtre. Mais je ne peux pas le faire, parce qu’il n’y a pas de raison unique et simple, je ne le crois pas.
— Ah ?
— Il y a environ trente-cinq ans, le suicide venait au neuvième rang des causes de décès aux États-Unis. Il vient maintenant au sixième rang pour le continent américain tout entier. Je pense qu’il est au septième en Europe.
— Et personne ne saura jamais vraiment pourquoi Irizarry a sauté ? »
Render empoigna une chaise et s’assit. Il secoua une cendre dans le petit cendrier étincelant de sa secrétaire, que celle-ci alla vider précipitamment dans le vide-ordures avec une toux significative.
« Oh ! on peut toujours conjecturer, dit-il, surtout dans ma profession. Ce qu’il faudrait considérer en premier lieu, ce sont les traits de caractère qui prédisposent un homme à des périodes de dépression. Les gens qui maintiennent un contrôle rigide sur leurs émotions, ceux qui sont consciencieux et qui se tracassent malgré eux pour un rien…» Il fit tomber un autre flocon de cendre dans le réceptacle, observant sa secrétaire qui tendait la main pour le vider, puis la retirait vivement avant de l’avoir fait. Il sourit d’un air diabolique. « En bref, conclut-il, certaines caractéristiques des gens que leur profession oblige à fonctionner individuellement plutôt qu’en groupe – la médecine, la loi, les arts. »
Elle le considérait d’un air méditatif.
« Mais ne vous en faites pas, dit-il avec un gloussement, j’aime fichtrement bien la vie.
— Vous avez l’air un peu abattu, ce matin.
— Pete m’a appelé. Il s’est cassé la cheville hier au cours de gymnastique. Ils devraient surveiller ce genre de choses d’un peu plus près. Je pense le changer d’école.
— Encore ?
— Peut-être. Je verrai. Le directeur doit m’appeler cet après-midi. Je n’aime pas le trimbaler sans arrêt d’un endroit à un autre, mais j’aimerais bien qu’il finisse ses cours en un seul morceau.
— Un enfant ne peut pas grandir sans avoir un ou deux accidents. C’est… statistique.
— La statistique n’a rien à voir avec la destinée, Bennie. Chacun est maître de la sienne.
— De la statistique, ou de la destinée ?
— Des deux, je suppose.
— Je pense que si une chose doit arriver, elle arrive.
— Pas moi. Je pense que la volonté humaine, appuyée par un esprit sain, peut exercer un certain contrôle sur les événements. Si je ne le pensais pas, je ne serais pas dans ce métier.
— Le monde est une machine, vous savez – la relation de cause à effet. Les statistiques impliquent effectivement la prob…
— L’esprit humain n’est pas une machine, et je ne connais pas les relations de cause à effet. Personne ne les connaît.
— Vous avez une licence de chimie, si je me souviens bien. Vous êtes un scientifique, docteur.
— Alors je suis un déviationniste trotskiste, dit-il en s’étirant avec un sourire, et vous étiez autrefois professeur de danse classique. » Il se leva et prit son manteau.
« Au fait, Miss DeVille a appelé et a laissé un message. Elle m’a dit de vous demander ce que vous pensiez de Saint-Moritz.
— Trop Ritzy, se dit-il à voix haute. Ce sera Davos. »
* *
*
Parce que le suicide le tracassait plus qu’il n’aurait dû, Render ferma la porte de son bureau, obscurcit ses fenêtres et mit le phonographe en route. Il n’alluma que la lampe de son pupitre.
En quoi la qualité de la vie humaine a-t-elle changé depuis le début de la révolution industrielle ? écrivit-il.
Il prit la feuille de papier et relut la phrase. C’était le thème qu’on lui avait demandé de traiter le samedi suivant. Comme souvent dans un tel cas, il ne savait pas quoi dire parce qu’il en avait trop à dire et qu’il ne disposait que d’une heure pour le faire.
Il se leva et se mit à marcher de long en large dans son bureau, qu’emplissait maintenant la VIIIe Symphonie de Beethoven.
« Le pouvoir de blesser, dit-il en empoignant un petit microphone agrafable, a évolué en fonction directe du progrès technologique. » Son auditoire imaginaire se fit silencieux. Il sourit. « Le potentiel humain de destruction a été multiplié par la production de masse ; sa capacité de nuisance psychologique par contact personnel s’est étendue proportionnellement au développement des moyens de communications. Mais ce sont là des phénomènes connus, et ce ne sont pas ceux que je veux aborder ce soir. Je voudrais discuter au contraire de ce que j’ai décidé d’appeler l’autopsychomimétisme – l’anxiété engendrée par l’ego et qui semble au premier abord tout à fait conforme aux structures classiques, mais qui représente en fait une dispersion radicale d’énergie psychique. Cette dispersion est propre à notre époque…»
Il s’interrompit pour se débarrasser de son cigare et formuler la phrase suivante.
« L’autopsychomimétisme, pensa-t-il tout haut, est un complexe d’imitation auto-perpétué – presque un moyen d’attirer l’attention sur soi. Comme ce musicien de jazz, par exemple, qui paraissait camé la moitié du temps bien qu’il n’eût jamais pris la moindre drogue et qu’il ne pût se souvenir que très vaguement de quelqu’un qui en aurait fait usage – parce que tous les stimulants et tranquillisants de notre époque sont tout à fait bénins. Comme Don Quichotte, il aspirait à une légende alors que sa musique à elle seule aurait dû suffire à le libérer de ses tensions.
« Ou comme mon orphelin de la guerre de Corée, qui a survécu grâce à la Croix-Rouge, à l’UNICEF et à des parents adoptifs qu’il n’a jamais vus. Il avait tellement besoin d’une famille qu’il s’en est inventé une. Et que s’est-il passé ensuite ? Il a haï son père imaginaire et aimé tendrement sa mère imaginaire – parce qu’il était un garçon intelligent et que lui aussi aspirait aux complexes à demi réels de la tradition. Pourquoi ?
