CHAPITRE 3
Ce que disait l’ancêtre
Les êtres d’Aristote
— Remontons maintenant le temps pour revenir, il y a 7 millions d’années, à ce fameux dernier ancêtre commun à notre famille, celle des hominidés, et à celle des grands singes africains. Que pouvons-nous dire de son aptitude au langage ?
— Nous savons que dès les origines, dans le monde des forêts, dans un petit cerveau de 380 cm3 perché sur un individu de 1,10 m maximum pour une quarantaine de kilos, il y avait déjà des aires cérébrales homologues à celles de Broca et de Wernicke, donc des capacités pour la communication symbolique. Le dernier ancêtre commun était sur ce point aussi doué potentiellement qu’un chimpanzé aujourd’hui.
— Mais nos cousins aussi ont évolué en 7 millions d’années. Ne sont-ils pas aussi différents de cet ancêtre commun que nous le sommes ?
— Si, vous avez tout à fait raison. Trop souvent l’idée d’évolution a été adaptée à l’avantage de l’homme en épousant une idée de progrès et de perfectionnement. Beaucoup d’évolutionnistes ont décrit une série de processus évolutifs passant de grades primitifs en grades évolués, les hommes représentant le grade le plus achevé. On retrouve l’échelle des êtres d’Aristote, sous une version plus scientifique. Soit dit en passant, c’est une représentation très fréquente dans les livres et dans les films : l’arbre de l’évolution qui se déploie, avec l’amibe et la bactérie à son pied, et l’homme au pinacle ! Cette représentation est fausse, bien sûr : les espèces vivantes actuelles devraient toutes être au même niveau de cet « arbre ». Et, dans notre famille, nos cousins les grands singes ont, bien entendu, évolué comme nous, mais dans des circonstances différentes, depuis le dernier ancêtre que nous partageons avec eux. Cela étant dit, les évolutionnistes ont tendance à privilégier l’hypothèse la plus simple, c’est-à-dire le principe de parcimonie qui veut que, lorsqu’un caractère est présent chez des espèces parentes, il existait chez leur ancêtre commun. Bien sûr, rien n’interdit qu’un caractère apparaisse deux fois (après tout, l’aile est bien survenue dans des lignées très éloignées, chez les insectes, les oiseaux et les chauves-souris), mais c’est nettement moins probable. Donc ces structures cérébrales, ces modes de communication complexes devaient soit bel et bien exister chez notre dernier ancêtre commun, soit être potentiellement présents. Dans ce dernier cas, les grands singes africains auraient acquis par la suite des compétences très proches de celles de notre lignée. Tout comme les populations actuelles de chimpanzés d’Afrique occidentale, très douées pour l’utilisation d’outils en pierre et pour la chasse, se comportent aujourd’hui comme les premiers hommes en Afrique de l’Est, il y a 2 millions d’années.
Le gaillard du Kenya
— Qui est ce fameux dernier ancêtre commun dont vous parlez sans cesse ?
— On le situe en Afrique il y a 6 ou 7 millions d’années. Peut-être est-ce Orrorin, ou Toumaï, les plus anciens fossiles de notre lignée découverts à ce jour. Mais rien n’est sûr. Nos connaissances sont aussi fragmentaires que les fossiles : Orrorin est un solide gaillard retrouvé au Kenya. Mais de son crâne il ne reste que la mandibule, pas la boîte crânienne, et nous n’avons que quelques ossements du squelette locomoteur, qui suggère une bonne aptitude à la marche bipède. De Toumaï, son contemporain, retrouvé au Tchad, nous avons le crâne presque complet, avec une face assez courte, notamment dans sa partie inférieure, et de petites canines. Il est assez moderne et, à mon sens, plus proche des homininés (notre lignée) que des paninés (celle des chimpanzés). Le premier vivait dans un milieu arboricole, le second au bord d’un lac, dans un environnement forestier bordé d’un côté par les eaux du lac Tchad et de l’autre par des savanes arboricoles. Objectivement, nous n’avons aucun signe tangible sur leurs aptitudes à la communication symbolique. À moins d’extrapoler sur la bipédie et les petites canines de Toumaï…
— Faut-il marcher debout et avoir de petites canines pour parler ?
— On lit cette affirmation un peu partout, mais elle relève d’un faux raisonnement tautologique : l’homme parle, il marche debout, et il a de petites canines ; donc, si on retrouve l’un de ces caractères chez un fossile, il parle ! Toujours le même raisonnement panglossien ! Reste que de petites canines, comme le faible dimorphisme sexuel, font supposer que Toumaï vivait dans des communautés multimâles, multifemelles avec des mâles apparentés qui se « toléraient » les uns les autres. Et ce type de communauté induit forcément une vie sociale très complexe. Bien plus que celle des gorilles, par exemple, où un mâle, rarement deux, protège un harem de femelles. Tout ce que l’on peut dire, c’est ceci : s’il y a des capacités de communication symbolique, alors plus la vie sociale est complexe, plus elle va les renforcer. Ce qui est déjà très spéculatif.
