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«… évident, direct, franc. Voici la cathédrale de Winchester, disait le manuel. Ses piliers qui joignent le sol à la voûte comme autant d’énormes troncs d’arbres en contrôlent rigoureusement les volumes : les plafonds sont plats ; chaque travée, délimitée par ces piliers, est en elle-même un élément de certitude et de stabilité. Elle semble en fait refléter quelque chose de Guillaume le Conquérant. Ce dédain pour la recherche et cette consécration à l’amour d’un autre monde sembleraient en faire également un cadre approprié pour quelque conte de Malory(14)

— Observez les chapiteaux festonnés, disait le guide. Par leurs cannelures primitives, ils étaient les précurseurs de ce qui allait devenir plus tard un motif commun…

— Peuh ! » fit Render – à voix basse, cependant, car il était avec un groupe au sein d’une église.

« Chhhut ! » fit Jill (Fotlock – c’était son véritable patronyme) DeVille.

Mais Render, malgré son ennui, était impressionné.

La haine qu’il vouait au passe-temps de Jill était devenue un réflexe, au point qu’il aurait préféré passer ses vacances assis sous la goutte d’eau d’un supplice oriental plutôt que d’admettre qu’il lui arrivait de prendre plaisir à se promener sous les arcades, par les galeries, dans les couloirs ou les tunnels, et à s’essouffler dans les escaliers tortueux jusqu’au sommet des tours.

Il promenait donc son regard sur tout ce qu’il voyait, réduisait tout en cendres en fermant les yeux, puis reconstruisait les lieux à partir des ruines encore fumantes de ses souvenirs afin de pouvoir reproduire le spectacle plus tard et en offrir la vision à son seul patient qui ne pût voir que par ce moyen. Parmi tous les édifices qu’il avait visités, c’était celui-là qu’il détestait le moins. Il décida qu’il allait le lui ramener.

Tandis que la caméra de son esprit photographiait le décor, Render marchait avec les autres, son manteau sur le bras, les doigts à la recherche d’une cigarette. Il mettait un point d’honneur à ignorer son guide, se rendant compte que c’était là la plus basse de toutes les formes de protestation humaine. Tout en parcourant Winchester, il pensait aux deux dernières séances passées avec Eileen Shallot. Il se rappela son attitude involontairement adamique alors qu’il mettait un nom sur les animaux qui passaient devant eux, conduits bien sûr par celui qu’elle voulait voir et auquel il avait donné par son propre embarras une apparence terrifiante. Il s’était senti d’humeur agréablement bucolique après avoir potassé un vieux cours de botanique et entrepris de Façonner et de nommer les fleurs des champs.

Ils étaient restés jusqu’à présent en dehors des villes, loin des machines. Les émotions d’Eileen à la vue d’objets simples présentés avec précaution étaient encore trop fortes pour qu’il pût risquer de la plonger si tôt dans une jungle aussi complexe et chaotique ; il lui bâtirait sa ville progressivement.

Quelque chose passa rapidement, loin au-dessus de la cathédrale, en émettant un bang supersonique. Render prit un moment la main de Jill dans la sienne et lui sourit lorsqu’elle leva les yeux vers lui. Sachant qu’elle avait tendance à être belle, Jill prenait normalement grand soin d’assurer sa beauté. Aujourd’hui, cependant, ses cheveux étaient simplement tirés en arrière et noués sur sa nuque, ses lèvres et ses yeux étaient pâles, et ses minuscules oreilles blanches dégagées paraissaient un peu pointues.

« Observe les chapiteaux festonnés, chuchota-t-il. Par leurs cannelures primitives, ils étaient les précurseurs de ce qui allait devenir plus tard un motif commun.

— Peuh ! dit-elle.

— Chhhut ! » fit à côté d’eux une petite femme bronzée dont le visage semblait se craqueler et se recomposer à mesure qu’elle pinçait et dépinçait les lèvres.

Plus tard, alors qu’ils retournaient en flânant vers leur hôtel, Render demanda : « C’est fini pour Winchester ?

— Fini pour Winchester.

— Contente ?

— Contente.

— Bon, alors nous pouvons partir cet après-midi.

— Très bien.

— Pour la Suisse…

Elle s’arrêta, tripotant un bouton du manteau de Render.

« Ne pourrions-nous passer d’abord un ou deux jours à visiter quelques vieux châteaux ? Après tout, ils sont juste de l’autre côté de la Manche, et tu pourrais goûter tous les vins locaux pendant que je les visiterai…

— D’accord », dit-il.

Elle leva les yeux, quelque peu surprise.

