UN AFFREUX PRESSENTIMENT

par Henry Kuttner et C.L. Moore

Cette anthologie s’est ouverte sur un doute sur la réalité du rêve. C’est ce doute que le thérapeute s’efforce d’éveiller, puis d’entretenir et de développer afin de ramener son patient à la nette conscience de l’illusion et à la réalité de l’ici-et-maintenant.

Mais si le fantasme résiste, si le rêveur refuse de céder, de bouger, c’est peut-être qu’il a une bonne raison.

Dans la réalité.

Et lorsque la résistance cède afin, qui va bouger ?

« EN ce moment, Mr. Hooten, avez-vous l’impression de rêver ? » demanda le docteur Scott d’une voix très calme.

Timothy Hooten, évitant le regard du psychiatre, se mit à caresser le cuir lisse du fauteuil mais, ce contact ne lui procurant qu’une contenance fort peu satisfaisante, il se tourna vers la fenêtre et contempla l’Empire State Building.

« N’est-ce pas comme dans un rêve ? dit-il sur un ton évasif.

— Quoi donc ?

— Mais ça, répondit Hooten qui montra d’un signe de-tête le mât effilé couronnant le sommet du gratte-ciel. Imaginez un peu un dirigeable amarré à ce truc. On ne l’a jamais fait, n’est-ce pas ? Pourtant, c’est juste le genre de chose qui pourrait se produire dans un rêve, vous savez. On a de grands projets et puis, pour une raison ou une autre, on oublie tout et on s’attelle à une nouvelle entreprise. Oh ! je ne sais pas. Tout me paraît si irréel. »

Solipsisme, pensa le docteur Scott. Mais il se garda de faire un diagnostic anticipé.

« Quoi en particulier, demanda-t-il dans un murmure.

— Vous, par exemple, dit Hooten. Votre apparence n’est pas la bonne.

— Pouvez-vous préciser votre pensée, Mr. Hooten ?

— Eh bien… je ne sais pas si j’en suis capable, répondit Hooten qui posa sur ses propres mains un regard légèrement effaré. Voyez-vous, mon apparence à moi n’est pas non plus la bonne.

— Et savez-vous quelle est la bonne apparence ? »

Hooten ferma les yeux et fit un effort de réflexion. Une fugitive expression de surprise se peignit sur son visage, puis il fronça les sourcils. Le docteur Scott, qui ne cessait de l’observer, griffonna quelques mots sur son bloc.

« Non, finit par dire Hooten en écarquillant les yeux pour souligner sa réponse négative. Je n’en ai pas la moindre idée.

— Vous ne voulez pas me le dire, peut-être ?

— Je… euh… non, je ne sais pas. Je l’ignore, tout simplement.

— Pourquoi êtes-vous venu me consulter, Mr. Hooten ?

— C’est mon médecin qui me l’a conseillé. Et ma femme aussi.

— Pensez-vous qu’ils aient eu raison ?

— A mon sentiment personnel, dit Hooten avec une tranquille assurance, ce que je fais dans mes rêvés n’a, je crois, aucune espèce d’importance. Imaginez un peu ! Marcher sur deux jambes ! » Il s’arrêta, surpris et ajouta : « Je n’aurais peut-être pas dû dire ça. »

Un petit sourire apparut sur les lèvres du docteur Scott.

« Et si vous m’en disiez plus au sujet du rêve.

— A propos de maintenant, vous voulez dire ? C’est simplement comme si tout sonnait faux. Jusqu’à cette façon de s’exprimer : parler, agiter ainsi la langue. » Hooten se tâta les joues et le docteur Scott prit encore quelques notes. « Je suis en train de rêver, voilà tout !

— Et vous arrive-t-il jamais d’être éveillé ?

— Oui, quand je dors, répondit Hooten. Oh ! comme c’est étrange… Qu’est-ce que j’ai bien voulu dire par là.

— Ce monde est donc celui du rêve ? dit le docteur Scott.

— Bien sûr.

— Pouvez-vous me parler de vos problèmes, Mr. Hooten ?

— Mais je n’ai pas de problèmes, se récria ce dernier, l’étonnement peint sur le visage. Et si j’en avais, ce ne seraient que des problèmes imaginaires, des rêves. N’êtes-vous pas de cet avis ?