« Aujourd’hui, tout le monde est assez évolué pour comprendre les structures des perturbations psychiques telles qu’elles ont été consacrées par l’usage. Aujourd’hui, la plupart des causes de ces perturbations ont été supprimées – pas aussi radicalement que pour mon orphelin de guerre maintenant devenu adulte, mais avec une efficacité tout aussi remarquable. Nous vivons dans un passé névrotique. Encore une fois, pourquoi ? Parce que l’époque actuelle est axée sur la santé physique, la sécurité et le bien-être. Nous avons aboli la faim, mais l’orphelin perdu dans la jungle préférerait sans doute recevoir une ration d’aliments concentrés de la main d’un être humain qui se soucierait de lui, plutôt que d’aller chercher son repas chaud auprès d’un distributeur automatique installé au milieu de la forêt.
« Tout le monde a maintenant droit à la santé physique, à l’excès. La réaction à cet état de fait s’est manifestée dans le domaine de la santé mentale. Grâce à la technologie, les causes de la plupart des anciens problèmes sociaux ont disparu, et avec elles la plupart des causes d’affection mentale. Mais entre le noir d’hier et le blanc de demain s’étend le grand gris d’aujourd’hui, plein de nostalgie et de peur de l’avenir. Comme on ne peut pas l’exprimer sur un plan purement matériel, il est actuellement représenté par une quête obstinée des états d’anxiété historiques…»
Le téléphone bourdonna brièvement, sans parvenir à prendre le pas sur la VIIIe Symphonie.
« Nous avons peur de ce que nous ne connaissons pas, poursuivit Render, et demain est un inconnu de taille. Ma branche particulière de la psychiatrie n’existait même pas il y a trente ans. La science est capable maintenant d’avancer si rapidement qu’il existe un véritable malaise public – je dirais même « angoisse » – en ce qui concerne l’issue logique : la mécanisation totale de tout ce qui existe dans le monde…»
Alors qu’il passait près du pupitre, le téléphone bourdonna de nouveau. Il coupa son microphone et baissa le volume de la VIIIe.
« Allô ?
— Saint-Moritz, dit-elle.
— Davos, répliqua-t-il fermement.
— Charlie, tu es vraiment exaspérant !
— Jill, ma chère – toi aussi.
— Pouvons-nous en discuter ce soir ?
— Il n’y a rien à discuter !
— Mais tu me prendras à cinq heures ? »
Il hésita, puis : « Oui, à cinq heures. Pourquoi n’ai-je pas d’image sur l’écran ?
— Je suis allée chez le coiffeur. Je veux te faire une surprise. »
Il réprima un gloussement idiot. « Agréable, j’espère. D’accord, à plus tard. » Il attendit son « au revoir », et coupa la communication.
Il mit les fenêtres en mode transparent, éteignit la lampe de son pupitre et regarda au-dehors.
Le ciel était gris de nouveau. De nombreux flocons de neige, errant en l’absence de brise bien définie, descendaient lentement et se perdaient dans le tumulte…
En ouvrant la fenêtre et en se penchant, il vit aussi, vers la gauche, l’endroit où Irizarry avait laissé son avant-dernière empreinte sur le monde.
Il referma la fenêtre et écouta la fin de la symphonie. Il y avait une semaine qu’il avait fait cette randonnée aveugle avec Eileen. Sa consultation était à treize heures.
Il se rappela ses doigts effleurant son visage, comme des feuilles ou comme des corps d’insectes, apprenant son aspect à la manière ancienne des aveugles. Le souvenir n’était pas somme toute agréable. Il se demanda pourquoi.
Loin au-dessous, une petite surface de trottoir avait été nettoyée au jet d’eau ; sous un mince linceul tout frais de blancheur, elle était glissante comme du verre. Un concierge sortit vivement pour y répandre du sel, de peur que quelqu’un se blessât en tombant.
Sigmund était le mythe vivant de Fenris. Lorsque Render eut dit à Mrs. Hedges : « Faites-les entrer », la porte avait commencé à s’ouvrir, puis elle avait été soudain poussée un peu plus loin et une paire d’yeux jaune fumée s’étaient posés sur lui. Les yeux étaient enchâssés dans un crâne de chien étrangement difforme.
Sigmund n’avait pas le front canin, bas et légèrement incliné depuis le museau ; son crâne, haut et broussailleux, faisait paraître ses yeux plus enfoncés qu’ils ne l’étaient réellement. Render eut un léger frisson devant la taille et l’aspect de cette tête. Tous les mutants qu’il avait vus étaient des chiots. Sigmund était un chien adulte, et sa fourrure gris-noir avait tendance à se hérisser, ce qui lui donnait une apparence plus volumineuse que celle des spécimens normaux de sa race.
Le regard qu’il posait sur Render n’était pas plus canin que le reste, et il émit un grognement qui ressemblait trop à « Bonjour, docteur », pour que ce fût une coïncidence.
Render hocha la tête et se leva.
« Bonjour, Sigmund, dit-il. Entrez. »
Le chien tourna la tête, humant l’air de la pièce comme s’il se demandait s’il devait ou non confier sa protégée à cet environnement particulier. Puis son regard revint à Render ; il inclina la tête d’un geste affirmatif et ouvrit la porte toute grande en la poussant de l’épaule. Cet échange déconcertant n’avait sans doute pas duré plus aune seconde.
Eileen le suivit, tenant d’une main légère la double laisse du harnais. Le chien traversa silencieusement l’épaisse moquette, la tête basse comme s’il suivait une piste. Ses yeux ne quittaient pas ceux de Render.
« Voici donc Sigmund… ? Comment allez-vous, Eileen ?
— Très bien. Oui, il tenait à m’accompagner, et je voulais que vous fassiez sa connaissance. »
Render la conduisit à un fauteuil et la fit s’asseoir. Elle détacha le double guide du harnais, puis le posa sur le sol. Sigmund s’assit à côté, les yeux toujours fixés sur Render.
« Comment vont les choses, à l’institut National ?
— Comme toujours. Puis-je vous taper d’une cigarette, docteur ? J’ai oublié les miennes. »
Il plaça la cigarette entre ses doigts et lui donna du feu. Elle portait un tailleur bleu nuit et ses lunettes teintées étaient d’un bleu flambé. Le point argenté de son front réfléchissait la lueur de son briquet ; elle continua de fixer ce même point de l’espace après qu’il eut retiré sa main. Ses cheveux, coupés aux épaules, semblaient légèrement plus clairs qu’ils ne l’étaient le soir où ils s’étaient rencontrés ; aujourd’hui, ils avaient la couleur d’une pièce de cuivre fraîchement battue.
Render s’assit sur le coin de son pupitre et attira son globe-cendrier d’un geste du gros orteil.
