CHAPITRE 1
Le savoir du nouveau-né
Tous les bébés du monde
— Cécile Lestienne : Nous avons vu avec Pascal Picq et Laurent Sagart que le langage était depuis fort longtemps une compétence singulière de notre lignée, celle de l’homme. Aujourd’hui notre espèce parle plus de six mille langues différentes. Et, à chaque génération, nous regardons, attendris mais nullement étonnés, les enfants apprendre à parler français, yoruba ou cantonais en beaucoup moins de temps qu’ils n’en mettent à savoir lacer leurs chaussures ! Pourtant le langage est une activité autrement plus complexe…
— Ghislaine Dehaene : Complexe, c’est le mot ! Si je vous dis une phrase simple du genre « le poisson est sur la table », pour la comprendre vous allez effectuer une multitude d’opérations. D’abord, identifier le locuteur, moi en l’occurrence, et reconnaître immédiatement si je suis une femme ou un homme, si je suis gaie, ou stressée, ou énervée en disant cela. En même temps vous discernez les sons que je prononce – grâce à un codage phonétique qui, nous le verrons, est très affecté par la langue maternelle. Et, bien que ces sons vous arrivent sous forme d’une onde acoustique continue, « lepoisssonestsurlatable », vous la découpez en mots auxquels vous attribuez un sens. Puis vous en comprenez la structure syntaxique, vous activez toutes les associations lexicales avec les mots poisson et table et intégrez le contexte pour décrypter que, en fait, je suis en train de dire « le dîner est servi, on peut passer à table »… Tout cela bien sûr en beaucoup moins de temps qu’il n’en faut pour l’expliquer : une fraction de seconde tout au plus. Et effectivement vous avez appris à faire cela enfant, bien avant de savoir lacer vos souliers.
— D’où vient ce don de parole partagé par tous les bébés du monde ?
— De leur cerveau. Pour apprendre à parler, on a besoin d’un cerveau et, à la limite, on n’a besoin de rien d’autre. Imaginons un enfant sous respiration artificielle, un grand prématuré par exemple : il ne pourra pas du tout utiliser son système moteur vocal… Mais cet enfant va tout de même apprendre à parler. Certes, il ne pourra pas articuler, mais il pourra comprendre. Et c’est d’abord cela, le langage. Il sera capable de prendre l’information, de la traiter et de répondre en faisant des signes, en clignant de l’œil… En fait, le langage est une compétence purement cérébrale. Mais bien sûr, pour que cette compétence puisse s’exprimer, le cerveau va mobiliser des « traducteurs » – dans l’immense majorité des cas, ce sera l’appareil articulatoire : bouche, larynx, cordes vocales – pour produire de la parole. Les enfants sourds, eux, utiliseront leurs mains pour « parler » en langue des signes.
— Cet apprentissage commence-t-il dès la naissance ?
— Oh, bien avant ! Au stade fœtal. Cela commence dès que le système auditif du fœtus est fonctionnel, c’est-à-dire lors du dernier trimestre de la grossesse, quand l’oreille est bien formée et que toutes les voies nerveuses jusqu’au cortex sont en place. Dès lors, le fœtus entend que l’on parle autour de lui. Mais évidemment pas comme un nouveau-né. D’abord parce qu’il est dans l’eau : il baigne dans le liquide amniotique. Ensuite, les sons sont atténués par la barrière que forment le muscle utérin et la paroi abdominale de sa mère. Enfin, la parole de ses parents est en partie masquée par le bruit. Car le milieu utérin, loin d’être le monde du silence que l’on imagine, est très bruyant : flux artériel dans le placenta, borborygmes intestinaux et battements cardiaques de la mère… Résultat : le fœtus peut percevoir la voix de son père, mais elle reste très lointaine, sauf si ce dernier parle collé contre le ventre de sa femme ! Seule la voix de la mère est très proche, car elle est transmise par voie aérienne, comme tous les sons, mais aussi par les vibrations qui résonnent dans les os et les tissus… jusqu’à l’oreille du fœtus.
Dans le vacarme maternel
— Comment sait-on que le bébé, dans le vacarme du ventre maternel, est véritablement sensible à la parole et qu’il commence déjà son apprentissage du langage ?