« Quoi ? Sans discussion ? » Elle sourit. « Qu’as-tu fait de ta combativité pour me laisser décider à ta place de cette façon ? »

Puis elle lui prit le bras et ils poursuivirent leur chemin. « Hier, dit-il, pendant que nous parcourions au pas de charge les entrailles de ce vieux château, j’ai entendu un gémissement étouffé, et une voix qui criait : « Pour l’amour de Dieu, Mon « trésor ! » Je pense que c’était mon esprit combatif, car je suis certain que c’était ma voix. J’ai renoncé au Geist der stets verneint. Pax vobiscum ! Allons en France, donc !

— Cher Rendy, ça ne prendra qu’un jour ou deux…

— Amen, dit-il. Mais mes skis déjà fartés disparaissent à l’horizon. »

Ainsi fut fait. Le matin du troisième jour, quand elle lui parla des châteaux d’Espagne, il se fit à voix haute la réflexion que les psychologues buvaient et se contentaient de se mettre en colère, alors que les psychiatres avaient la réputation de boire, de se mettre en colère, et de briser tout ce qui se trouvait à leur portée. En déduisant qu’il s’agissait d’une menace voilée contre les porcelaines anglaises qu’elle avait accumulées, Jill se plia à son désir d’aller skier.

Libre ! Render faillit le hurler à pleins poumons.

Son cœur lui martelait les tempes. Penché en avant, il coupa vers la gauche. Le vent lui fouettait le visage ; une volée de cristaux de glace, soulevée par ses skis, lui frôla la joue comme une volée de ailes d’émeri.

Il glissait. Oui – le monde s’était terminé à Weissflujoch, et Dortfali l’entraînait vers le bas, loin de cette porte.

Ses pieds étaient deux rivières miroitantes qui fonçaient à travers les plaines onduleuses et désolées ; rien ne pouvait les geler dans leur course. Il coulait au long de la pente. Loin de toutes les salles du monde. Loin du manque suffocant d’intensité, des centaines de bienfaits dispensés chaque jour à la petite cuiller, du rythme meurtrier des distractions forcées qui taillaient en pièces l’Hydre du loisir ; loin.

Tout en dévalant la piste, il éprouvait un désir intense de regarder par-dessus son épaule, comme pour voir si le monde qu’il avait laissé là-haut derrière lui ne s’était pas personnifié sous quelque forme terrifiante lancée à sa poursuite telle une ombre, le traquant pour le ramener dans le ciel à un cercueil chaud et bien éclairé où il reposerait en paix, la volonté transpercée d’un pieu d’aluminium et l’esprit étouffé sous une guirlande de courants alternatifs.

« Je vous hais », souffla-t-il entre ses dents serrées, et le vent emporta ses paroles en arrière. Il se mit à rire, car il analysait toujours ses émotions par une sorte de réflexe ; et il ajouta : « Sort Oreste, fou, poursuivi, par les Furies…»

Au bout d’un moment, la pente s’adoucit ; il atteignit l’extrémité de la piste et dut s’arrêter.

Il fuma alors une cigarette, puis il prit le remonte-pente afin de redescendre la piste cette fois pour des raisons non thérapeutiques.

Ce soir-là, il était assis devant la cheminée du grand hôtel de la station, laissant toute la chaleur au feu s’infiltrer dans ses muscles fatigués tandis que Jill lui massait les épaules et qu’il jouait au test de Roschach avec les flammes ; alors qu’il venait de distinguer une coupe flamboyante, elle lui fut arrachée au même instant par l’appel de son nom, quelque part dans le Hall des Neuf Foyers.

« Charles Render ! » dit la voix (avec une prononciation qui se rapprochait davantage de « Sharlz Runder »). Render tourna la tête d’un mouvement brusque, mais de trop nombreuses images rémanentes dansaient devant ses yeux pour qu’il pût localiser la source de l’appel.

« Maurice ? demanda-t-il au bout d’un moment, Bartelmetz ?

— Oui », répondit-on, et Render vit alors le visage familier, grisonnant et chauve, posé en l’absence de cou sur un sweater bleu et rouge pelucheux impitoyablement tendu sur une corpulence barriqueuse. L’homme s’avançait dans leur direction, évitant adroitement les béquilles disséminées, les skis dressés en faisceaux et les gens qui, comme Jill et Render, dédaignaient les chaises et les fauteuils.

Render se leva, s’étira, et lui serra la main lorsqu’il les eut rejoints.

« Vous avez pris du poids, observa-t-il. Ce n’est pas bon pour la santé.

— Absurde, c’est tout en muscles. Comment allez-vous, et que devenez-vous ? » Il abaissa les yeux vers Jill, qui lui renvoya son sourire.