— Et lorsque vous êtes… éveillé, n’avez-vous pas de problèmes ?

— Je dois certainement en avoir, dit le patient qui parut devenir songeur. Il me semble même que, dans le monde réel, je suis aussi en analyse chez un psychiatre. Car, voyez-vous, c’est là que se trouve mon moi conscient. Ici, bien entendu, il n’y a que mon inconscient.

— Pouvez-vous m’en dire un peu plus là-dessus ? »

De nouveau, Hooten ferma les yeux.

« Je vais essayer, dit-il. Quand je dors, voyez-vous, quand je suis en train de rêver, c’est la partie consciente de mon être qui est plongée dans l’inconscience ? Telle est ma situation ici et maintenant. Mais, dans l’autre monde, le monde réel, celui de la veille, je pense que mon psychiatre s’efforce de sonder mon inconscient, ce qui vous apparaît à vous comme ma conscience.

— Fort intéressant, dit le docteur Scott. Et cet autre psychiatre, maintenant, pouvez-vous me le décrire ? Quel genre d’homme est-ce ?

— D’homme ? » répéta Hooten en rouvrant brusquement les yeux. Il parut hésiter un instant puis secoua la tête. « Je ne sais pas vraiment. Je ne parviens pas à me souvenir comment sont les choses dans le monde réel. Différentes. C’est tout ce que je puis dire. Très, très différentes. » Il tendit la main devant lui et la regarda d’un air pensif ; puis il la retourna et contempla les lignes qui en traversaient la paume. « Mon, ma, dit-il à voix basse. C’est ne pas penser à ce qui viendra après.

— Essayez donc de vous rappeler, lui dit le docteur Scott d’une voix pressante.

— J’ai fait mon possible. Vous autres, gens du rêve, vous n’arrêtez pas de me dire d’essayer, mais ça ne sert à rien. Il doit y avoir un blocage dans mon esprit. » Il avait prononcé ces derniers mots avec une nuance de triomphe dans la voix.

« Alors, il nous faut tenter de découvrir en quoi consiste ce blocage. Si vous n’y voyez pas d’inconvénient, Mr. Hooten, j’aimerais vous soumettre à un petit test. Je vais vous montrer une image et vous allez me raconter l’histoire qu’elle vous évoque.

— Vous voulez dire que je vais inventer une histoire à propos de cette image ?

— C’est exactement ça », dit le docteur Scott en tendant à Hooten une planche cartonnée sur laquelle étaient représentées, sans la moindre prétention artistique, deux silhouettes indistinctes et pratiquement informes.

« Comme c’est bizarre, dit Hooten. Leurs os sont à l’intérieur.

— Continuez.

— Ce sont deux psychiatres, murmura Hooten. N’importe qui pourrait s’en rendre compte. L’un appartient à la veille, l’autre au sommeil. L’un est réel, l’autre non. Je suis en traitement avec les deux. L’un s’appelle Scott et l’autre… l’autre…

— Continuez, l’encouragea Scott.

— … s’appelle…

— Oui, quel est son nom ?

— Rasp, dit Hooten dans un souffle. Le docteur Rasp. J’ai un rendez-vous chez lui à deux heures du matin. C’est pendant ma période de veille. »

* *
*

« En ce moment, avez-vous l’impression de rêver ? » Le docteur Rasp venait de lui transmettre cette pensée avec un grand calme.

Évitant les yeux à facettes du psychiatre, Timothy Hooten fit pivoter son corps ovale afin de contempler par l’étroite baie verticale le polyèdre du Quatt Wunkery qui s’élevait dans le lointain. Puis il fit vibrer ses antennes et crisser ses mandibules.

« N’est-ce pas comme dans un rêve ? fit-il sur un ton évasif quoique inaudible bien sûr. Imaginez donc qu’on ait construit un Wunkery simplement pour plisser des Quatts. Bien entendu, ça ne s’est jamais produit. Cette sorte de chose ne pourrait arriver qu’en rêve. Oh ! je ne pense pas que vous puissiez me convaincre. C’est un rêve. Marcher sur six pattes ! Allons donc ! »

Le docteur Rasp griffa quelques notes sur son élytre gauche.

« Selon vous, comment devrait-on marcher ?