— On l’a testé. L’une des premières expériences est celle du Français Jean-Pierre Lecanuet dans les années 1980 : il a mesuré la fréquence cardiaque de fœtus âgés de 36 à 40 semaines avec un appareil de monitoring (le même que celui utilisé lors des accouchements) pendant que fonctionnait un haut-parleur placé sur le ventre de leur mère. Le haut-parleur diffusait d’abord « babi-babi-babi… » puis « biba-biba-biba… » et systématiquement le rythme cardiaque des fœtus changeait. Donc les fœtus perçoivent et analysent les sons extérieurs. Nous savons maintenant que ces premiers contacts avec la parole laissent une empreinte mnésique chez les bébés. On s’en doutait cependant grâce à une autre étude menée sur des femmes enceintes habitant près de l’aéroport d’Osaka, très fréquenté. On avait comparé leurs nouveau-nés après l’accouchement à des bébés qui venaient d’emménager dans le quartier, et on s’était aperçu que ceux dont les familles vivaient près de l’aéroport depuis longtemps restaient impassibles lorsqu’un avion décollait, alors que les nouveaux venus sursautaient… Bien sûr, on pouvait toujours penser que ce comportement était influencé par les mères, elles-mêmes dérangées par le bruit. Alors on a monté une expérience plus contrôlée : on a demandé à des mères de réciter une comptine, une petite chanson comme Une poule sur un mur…, pendant les dernières semaines de la grossesse, et à d’autres de scander une autre comptine, comme Am stram gram. Puis on a testé les bébés après la naissance pour savoir quelle comptine ils préféraient entendre. Eh bien la comptine familière a remporté la quasi-totalité des suffrages. Ce qui prouve bien qu’ils avaient appris quelque chose lorsqu’ils étaient dans le ventre de leur mère.
— Alors cela donne du poids à ceux qui préconisent de faire entendre du Mozart ou de l’anglais aux bébés encore dans le sein de leur mère pour les rendre plus intelligents ?
— Non, ce n’est pas beaucoup plus sérieux que les envies de fraises pendant la grossesse supposées provoquer des taches aux bébés. Écouter de la musique classique, parler littérature à l’enfant que l’on porte n’augmentera pas son QI ! D’un autre côté, cela ne lui fera pas de mal non plus. Et si la mère a envie d’entrer ainsi en contact avec son bébé, pourquoi pas ? Mais, scientifiquement parlant, on ne peut surinterpréter les résultats de ces expériences. Elles montrent tout simplement que le fœtus se prépare à apprendre à parler dès la fin de la grossesse. Et c’est déjà beaucoup, car à la naissance les nourrissons font preuve de compétences remarquables : à 3 ou 4 jours de vie, ils savent notamment reconnaître la voix de leur mère et même différencier leur langue maternelle d’une langue étrangère.
— Pas la peine alors de vouloir transformer son bébé en génie : c’est déjà un génie !
— Je n’irais peut-être pas jusque-là. Mais, sans verser dans les excès médiatiques actuels qui font du nourrisson un être omniscient, les travaux en psychologie cognitive de ces dernières années ont permis de reconnaître que le bébé n’est pas une larve, comme on l’a longtemps pensé, une tabula rasa attendant l’empreinte d’un environnement qui le doterait progressivement de capacités de plus en plus complexes, mais que bon nombre de fonctions cognitives supérieures comme le langage mais aussi le calcul ont des prémices chez les nouveau-nés. Et même chez le fœtus, on vient de le voir.
La voix de maman
— Le nourrisson n’est pas une larve, tous les parents seront d’accord avec vous. Pour autant, même aveuglés par leur amour, ils ne décèleront pas facilement des compétences linguistiques ou mathématiques chez leur bébé avant plusieurs mois au moins…
— Les chercheurs ont des moyens de tester les tout-petits que n’ont pas les parents. Comme la bonne vieille technique de la succion non nutritive : on installe tranquillement le bébé dans un transat, et on lui donne à sucer une tétine munie d’un capteur de pression relié à un ordinateur. Quand il n’y a pas de lait à la clé, le bébé a une succion très particulière, par trains : il tète beaucoup puis fait une pause, tète à nouveau beaucoup puis fait une pause… On enregistre son rythme de base, puis on observe ce qui se passe lorsqu’on lui fait entendre un son après chaque succion. Le nourrisson, intrigué, augmente sa succion, puis après quelques minutes la nouveauté s’estompe et les succions diminuent. On change alors le son. Si le nourrisson perçoit la différence, on voit son rythme de succion augmenter – car il veut comprendre ce changement. Puis l’enfant s’habitue à nouveau et, l’ennui aidant, son rythme de succion retourne à la normale. Bien sûr, cette méthode est très indirecte, et un bébé peut augmenter sa succion parce qu’il a faim, ou la diminuer parce qu’il s’endort. On est donc obligé de tester un grand nombre d’enfants pour s’assurer que c’est bien le changement de son qui provoque la réaction du bébé et modifie son rythme de succion. C’est avec cette technique que le psycholinguiste Jacques Mehler a montré il y a vingt ans qu’un nourrisson de 3 ou 4 jours ne parvient pas à discriminer deux voix de femmes qui lui sont inconnues. En revanche, il reconnaît la différence entre la voix de sa mère et celle d’une autre femme qui parle à son enfant ! Mieux : à cet âge si tendre, le bébé reconnaît sa langue maternelle. C’était ma première étude en France : des phrases d’une femme bilingue qui parlait en français et en russe étaient présentées à des nouveau-nés. Résultat : non seulement les bébés percevaient la différence entre les deux langues, mais ils semblaient préférer nettement leur langue maternelle car ils tétaient plus fort lorsqu’ils l’entendaient.