« Vous m’avez dit que le fait d’être aveugle ne signifiait pas que vous n’aviez jamais vu. Je ne vous ai pas demandé de précisions, mais j’aimerais que vous m’expliquiez maintenant ce que vous entendez par là.
— J’ai eu une séance de neuroparticipation avec le docteur Riscomb, lui dit-elle, avant son accident. Il voulait adapter mon esprit aux impressions visuelles. Malheureusement, il n’y a jamais eu de seconde séance.
— Je vois. Qu’avez-vous fait, au cours de cette séance ? »
Elle se croisa les chevilles, et Render remarqua qu’elles étaient bien tournées.
« J’ai vu surtout des couleurs. L’expérience était tout à fait saisissante.
— Avec quelle précision vous en souvenez-vous ? Il y a combien de temps de cela ?
— Environ six mois – et je ne les oublierai jamais. Depuis cette époque, j’ai même rêvé des motifs en couleurs.
— Combien de fois ?
— Plusieurs fois par semaine.
— Quel genre d’associations comportent-ils ?
— Rien de particulier. Ils me viennent maintenant à l’esprit en compagnie d’autres stimuli – d’une façon tout à fait fortuite.
— Comment ?
— Eh bien, quand vous me posez une question, par exemple, je « vois » un motif jaune orangé. Quand vous m’avez dit bonjour, c’était un peu argenté. Maintenant que vous restez là à m’écouter sans rien dire, je vous associe à un bleu profond, presque violet. »
Sigmund tourna les yeux vers le pupitre, dont il se mit à fixer le panneau latéral.
Peut-il entendre l’enregistreur qui tourne à l’intérieur ? se demanda Render. Et s’il l’entend, peut-il deviner ce que c’est et à quoi il sert ?
Si oui, le chien en parlerait sans doute à Eileen – non pas qu’elle fût inconsciente de ce qui était maintenant une pratique admise, mais elle n’aimerait sans doute pas se voir rappeler qu’il considérait son cas comme un problème thérapeutique plutôt que comme un simple processus mécanique d’adaptation. Si cela pouvait être utile, il se dit qu’il en parlerait au chien en privé – et sourit intérieurement à cette pensée.
Tout aussi intérieurement, il haussa les épaules.
« Je construirai donc un monde fictif assez élémentaire, dit-il enfin, et je vous présenterai aujourd’hui quelques formes fondamentales. »
Elle sourit, et Render abaissa les yeux vers le mythe assis à côté d’elle, dont la langue évoquait un bifteck pendu à une clôture de piquets.
Sourit-il aussi ?
« Merci », dit-elle.
Sigmund remua la queue.
« Bon. » Render jeta sa cigarette du côté de Madagascar. « Je vais chercher l’œuf et le vérifier. En attendant, dit-il en pressant un bouton discret, peut-être un peu de musique vous détendra-t-il. »
Elle allait répondre, mais une ouverture wagnérienne étouffa ses paroles. Render enfonça de nouveau le bouton. « Je croyais que c’était Respighi qui venait ensuite », dit-il dans le silence qui suivit.
Il pressa le bouton deux fois de plus avant de trouver les Pins de Rome.
« Vous auriez pu le – laisser, lui dit-elle. J’aime beaucoup Wagner.
— Non merci, dit-il en ouvrant le placard, je me cognerais sans arrêt à toutes ces piles de leitmotive. »
Le grand œuf glissa dans le bureau, silencieux comme un nuage. Alors qu’il le tirait vers le pupitre, Render entendit derrière lui un grognement étouffé. Il fit volte-face.
Tel l’ombre d’un oiseau, Sigmund s’était levé, avait traversé la pièce, et faisait déjà le tour de la machine en la flairant. Il avait la queue tendue, les oreilles rabattues, et montrait les crocs.
« Doucement, Sig, dit Render. C’est un Module Neural Omnicanaux T&R. Il ne mord pas et il n’est pas dangereux. Ce n’est qu’une machine, comme une voiture, un poste de télé ou un lave-vaisselle. C’est ce que nous allons utiliser pour montrer à Eileen à quoi ressemblent certaines choses.
— Aime pas ça, gronda le chien.
— Pourquoi ? »
Comme il n’avait rien à répondre, Sigmund retourna auprès d’Eileen et posa la tête sur ses genoux.
« Aime pas ça, répéta-t-il en levant les yeux vers elle.
— Pourquoi ?
— Pas de mots, dit-il enfin. Nous rentrons, maintenant ?
— Non, répondit-elle. Tu vas te coucher dans le coin et faire un somme pendant que je vais me coucher dans cette machine et faire la même chose – ou à peu près.
— Pas bon, dit-il, la queue pendante.
— Allons. » Elle le poussa. « Va te coucher et tiens-toi tranquille. »
Il obtempéra, mais gémit lorsque Render opacifia les fenêtres et enfonça le bouton qui transformait son pupitre en console d’opérateur.
Il gémit une fois encore quand l’œuf, maintenant connecté à une prise de courant, se brisa par le milieu tandis que la partie supérieure glissait en arrière et basculait vers le haut, révélant l’intérieur du cocon.
Render s’assit. Son fauteuil se transforma en une couchette enveloppante qui glissa à mi-chemin sous la console, puis redevint un fauteuil lorsque Render se redressa. Il enfonça quelques touches au pupitre et la moitié du plafond se dégagea, puis se remodela tout en s’abaissant, suspendu au-dessus d’eux comme une énorme cloche tandis que Respighi continuait à évoquer les pins et les jardins de Rome. Render se leva, s’approcha de la ro-matrice dont il débrancha un écouteur situé à la partie inférieure de l’œuf, puis se pencha sur la console. Haussant l’épaule pour se boucher une oreille, il pressa l’écouteur contre son autre oreille tout en jouant sur le clavier de sa main libre. Des lieues de ressac submergèrent le poème symphonique ; des kilomètres de circulation routière le ravagèrent ; le fracas d’une cloche le fissura ; et le feedback disait : «…maintenant que vous restez là à m’écouter sans rien dire, je vous associe à un bleu profond, presque violet…».
Il laissa l’écouteur pour le masque facial et composa : un – cannelle, deux – terreau, trois – musc reptilien prononcé… et puis la soif, le goût du miel, du vinaigre et du sel, en remontant par le lilas, le béton humide et une bouffée d’ozone avant l’orage vers toutes les répliques olfactives et gustatives essentielles du matin, de l’après-midi et du soir en ville.