« Miss DeVille, dit Render en la présentant.

— Jill », corrigea-t-elle.

Il s’inclina légèrement, et finit par relâcher la main douloureuse de Render.

«… Et voici le professeur Maurice Bartelmetz, de Vienne, poursuivit Render, disciple aveugle de toutes les formes du pessimisme dialectique et pionnier distingué de la neuroparticipation – bien qu’il n’en paraisse rien à première vue. J’ai eu la bonne fortune d’être son élève pendant plus d’un an. »

Bartelmetz hocha la tête en signe d’acquiescement à la vue de la flasque de schnaps que Render venait de sortir d’un petit sac en plastique ; il accepta le gobelet télescopique, qu’il remplit à ras bord.

« Ah ! vous êtes quand même bon médecin, soupira-t-il. Vous avez diagnostiqué le mal en un instant et prescrit le remède approprié. Nozdrovia !

— Sept ans par gorgée, acquiesça Render tout en remplissant de nouveau leurs verres.

— Alors nous rendrons le temps plus malléable en le sirotant à petites gorgées. »

Ils s’assirent sur le sol devant le feu qui rugissait dans la grande cheminée de brique ; les rondins en brûlant redevenaient des branches, puis des ramures, puis des brindilles, cercle annuel après cercle annuel.

Render regarnit le feu.

« J’ai lu votre dernier livre, dit enfin Bartelmetz d’un ton désinvolte. Il y a à peu près quatre ans. »

Render jugea l’estimation exacte.

« Vous faites de la recherche, en ce moment ? »

Render tisonna paresseusement le feu.

« Oui, répondit-il En quelque sorte. »

Il jeta un regard à Jill qui somnolait, la joue appuyée contre le bras de l’énorme fauteuil de cuir où il avait posé sa trousse d’urgence ; les méplats de son visage étaient des alternances de lumière pourpre et d’ombres vacillantes.

« Je suis tombé sur un sujet assez inhabituel, et je me suis lancé dans une entreprise dont j’ai l’intention de coucher les résultats par écrit.

— Inhabituel ? De quelle façon ?

— Aveugle de naissance, d’une part.

— Vous vous servez du NOT&R ?

— Oui. Elle veut devenir Façonneuse.

— Verflucher ! Avez-vous conscience des répercussions possibles ?

— Bien sûr.

— Vous avez entendu parler du malheureux Pierre ?

— Non.

— Alors c’est que l’affaire a été bien étouffée. Pierre était étudiant en philosophie à l’université de Paris, et il écrivait un mémoire sur l’évolution de la conscience. L’été dernier, il s’est dit qu’il lui fallait explorer l’esprit d’un singe – afin, je suppose, de comparer un esprit « sans nausée » au sien. Quoi qu’il en soit, il a obtenu illégalement l’accès à un NOT&R et à l’esprit de notre cousin à poils. On n’a jamais pu déterminer dans quelle mesure il est parvenu à exposer l’animal aux banques de stimuli, mais il est vraisemblable que certains éléments non directement trans-subjectifs entre l’homme et le singe – les bruits de la circulation routière, par exemple – ont effrayé l’animal. Pierre est toujours dans une cellule matelassée, et toutes ses réactions sont celles d’un singe effrayé.

« Ainsi, et bien qu’il n’ait pu achever son mémoire, conclut-il, il peut constituer une documentation intéressante pour celui de quelqu’un d’autre. »

Render secoua la tête.

« Quelle histoire, en effet, dit-il doucement. Mais je n’ai rien d’aussi dramatique à affronter. J’ai découvert un individu extrêmement stable – une psychiatre, pour être exact – quelqu’un qui a déjà passé du temps en analyse ordinaire. Elle veut se lancer dans la neuroparticipation – mais c’est la peur d’un traumatisme visuel qui l’en retenait. Je l’ai graduellement mise en présence d’une gamme complète de phénomènes visuels. Quand j’aurai terminé, elle devrait être parfaitement accoutumée à « voir », de façon à pouvoir se concentrer pleinement sur la thérapie sans être aveuglée par les impressions visuelles, si je peux m’exprimer ainsi. Nous avons déjà fait quatre séances.

— Et ?

— … Et tout se passe bien.

— Vous en êtes certain ?

— Oui, autant qu’on puisse l’être en ce domaine.

— Mmm-hmm, fit Bartelmetz. Dites-moi, l’avez-vous trouvée excessivement volontaire ? J’entends par là, disons, une attitude compulsive obsessionnelle à l’égard de ce que vous lui avez présenté jusqu’à maintenant ?