— Cette connaissance de leur langue maternelle a-t-elle été acquise dans les trois ou quatre jours de leur vie ou date-t-elle de leur séjour dans le ventre maternel, justement ?
— Le meilleur moyen de le savoir serait de les tester à la naissance, juste à la sortie de la salle de travail ! Une manip pas très facile à monter, vous l’imaginerez facilement. Pour l’instant, nous n’avons tenté l’expérience qu’une seule fois : exposés aux mêmes phrases en russe et en français que les bébés de 4 jours, les tout nouveau-nés n’ont pas perçu de différence. Mais il faut dire que les conditions d’écoute avant et après la naissance sont très différentes, passant d’un son étouffé à toute la richesse spectrale de la voix. Peut-être n’avaient-ils pas eu le temps de s’accoutumer à ce changement. On ne sait pas très bien non plus si, à la naissance, ils sont capables de réguler leur succion : ils n’ont encore jamais tété, ces enfants-là ! C’est le problème des résultats négatifs : on ne peut pas dire si le bébé ne sait pas faire ce qu’on lui demande ou si, à ce moment-là, cela ne l’intéresse pas assez pour qu’il ait envie de nous montrer quelque chose… Il faut sans cesse réitérer les expériences, vérifier les résultats. Mais ce n’est pas aussi facile que cela en a l’air ; les bébés ne sont pas toujours coopératifs : certains s’endorment, d’autres pleurent… Et, bien sûr, il est hors de question d’insister : on n’est pas là pour malmener les nourrissons mais pour découvrir leurs compétences… Pour s’assurer d’un seul résultat, on est donc obligé de tester un très grand groupe de bébés : au moins quatre-vingts. Cela ne vous paraît peut-être pas énorme, mais cela exige au minimum six mois de travail par expérience… La productivité de ce type de recherche n’est donc pas phénoménale et peu de laboratoires dans le monde travaillent sur ce sujet.
— Pour résumer : à la naissance, disons à trois ou quatre jours de vie, les bébés sont déjà très doués : ils reconnaissent leur langue maternelle, la voix de leur mère…
— Oui, ils ont déjà des compétences intéressantes. Apparemment, ils ne reconnaissent pas encore la voix de leur père, qui était moins présente dans la vie utérine que celle de leur maman. Désolée pour les papas ! Mais ils reconnaissent les comptines que leur mère a chantées pendant la grossesse, ils distinguent parfaitement les différents types de sons : parole, bruit, musique… Ce qu’ils préfèrent, et de loin, c’est la parole, particulièrement celle de maman ! Ils font la distinction entre « ba » et « pa », par exemple, ou entre « biba » et « babi ». Ils préfèrent des syllabes bien formées comme « pat » à des suites de consonnes comme « pft ». Ils sont sensibles au nombre de syllabes dans les mots et remarquent lorsque l’on passe d’une liste de mots bisyllabiques à une liste de mots trisyllabiques. Ils sont même plus forts que les grandes personnes : ils perçoivent des différences que nous, adultes, ne percevons plus parce qu’elles ne sont pas utilisées dans notre langue. Ainsi, les adultes japonais ont du mal à distinguer le son « r » et le son « 1 » alors que les nouveau-nés japonais le font parfaitement…
« Ba-be-bi-bo-bu »
— On en arrive à la question classique : ces compétences sont-elles innées ou acquises ?