La couchette flottait normalement dans son bain de mercure, magnétiquement stabilisée par les parois de l’œuf. Il mit les bandes en position.
La ro-matrice était en parfaite condition.
« Très bien, dit Render en se retournant, tout est au point. »
Eileen venait de poser ses lunettes sur ses vêtements soigneusement pliés. Elle s’était déshabillée pendant que Render vérifiait la machine. Il fut déconcerté par sa taille étroite, ses seins volumineux aux pointes brunes et ses longues jambes. Il se dit qu’elle était trop bien faite pour une femme de sa taille.
Mais il se rendit compte en la regardant que son embarras, bien sûr, venait surtout du fait qu’elle était sa patiente.
« Je suis prête », dit-elle, et il vint à son côté.
Il la prit par le coude pour la guider jusqu’à l’appareil, dont elle explora l’intérieur du bout des doigts. Alors qu’il l’aidait à entrer dans le module, il vit que ses yeux étaient d’un vert marin lumineux. Cela aussi le mit mal à l’aise.
« Vous êtes bien ?
— Oui.
— Bon, alors nous y sommes. Je vais refermer. Faites de beaux rêves. »
La coque supérieure s’abaissa lentement. Une fois fermée, elle s’opacifia, puis devint brillante. Render ne vit plus au-dessous de lui que son propre reflet distordu.
Il retourna vers son pupitre.
Sigmund était sous ses pieds, lui bloquant le chemin.
Render tendit la main pour lui caresser la tête, mais le chien esquiva son geste.
« Emmenez-moi, avec, grogna-t-il.
— Je crains que ce soit impossible, mon vieux, dit Render. En fait, nous n’allons nulle part. Nous allons simplement faire un somme ici même, dans cette pièce. »
Le chien ne parut pas apaisé pour autant.
« Pourquoi ? »
Render soupira. Une discussion avec un chien était bien la chose la plus ridicule qu’il pût imaginer en état de sobriété.
« Sig, dit-il, j’essaie de l’aider à apprendre à quoi ressemble les choses. Tu remplis fort bien ta tâche en la guidant à travers ce monde qu’elle ne peut pas voir – mais elle a besoin de savoir à quoi ressemblent les choses, et c’est ce que je vais lui montrer.
— Mais alors, elle, n’aura plus, besoin de moi.
— Bien sûr que si. » Render riait presque. Le pathétique était si étroitement lié à l’absurde qu’il eut du mal à s’en empêcher. « Je ne peux pas lui rendre la vue, expliqua-t-il. Je vais simplement lui transmettre certaines abstractions visuelles – comme si je lui prêtais mes yeux pendant un moment. Pigé ?
— Non, dit le chien. Prenez les miens. »
Render éteignit la musique.
L’ensemble des relations maître-mutant doit bien mériter six volumes, se dit-il, en allemand.
Il lui indiqua du doigt l’angle opposé de la pièce.
« Va te coucher là-bas, comme Eileen te l’a dit. Ça ne va pas durer longtemps, et quand tout sera fini vous repartirez comme vous êtes venus – c’est toi qui conduiras. D’accord ? »
Sans répondre, Sigmund fit demi-tour ; il se dirigea vers le coin qui lui était assigné, la queue asse.
Render s’assit et abaissa le capot, version modifiée de la ro-matrice destinée à l’opérateur. Il était seul devant les quatre-vingt-dix boutons blancs et les deux boutons rouges. Le monde se terminait dans l’obscurité qui entourait la console. Il desserra sa cravate et déboutonna son col.
Il prit le casque sur son support, en vérifia les fils et s’en coiffa. Puis il fit remonter le demi-masque sur son visage et rabattit la visière opaque, qui vint au contact de ce dernier. Ayant posé son bras droit dans la suspente, il élimina d’un simple tapotement du doigt la conscience de sa patiente.
Un Façonneur ne presse pas les touches blanches consciemment. Il décide des circonstances, et des réflexes musculaires profondément implantés exercent une pression presque imperceptible sur la suspente mobile, qui glisse à la position adéquate et stimule l’extension du doigt. Une touche est enfoncée, et la suspente poursuit son mouvement.
Render ressentit un fourmillement à la base du crâne ; il perçut une odeur d’herbe fraîchement coupée.
Il suivait soudain la grande allée grise qui serpente entre les mondes.
Après ce qui lui parut un long moment, il sentit qu’il avait pris pied sur une Terre étrange. Il ne voyait rien ; seul le sentiment d’une présence l’informa qu’il était arrivé. C’était la plus sombre des nuits sombres qu’il eût jamais vues.
Il souhaita la dispersion de l’obscurité. Rien ne se passa.
Une partie de son esprit se réveilla, une partie qui dormait sans qu’il s’en rendît compte ; il se rappela dans quel monde il était entré.
Il écouta, guettant sa présence. Il entendit la peur et l’appréhension.
Il souhaita des couleurs. D’abord le rouge…
Il sentit un contact. Puis il y eut un écho.
Tout devint rouge ; il occupait le centre d’un rubis infini.
Orange. Jaune…
Il fut pris dans un morceau d’ambre.
Vert, maintenant, auquel il ajouta les exhalaisons d’une mer orageuse. Bleu, et la fraîcheur du soir.
Puis il étira son esprit et produisit toutes les couleurs en même temps. Elles apparurent en grands panaches tourbillonnants.
Il les déchira et les força à prendre une forme.
Un arc-en-ciel incandescent dessina sa courbe sur l’espace noir.
Il lutta pour imposer au-dessus de lui des bruns et des gris ; ceux-ci apparurent, luminescents, en taches mouvantes et chatoyantes.
Quelque part, il perçut un sentiment d’émerveillement mêlé d’effroi, mais aucune trace d’hystérie ; il poursuivit le Façonnage.
Il parvint à créer un horizon au-delà duquel s’écoula l’obscurité. Le ciel devint légèrement bleu, et il se hasarda à y glisser un banc de nuages sombres. Sentant qu’une résistance s’opposait aux efforts qu’il déployait pour créer la distance et la profondeur, il renforça le tableau d’un très faible bruit de ressac. Le transfert du concept auditif de distance se fit alors lentement à mesure qu’il promenait les nuages à travers le ciel. Il s’empressa de plaquer une haute forêt sur le paysage pour compenser une vague naissante d’acrophobie.