— Je me le demande, répondit Hooten. Pourtant, quand je suis éveillé, c’est une chose que je fais naturellement, mais pour l’heure, je suis plongé dans un de ces rêves obsessionnels qui s’accompagnent apparemment d’une perte totale de la mémoire. Je me suis torturé la cervelle pour retrouver des brides de souvenirs concernant l’état de veille, mais ça n’a rien donné. C’est comme d’essayer de plisser des Quatts dans un Wunkery. Ça n’a vraiment pas de sens !

— Précisément, Mr. Hooten, quels sont vos problèmes ?

— Eh bien, tout d’abord, cette apparence absurde que revêt mon corps. Mes os ne sont pas à la bonne place. » Hooten s’interrompit et un éclair de surprise passa dans ses yeux à facettes. « N’ai-je pas déjà dit ça ? Je veux dire, un peu auparavant ? Ça me rappelle quelque chose.

— Non, fit le docteur Rasp. Qu’est-ce que cela vous rappelle ? »

D’un geste nerveux, Hooten se gratta l’abdomen avec l’un de ses membres postérieurs, emplissant le silence d’un crissement aigre.

« J’ai oublié, finit-il par dire.

— J’aimerais vous soumettre à un petit test, fit le docteur Rasp. Je vais projeter une image mentale, et je voudrais que vous m’expliquiez ce qu’elle vous évoque. Êtes-vous prêt ?

— Je crois. »

Le docteur Rasp transmit une forme nébuleuse et bouclée que Hooten étudia soigneusement.

« Il s’agit de mon moi conscient, fit-il remarquer au bout d’un court instant. Certes, ce pourrait être un Boudeur Colère – vous savez, cette espèce qui vit aux Antipodes – mais j’y vois plutôt une représentation de ma conscience à cause du psychiatre qui tourbillonne au milieu.

— Un psychiatre ? s’étonna le docteur Rasp.

— Oui. Celui qui soigne mon être conscient… enfin, je crois, expliqua Hooten d’un ton mal assuré. Il vit avec ma conscience, dans l’univers de la veille. Vous et moi, docteur Rasp, nous appartenons à l’univers de mon inconscient, la situation présente. Et cet autre médecin… il nous soigne tous les deux.

— Cet autre médecin n’existe pas », transmit télépathiquement le docteur Rasp, non sans aigreur. Puis il se reprit et poursuivit sur un ton plus conforme à sa profession : « Parlez-moi donc un peu de lui, Mr. Hooten. Quelle sorte de personne est ce psychiatre ?

— Tartuffe, répondit Hooten à la grande surprise du docteur Rasp qui n’avait jamais entendu un nom pareil. Non, Tartan. Non, Scott. Voilà, c’est ça. Ce psychiatre a pour nom : docteur Scott ; il vit dans le monde de mon esprit conscient et j’ai rendez-vous avec lui à deux heures de l’après-midi, au moment où je suis réveillé. »

Timothy Hooten, le regard fixé par la fenêtre sur l’Empire State Building, répondait à un test d’associations d’idées.

« Chez soi, dit le docteur Scott.

— Estiver, répliqua Hooten.

— Sexualité.

— Œufs.

— Mère.

— Larve.

— Psychiatre.

— Insecte. »

Le docteur Scott marqua une pause avant de dire : « Larve.

— Nimbes de gloire, répondit Hooten avec vivacité. Piste.

— Insecte, dit le docteur Scott.

— Veille.

— Gloire.

— Vol nuptial », murmura Hooten, rêveur.

Le docteur Scott prit quelques notes.

« Insecte, dit-il à nouveau.

— Rendez-vous. Deux heures de l’après-midi. Docteur Rasp. »

« Il est un terme qui ne cesse de ressurgir dans votre esprit, fit le docteur Rasp. Le mot : homme. Quel est son sens exact ?

— Je n’en ai pas la moindre idée, répondit Hooten sans détourner son regard de la fente par laquelle il voyait le Quatt Wunkery.

— A quoi cette notion vous fait-elle penser ?

— A l’état de veille », fit Hooten.

Le docteur Rasp se frotta la mandibule droite.

« Je voudrais tenter une petite expérience, reprit-il. Voilà presque une dizaine de brillances que vous venez me consulter et nous n’avons toujours pas triomphé de ce blocage dans votre esprit. Je constate chez vous une certaine résistance, vous savez ?