— Les fossiles suivants dans l’échelle du temps sont ceux d’Ardipithecus ramidus et d’Ardipithecus kadabba d’Éthiopie, qui datent de 5,5 à 4,5 millions d’années.
— Ils sont plus jeunes et un peu mieux connus, mais on ne dispose vraiment d’aucun indice sur leurs aptitudes au langage. De plus, à mon sens, ils sont plus proches des paninés que des homininés, leur base du crâne ressemblant plus à celle des chimpanzés ; c’est une région importante pour suivre l’évolution des aptitudes du langage, car elle est située entre le cerveau et le pharynx. Nous y reviendrons.
Les talents de Lucy
— Alors remontons un peu l’échelle du temps et entrons dans le monde des australopithèques.
— Là, il y a du monde ! En tout cas, on a retrouvé beaucoup plus de fossiles en Afrique de l’Est, du Sud et en Afrique centrale. Un succès que l’on appelle une « radiation adaptative ». On connaît au moins cinq espèces différentes datant de 4 à 3 millions d’années : Australopithecus anamensis, Australopithecus afarensis, dont la représentante la plus connue est la célèbre Lucy, Australopithecus africanus, et Australopithecus bahrelghazali (autrement dit, l’« australopithèque de la rivière des gazelles »), auxquels s’ajoute le Kenyanthropus platyops, nanti d’un beau cerveau d’environ 500 cm3… Tous ces hominidés vivent en marge des forêts et des savanes arborées. Ils sont installés près des arbres et de l’eau, mais ils sont capables d’explorer des milieux en mosaïque plus ou moins ouverts – jamais loin des arbres toutefois. Ils vont à la recherche d’une nourriture plus dispersée dans l’espace et dans le temps, car elle varie au fil des saisons. Ils mangent des fruits, bien sûr, des noix, chassent à l’occasion, mais surtout ils déterrent les parties souterraines des plantes, racines et tubercules. Les australopithèques mangent ces plantes coriaces : on a retrouvé des traces d’usure caractéristiques sur leurs dents. Ce qui signifie qu’ils utilisent des outils, des bâtons à fouir notamment. Ce simple ustensile est la preuve que les australopithèques ont développé de nouvelles capacités cognitives : ils sont capables de déceler des nourritures qui ne sont pas repérables immédiatement, ils savent découvrir les plantes qui cachent des tubercules puis creuser, récolter, nettoyer, en tout cas frotter.
— Mais les chimpanzés n’en font-ils pas autant ?
— Non. Les chimpanzés déterrent rarement les parties souterraines des plantes. J’ai même fait une expérience au zoo d’Arnhem en cachant des oranges dans des endroits très différents : les chimpanzés ont trouvé rapidement toutes celles qui étaient dissimulées dans des caches au-dessus du sol, mais aucune de celles qui étaient enfouies. Ce qui est intéressant, c’est que racines et tubercules sont coriaces mais qu’ils ont une bonne qualité nutritive.
— Et qu’indique à vos yeux ce régime alimentaire ?
— Ce régime omnivore les oblige à exploiter un vaste territoire, à se disperser à la recherche de nourriture, puis à se retrouver en un point précis et, là, à procéder probablement au partage selon des rituels élaborés. Il exige d’acquérir des connaissances et de les transmettre. Et il a certainement permis de nourrir un cerveau un peu plus gros (380 à 500 cm3) et surtout organisé un peu différemment. L’aire pariétale (qui relie toutes les aires primaires du cortex chez ces hominidés) est relativement bien développée. Elle répond à la nécessité d’un traitement multimodal des informations visuelles, auditives et sensori-motrices et à leur intégration, nécessaire lorsque l’on vit dans un environnement plus complexe, disparate et changeant. De plus, cette zone, je vous le rappelle, abrite certaines aires du langage. On peut voir là les fondements neurobiologiques de la parole. Les compétences sociales et la complexité de la vie en groupe ont requis des modes de communication plus élaborés pour transmettre plus d’informations. D’ailleurs, Robin Dunbar a montré que, chez les singes, le cerveau est d’autant plus développé qu’ils vivent dans des groupes sociaux contenant un plus grand nombre d’individus. Cela étant dit, s’ils utilisaient certainement des outils comme le font les singes aujourd’hui – de gros cailloux pour ouvrir les noix, des branches effeuillées pour pêcher les fourmis, des bâtonnets pour se curer le nez –, ces hominidés ne fabriquaient pas encore d’outils en pierre taillée. On n’a pas trace de cette avancée majeure avant 2,5 millions d’années.