La panique disparut.
Render concentra son attention sur les hauts arbres – des chênes et des pins, des peupliers et des sycomores. Il les précipita comme des lances en rangées inégales de verts, de bruns et de jaunes, déroula un épais tapis d’herbe humide de rosée, laissa tomber une série de rochers gris et de rondins verdâtres à des intervalles irréguliers et entrelaça les branches au-dessus d’eux, projetant un ombrage uniforme dans le vallon.
L’effet fut saisissant. Le monde entier parut secoué d’un sanglot, puis redevint silencieux.
A travers le silence, il la sentit présente. Il avait décidé qu’il valait mieux établir les fondations au plus vite, installer un quartier général tangible, préparer un champ d’opérations. Il pourrait faire marche arrière plus tard, réparer et corriger les conséquences du trauma au cours des séances suivantes ; mais pour un début, il fallait au moins cela.
Avec surprise, il se rendit compte que le silence d’Eileen n’était pas une retraite. Elle s’était faite omniprésente dans les arbres et dans l’herbe, dans les pierres et dans les buissons ; elle personnalisait leurs formes, les rapportait à des sensations tactiles, des sons, des températures, des arômes.
D’une brise légère, il agita les branches des arbres. Juste au-delà du champ de vision, il composa le murmure d’un ruisseau.
Il y eut un sentiment de joie. Il le partagea.
Voyant qu’elle supportait fort bien l’expérience, il décida d’élargir le champ de l’exercice. Alors qu’il laissait son esprit errer parmi les arbres, il fit un instant l’expérience d’un dédoublement de vision – il voyait une énorme main se déplaçant à bord d’un chariot d’aluminium vers un cercle blanc.
Puis il revint près du ruisseau et la chercha prudemment.
Il se laissa glisser au fil de l’eau. Il n’avait pas encore pris de forme. Le murmure devint clapotis à mesure qu’il poussait le ruisseau sur des hauts fonds et parmi les rochers. Sur son insistance, le bruit des eaux se fit plus compréhensible.
« Où êtes-vous ? » demandait le ruisseau.
Ici ! Ici !
Ici !
…et ici ! répondirent les arbres, les buissons, l’herbe et les pierres.
« Choisissez-en un », dit le ruisseau qui s’élargissait, contournait une masse rocheuse, puis s’incurvait au long de la pente en direction d’un lac bleu.
Je ne peux pas, répondit le vent.
« Il le faut. » Le ruisseau s’élargit encore et se déversa dans le lac, tourbillonna un moment à la surface, puis s’immobilisa et refléta les branches et les nuages sombres. « Maintenant ! »
Très bien, répondit l’écho des bois, dans un instant.
Une brume s’éleva du lac et glissa vers la rive.
« Maintenant », tinta la brume.
Alors voici…
Elle avait choisi un petit saule, qui se balançait dans le vent et laissait traîner ses branches dans l’eau.
« Eileen Shallot, dit-il, regardez dans l’eau. »
La brise tourna ; le saule se pencha.
Il n’était pas difficile à Render de se rappeler son visage et son corps. L’arbre pivota comme s’il n’avait pas eu de racines. Eileen se tenait au milieu d’une tranquille explosion de feuillage ; elle contemplait, effrayée, le profond miroir bleu de l’esprit de Render – le lac.
Elle se couvrit le visage de ses mains, mais cela ne l’empêcha pas de voir.
« Contemplez-vous », dit Render.
Elle abaissa ses mains et regarda dans l’eau. Puis elle se tourna dans toutes les directions, lentement, pour s’examiner.
« J’ai l’impression d’être jolie, dit-elle enfin. Est-ce parce que vous le voulez, ou est-ce vrai ? »
Tout en parlant, elle regardait autour d’elle, à la recherche du Façonneur.
« C’est vrai, dit Render, de partout à la fois.
— Merci. »
Il y eut un tourbillon blanc, et elle fut soudain parée d’un vêtement de damas serré à la ceinture. Dans le lointain, la lumière s’éclaircit imperceptiblement. Une légère nuance de rose apparut à la lisière inférieure des nuages les plus bas.
« Que se passe-t-il, là-bas ? demanda-t-elle en se tournant vers la lumière.
— Je vais vous montrer un lever de soleil, dit Render. Je vais sans doute le rater un peu – mais c’est mon premier lever de soleil professionnel en de telles circonstances.
— Où êtes-vous ? demanda-t-elle.
— Partout, répondit-il.
— S’il vous plaît, prenez une forme pour que je puisse vous voir.
— Très bien.
— Votre forme naturelle. »
Il souhaita se trouver à côté d’elle sur la rive, et s’y trouva.
Surpris par un éclair métallique, il abaissa les yeux. Le monde s’estompa un instant, puis se stabilisa de nouveau. Il rit, et le rire s’arrêta sur une pensée soudaine.
Il portait l’armure qui s’était trouvée près de leur table au restaurant du Perdreau et Bistouri, le soir où ils s’étaient rencontrés pour la première fois.
Elle tendit la main et le toucha.
« L’armure qui se trouvait près de notre table, reconnut-elle tout en faisant courir ses doigts sur les plaques et sur les jointures. Je l’ai associée à vous, ce soir-là.
— … Et vous venez de me mettre dedans, ajouta-t-il. Vous êtes une femme volontaire. »
L’armure disparut. Il portait son costume gris-brun avec une cravate rouge et son visage avait une expression professionnelle.
« Voici mon véritable moi, dit-il avec un léger sourire. Maintenant, le lever de soleil. Je vais utiliser toutes les couleurs. Attention ! »
Ils s’assirent sur le banc vert qui était apparu derrière eux, et Render pointa un doigt dans la direction qu’il avait choisie pour l’orient.
Lentement, le soleil passa par tous ses états matinaux. Pour la première fois dans ce monde particulier, il brilla comme un dieu, se réfléchit dans l’étang, perça les nuages, embrasa le paysage sous la brume qui s’élevait des bois humides.
Eileen resta longtemps sans bouger ni parler, observant intensément, les yeux fixés directement sur ce feu de joie ascendant. Render sentit combien elle était fascinée.
Elle contemplait la source de toute lumière, qui se réfléchissait telle une goutte de sang sur la pièce miroitante de son front.
« Voici le soleil, et voilà les nuages », dit Render. Il claqua des mains : les nuages obscurcirent le soleil et un grondement assourdi roula au-dessus d’eux. « Et voici le tonnerre », ajouta-t-il.