— C’est justement le débat. Tout le monde reconnaît que le langage est acquis puisque le bébé apprend la langue particulière de son environnement. Ce qui est sujet à controverse, ce sont les mécanismes cérébraux qui permettent au petit d’homme d’apprendre à parler. Première hypothèse : l’évolution nous aurait simplement (par rapport à nos proches cousins les chimpanzés) dotés d’un très gros cerveau, gros cerveau qui nous donnerait des capacités de « calcul » exceptionnelles – un peu comme un gros ordinateur… C’est cette puissance de calcul qui nous rendrait si intelligents et qui nous aurait permis d’inventer le langage comme nous avons inventé la musique ou les mathématiques… Apprendre à parler serait, dans ce cas, un apprentissage comme un autre, ne reposant sur aucune particularité cérébrale… Seconde hypothèse : notre histoire évolutive nous aurait procuré un système de communication particulier et singulier, le langage, tout comme elle a développé chez la chauve-souris un système de repérage des obstacles et des proies particulier, l’écholocation, que ne possèdent ni les écureuils volants ni les oiseaux. Nous aurions donc dans le cerveau des réseaux neuronaux particuliers dédiés au traitement de la parole, actifs dès le départ, et qui expliqueraient l’appétence du bébé pour le langage, qui le pousseraient à sélectionner la parole parmi tous les sons qui parviennent à son oreille et à reconnaître les signes et les combinaisons de signes de la langue parlée autour de lui.
— Quels sont les arguments des tenants de la première hypothèse, ceux qui pensent que le cerveau humain ne possède pas un système spécifique inné pour le langage ?
— Je vais vous en donner un relatif à la perception des phonèmes. Le phonème est la plus petite unité sonore de la parole. Par exemple, bateau a quatre phonèmes, « b », « a », « t » et « o », et ne diffère de gâteau que par le premier phonème, « g » ou « b ». Ces briques élémentaires sont essentielles à la richesse de la communication, car on peut générer de nombreux mots en les combinant de façon différente. Nous n’en sommes pas conscients, mais nous ne percevons pas les phonèmes comme nous percevons les autres sons de l’environnement. Deux propriétés sont en effet essentielles pour la compréhension de la parole : la normalisation et la catégorisation. La première est notre capacité à identifier le même phonème malgré des différences importantes dans le signal acoustique. Autrement dit, on pourra vous dire « ba », « ba », « ba » sur tous les tons, en soupirant, en hurlant, en chuchotant… avec une voix grave ou aiguë, vous entendrez toujours « ba ». Donc vous négligez des différences acoustiques importantes de manière à maintenir l’identité du phonème « ba ». La catégorisation est liée au fait que nous mettons des frontières nettes entre les phonèmes : si une voix artificielle passe progressivement de « ba » à « da », vous ne percevez pas la progression, vous entendez soit « ba », soit « da ». Là, à l’inverse de la normalisation, une variation ténue du signal va changer radicalement votre perception, vous faisant passer de « ba » à « da ». On a longtemps cru que la perception catégorielle était proprement humaine… Jusqu’au jour où l’on a appris à des chinchillas à faire la même chose ! Puis à des moineaux. Si des oiseaux, qui ne parlent pas, peuvent fort bien distinguer le « ba » du « da », alors où est la spécificité humaine ? Elle serait dans la taille du cerveau. Mais les partisans de la seconde hypothèse, dont je suis, rétorquent que le moineau n’apprend pas tout seul à distinguer le « ba » du « da » : il faut l’entraîner. Et si vous changez de voyelle pour « bi » et « di », il faut recommencer l’entraînement à zéro. C’est très différent de ce qui se passe chez le petit d’homme… Autre exemple : les tamarins, de petits singes d’Amérique du Sud, sont comme les nouveau-nés capables de distinguer l’anglais du japonais ! Ainsi, certaines compétences du nouveau-né semblent très proches de celles d’autres animaux, mais en quelques mois les petits humains vont les surpasser, et ceci apparemment sans effort. Nous devons donc comprendre pourquoi.
Nourrisson dans son aimant
— Le langage alors serait comme un module dans le cerveau, qui reposerait sur des mécanismes précis, spécifiques, et serait, jusqu’à un certain point, indépendant des autres fonctions cognitives, voire de l’intelligence ?
— Les travaux que nous menons depuis quelques années en imagerie cérébrale semblent confirmer cette hypothèse : il existe bien des circuits neuronaux qui semblent très adaptés pour traiter la parole dans le cerveau des tout-petits. Reprenons la perception des phonèmes… Chez des nourrissons de quelques jours à 2 mois, pour voir si la perception des phonèmes activait les mêmes régions que chez l’adulte, nous avons utilisé la méthode dite « des potentiels évoqués », qui consiste à enregistrer l’activité électrique du cerveau. Pour cela, on met sur la tête du bébé un « joli bonnet » d’électrodes : un filet avec soixante-quatre capteurs (nous avons aussi un modèle à cent vingt-huit capteurs pour les adultes), puis on lui présente un stimulus, comme une lumière, une image ou un son. La région du cerveau qui traite ce stimulus va alors modifier son activité neuronale, et donc l’activité électrique que nous enregistrons – évidemment, il y a un peu de calcul à faire pour soustraire le bruit de fond, car le cerveau ne reste jamais inactif, et repérer le potentiel précisément évoqué par le stimulus. On met ensuite tout cela en images pour récapituler les événements électriques. Dans les faits, cette technique est assez simple à utiliser : le bébé est installé confortablement sur les genoux de sa mère avec son bonnet d’électrodes sur la tête. On lui fait entendre « ba, ba, ba, ba, ba, ba, ba… » puis « ba, ba, ba, ba, da… », par exemple. Ou alors on teste le changement de voix ou celui du timbre de deux sons électroniques… Et que voit-on ? Que le nourrisson active les mêmes régions cérébrales que l’adulte !