Paroles d’artisans
— Dans les manuels, on associe très souvent l’outil et le langage. Pourquoi ?
— Eh bien, on pense que les capacités cognitives nécessaires pour fabriquer un outil et pour parler sont liées. Premier argument : les fameux neurones miroirs. Quand je fais un outil, quand je pense à faire un outil ou quand je dis faire un outil, rimagerie fonctionnelle montre que, chez l’homme, ce sont les mêmes régions du cerveau qui s’activent ! Second argument : tailler une pierre demande de planifier une chaîne opératoire très complexe. D’abord chercher et sélectionner la matière première adéquate, puis effectuer une série de gestes très précis dans un ordre déterminé, choisir les meilleurs éclats, les déposer dans des caches à outils, revenir chercher en cas de besoin un silex tranchant pour découper la viande, un galet aménagé pour désarticuler une proie… Il faut donc pouvoir évoquer des endroits où l’on n’est pas, se situer dans une séquence temporelle… Dans ces activités, on retrouve donc une similitude entre la chaîne opératoire et le langage, entre la série séquentielle de gestes réalisés dans un but précis et une série de phonèmes donnant un message. On retrouve aussi des fonctions du langage comme les aspects référentiels dans l’espace et le temps.
— Vous voulez dire que tailler des pierres et le langage vont de pair ?
— D’un point de vue cognitif, certainement, si on se réfère à l’imagerie cérébrale. Seulement, des questions restent ouvertes.
Peut-on par exemple apprendre et transmettre ces techniques, ce savoir-faire, sans utiliser de langage ? Certains, tel le primatologue Frans de Waal, font remarquer que l’artisan est rarement plus disert que le chasseur, et que ce type d’apprentissage se fait par observation et imitation (toujours les neurones miroirs). Reste que l’on est assez étonné par les talents des premiers tailleurs de pierre. On sait par exemple qu’il y a 2,34 millions d’années des hominidés ont traversé la savane herbeuse à l’est du lac Turkana, au Kenya, pour rejoindre les affleurements de basalte émergeant le long des rives. Là, à Lokalelei, les archéologues de l’équipe d’Hélène Roche ont retrouvé plusieurs dizaines de sites de débitage. Des centaines d’éclats et de nucléus attestent de la dextérité de ces tailleurs de pierre, capables de débiter un grand nombre de pièces et de n’emporter que les plus belles. Leur maîtrise de la percussion suppose une excellente connaissance des propriétés physiques de la matière première, quartzite, basalte ou silex. Et ils sont droitiers, ce qui correspond à l’asymétrie plus marquée du cerveau gauche par rapport au cerveau droit, là où se trouvent les aires dédiées au langage.
— Et qui sont ces habiles hominidés ?
— On ne le sait pas. Plus exactement, il y a plusieurs candidats. On a longtemps cru que ces activités étaient l’apanage d’Homo habilis, l’homme habile, selon la tautologie habituelle : seul un homme pouvait fabriquer des outils, donc des fossiles graciles de l’âge des pierres taillées étaient forcément du genre Homo, comme nous les Homo sapiens. Il faut dire qu’Homo habilis présente bien : sa main – moins longue, plus large, avec des doigts plus courts aux extrémités élargies – ressemble plus à la nôtre, il a une tête plus ronde, un cerveau plus gros que les australopithèques (jusqu’à 680 cm3), et à l’intérieur de son crâne on distingue parfaitement les traces de l’aire de Broca ! Mais aujourd’hui son statut d’homme au sens strict est très controversé, de même que celui de son contemporain Homo rudolfensis. Et, pour ce qui concerne le lien entre langage et outils, il n’est certainement pas le seul artisan de l’époque.
Les chasseurs sont des bavards
— Qui sont les autres ?
— Commençons par Australopithecus garhi, une espèce intermédiaire entre les australopithèques de l’Afar (Lucy) et les paranthropes, plus récents. En langue afar, garhi signifie surprise. Car sa découverte en 1995 en Éthiopie a vraiment été une surprise : cet australopithèque de 2,3 millions d’années, dont le crâne n’a rien d’impressionnant (450 cm3), a été retrouvé avec des pierres taillées ayant servi à dépecer une antilope ! Et, à l’époque, en Afrique orientale et australe vivent également les descendants de Lucy, les paranthropes, plus costauds que leurs ancêtres. Tous ces hominidés s’adaptent à des environnements toujours en mosaïque mais globalement plus ouverts, plus saisonniers et plus secs à cause du changement climatique. Ils jouissent de bipédies plus affirmées et tous possèdent des cerveaux relativement plus développés alors que la taille corporelle moyenne n’a pas changé. Est-ce que tous ces hominidés taillent la pierre ? Peut-être que certains fabriquent des outils et que d’autres les leur « empruntent » !