La pluie se mit alors à tomber, brisant le miroir du lac et picotant leur visage, martelant bruyamment les feuilles, tapotant doucement, dégouttant des branches, trempant leurs vêtements et plaquant leurs cheveux, ruisselant dans leur cou et tombant dans leurs yeux, transformant en boue des étendues de terre brune.
Un éclair zébra le ciel, suivi une seconde plus tard d’un deuxième coup de tonnerre.
«… Et voici un orage, expliqua-t-il. Vous voyez comment la pluie transforme le feuillage, et nous-mêmes. Ce que vous venez de voir dans le ciel avant le coup de tonnerre était un éclair.
— … C’est trop, dit-elle. Ralentissez un peu, s’il vous plaît. »
La pluie s’arrêta aussitôt, et le soleil perça à travers les nuages.
« J’ai bigrement envie d’une cigarette, dit-elle, mais j’ai laissé les miennes dans un autre monde. »
Au moment même où elle prononçait ces paroles, une cigarette apparut, déjà allumée, entre ses doigts.
« Ça va manquer un peu de goût », dit Render d’un ton étrange.
Il l’observa un moment avant d’ajouter :
« Je ne vous ai pas donné cette cigarette. Vous l’avez prise dans mon esprit. »
La fumée monta en spirale et fut balayée par la brise.
«… Ce qui veut dire que pour la deuxième fois aujourd’hui, j’ai sous-estimé l’attraction de ce vide au sein de votre esprit – en cet endroit où devrait se trouver la vision. Vous assimilez très rapidement ces nouvelles impressions. Vous allez même jusqu’à en chercher de nouvelles à tâtons. Soyez prudente. Essayez de refréner cette impulsion.
— C’était comme la faim, dit-elle.
— Peut-être ferions-nous mieux de conclure cette séance tout de suite. »
Leurs vêtements étaient secs. Un oiseau se mit à chanter.
« Non, attendez ! Je vous en prie ! Je serai prudente. Je veux voir d’autres choses.
— Il y a toujours la séance suivante, dit Render. Mais je suppose que je peux tenir encore un peu. Y a-t-il quelque chose que vous ayez très envie de voir ?
— Oui. L’hiver. La neige.
— D’accord, dit le Façonneur en souriant, alors enveloppez-vous dans cette fourrure…»
L’après-midi s’écoula rapidement après le départ de sa patiente. Render était de bonne humeur. Il avait l’impression d’avoir été vidé et rempli à nouveau. Il avait subi la première épreuve sans souffrir d’aucune répercussion. Il se dit qu’il allait réussir. Sa satisfaction surpassait sa peur, et c’est avec un sentiment d’allégresse qu’il se remit au travail sur son discours.
«… Et qu’est-ce que le pouvoir de blesser ? demanda-t-il au microphone.
« — Nous vivons par le plaisir et nous vivons par la douleur, se répondit-il. L’un comme l’autre peuvent frustrer, l’un comme l’autre peuvent encourager. Mais bien que le plaisir et la douleur aient des racines biologiques, ils sont conditionnés par la société. – de même que les valeurs qu’on peut en tirer. Étant donné les énormes masses humaines qui changent de position dans l’espace à un rythme trépidant, chaque jour et dans toutes les villes du monde, il est devenu nécessaire d’établir sur ces mouvements une série de contrôles totalement inhumains. Chaque jour, ces contrôles s’insinuent dans de nouveaux domaines – pour conduire nos voitures, piloter nos avions, nous interroger, diagnostiquer nos maladies – et je ne peux même pas me hasarder à porter un jugement moral sur ces intrusions. Elles sont devenues nécessaires. En dernière analyse, elles peuvent se révéler salutaires.
« Le point que je voudrais souligner, cependant, c’est que nous sommes souvent inconscients de nos propres valeurs. Nous sommes incapables de dire honnêtement ce que représente une chose pour nous tant qu’elle n’a pas été ôtée de nos conditions de vie. Si un objet qui nous est précieux cesse d’exister, l’énergie psychique qui y était emprisonnée est libérée, et nous cherchons de nouveaux objets de valeur dans lesquels investir ce… mana, si vous voulez – ou cette libido si vous préférez. Aucune des choses qui ont disparu au cours des quatre ou cinq dernières décennies n’était en elle-même d’une importance capitale ; et aucune des choses nouvelles qui sont apparues durant cette même période ne s’est montrée massivement nuisible envers les gens qu’elle a remplacés ou envers les gens qu’elle contrôle dans une certaine mesure. Une société, cependant, est constituée de nombreux composants, et lorsque ces composants se transforment trop rapidement les résultats sont imprévisibles. L’étude attentive d’une maladie mentale est souvent révélatrice quant à la nature des contraintes qui s’exercent au sein de la société dans laquelle s’est développée cette maladie. Si les différentes formes d’anxiété se regroupent selon un classement bien défini, on peut en déduire certaines données relatives aux malaises sociaux. Carl Jung a fait remarquer que lorsque la conscience est totalement frustrée dans sa quête de valeurs, elle tourne ses recherches vers l’inconscient ; si elle échoue de ce côté, elle poursuivra sa quête dans l’hypothétique inconscient collectif. Il avait observé chez les ex-nazis de l’après-guerre que plus ceux-ci cherchaient quelque chose à bâtir sur les ruines de leur vie – après avoir vécu une période d’iconoclastie du classicisme et avoir vu leurs nouveaux idéaux renversés à leur tour – plus ils semblaient s’enfoncer dans l’inconscient collectif de leur peuple. Leurs rêves eux-mêmes semblaient puiser leurs structures dans les mythes teutoniques.
« D’une façon beaucoup moins dramatique, c’est ce qui se passe aujourd’hui. Il y a dans l’histoire des périodes au cours desquelles la tendance générale de l’esprit à se retourner sur lui-même, à revenir en arrière, est plus forte qu’en d’autres temps. Nous vivons une de ces époques de don-quichottisme, au sens originel du terme, parce que le pouvoir de blesser, de notre temps, est le pouvoir de méconnaître, de déconcerter – et qu’il n’est plus l’apanage des êtres humains. »
Un bourdonnement l’interrompit. Il coupa l’enregistreur et pressa la touche du téléphone.
« Charles Render à l’appareil, dit-il.