— Mais si je suis en train de rêver, il n’est pas en mon pouvoir de faire autrement, n’est-ce pas ? objecta Hooten.

— C’est précisément la question. Tentez-vous de fuir vos responsabilités ?

— Certes non, s’écria Hooten en se drapant dans sa dignité. Du moins, pas quand je suis réveillé. Mais en l’occurrence, je ne suis pas éveillé. Vous n’êtes pas réel. Et moi non plus je ne suis pas réel – pas cette ridicule enveloppe corporelle en tous cas. Quant à ce Quatt Wunkery… !

— L’expérience que j’aimerais tenter, reprit le docteur Rasp, peut se définir comme une quasi-estivation. Savez-vous de quoi il s’agit ?

— Bien sûr, s’empressa de répondre Hooten. C’est de l’hypnose.

— Je ne pense pas connaître ce terme, observa le docteur Rasp. Quelle est sa signification ?

— Quasi-estivation. Mon moi conscient s’efface et c’est mon inconscient qui surgit au premier plan. »

Le docteur Rasp se garda de manifester la moindre réaction d’étonnement devant l’exactitude de cette définition. « Très bien, fit-il en tendant une antenne vers son patient. Pouvons-nous commencer ? D’abord, il faut vous détendre. Vous laissez pendre vos élytres. Vous desserrez légèrement vos mandibules. C’est parfait. » Il croisa ses antennes avec celles d’Hooten et plongea son regard dans les yeux à facettes de son patient. « Maintenant, vous allez estiver. Vous êtes au fond d’une galerie. Il y fait chaud et il y règne une délicieuse odeur de moisi. Vous êtes enroulé sur vous-même et vous estivez. Vous sentez-vous en train d’estiver ?

— Oui, transmit faiblement Hooten.

— Il y a un blocage dans votre esprit. Quelque chose qui me résiste. Une force qui s’acharne à vous suggérer que la réalité n’est qu’un rêve. Dans un petit moment, je vais vous ordonner de vous réveiller. Allez-vous m’obéir ?

— Oui.

— Serez-vous éveillé alors ?

— Non.

— Et pourquoi donc ?

— Parce que vous appartenez au monde du rêve, fit Hooten dont la transmission ralentie trahissait assez l’état de profonde estivation.

— Qui prétend cela ?

— Le docteur Scott.

— Il n’y a pas de docteur Scott, affirma le docteur Rasp sur un ton des plus résolus. Le docteur Scott est un fantasme de votre imagination. C’est votre inconscient qui a créé ce personnage pour se protéger. Vous vous refusez à découvrir la racine de votre névrose et vous avez créé, pour renforcer votre blocage, cet autre psychiatre en lutte contre moi. Mais il n’a pas d’existence réelle. Ces créatures que vous nommez hommes sont purement imaginaires, et leur monde aussi. Le docteur Scott n’est pas la personnification d’une censure au fond de votre esprit. Il n’a pas la moindre réalité. Comprenez-vous cela ? »

Les antennes d’Hooten frémirent.

« Euh… Oui, fit-il à contrecœur.

— Le docteur Scott est-il réel ?

— Bien sûr, fit Hooten. J’ai rendez-vous chez lui à deux heures de l’après-midi. Il doit pratiquer sur moi une narcosynthèse. » Puis, avec obligeance, il ajouta : « C’est une forme d’estivation. »

Il y eut un long silence que finit par rompre le docteur Rasp.

« Vous allez revenir dans mon cabinet à deux heures de l’après-midi. Vous n’irez pas à votre rendez-vous chez ce docteur Scott. Nous pratiquerons une nouvelle séance de quasi-estivation. Vous avez compris ?

— Mais, je… enfin… oui.

— Quand je compterai moins un, vous vous réveillerez. Moins dix, moins neuf…»

A moins un, Hooten se réveilla. Il posa sur le docteur Rasp une regard gêné.

« Que s’est-il passé ? demanda-t-il.

— Nous sommes en progrès, répondit le psychiatre. Il serait sage, à mon sens, d’accélérer le rythme du traitement. Vous serait-il possible de revenir dans mon cabinet à deux heures de l’après-midi ?

— Deux heures de l’après-midi ? s’étonna Hooten. Ce n’est pas une heure très normale.

— J’ai mes raisons », fit le docteur Rasp.