— Non.

— Est-elle jamais parvenue à prendre le contrôle du rêve ?

— Non !

— Vous mentez ! » dit-il simplement.

Render sortit une cigarette. Après l’avoir allumée, il sourit.

« Ce n’est pas aux vieux singes qu’on apprend à faire des grimaces, reconnut-il. L’âge n’a pas atrophié votre perspicacité. Je peux m’abuser, mais je ne peux pas vous tromper. Oui, en fait, elle est très difficile à contrôler. Elle ne se contente pas de voir, elle veut déjà façonner les choses par elle-même. C’est tout à fait compréhensible – à la fois pour elle et pour moi – mais la compréhension consciente et l’acceptation émotionnelle ne semblent jamais s’accorder sur ce genre de choses. Elle a pris le dessus plusieurs rois, mais j’ai réussi à reprendre le contrôle presque immédiatement. Après tout, je suis le maître des données.

— Hmm, fit Bartelmetz d’un air songeur. Connaissez-vous un texte bouddhique appelé le Catéchisme Shankara ?

— Je crains que non.

— Alors je vais vous le résumer. Il pose le principe – à des fins manifestement non thérapeutiques – d’un ego réel et d’un faux ego. L’ego réel est cette partie immortelle de l’homme qui atteindra le nirvana : l’âme, si vous préférez. Très bien. Le faux ego, par contre, est le mental ordinaire, prisonnier de l’illusion – la conscience de tout un chacun que nous avons toujours connue professionnellement. D’accord ? Bon. On appelle skandhas la substance dont est faite ce faux ego. Ces skandhas sont les sentiments, les perceptions, les aptitudes, la conscience elle-même, et même l’aspect physique. Très peu scientifique, évidemment. Mais ce ne sont pas ce que nous appelons des névroses ni ce que Mr. Ibsen appelle les mensonges de la vie, ni une hallucination – non, bien qu’ils soient tous faussés du fait même qu’ils font partie d’une fausse entité. Chacun des cinq skandhas fait partie de l’excentricité que nous appelons identité – à laquelle viennent s’ajouter les névroses et tous les autres gâchis qui en découlent et qui nous maintiennent occupés. D’accord ? Très bien. Je vous fais cet exposé parce que j’ai besoin d’un terme dramatique pour ce que je vais dire, et parce que je veux vous dire quelque chose de dramatique. Représentez-vous les skandhas étendus au fond d’un lac ; les névroses sont des rides à la surface de l’eau ; « l’ego réel » est enterré profondément dans le sable du fond. Bien. Les rides emplissent le… le… zwischenwelt… entre l’objet et le sujet. Les skandhas font partie du sujet, ils sont la substance fondamentale, unique, de son être. Jusque-là, vous me suivez ?

— Avec un certain nombre de réserves.

— Bon. Maintenant que j’ai en quelque sorte défini mon terme, je vais l’utiliser. Vous êtes en train de jouer avec des skandhas, pas avec de simples névroses. Vous essayez de modifier la conception globale qu’a cette femme d’elle-même et du monde, et vous vous servez pour cela d’un NOT&R. C’est la même chose que de vous frotter à un psychotique ou à un singe. Tout semble bien se passer, mais il est possible à n’importe quel moment que vous fassiez quelque chose, que vous lui révéliez une vision quelconque ou une façon de voir qui provoque une brèche dans sa personnalité, qui brise un skandha – et paf ! – ce sera comme si vous faisiez un trou dans le fond du lac. Vous créerez un tourbillon qui vous emportera – où… ? Je ne veux pas vous avoir pour patient, jeune apprenti sorcier, alors je vous conseille d’abandonner cette expérience. On ne doit pas utiliser le NOT&R de cette façon. »

Render envoya d’une pichenette sa cigarette dans le feu et compta sur ses doigts :

« Un, dit-il, vous faites d’un caillou une montagne mystique. Je ne fais qu’adapter sa conscience à l’admission d’une zone additionnelle de perception. La plus grande partie de cette adaptation est un travail de transfert depuis les autres sens. Deux, ses émotions étaient initialement assez intenses parce qu’il y avait effectivement un trauma – mais nous avons déjà dépassé ce stade. Maintenant, ce n’est plus pour elle qu’une nouveauté. Ce sera bientôt un lieu commun. Trois, Eileen est elle-même psychiatre ; elle a des connaissances en ce domaine et elle est pleinement consciente de la nature délicate de ce que nous faisons. Quatre, son sens de l’identité et ses désirs, ou ses skandhas, si vous voulez les appeler ainsi, sont aussi fermes que le rocher de Gibraltar. Vous rendez-vous compte de l’intensité avec laquelle doit s’appliquer une personne aveugle pour obtenir les diplômes qu’elle a obtenus ? Il lui a fallu une volonté de fer et un contrôle émotionnel d’ascète…