— Ce sont des chasseurs. Or on associe aussi souvent la chasse et le langage…
— Les chimpanzés chassent très efficacement sans se parler ! Comme si, d’ailleurs, on chassait en bavassant ! Toujours ces corrélations stupides en toute ignorance de la vie des autres grands singes ; on croyait que seul l’homme chassait, et parlait, donc… Encore Pangloss ! En fait, ce qui est plus intéressant du point de vue du langage, ce n’est pas la chasse, mais toutes les interactions sociales complexes autour du partage et de la consommation des proies. Pour ce qui est de ces « premiers hommes », ils ne chassent que des proies de petite et moyenne taille et charognent les carcasses des grands herbivores morts. Là aussi, ce sont l’organisation dans l’exploitation de ces carcasses, le choix des parties consommées sur place – cervelle, langue, viscères – et de celles découpées puis emportées pour être préparées dans des ateliers de boucherie et enfin consommées qui témoignent de modes de coopération et de communication plus complexes.
— Finalement, peut-on dire qu’ils ont la parole ?
— C’est encore hypothétique, mais leur mode de vie montre à l’évidence qu’ils possèdent les capacités cognitives de percevoir, de comprendre et d’organiser plus efficacement leurs environnements naturels et sociaux. Et, dans ce contexte, les aptitudes à la communication symbolique ont pu être renforcées. Leurs mains sont plus adroites, leur cerveau est un peu plus gros que celui des australopithèques et surtout les petalia, les asymétries cérébrales, sont plus marquées et les aires pariétales plus développées. On retrouve des traces des aires de Broca et de Wernicke uniquement chez les « premiers Homo » mais on ne peut pas en conclure que les paranthropes n’en ont pas : chez les chimpanzés, ces zones ne « s’impriment » pas sur l’endocrâne. Quant à leur possibilité de moduler les sons, on ne pourrait en avoir une idée qu’en examinant leur larynx, ce qui est impossible puisqu’il ne se fossilise pas, comme toutes les parties molles. Notre seul indice est la base du crâne, dont on pensait que la forme plus ou moins fléchie était corrélée à la position du larynx (elle est très fléchie chez l’homme actuel et plate chez les grands singes actuels.) Or elle est très fléchie chez les paranthropes et bien moins chez les « premiers hommes », ce qui fait un peu désordre. En fait, la corrélation entre la flexion basicrânienne et la position du larynx est loin d’être affirmée. Ces hominidés ne pouvaient probablement pas articuler. Mais attention ! Nous réfléchissons toujours à partir de notre appareil phonatoire actuel. Or peut-être a-t-il existé plusieurs types de phonation, à l’instar des bipédies. Pour ma part, je ne pense pas que le larynx soit descendu avant que nous ne nous soyons mis à courir.
« Ar-ti-cu-le ! »
— Autrement dit, nous articulons parce que nous courons ?
— C’est une hypothèse proposée par Yves Coppens et moi-même. Il y a un peu moins de 2 millions d’années est apparu Homo ergaster, à mon sens le premier vrai homme. Homo ergaster est beaucoup plus grand – plus de 1,60 m alors que tous les hominidés contemporains ou plus anciens ne dépassaient pas 1,30 m –, il a un plus gros cerveau, mais surtout c’est un bipède moderne. Il est parfaitement adapté aux longues marches dans la savane et, contrairement à tous ses prédécesseurs et ses contemporains, il peut courir debout. D’ailleurs il se déplace beaucoup, c’est un migrant : il va quitter l’Afrique pour conquérir l’Asie et l’Europe. Mais marcher longtemps, et surtout courir, exige une physiologie de la respiration adaptée. La cage thoracique d’Homo ergaster, d’abord en forme de cône comme celle des autres hominidés, s’élargit peu à peu pour adopter une forme en tonneau comme la nôtre. Et son larynx descend. Vous voyez, dans cette hypothèse nous sommes bien dans un processus d’exaptation : le larynx n’est pas descendu parce que nous devions parler mais parce que nous nous sommes mis à courir. Cette évolution a eu pour effet secondaire de nous permettre de moduler les sons. D’ailleurs, l’innervation de la partie supérieure de la cage thoracique à Homo ergaster est plus dense et plus importante, si on se fie à la taille des trous – ou foramens – par lesquels émergent les nerfs de la colonne vertébrale. À l’évidence, ces hommes contrôlent mieux leur souffle comme leur larynx.