— Exactement les mêmes ?
— Oui. Le changement de phonème active les régions temporales gauches, et le changement de voix est plutôt perçu par l’hémisphère droit. Chez le bébé comme chez l’adulte – pour autant que l’on puisse le voir avec cette technique d’imagerie. Il faut dire que la technique des potentiels évoqués a beaucoup d’atouts : une grande facilité d’utilisation, une grande précision temporelle – on peut suivre la progression du traitement d’un stimulus de milliseconde en milliseconde. Mais elle a une limite : la localisation des régions cérébrales actives ne peut être que supposée. En effet, du fait de la difiusion du champ électrique, il est difficile de connaître l’origine exacte des activités que l’on mesure à la surface de la tête, et donc de localiser les régions cérébrales actives à un moment donné. Pour obtenir une géographie précise du cerveau en activité, il faut employer l’imagerie par résonance magnétique ou IRM. L’IRM, c’est tout simplement un énorme aimant : lorsqu’une zone du cerveau est activée, elle a besoin de plus d’oxygène, le flux sanguin augmente dans cette région, ce qui modifie les propriétés magnétiques des tissus.
— C’est ce que l’on peut détecter grâce à l’aimant de l’IRM ?
— Exactement. À l’inverse de la précédente, cette technique n’a pas une précision temporelle terrible (il faut six secondes pour atteindre le maximum de changement du débit sanguin lié à l’activité neuronale déclenchée par le traitement du stimulus). En revanche sa précision géographique est excellente : on cerne très finement les régions activées. L’autre différence – et de taille ! – est la difficulté d’utilisation : l’IRM est une énorme machine très bruyante et on doit allonger les enfants dans une sorte de tunnel avec un casque antibruit sur la tête dans lequel on a caché des haut-parleurs. Or les bébés ont très souvent horreur d’être couchés dans un endroit nouveau parce que pour eux cela signifie « dodo » et qu’ils n’ont aucune envie de dormir alors qu’il se passe tant de choses intéressantes autour d’eux. L’IRM est tout sauf conviviale ! Après 6 ans, l’enfant peut comprendre ce qu’on attend de lui. Avant, c’est vraiment difficile, sauf avec les très jeunes nourrissons, que l’on parvient facilement à distraire avec des images de spirales ou de visages que l’on projette sur un petit miroir au-dessus de leur tête, ou qui s’endorment facilement – on peut faire certaines études même avec des sujets endormis.
Ce que dit le cerveau
— Quels ont été les premiers résultats obtenus avec ces techniques ?
— On a d’abord étudié la latéralisation des zones du langage dans le cerveau. Vous savez que ces zones sont majoritairement situées à gauche chez la plupart des adultes, droitiers comme gauchers ; on pense qu’environ 5 % seulement des êtres humains ont les zones du langage localisées à droite – pour des raisons qui nous échappent, mais cela fait probablement partie des variations biologiques normales. La question légitime concernant les nourrissons était : cette latéralisation à gauche est-elle présente dès le départ ou est-elle la conséquence de l’apprentissage d’un stimulus particulier, la parole, dont les caractéristiques acoustiques (comme la rapidité de l’information transmise : savez-vous par exemple que la différence entre « b » et « d » existe pendant seulement quarante millisecondes ?) sont mieux traitées par les régions auditives gauches ? Le seul moyen de le savoir était de visualiser le cerveau du bébé en action grâce à l’IRM. Eh bien, dans notre étude, l’écoute de leur langue maternelle chez des enfants de 3 mois activait les mêmes régions temporales que chez les adultes, avec une nette asymétrie en faveur de l’hémisphère gauche. Une deuxième étude nous a permis de montrer que ces régions ne répondent pas en bloc mais sont déjà différenciées avec une organisation hiérarchique, tout comme chez l’adulte.
— Conclusion ?