— … Et si une chose aussi résistante se brisait dans un instant extratemporel d’anxiété, dit Bartelmetz avec un sourire triste, puissent les ombres de Sigmund Freud et de Cari Jung marcher à vos côtés dans la vallée des ténèbres…

«… et cinq, ajouta-t-il en fixant Render dans les yeux. Cinq, (il pointa un doigt dans sa direction), est-elle jolie ? »

Render se remit à contempler le feu.

« Très astucieux, soupira Bartelmetz. Je ne peux pas voir si vous rougissez ou non, à cause du rougeoiement des flammes sur votre visage. Mais je crains que ce ne soit le cas, ce qui signifierait que vous pourriez être vous-même la source du stimulus incitateur. Je brûlerai un cierge ce soir devant le portrait d’Adler, et je prierai pour qu’il vous donne la force de vaincre dans votre duel avec votre patiente. »

Render regarda Jill, qui dormait toujours. Il tendit la main pour lui remettre en place une boucle de cheveux.

« Néanmoins, dit Bartelmetz, si vous continuez et que tout aille bien, c’est avec beaucoup d’intérêt que je lirai le compte rendu de votre travail. Vous ai-je jamais dit que j’avais soigné plusieurs bouddhistes et que je n’avais jamais trouvé d’« ego réel » ? »

Ils rirent tous les deux.

Comme moi, mais pas comme moi, celui-là au bout d’une laisse, avec son odeur de peur, petit, gris et aveugle. Un grondement, et il va s’étrangler dans son collier. Sa tête est aussi vide que le four, avant qu’Elle pousse le bouton pour préparer le repas. On peut toujours leur parler, ils ne comprennent jamais – mais ils sont comme moi. Un jour, j’en tuerai un – pourquoi ?… Tourner ici.

« Trois marches. Monter. Portes vitrées. Poignée à droite. »

Pourquoi ? Devant, cage d’ascenseur. Jardins au-dessous, en bas. Ça sent bon, là. Herbe, terre humide, arbres et air pur. Je vois. Mais les cris d’oiseaux sont enregistrés. Je vois tout. Je…

« Ascenseur. Quatre marches. »

Descendre. Oui. Envie de faire du bruit avec la gorge, impression idiote. Propre, doux, plein d’arbres. Dieu… Elle aime s’asseoir sur banc mâcher feuilles respirer air doux. Peut pas les voir comme moi. Peut-être maintenant, un peu… ? Non.

Vilain Sigmund pas sur l’herbe, ni sur les arbres, ici. Dois me retenir. Dommage. Meilleur endroit…

« Attention aux marches. »

Tout droit. A droite, à gauche, à droite, des arbres et de l’herbe maintenant. Sigmund voit. Marcher… Docteur avec machine lui donne ses yeux. Si je gronde, il ne s’étrangle pas. Pas d’odeur de peur.

Creuser trou profond dans sol, enterrer yeux. Dieu est aveugle. Sigmund pour voir. Ses yeux à elle remplis, maintenant, et il a peur des dents. Va la faire voir et l’emmener haut dans le ciel pour voir, loin. Me laisser ici, laisser Sigmund sans personne à voir, seul. Je creuserai un trou profond dans le sol…

Lorsque Jill s’éveilla, il était plus de dix heures du matin. Elle n’eut pas besoin de tourner la tête pour savoir que Render était déjà parti. Il ne dormait jamais tard. Elle se frotta les yeux, s’étira et se tourna de côté, appuyée sur un coude. Elle jeta un coup d’œil au réveil posé sur la table de chevet tout en cherchant une cigarette et son briquet.

Alors qu’elle aspirait la fumée, elle s’aperçut qu’il n’y avait pas de cendrier. Render, qui n’aimait pas qu’elle fume au lit, l’avait sans doute posé sur la coiffeuse. Avec un soupir qui s’acheva en ricanement, elle se glissa hors du lit et s’enveloppa dans son châle avant que la cendre fût devenue trop longue.

Elle détestait se lever, mais une fois que c’était fait, elle laissait la journée commencer et se poursuivre sans défaillance tout au long de sa succession ordonnée d’événements.

« Qu’il aille au diable », dit-elle en souriant. Elle aurait aimé prendre son petit déjeuner au lit, mais il était trop tard.