— Et de l’autre côté de la base du crâne, du côté du cerveau ?
— Homo ergaster a un cerveau plus grand que les autres hominidés tout simplement parce qu’il a une plus grande stature. Seulement, toutes les parties du cerveau n’augmentent pas en proportion. Les aires primaires et secondaires ne sont guère plus développées chez nous que chez les chimpanzés ; de ce fait, et d’une certaine manière passivement, les aires intermédiaires, ces aires d’association si importantes où se situent celles du langage, se retrouvent plus étendues. On comprend mieux ce qui jusqu’à présent nous semblait assez miraculeux. L’émergence du genre Homo est associée à des changements de taille corporelle et à des modifications de la partie supérieure du corps, dont certaines sont dues à des contraintes de développement qui lient le pharynx et le cerveau, comme l’indique le gène FoxP2. Exaptations et bricolages de l’évolution ! Très vite, les Homo ergaster vont en tirer avantage et engager la fabuleuse expansion du genre Homo alors que toutes les autres lignées de notre famille entament leur déclin.
Premières communications
— Vous pensez donc que les Homo ergaster sont les premiers bavards de notre lignée ?
— Je pense en tout cas que la socio-écologie de ces premiers hommes exige une sorte de nouveau pacte social. Et, par là, une communication suffisamment développée pour transmettre des informations qui concernent l’espace, le passé, l’avenir, les actions, les devoirs, les obligations…
— Quels indices avons-nous ?
— Alors que les autres hominidés utilisent avec discernement les ressources de leur environnement, les Homo ergaster le transforment. Ils construisent des camps : on a relevé des traces d’habitat vieilles de 1,8 million d’années. À l’extérieur, ils installent des ateliers de boucherie. Ce sont d’ailleurs de véritables chasseurs – et de bons collecteurs de végétaux – qui exploitent des territoires très étendus. Vers 1,6 million d’années, ils inventent le biface : des pierres de forme épointée et symétrique entièrement taillées sur les deux faces… La fabrication et le façonnage de ces outils superbes trahissent un désir d’efficacité et une recherche du beau dans l’équilibre des formes. Plus encore, les retouches qui permettent de telles performances témoignent de capacités de récursivité ; selon l’homologie cognitive entre le geste et la parole déjà soulignée, il est tout à fait plausible de considérer que cela se retrouve dans leur langage. Nos ancêtres fabriquent également des hachereaux, des sphères en pierre et très certainement toute une panoplie d’outils et d’instruments divers en bois : bâtons à fouir, épieux… et bien d’autres objets et ustensiles que l’on ne retrouve pas. Et ils vont chercher la matière première (roches et galets, et plus tard ocre) à des dizaines de kilomètres… Toutes ces activités exigent que les membres du clan se dispersent sur de grandes distances. Et pourtant, il faut bien maintenir la cohésion sociale. D’où la nécessité de communiquer. On peut aussi imaginer, même si on n’a aucun moyen de le savoir, que ce mode de vie ait induit une division des tâches entre les sexes : hommes chasseurs et femmes cueilleuses se retrouvant au camp de base pour partager les fruits de leurs activités respectives… Mais cela est peut-être trop « humain » au sens Homo sapiens récent pour être vrai. Toutefois, dans cette hypothèse, il est difficilement concevable que les hommes aillent à la chasse en encourant le risque de se faire piquer leurs femmes, ce qui constituerait un paradoxe d’un point de vue évolutif. Il faut donc pouvoir se rassembler le soir, organiser le travail de chacun, la protection des femmes et des enfants… D’où, encore une fois, la nécessité d’une communication très élaborée.
— Le chercheur en sciences cognitives Jean-Louis Dessalles avance que le goût d’Homo ergaster pour les migrations est également un argument en faveur de l’apparition du langage à cette époque : pour communiquer aux autres membres du clan le désir de partir et de conquérir d’autres terres, il faut pouvoir argumenter…
— Homo ergaster a en effet très tôt quitté le berceau africain pour se répandre aussi en Asie et en Europe. L’argument est intéressant, mais je ne le trouve pas suffisant et encore moins nécessaire, car Homo ergaster n’est pas sorti d’Afrique tout seul : il est sorti avec des lions, des hyènes, des léopards, des éléphants, les ancêtres des mammouths… C’est toute une communauté écologique qui s’est déplacée. Je n’y vois donc pas une volonté de migration, mais un simple phénomène de dispersion imposé par des changements climatiques (à cette époque, on entre dans les âges glaciaires).
« Miam-miam » et « glouglou »
— Si le langage remonte à des temps aussi reculés, ressemblait-il, à sa naissance, à notre langage d’aujourd’hui ?