— Ici Paul Charter, zézaya le poste. Je suis le directeur de Dilling.
— Oui ? »
L’image s’éclaircit. Render vit un homme aux yeux rapprochés sous un front haut. Le front était creusé de rides profondes, et la bouche se convulsait en parlant.
« Voilà, je voulais vous dire combien nous étions désolés de ce qui s’est passé. C’est un appareil défectueux qui a causé…
— Ne pouvez-vous pas vous offrir un matériel adéquat ? Vos tarifs sont assez élevés.
— C’était un appareil neuf, un défaut de fabrication…
— N’y avait-il personne pour s’occuper de ce cours ?
— Si, mais…
— Pourquoi n’a-t-on pas inspecté le matériel ? Pourquoi n’y avait-il personne pour prévenir la chute ?
— Il y avait quelqu’un, mais ça s’est passé trop vite pour qu’il puisse intervenir. Quant à inspecter le matériel pour déceler les défauts de fabrication, ce n’est pas son travail. Écoutez, je suis désolé. J’aime beaucoup votre fils, et je peux vous assurer que cela ne se reproduira pas.
— Vous avez tout à fait raison – mais c’est parce que je vais le chercher demain matin pour inscrire dans une école qui applique des mesures de sécurité adéquates. »
D’une chiquenaude, Render coupa la communication.
Quelques minutes plus tard, il se leva et traversa la pièce jusqu’à son petit coffre-fort mural, partiellement masqué par une étagère couverte de livres. Il ne lui fallut qu’un instant pour l’ouvrir et en sortir une boîte à bijoux qui contenait un collier de pacotille et une photographie encadrée. La photographie représentait un homme qui lui ressemblait, en plus jeune, à côté d’une femme avec des cheveux noirs relevés et un petit menton ; deux enfants se tenaient entre eux : une fillette et le nouveau-né qu’elle tenait dans ses bras en arborant bravement un sourire radieux malgré son ennui. En de telles occasions, Render ne contemplait l’image que quelques secondes tout en caressant le collier, puis il refermait la boîte et la remettait dans le coffre pour plusieurs mois.
Huomp ! Huomp ! faisait la contrebasse. Tchg-tchg-tchga-tchg, faisaient les maracas.
Les filtres des projecteurs projetaient en biseau des rouges, des verts, des bleus et d’abominables jaunes sur les étonnants danseurs de métal.
HUMAINS ? demandait la pancarte de l’auvent.
ROBOTS ? (juste au-dessous).
VENEZ EN JUGER PAR VOUS-MÊME ! (en bas, laconiquement).
Ce qu’ils firent.
Render et Jill étaient assis à une table microscopique, heureusement placée en retrait contre un mur, au-dessous de caricatures au fusain représentant des personnalités pour la plupart inconnues (il y avait tant de célébrités parmi les groupes culturels secondaires d’une ville de quatorze millions d’habitants). Le nez froncé de plaisir, Jill fixait le point de convergence de ce groupe culturel particulier, haussant parfois les épaules jusqu’aux oreilles pour souligner un rire silencieux ou un petit gloussement provoqués par l’apparence vraiment trop humaine des artistes – la façon, par exemple, dont l’automate d’ébène faisait courir ses doigts sur l’avant-bras de l’automate d’argent lorsqu’ils se séparaient et se croisaient…
Render partageait son attention entre Jill, les danseurs, et une décoction d’aspect malfaisant qui ne ressemblait à rien plus qu’à un petit baquet de whisky au citron parsemé d’algues marines (desquelles le Kraken pouvait surgir à tout moment pour entraîner à sa perte quelque infortuné vaisseau).
« Charlie, j’ai l’impression que ce sont vraiment des gens ! »
Render dépêtra son regard de la chevelure de Jill et de ses boucles d’oreilles sautillantes pour observer les danseurs qui évoluaient sur la piste située en contrebas, au foyer de la musique.
Il aurait pu y avoir des humains à l’intérieur de ces carapaces de métal. Dans ce cas, leur danse témoignait d’un rare talent. Si la fabrication d’alliages suffisamment légers ne posait aucun problème, il semblait difficile pour un danseur de cabrioler si longtemps avec une telle aisance et sans effort apparent tout en étant enfermé de la tête au pieds dans une armure métallique – et cela sans le moindre grincement ou le moindre cliquetis.
Sans bruit…
Ils glissaient comme deux mouettes ; le plus grand avait la couleur de l’anthracite poli ; l’autre, d’aspect féminin, évoquait un rayon de lune tombé d’une fenêtre sur un mannequin enrobé de soie.
Même quand ils se touchaient, leur contact ne produisait aucun son – ou s’il en produisait, il était totalement noyé par les rythmes de l’orchestre.
Huomp-huomp ! Tchga-tchg !
Render commanda un autre verre.
Le mouvement se transformait lentement en une danse apache. Render consulta sa montre. Trop long pour des artistes ordinaires, se dit-il. Ce sont certainement des robots. Alors qu’il tournait les yeux vers eux, l’automate noir projetait l’automate d’argent à environ trois mètres de lui, puis il lui tourna le dos.
Il n’y eut pas le moindre tintement métallique.
Je me demande ce que peut valoir une installation pareille, songea-t-il.
« Charlie ! Ils n’ont fait aucun bruit ! Comment peuvent-ils faire ?
— Vraiment ? » fit Render.
Les projecteurs étaient jaunes de nouveau, puis rouges, bleus, verts.
« On pourrait croire qu’ils risquent d’endommager leurs mécanismes, non ? »
L’automate blanche revenait en rampant tandis que l’autre faisait pivoter son poignet d’un mouvement continu, une cigarette allumée entre les doigts. Un rire parcourut l’assistance lorsqu’il pressa la cigarette d’un mouvement mécanique contre son visage sans lèvres et sans expression. L’automate d’argent lui fit face. Il se détourna de nouveau, laissa tomber la cigarette, l’écrasa lentement, silencieusement, puis se retourna soudain vers sa partenaire. Allait-il la jeter à terre encore une fois ? Non…
Lentement, pareils aux grands échassiers de l’Orient, ils reprirent leur mouvement doux, avec de nombreuses volte-face.
Quelque chose, tout au fond de Render, était amusé ; mais il était trop éméché pour se demander ce qui était drôle. Il se contenta d’aller à la recherche du Kraken au fond de son verre.