Entre deux réflexions sur les vêtements qu’elle allait porter, elle aperçut une paire de skis inconnus dressés dans un angle de la chambre. Une feuille de papier était empalée sur l’un d’eux. Elle s’approcha.

« Veux-tu me rejoindre ? » disait le griffonnage.

Elle secoua la tête en signe de refus catégorique et se sentit un peu triste. Elle avait chaussé deux fois des skis dans toute sa vie, et ils lui faisaient peur. Elle se dit qu’il avait été chic avec elle pour les châteaux et qu’elle aurait vraiment dû faire un autre essai, mais elle ne pouvait même pas repenser à cette horrible glissade impétueuse – où elle avait par deux fois terminé sa course contre un talus de neige – sans se crisper et éprouver de nouveau le vertige qui l’avait saisie au cours de ces tentatives.

Elle alla donc prendre une douche, s’habilla, et descendit au rez-de-chaussée prendre son petit déjeuner.

Les neuf cheminées ronflaient déjà lorsqu’elle regarda dans la grande salle. Quelques skieurs aux visages rougis se réchauffaient les mains aux flammes de l’âtre central, mais il n’y avait pas encore foule. Il n’y avait que quelques paires de bottes dégoulinantes sur les râteliers et quelques bonnets colorés accrochés aux patères ; les skis humides étaient dressés à leur place habituelle près de la porte. Quelques personnes, assises dans des fauteuils situés plus en retrait vers le centre de la salle, lisaient des journaux, fumaient ou bavardaient tranquillement. Ne reconnaissant aucun visage familier, elle se dirigea vers la salle à manger.

Alors qu’elle passait devant le comptoir de la réception, le vieux préposé l’appela par son nom. Elle s’approcha en souriant.

« Une lettre, annonça-t-il en se tournant vers un casier. La voici, ajouta-t-il en lui tendant l’enveloppe. Ça paraît important. »

Elle s’aperçut que la lettre avait été réexpédiée trois fois. C’était une grosse enveloppe brune, et l’adresse de l’expéditeur était celle de son avoué.

« Merci. »

Elle s’éloigna vers une banquette située près de la grande baie qui surplombait un jardin de neige, une patinoire, et une piste sinueuse sur laquelle on distinguait au loin des silhouettes portant leurs skis sur leurs épaules. Grimaçant à cause de la lumière, elle déchira l’enveloppe.

Cette fois, c’était définitif. La lettre de son avoué était accompagnée d’une copie du jugement de divorce. Elle n’avait décidé que récemment de briser les liens légaux qui l’unissaient à Mr. Fotlock, dont elle avait cessé d’utiliser le nom lorsqu’ils s’étaient séparés cinq ans plus tôt. Maintenant qu’elle avait le document, elle ne savait pas très bien ce qu’elle allait en faire. Elle se dit que ce serait une sacrée surprise pour ce cher Rendy. Il lui faudrait trouver une manière raisonnablement innocente de lui annoncer la nouvelle. Elle sortit son poudrier et s’entraîna devant le miroir à pratiquer une expression qui voulait dire « Alors ? » J’aurai le temps plus tard, songea-t-elle. Pas trop tard, pourtant… Son trentième anniversaire, pareil à un énorme nuage noir, emplissait un avril qui n’était qu’à quatre mois de là. Bah… Elle mit une touche de rouge sur ses lèvres moqueuses, ajouta un peu de poudre sur son grain de beauté, et renferma l’expression dans son poudrier pour un usage futur.

Dans la salle à manger, elle aperçut le docteur Bartelmetz assis devant un énorme monceau d’œufs brouillés, d’interminables chaînes de saucisses, plusieurs piles de toasts dorés et une bouteille de jus d’orange à moitié vide. Une cafetière fumait à côté de lui sur un chauffe-plats. Il se penchait légèrement en avant pour manger, maniant sa fourchette comme une aile de moulin à vent.

« Bonjour », dit-elle.

Il leva les yeux.

« Miss DeVille… Jill… bonjour. » Il indiqua d’un signe de tête la chaise qui se trouvait en face de lui. « Venez donc me tenir compagnie. »

Elle s’assit et demanda avec un hochement de tête au serveur qui s’était approché : « La même chose, mais vous m’en mettrez à peu près dix fois moins. »

Elle se retourna vers Bartelmetz.

« Vous avez vu Charles, aujourd’hui ?

— Hélas ! non, dit-il avec un geste de la main. Je voulais poursuivre notre discussion pendant que son esprit était encore au premier stade de l’éveil et quelque peu malléable. Malheureusement… (il but une gorgée de café)… ceux qui dorment tard entrent dans la journée quelque part au milieu du second acte.