— Cela semble évidemment confirmer notre hypothèse : si la langue maternelle est bien apprise par les enfants, il existe des réseaux neuronaux dont l’organisation particulière favorise cet apprentissage. La surprise dans ces résultats a été de voir que le lobe frontal – tellement immature à cet âge qu’il a même été parfois considéré comme inactif – jouait déjà un rôle. Une région frontale droite, active chez l’adulte quand il se souvient d’avoir entendu un mot, était activée chez les nourrissons quand ils écoutaient leur langue maternelle, mais seulement lorsqu’ils étaient éveillés, non quand ils dormaient – comme si le bébé se disait : « ah, ah, mais j’ai déjà entendu cela quelque part ». Cette région lui sert sans doute à reconnaître que l’intonation d’une phrase est caractéristique de sa langue maternelle. Une autre région frontale, cette fois-ci à gauche, qui sert à l’adulte lorsqu’il doit mémoriser un numéro de téléphone ou une table de multiplication, répond elle aussi chez le bébé quand celui-ci reconnaît qu’une phrase est répétée. Bien sûr, les bébés de 3 mois que nous testons ne reconnaissent pas les mots ou le sens de la phrase, comme le ferait un adulte, mais ils s’appuient sur les éléments mélodiques de la phrase, c’est-à-dire son rythme et son contour intonatif, pour l’analyser. Le cerveau du nourrisson n’est décidément pas une cire molle attendant d’être façonnée par le monde extérieur. Il est structuré en régions fonctionnelles qui vont l’aider dans son apprentissage.
— Vous voulez parler des zones de Broca et de Wernicke qu’a déjà évoquées Pascal Picq ?
— Pas seulement. Ces deux régions découvertes initialement par deux neurologues du XIXe siècle, Wernicke et Broca, lors d’autopsies de patients aphasiques – c’est-à-dire qui souffraient de troubles du langage – sont, bien sûr, cruciales dans la production et la perception de la parole. Mais ce sont également les connexions de ces régions entre elles et avec le reste du cerveau, de même que la synergie entre toutes ces régions, qui sont importantes. Pour en revenir à l’activation que nous avons détectée dans la région frontale gauche, ou aire de Broca, chez nos nourrissons de 3 mois, elle est surprenante, car cette région assure chez l’adulte des fonctions qui sont à cet âge soient encore très immatures, comme la production verbale, soient inexistantes, comme l’analyse grammaticale de la phrase. Mais des travaux récents – Pascal Picq vous en a déjà parlé – ont montré que, dans l’équivalent de cette région chez les singes macaques, il y a des neurones particuliers, appelés « neurones miroirs », qui s’activent non seulement lors de la réalisation d’une action, mais aussi dès que le macaque voit ou entend un congénère effectuer cette même action. Ces « neurones miroirs » permettraient d’avoir un code commun à la perception et à la production de gestes. Or la parole implique, elle aussi, une séquence de gestes articulatoires que le bébé ressent lorsqu’il vocalise, qu’il voit lorsque ses parents lui parlent en face à face, et qu’il entend. Cette aire de Broca pourrait donc être cruciale pour unifier ces différentes représentations motrices, visuelles et auditives. Ce qui est remarquable, c’est que l’activation de cette région n’est pas la conséquence d’un long entraînement moteur puisque les bébés de cette étude ont 3 mois et vocalisent encore très peu. Cette région pourrait au contraire guider l’apprentissage moteur en créant des séquences « modèles » fondées sur cette intégration multi-modale.
La musique de la parole
— C’est vraiment fascinant de savoir que l’on peut « voir » le cerveau des bébés fonctionner. On a l’impression que l’on va percer tous leurs secrets…
— Oh ! On en est très loin ! D’abord parce que ces études d’imagerie sont très récentes : une vingtaine d’années pour les potentiels évoqués, encore moins pour l’IRM. Et cela n’avance pas très vite, car les hôpitaux sont encore assez pauvres en IRM et l’essentiel du temps machine est donc consacré à la clinique ; il en reste très peu pour la recherche. Ensuite, vous l’imaginez bien, ce sont des expériences encore plus difficiles à monter que les expériences de succion. Le problème le plus délicat est le mouvement : si avec nos capteurs nous enregistrons l’activité électrique du cerveau, nous enregistrons également l’activité musculaire des yeux par exemple, ou des muscles du cou ! Pour l’IRM, c’est encore plus problématique, car, si le bébé bouge, les images successives que nous prenons pour suivre l’activation de son cerveau ne sont plus alignées ! Comme il est difficile d’empêcher un enfant de remuer, nous nous heurtons à de gros problèmes dans la correction de ces artefacts.