— On n’est certainement pas passé abruptement du cri de singe à la tirade shakespearienne. Je suis de ceux qui pensent qu’il y a un ou plusieurs stades de proto-langage. Beaucoup d’hypothèses ont été émises sur la question. Certaines sont vraiment amusantes, comme la théorie « ouah-ouah », selon laquelle nous aurions commencé à parler par onomatopées : cui-cui pour désigner l’oiseau, glouglou pour boire, etc. Ou encore la théorie « miam-miam » : le premier son aurait été mmm, le bruit du nourrisson qui réclame la tétée… Je suis assez intéressé par la théorie de l’Américain Derek Bickerton. Ce linguiste a beaucoup étudié les pidgins, qui ne sont pas de vraies langues, mais des codes de communication que des adultes de communautés différentes mettent spontanément en place lorsqu’ils doivent cohabiter. Un pidgin, c’est un vocabulaire limité et des phrases minimales dépourvues de syntaxe : « toi Tarzan, moi Jane », « moi, faim ! », « demain, nous dormir », etc. Cette forme de communication, qui ressemble au babil des très jeunes enfants (« papa parti », « maman, encore gâteau ») et à celui de nos jeunes grands singes instruits, serait un vestige, dans notre répertoire comportemental, de notre proto-langage ancestral.
— Comment ce proto-langage a-t-il pu ensuite évoluer ?
— Une des étapes majeures, à mon sens, est la domestication du feu, il y a environ 500 000 ans. Certes, nos ancêtres avaient apprivoisé le feu bien avant – on en retrouve des traces vieilles de 1,4 million d’années –, mais ils n’ont vraiment aménagé de foyers qu’à partir d’un demi-million d’années. C’est l’époque des fameux Homo erectus qui s’établissent un peu partout dans l’Ancien Monde. J’aime à penser que le feu leur ouvre le monde de la nuit. Un monde propice à l’imaginaire, à l’émerveillement, à la crainte aussi. On peut les imaginer, le soir à la veillée, à la lueur des flammes qui projettent d’étranges ombres sur les parois, se racontant des histoires, commençant à inventer la condition humaine… Car on oublie trop souvent que les récits qui constituent les traditions portent les fondements des valeurs des sociétés. Jean-Louis Dessalles soutient par exemple que le langage a été sélectionné pour cela : raconter des histoires. Les linguistes Morten Christiansen et Simon Kirby soulignent avec pertinence que les êtres humains pourraient vivre et communiquer sans faire de phrases (d’ailleurs, nous avons vu que la plupart des fonctions de communication attribuées au langage se retrouvent chez les grands singes). Le langage aurait donc développé ces infinies capacités de narration moins pour des raisons de survie que parce qu’elles nous permettent de faire des choses intelligentes dans le cadre de notre vie sociale. Un autre, Bernard Victorri, insiste sur une fonction aussi sociale que politique : la capacité d’argumenter. Ainsi, les beaux parleurs – au masculin comme au féminin – auraient eu un meilleur statut social et joué un rôle important dans la communauté (pour résoudre les conflits, prendre les décisions, etc.). Partant, ils auraient accru leur succès reproductif, ce qui aurait disséminé leur plus grande aptitude au langage. Car, évidemment, la narration exige que l’on dépasse le stade du pidgin « moi Tarzan, toi Jane » pour un langage plus élaboré doté d’une grammaire.
La chance des prématurés
— Tout cela n’est-il pas hautement spéculatif ?
— Je vous l’accorde jusqu’à un certain point. Mais les nouvelles coopérations des Homo ergaster puis des Homo erectus au sens large sont difficilement concevables sans un langage élaboré. De plus, il est tout à fait certain que la domestication du feu a changé non seulement la vie des hominidés, mais aussi leur morphologie. Car le feu permet de se chauffer, de se protéger… et de cuire les aliments. Or la cuisson rend la viande plus savoureuse mais surtout l’amidon des végétaux plus digeste. D’où un gain d’énergie énorme. Cette innovation technique et culturelle va avoir un effet très important sur leur évolution anatomique : elle va favoriser l’accroissement du cerveau. Vous savez que notre cerveau est un désastre écologique : il ne représente que 2 % de la masse corporelle mais pompe 20 à 25 % de l’énergie que nous consommons par jour ! La cuisson des aliments a donc permis de faire sauter un verrou physiologique et métabolique qui va donner la grosse tête aux hommes : leur capacité crânienne va atteindre 1 400 cm3. Évidemment, cet accroissement ne se réalisera pas sans ouvrir des potentialités cognitives nouvelles. Sans oublier une conséquence, certainement capitale, de cette augmentation du volume cérébral : l’altricialité secondaire.