— J’arrive moi-même généralement à l’entracte, et je demande à quelqu’un de me faire un synopsis, lui dit-elle. Alors pourquoi ne pas poursuivre la discussion avec moi ? Je suis toujours malléable, et mes skandhas sont en pleine forme. »

Leurs regards se croisèrent ; il mordit dans un toast.

« Oui, dit-il finalement, je m’en étais douté. Enfin… bon. Que savez-vous du travail de Render ? »

Elle se carra dans sa chaise.

« Mmm. Étant donné qu’il est un spécialiste tout à fait spécial dans un domaine hautement spécialisé, j’ai du mal à apprécier le peu qu’il en dit. J’aimerais parfois pouvoir lire les pensées des autres – pour voir ce qu’ils pensent de moi, bien sûr – mais je ne crois pas que je pourrais supporter de séjourner longtemps dans leurs esprits. Surtout, ajouta-t-elle en feignant un frisson, dans l’esprit de quelqu’un qui a des problèmes. Je craindrais de faire preuve d’un excès d’empathie, ou d’avoir peur de quelque chose. D’après ce que j’en ai lu – paf ! – ça deviendrait mon problème, comme dans l’envoûtement.

« Mais Charles n’a jamais de problèmes, poursuivit-elle, du moins il ne m’en parle pas. Depuis quelque temps, pourtant, je me demande… Cette femme aveugle et son chien parlant semblent passer beaucoup trop de temps avec lui.

— Un chien parlant ?

— Oui, son chien-guide est un mutant chirurgical.

— Très intéressant… L’avez-vous jamais rencontrée ?

— Jamais.

— So, fit-il d’un air songeur. Il arrive parfois qu’un thérapeute rencontre un patient dont les problèmes sont tellement proches des siens que les séances deviennent extrêmement incisives, observa-t-il. C’est toujours mon cas quand je soigne un confrère psychiatre. Peut-être Charles voit-il dans cette situation un parallèle avec quelque chose qui l’a personnellement préoccupé. Je ne me suis pas chargé de son analyse personnelle et je ne connais pas tous les détours de son esprit, bien qu’il ait été mon élève pendant longtemps. Il a toujours été réservé, quelque peu taciturne ; mais il lui arrivait parfois de se montrer très impérieux. A quoi d’autre s’intéresse-t-il, ces temps-ci ?

— Il est constamment préoccupé par son fils Peter. Il a changé le gamin d’école cinq fois en cinq ans. »

Son petit déjeuner arriva. Elle étala une serviette sur ses genoux et tira sa chaise près de la table.

«… Et il a lu récemment des comptes rendus de suicides ; il en parle sans arrêt.

— A quelle fin ? »

Elle haussa les épaules et se mit à manger.

« Il n’a jamais dit pourquoi, dit-elle en relevant les yeux. Peut-être écrit-il quelque chose…»

Bartelmetz finit ses œufs et se versa du café.

« Avez-vous peur de cette patiente ? demanda-t-il.

— Non… Oui, répondit-elle, c’est vrai.

— Pourquoi ?

— J’ai peur de l’envoûtement, dit-elle en rougissant légèrement.

— Il y a beaucoup de choses qu’on peut ranger sous cette étiquette.

— Beaucoup, en effet », admit-elle. Au bout d’un moment, elle ajouta : « Nous sommes tous deux inquiets pour son bien et d’accord sur la nature de la menace. Alors, puis-je vous demander un service ? »

— Vous le pouvez.

— Parlez-lui encore une fois, dit-elle. Persuadez-le d’abandonner cette expérience. »

Il plia sa serviette.

« Je comptais le faire après dîner, dit-il, parce que je crois à la valeur rituelle des gestes de sauvetage. Nous les ferons. »

Chère image paternelle,

Oui, le collège est agréable, ma cheville va bien et mes camarades de classe sont tous sympa. Non, je ne manque pas d’argent ni de nourriture et je n’ai aucune difficulté à m’adapter au nouveau programme. D’accord ?

Je ne te décrirai pas le bâtiment, puisque tu as déjà vu cette chose macabre. Je ne te décrirai pas le parc, car il se dissimule sous de froids draps blancs. Brrr ! Je suppose que tu t’amuses aux sports d’hiver. Je ne partage pas ton enthousiasme pour l’opposé de l’été, sauf dans les tableaux ou comme emblème sur les esquimaux au chocolat.

Ma cheville entrave ma mobilité et mon compagnon de chambre est rentré chez lui pour le week-end – deux bénédictions (dixit Pangloss), car j’ai maintenant l’occasion de combler des retards de lecture. Ce que je vais faire sur-le-champ.