Jill lui serra le biceps, attirant de nouveau son attention vers la piste.
Tandis que le projecteur torturait le spectre lumineux, l’automate noir souleva l’automate d’argent à bout de bras au-dessus de sa tête, lentement, très lentement, puis se mit à tourner sur lui-même dans cette position – les bras étendus, le dos cambré, les jambes en ciseaux – très lentement d’abord, puis de plus en plus vite.
Ils tournoyaient soudain à une vitesse incroyable, et les projecteurs tournaient de plus en plus vite.
Render secoua la tête pour s’éclaircir les idées.
Ils tournaient si vite qu’ils devaient tomber – humains ou robots. Mais ils ne tombèrent pas. C’était un mandala, une forme grise continue. Render abaissa les yeux.
Puis ils ralentirent progressivement, s’arrêtèrent.
La musique se tut.
L’obscurité suivit, envahie par les applaudissements.
Quand les projecteurs se rallumèrent, les deux automates se tenaient face au public, pareils à des statues. Lentement, très lentement, ils s’inclinèrent.
Les applaudissements redoublèrent.
Puis ils firent demi-tour et disparurent.
La musique reprit et l’éclairage se fit plus puissant. Un bruit confus de bavardages s’éleva. Render tua le Kraken.
« Que penses-tu de ça ? » lui demanda Jill.
Render prit une expression sérieuse. « Suis-je un homme rêvant qu’il est un robot, ou un robot rêvant qu’il est un homme ? » Il sourit, puis il ajouta : « Je n’en sais rien. »
Elle lui donna par jeu un coup de poing à l’épaule, et il lui fit remarquer qu’elle était ivre.
« Ce n’est pas vrai, protesta-t-elle. Pas beaucoup, en tout cas. Pas autant que toi.
— Je pense quand même que tu devrais consulter un médecin à ce sujet. Moi, par exemple, et tout de suite. Sortons d’ici et allons faire un tour en voiture.
— Pas encore, Charlie. Je veux les voir encore une fois. Hein, s’il te plaît ?
— Si je prends un autre verre, je ne serai même pas capable de voir jusque-là.
— Commande une tasse de café.
— Beurk !
— Alors commande une bière.
— Je m’en passerai. »
L’assistance avait envahi la piste de danse, mais Render avait les pieds comme du plomb.
Il alluma une cigarette.
« Alors un chien t’a parlé, aujourd’hui ?
— Oui. Quelque chose d’assez déconcertant…
— Était-elle jolie ?
— C’était un chien mâle. Et, bon sang, qu’il était laid !
— Idiot. Je parle de sa maîtresse.
— Tu sais bien que je ne parle jamais de mes patients, Jill.
— Tu m’as dit qu’elle était aveugle et tu m’as parlé du chien. Tout ce que je veux savoir, c’est si elle est jolie.
— Eh bien… oui et non. » Il lui donna un coup de genou sous la table et fit un geste vague. « Enfin, tu sais…
— La même chose pour les deux », dit-elle au serveur, surgi soudainement d’une flaque d’ombre adjacente. Le serveur hocha la tête et disparut tout aussi soudainement.
« Mes bonnes intentions s’envolent, soupira Render. Ne te plains pas d’être auscultée par un ivrogne invétéré, c’est tout ce que je peux dire.
— Tu te dégriseras vite, comme toujours. Le serment d’Hippocrate et tout ça. »
Il renifla et jeta un coup d’œil à sa montre.
« Il faut que j’aille dans le Connecticut, demain. Sortir Pete de cette maudite école…»
Il soupira, déjà lassé du sujet.
« Je pense que tu te tracasses trop pour lui. N’importe quel gamin peut se casser la cheville, ça fait partie de la croissance. Je me suis cassé le poignet quand j’avais sept ans. C’était un accident. Ce n’est pas la faute de l’école si ce genre de chose arrive parfois.
— Tu parles, dit Render, prenant son breuvage noir sur le plateau noir que portait le serveur noir. S’ils ne sont pas capables de faire leur travail correctement, je trouverai quelqu’un qui en soit capable. »
Elle haussa les épaules.
« C’est toi qui décides. Tout ce que je sais, c’est ce que je lis dans les journaux. »
Puis elle ajouta : «… Et tu es toujours décidé pour Davos, alors que tu sais très bien qu’on rencontre des gens d’un meilleur milieu à Saint-Moritz ?
— Nous y allons pour skier, tu t’en souviens ? Je préfère les pistes de Davos.
— Je perds à tous les coups, ce soir, hein ? »
Il lui pressa la main.
« Avec moi, tu gagnes toujours, chérie. »
Ils burent leurs boissons, fumèrent leurs cigarettes et se tinrent la main jusqu’au moment où les gens quittèrent la piste de danse pour regagner en file indienne leurs tables minuscules. Les projecteurs commencèrent leur ronde folle, teintant les nuages de fumées de couleurs qui allaient de l’enfer au lever du soleil et retour, et la basse fit huomp !
Tchga-tchga !
« Oh ! Charlie. Les voilà qui reviennent ! »
Le ciel avait la clarté du cristal. Les routes étaient propres. La neige avait cessé de tomber.
La respiration de Jill était celle d’une personne endormie. La S-7 filait sur les ponts de la ville. Lorsque Render restait parfaitement immobile, il parvenait à se convaincre que seul son corps était ivre ; mais dès qu’il remuait la tête, l’univers se mettait à danser autour de lui. Alors que l’univers dansait, Render s’imagina qu’il était dans un rêve et qu’il en était le Façonneur.
L’espace d’un instant, ce fut vrai. Il fit tourner la grande horloge du ciel en arrière, souriant dans son demi-sommeil. L’instant suivant, il fut éveillé ; il ne souriait plus.
L’univers s’était vengé de son audace. Cet instant d’abandon retrouvé qu’il avait aimé au point de ne pouvoir y résister, il le payait une fois de plus de la vision du fond du lac ; et tandis qu’il avançait cette fois encore vers l’épave au fond du monde – comme un nageur sous-marin et tout aussi incapable de parler – il entendit loin au-dessus de la Terre, filtré par les eaux qui la recouvraient, le hurlement du loup Fenris qui se préparait à dévorer la lune. En l’entendant, il sut que ce son ressemblait autant à la trompette du Jugement dernier que la femme qui se trouvait à son côté différait de la lune – en tous points et sous tous ses aspects. Il en fut effrayé.