— Autrement dit, le fait que les femmes ont commencé à mettre au monde des bébés au cerveau de plus en plus immature… Cela a joué un rôle dans l’émergence du langage ?
— Certainement. En fait, une bipédie efficace est complètement incompatible avec la mise au monde de nouveau-nés à grosse tête : courir se paie par la mise en place d’un bassin étroit ; car non seulement l’évolution bricole mais elle n’est pas parfaite ! À partir du moment où le cerveau des homini-dés a commencé à croître de façon notable, la seule solution pour que les femmes ne meurent pas en couches a été de faire naître des « prématurés ». Aujourd’hui, le cerveau d’un bébé humain à la naissance est très petit : environ 25 % de sa taille adulte. Et sa croissance se poursuit pendant au moins dix ans. À comparer avec le cerveau d’un petit chimpanzé qui représente déjà 40 % de sa taille adulte et qui ne grandit pratiquement plus après 2 ans.
— Conséquences ?
— La première conséquence de cette prématurité est que la croissance du cerveau se poursuit essentiellement hors de l’utérus maternel, stimulé par toutes les informations reçues du monde qui l’entoure ; dans un « utérus culturel », en quelque sorte. C’est cette longue période d’apprentissage qui permet à l’enfant d’apprendre tant de choses. Et notamment à parler. Car le langage est une compétence complexe qu’il met des années à acquérir, ce que Ghislaine Dehaene va nous expliquer plus loin… La deuxième conséquence est d’ordre social : la dépendance de ces bébés inachevés est telle qu’elle implique une organisation familiale et sociale particulière. Pour le moins une pression de sélection sur les femmes pour qu’elles élèvent ces petits si fragiles. Et donc, peut-être, la nécessité d’un investissement parental du père. Si l’hypothèse est juste, elle plaide en faveur du développement du langage pour échanger des informations, exprimer des devoirs et des obligations, et raconter des histoires.
— Parce que, dans le genre Homo, pour être père, il faut parler ?
— On peut très bien supposer que c’est à partir de ce moment-là qu’a commencé le « Tiens ! Bonjour, chérie. Qu’est-ce que tu as fait aujourd’hui ? ». Sans plaisanter : à partir du moment où il y a un investissement paternel, il y a probablement une mise en place de la monogamie, ou pseudo-monogamie, caractéristique de notre espèce. Car partout dans le monde animal les mâles n’ont guère intérêt à s’occuper des rejetons qui ne sont pas les leurs. Et c’est là que tout se complique, surtout dans un groupe où vivent des mâles et des femelles adultes ! La monogamie est rare chez les mammifères et, dans ce cas, ils sont territoriaux, pas sociaux. Vivre dans un clan de plusieurs femmes et hommes adultes et élever des petits particulièrement dépendants demande des codes, exige des moyens de communication élaborés pour lier le père à la mère. Voire le père à l’enfant. Pour construire des rapports d’engagement, de réciprocité, de devoirs, et pour établir des liens familiaux, le langage est un outil inégalable. Vous remarquerez que dans toutes les sociétés humaines les structures de parenté sont extrêmement codifiées et fondent l’identité de l’individu – je renvoie aux travaux de Claude Lévi-Strauss et de son école. On peut toujours dire qui est le père, que ce dernier soit culturellement le géniteur ou le frère de la mère, ou encore quelqu’un d’autre.
Le secret de Neandertal
— Mais reprenons le fil de l’histoire… Le cerveau des hominidés s’est mis à grossir de façon notable, les enfants ont bénéficié d’une période d’apprentissage de plus en plus longue, propice à l’acquisition du langage… Que s’est-il passé par la suite ?
— Disons, pour faire simple, qu’à l’ouest de l’Ancien Monde émergent alors deux lignées : celle de l’homme de Neandertal, ou Homo neanderthalensis, et celle de l’homme moderne, les premiers Homo sapiens. Morphologiquement, on les distingue très bien : l’homme de Neandertal est costaud, râblé, avec une tête en forme de ballon de rugby. L’homme moderne est plus gracile, sa tête est ronde comme un ballon de foot avec un menton. Culturellement, en revanche, on ne peut les distinguer : ils fabriquent et utilisent les mêmes outils. Des outils de plus en plus élaborés et sophistiqués grâce à un nouveau procédé de débitage, la technique dite « Levallois », qui nécessite une série complexe de récursivités. Ils construisent des abris, ils ont les mêmes techniques de chasse. Et surtout ils enterrent leurs morts. Les premières sépultures datent de –100 000 ans, mais les premières traces de rituels funéraires remontent à –200 000 ou –300 000 ans. Et je crois qu’à partir du moment où une population enterre les défunts, elle a accès à un mode de représentation symbolique qui implique des fonctions narratives et créatrices propres au langage. Les rituels funéraires évoquent une forme de spiritualité, exigent de partager une vision du monde, le souvenir du défunt, une croyance dans un au-delà… À mon sens, il n’y a plus de doute : à cette époque, les hommes parlaient comme nous ; pas nos langues, mais des langages aussi complexes.