— Alors revenons à ce que l’on sait des compétences du nouveau-né. Il reconnaît donc sa langue maternelle, mais comment ? À quelques jours de vie, son vocabulaire ne doit pas être si étendu qu’ilpuisse le distinguer de celui d’une autre langue…
— Ce ne sont pas les paroles qu’il reconnaît mais la « musique » de la parole, ce que l’on appelle la « prosodie ». Dès la naissance, le nouveau-né classifie grossièrement les langues – même celles qu’il n’a jamais entendues – suivant leurs caractéristiques mélodiques et rythmiques : des nouveau-nés français de 4 jours font ainsi la différence entre des phrases anglaises et des phrases japonaises. Cette classification des langues est imparfaite, puisqu’elle ne leur permet pas de distinguer ces mêmes phrases anglaises de phrases hollandaises, celles-ci étant trop proches prosodiquement parlant. Cette analyse de la parole est néanmoins suffisante pour permettre aux nourrissons de se former rapidement pendant les premières semaines de vie une ébauche de représentation de leur langue maternelle, qui les amène à réagir différemment à des phrases selon qu’elles appartiennent à cette dernière ou pas.
— Si je comprends bien, un bébé « francophone » de quelques semaines est censé réagir, « s’étonner », s’il entend s’exprimer dans sa langue l’ami allemand ou chinois de ses parents par exemple ?
— Absolument. Une expérience classique consiste à placer deux haut-parleurs devant un bébé, l’un à sa droite, l’autre à sa gauche, chacun diffusant de temps en temps des phrases dans une langue différente ; puis on mesure à quelle vitesse l’enfant tourne la tête vers la source du son. À 2 mois, les petits Américains se tournent résolument plus vite vers le haut-parleur « anglophone » que vers le « francophone » ; c’est l’inverse pour les petits Français du même âge. À 4 mois, on obtient le même type de résultat avec des bébés espagnols et catalans, et pourtant la prosodie des deux langues est très, très proche… Encore mieux, à 5 mois, les petits Américains distinguent l’anglais américain de l’anglais britannique !
Phonèmes sans frontières
— C’est cette reconnaissance de la musique de leur langue qui leur permet ensuite d’en comprendre les paroles ?
— Oui, mais cela va se faire par étapes. Les nourrissons vont d’abord reconnaître les sons : vers 4/6 mois, ils deviennent sensibles aux phonèmes de leur langue. Nous avons vu, avec Laurent Sagart, que chaque langue n’utilise en effet qu’un répertoire restreint des phonèmes possibles : les Anglais, par exemple, n’utilisent pas le « u » français et les Français n’utilisent pas le « th » anglais, tandis que les Japonais ne connaissent pas notre « r » et ne le distinguent pas du « l ». On observe que les nourrissons deviennent particulièrement sensibles aux voyelles de leur langue vers 6 mois et aux consonnes vers 8 mois. Au point que, petit à petit, ils perdent la capacité de distinguer des phonèmes qui ne sont pas utilisés dans leur langue maternelle.
— Vous voulez dire que leur oreille se ferme ?
— Leur oreille ou leur cerveau… Tout se passe comme si, à la naissance, tous les nourrissons du monde étaient capables de distinguer tous les phonèmes de toutes les langues du monde ; ils entendent tous les accents toniques. Ensuite, ils « perdent » les contrastes qui ne sont pas utilisés dans leur langue. L’expérience majeure dans ce domaine est celle de la Canadienne Janet Werker : elle a montré que des nourrissons anglophones de 6/8 mois distinguent parfaitement « da » de « Da » (c’est-à-dire « da » prononcé avec la langue très en arrière : un contraste consonantique utilisé en hindi) mais que, un peu plus tard, entre 8 et 10 mois, ces bébés, comme tous les Anglais, ne perçoivent plus la différence, alors que bien entendu les petits Indiens n’ont aucun mal à le faire. Peut-être la réalité est-elle un peu plus complexe et subtile que cette expérience ne le laisse penser… Les grandes frontières entre les phonèmes sont certainement innées, mais d’autres sont, je pense, apprises – par exemple, les Espagnols, les Français et les Anglais ne mettent pas la frontière exactement au même endroit entre le « pa » et « ta », et cette différence est certainement acquise. Quoi qu’il en soit, ce codage phonétique est ensuite profondément ancré dans le cerveau.
— C’est ce qui explique que nous ayons tellement de mal à apprendre une deuxième langue et surtout à la parler sans accent ?
— Tout à fait. Chez l’adulte, la perception de la langue se fait à travers le filtre de la langue maternelle, c’est-à-dire que toute parole entendue est codée dans un format acceptable par la langue maternelle. Par exemple, un Italien entendra deux mots pour « ancora » et « ancora » là où vous n’en percevrez qu’un, car l’accent tonique n’est pas significatif en français. Mieux : ebzo sera entendu « ebzo » par un Français et « ebouzo » par un Japonais. Pourquoi ? Parce que le japonais ne permet pas de succession de consonnes : le mot restaurant, qu’il nous a emprunté, se dit « resoutoran ». Donc, si on prononce « ebzo », un Japonais, inconsciemment et automatiquement, insérera le son « ou » entre le « b » et le « z ».