Prodigalement,

Peter.

Render se pencha pour caresser l’énorme tête. L’animal accepta le geste avec stoïcisme, puis tourna son regard vers l’Autrichien à qui Render avait demandé du feu, comme pour dire : « Dois-je supporter cette indignité ? » L’homme rit en voyant son expression et referma le briquet gravé, sur lequel Render nota que l’initiale intermédiaire était un v minuscule.

« Merci », dit-il, puis s’adressant au chien : « Comment t’appelles-tu ?

— Bizmark », gronda ce dernier.

Render sourit.

« Tu me rappelles l’un de tes semblables, dit-il.

Sigmund, de son nom, guide et compagnon d’une amie aveugle, en Amérique.

— Mon Bizmark est un chasseur, dit le jeune homme. Il n’y a pas une proie qui puisse ruser avec lui, ni cerf ni félin.

Les oreilles du chien se redressèrent et il fixa Render d’un œil flamboyant de fierté.

« Nous avons chassé en Afrique et dans le nord et le sud-ouest de l’Amérique. En Amérique centrale aussi. Il ne perd jamais la piste. Il n’abandonne jamais. C’est une bête magnifique ; on dirait que ses dents ont été fabriquées à Solingen.

— Vous avez bien de la chance d’avoir un tel compagnon de chasse.

— Je chasse, gronda le chien. Je traque… Quelquefois, j’ai, la mise à mort…

— Vous ne connaîtriez pas celui qui s’appelle Sigmund, par hasard, ou la femme qu’il guide – Miss Eileen Shallot ? » demanda Render.

L’homme fit un signe de tête négatif.

« Non, Bizmark vient du Massachusetts, mais je ne suis jamais allé personnellement au Centre. Je ne connais aucun maître de mutant.

— Je vois. Eh bien, merci pour le feu. Bonne journée.

— Bonne journée.

— Bonne journée…»

Render remonta en flânant la rue étroite, les mains dans les poches. Il s’était absenté sans dire où il allait, parce qu’il n’avait à l’esprit aucune destination particulière. Le second essai qu’avait tenté Bartelmetz pour le conseiller avait failli l’amener à dire des choses qu’il aurait regrettées par la suite. Il était plus facile de se promener que de poursuivre la conversation.

Obéissant à une impulsion soudaine, il entra dans une petite boutique et acheta le coucou qui avait attiré son regard. Certain que Bartelmetz accepterait le présent comme il convenait, il sourit et poursuivit son chemin. Qu’était donc cette lettre que le réceptionniste avait spécialement apportée pour Jill à leur table au moment du dîner ? Elle avait été réexpédiée trois fois, et l’adresse de l’expéditeur était celle d’un cabinet d’hommes de loi. Jill ne l’avait même pas ouverte ; elle s’était contentée de sourire, avait donné un gros pourboire au vieil homme et mis la lettre dans son sac à main. Il faudrait qu’il fasse subtilement allusion à son contenu ; elle finirait certainement par le lui révéler en prenant pitié de sa curiosité mise en éveil.

Les colonnes glacées du ciel parurent soudain vaciller devant lui tandis qu’un vent froid se rabattait du nord. Render arrondit les épaules et renfonça la tête un peu plus loin dans son col. Serrant la pendule contre lui, il pressa le pas.

Cette nuit-là, le serpent qui se mord la queue fit un rot, le loup Fenris attaqua la lune, la petite pendule fit « coucou » et le lendemain arriva comme le dernier taureau de Manolete, secouant la porte de corne par une promesse mugissante de réduire en sable sous ses pas tout un fleuve de lions.

Render se promit de ne plus toucher à la visqueuse fondue.

Plus tard, beaucoup plus tard, alors qu’ils parcouraient les cieux à bord d’une nacelle en forme de cerf-volant, Render abaissa son regard vers la Terre obscurcie qui rêvait des étoiles plein ses villes, puis s’éleva vers le ciel où elles se réfléchissaient toutes ; il parcourut des yeux les écrans enregistreurs qui regardaient les gens le contempler en clignant es paupières, observa les distributeurs de café, de thé et de mélanges envoyer leurs fluides en exploration à l’intérieur des gens qu’ils avaient convaincus d’appuyer sur leurs boutons, puis il tourna son regard vers Jill, que les vieilles bâtisses avaient obligée à marcher entre leurs murs – parce qu’il savait qu’elle comptait sur son regard à ce moment-là – perçut enfin l’appel de son siège qui demandait à être converti en couchette, s’exécuta et s’endormit.