— Pourtant, certains chercheurs dénient à Neandertal la faculté de parler, ou du moins pensent qu’il ne parlait pas comme nous.
— Il n’y a effectivement aucune raison pour qu’il ait parlé exactement comme nous – peut-être articulait-il d’autres sons… Des chercheurs affirment qu’il ne pouvait pas prononcer toutes les voyelles. Cependant, je me méfie de toutes ces reconstitutions qui ne cherchent qu’à rabaisser Neandertal. Il est possible que celui-ci ait eu des modulations plus « nasales » des sons, car son squelette facial contenait des fosses maxillaires importantes. Mais, au vu des données archéologiques attestant des activités techniques et culturelles des néandertaliens, il n’y a aucune raison de penser qu’ils ne parlaient pas de langues aussi complexes que les nôtres. Nous touchons là un travers inacceptable de la culture occidentale, hérité de l’anthropologie raciste du XIXe siècle, qui prétend que les langues occidentales sont plus évoluées et plus complexes que celles des peuples qualifiés de « primitifs ». Or Claude Lévi-Strauss et les linguistes modernes ont clairement démontré qu’aucune famille de langue actuelle est moins complexe qu’une autre. Alors imaginez quand on évoque Neandertal… Même si on adhère à la thèse – aussi réductionniste que contestable – qui veut que les néandertaliens aient emprunté aux hommes modernes toutes leurs techniques, leur goût apparemment tardif pour les parures et leurs rituels, comment auraient-ils pu les diffuser dans leurs populations sans langage ? On ne saura probablement jamais comment ils parlaient. Mais le fait que les hommes de Neandertal aient échangé avec les hommes de Cro-Magnon, autrement dit nous-mêmes, cela peut difficilement se concevoir sans langage. Alors qu’il y a des recherches très poussées pour établir s’il y a eu des échanges génétiques entre Neandertal et nous, personne ne se pose la question d’un langage pidgin entre ces hommes. Cela me laisse… sans voix.
— Reste que, vers -50 000 ans, on voit émerger chez les Cro-Magnon l’art sous toutes ses formes : peinture, gravure, sculpture, représentations abstraites et figuratives, instruments de musique… Il s’agit d’une vraie révolution culturelle, qui ne s’accompagne pas d’une évolution morphologique : ces artistes ne se distinguent pas physiquement de leurs prédécesseurs. Les néandertaliens ne prennent pas le train de cette révolution et disparaissent quelques milliers d’années plus tard. Peut-on imaginer que c’est le langage qui a fait la différence ? Un langage plus efficace qui aurait donné à Cro-Magnon un avantage sur les néandertaliens mais aussi sur les autres populations d’Homo sapiens plus archaïques ?
— Il revient toujours aux vainqueurs de raconter l’Histoire. Trop d’anthropologues associent une population d’Homo sapiens, en l’occurrence Cro-Magnon, à une organisation sociale plus efficace, une nouvelle technologie, l’émergence de l’art et, bien entendu, l’invention d’un véritable langage symbolique… Cela me fait penser au mythe du peuple élu revisité par d’autres mythes modernes. C’est trop beau, trop simple pour être scientifique. Les zones d’ombre qui entourent l’émergence des Homo sapiens sapiens que nous sommes aujourd’hui sont loin d’être toutes levées. Tout comme le mystère de la disparition des néandertaliens, il y a 35 000 ans, n’est pas encore résolu. Néanmoins, on ne saurait passer à côté de l’explosion symbolique d’Homo sapiens sapiens. Ni se désintéresser de ses innovations technologiques, par exemple la navigation. Qu’est-ce qui a poussé ces hommes du paléolithique à aller en Australie puis vers les Amériques et, plus tard, vers les îles d’Océanie ? Rien, si ce n’est l’émergence du langage et de ses fonctions. On ne peut pas, en effet, expliquer ces migrations par des pressions démographiques ou des problèmes de survie. Mais aller en Australie, de l’autre côté de l’horizon quel que soit le niveau des mers, exige un récit sur le monde qui, plus que les plus belles embarcations, transporte les hommes. L’expansion d’Homo sapiens vers les nouveaux mondes, les mutations du néolithique et aujourd’hui la conquête de Mars viennent de nos représentations du monde et de notre besoin viscéral de raconter des histoires. Notre Préhistoire et notre Histoire viennent des histoires de nos ancêtres. À méditer pour notre avenir sur la Terre.