« Je suis désolé d’être en retard, dit Hooten en pénétrant dans le bureau du docteur Scott. J’ai dû m’assoupir ou quelque chose comme ça.

— Ce n’est rien, dit le docteur Scott. Êtes-vous prêt pour la narcosynthèse ?

— Oh ! je crois, dit Hooten. Mais je me sens tout drôle.

— Comment cela ?

— Comme si je commençais à me réveiller. »

Une expression satisfaite parut sur le visage du docteur Scott.

« Bon. Veuillez retirer votre manteau et relever votre manche gauche. Bien. Étendez-vous sur ce divan, là, c’est parfait. Maintenant, je vais vous faire une piqûre et vous allez entrer dans un état de somnolence. Je vous demande simplement de rester détendu. C’est tout ce que vous avez à faire.

— Aïe ! fit Hooten.

— C’est fini, dit le docteur Scott en retirant la seringue. Maintenant, vous allez fixer votre regard sur un objet et me dire quand les formes commenceront à se brouiller.

— D’accord, fit docilement Hooten et il se tourna vers la fenêtre. L’Empire State… vous savez, même à présent, je lui trouve une forme bizarre, quelque chose qui cloche. Il n’est pas du tout comme un Wunkery.

— Comme quoi ? s’exclama le docteur Scott.

— Un Wunkery. Du cabinet du docteur Rasp, on a une très belle vue sur le…

— Voyons, vous savez très bien qu’il n’existe rien de tel qu’un Wunkery, coupa brutalement le docteur Scott avec dans la voix une nuance d’impatience totalement incompatible avec l’art de la médecine. Le docteur Rasp est une création de votre inconscient. Quand vous allez vous coucher, vous vous mettez à rêver comme tout le monde. Il n’y a pas d’univers plein de Wunkery et de Rasp. Ce ne sont que des fantasmes conçus pour opposer une résistance à mon traitement, n’ai-je pas raison ?

— Non », dit Hooten d’une voix pâteuse.

Le docteur Scott poussa un soupir. « Votre vision est-elle déjà en train de se brouiller ?

— Non, mais je… je commence à…

— A quoi ?

— A me réveiller », dit Hooten d’une voix de plus en plus indistincte. Et il ferma les yeux. « Bonjour, docteur Rasp.

— Il n’y a pas de docteur Rasp, gronda le docteur Scott. C’est une création de votre imagination.

— Le docteur Rasp dit que vous n’existez pas, chuchota Hooten sans rouvrir les yeux. Oui, docteur Rasp…»

Hooten ouvrit ses yeux à facettes et entrevit, par la fente, le Quatt Wunkery. Il secoua la tête pour dissiper son engourdissement.

« Qu’est-ce qui ne va pas ? s’enquit le docteur Rasp.

— Le docteur Scott vient de me faire une piqûre de sodio-penthotal », expliqua Hooten.

Le psychiatre prit quelques notes rapides sur son élytre et, de nouveau, croisa ses antennes avec celles de Hooten, augmentant l’intensité de l’influx.

« Le docteur Scott n’est qu’un fantasme défensif, assura-t-il. Il n’y a pas de docteur Scott. Il n’existe rien de tel que le sodio-penthotal. Vous allez estiver maintenant. Vous m’écoutez ? Vous allez vous endormir profondément. Votre sommeil va être, si profond que ce docteur Scott ne pourra pas vous réveiller. Vous allez m’obéir. A moi, pas au docteur Scott. Je vous dis d’estiver. Vous m’entendez ?

— Oui… mais je crains que ce ne soit pas très bien parti. Vous comprenez, dès que j’estive, je me réveille dans le cabinet du docteur…

— Il n’y a pas de docteur Scott. Oubliez donc ce docteur Scott.

— Mais…

— Estivez. Estivez.

— D’accord. A présent je… oh ! bonjour docteur Scott. »

Le docteur Scott alla chercher une autre seringue et fit une nouvelle injection.

« Détendez-vous, tout simplement, dit-il d’une voix calme.

— Je commence à trouver cela très désagréable pleurnicha Hooten. Je me sens pris entre deux feux. Si ça continue, tout va craquer, j’en suis sûr. Je ne sais pas comment, mais… ne pourrions-nous pas remettre cette séance à demain et laisser le docteur Rasp pratiquer seul son traitement ?

— C’est moi votre médecin, dit Scott sur un ton péremptoire. Pas le docteur Rasp. Vous devez me prévenir s’il essaie de…

— Oh ! ces antennes, dit Hooten à mi-voix. Je n’en puis… je…

— Détendez-vous, reprit le docteur Scott. Le docteur Rasp n’existe pas. »

Hooten se débattit faiblement. « Ça ne peut pas continuer, gémit-il d’une voix que gagnait l’engourdissement. Croyez-moi, ça va craquer. Je… oh ! pour l’amour du Ciel… et le docteur Rasp qui s’acharne à me faire estiver.

— Ouais », fit le docteur Scott en jetant un regard sur sa panoplie de seringues.

« Estivez, répéta le docteur Rasp.

— Attention ! émit Hooten au paroxysme de l’angoisse. Il va me faire une autre piqûre.

Le docteur Rasp vrilla ses antennes autour de celles d’Hooten et accrut l’intensité de l’influx.

« Estivez », fit-il, puis une idée jaillit dans son esprit. « Vous aussi, docteur Scott. Vous m’entendez, docteur Scott ? Vous allez estiver. Détendez-vous. Cessez de vous débattre. Vous êtes au fond d’une galerie moite, chaude et confortable. Vous commencez à estiver, docteur Scott…»

« Maintenant, il essaie de vous faire estiver », dit Hooten qui se tortillait sur le divan.

Avec un sourire sardonique, le docteur Scott se pencha vers Hooten et posa sur lui un regard fascinateur.

« Détendez-vous, dit-il. C’est à vous que je m’adresse, docteur Rasp. Détendez-vous et dormez. Dans un petit moment, je vais vous administrer une autre dose de penthotal et vous allez vous endormir. M’entendez-vous, docteur Rasp ?

— Oh ! mon Dieu, fit Hooten dont les yeux étaient agités d’un clignement frénétique. Je me sens comme branché sur un courant alternatif. Comment cela va-t-il finir ? Je vous avertis… nous ferions mieux d’arrêter avant que…»

Il poussa un petit cri car le docteur Scott venait de faire pénétrer dans son bras l’aiguille d’une autre seringue ne contenant, d’ailleurs, qu’un placebo inoffensif réservé au traitement des maladies psychosomatiques. De fait, le seuil de tolérance au sodio-penthotal était déjà atteint et, depuis quelque temps, Hooten aurait dû être plongé dans une profonde narcose.

« Dormez, docteur Rasp », ordonna le docteur Scott d’une voix ferme et pleine d’assurance.

« Estivez, docteur Scott », transmit le docteur Rasp d’un ton non moins péremptoire.

« Dormez. »

« Estivez. »

« Dormez ! »

« Estivez ! »

« Hou-la-la ! » s’écria Timothy Hooten en se relevant d’un bond avec la conviction profonde qu’un fait nouveau avait fini par se produire, modifiant irrémédiablement la situation.

Au centre du cabinet du docteur Scott, l’air frémissait encore autour d’une silhouette chitineuse et articulée qui chancelait sur ses six pattes. Les antennes du docteur Rasp se mirent à vibrer si vite qu’elles en devinrent presque invisibles tandis que ses yeux à facettes fixaient d’un regard incrédule la fenêtre donnant sur l’Empire State Building et l’absurde créature bipède qui se tenait auprès d’elle : Timothy Hooten.

Saisi d’un affreux pressentiment, le docteur Scott, auréolé par le chatoiement d’une déchirure de l’espace-temps, ne pouvait détacher son regard de la créature qui, ses six pattes repliées dans une attitude de relaxation, tenait fixés sur lui ses étranges yeux à facettes. « C’est une hallucination, bien sûr, se dit-il, tout en luttant contre le vertige. Bien sûr, bien sûr, bien sûr…»

Il détourna la tête avec l’espoir de retrouver le décor rassurant de son cabinet et son regard tomba sur une étroite baie verticale et sur le paysage qui s’étendait au-delà. Il sentit naître en lui les premières lueurs d’une horrible certitude : jamais auparavant, il n’avait contemplé un Quatt Wunkery.

Traduit par GÉRARD LEBEC.

A Wild Surmise.

Publié avec l’autorisation de Intercontinental Literary Agency, Londres.

© Librairie Générale Française, 1984, pour la traduction.