— Ce qui veut dire que l’on peut avoir des « hallucinations auditives » et entendre des phonèmes qui n’ont pourtant jamais été prononcés ?
— C’est exact ! Je vous l’ai dit : la parole entendue est recodée dans la palette phonologique de la langue maternelle. Et, dans cette palette, il y a les enchaînements de phonèmes possibles et ceux qui ne le sont pas. Ce recodage est sans doute très utile pour corriger automatiquement les erreurs de prononciation et inexactitudes de langage de la personne qui nous parle, et ainsi améliorer la transmission rapide de l’information. Pour revenir aux bébés, parallèlement à leur affïnement des représentations phonémiques de la langue maternelle, les nourrissons entre 6 et 9 mois accroissent leur connaissance des règles phonotactiques de leur langue, c’est-à-dire de la succession de phonèmes permise ou non à l’intérieur des mots. Par exemple, en français, aucun mot ne comporte la succession « mk », qui est par contre possible en néerlandais. Et si on leur donne à écouter des listes de pseudo-mots respectant ou non ces règles, ils préféreront celles qui comportent des mots possibles dans leur langue.
Soixante-dix muscles pour parler
— Jusqu’ici nous n’avons parlé que de compréhension, de perception de la parole, et non de phonation. Pourtant le bébé n’est pas muet…
— À la naissance, presque ! Et dans les premières semaines il pleure beaucoup ! Progressivement, certes, il va commencer à vocaliser, à « chanter » des « ahhhh » et des « euhhhh ». Mais ces productions restent très limitées aux sons provoqués par une entrée brutale d’air dans le conduit vocal ouvert. Ces sons sont presque produits par accident et sont très peu modulés.
— Est-ce à cause de son larynx ? On lit souvent que la position haute du larynx chez les nouveau-nés les empêche de parler tout comme elle empêche les grands singes d’articuler…
— S’il n’y avait que la position du larynx ! Il y a bien d’autres facteurs qui empêchent le nourrisson de parler : d’abord il a une grosse langue encombrante à l’étroit dans sa bouche. Ce n’est que vers 3 mois que les proportions de son visage changent, que son maxillaire s’allonge et que sa langue est alors moins compressée. Ensuite, son contrôle moteur est parfaitement immature : il est suffisant pour qu’il puisse téter mais pas assez pour maîtriser les articulateurs. Pour parler comme je vous parle, je dois coordonner environ soixante-dix muscles ! Un nourrisson est parfaitement incapable de le faire, même s’il en a envie, même s’il en a la compétence.
— C’est-à-dire ?
— Il y a une différence entre compétence et performance. Un jeune bébé est incapable d’attraper un objet, et même d’ébaucher le geste d’attraper, toujours pour la même raison : immaturité motrice. Si vous l’observez, vous verrez qu’il a des membres tout raides et l’axe tout mou. Il y a déjà quelques années, un pédiatre, le docteur Grenier, a montré que si l’on stabilise fortement la colonne vertébrale d’un nourrisson il tend le bras pour essayer d’attraper un objet placé devant lui. Preuve que, s’il n’attrape pas les objets, ce n’est pas faute d’envie ni d’idée ni de compétence, mais parce que la performance, la maturité motrice, n’est pas au rendez-vous.
— Mais cette maturité vient avec le temps : quel est le calendrier normal des performances vocales du bébé ?
— Vers 2/3 mois, donc, le bébé commence à vocaliser des « ahhh » et des « euhh » que sa mère reprend avec fierté. Il essaie alors de l’imiter : elle ouvre la bouche, il ouvre la bouche, elle tire la langue, il tire la langue… On discerne déjà là un jeu de communication, même si l’on est encore loin du langage. Dans les semaines qui suivent, il s’adonne à de nombreux jeux vocaux : il chuchote, grogne, crie pour tester la hauteur de sa voix et le niveau sonore. Il émet des bruits de friction, de murmure nasal (« mmmm »), il roucoule et fait des trilles. Il claque la langue, il ferme et ouvre la bouche… Bref, il commence à exercer ses articulateurs. Il mélange un peu les différentes fonctions orales, et certaines productions s’accompagnent autant de sortie de salive que d’expulsion d’air, quand ce n’est pas la purée de carottes qui arrive sur le chemisier de maman ! Mais, petit à petit, une certaine maîtrise se met en place et l’on voit apparaître les premières consonnes : « awa », « abwa », « am »… les plus faciles. Car prononcer une consonne est difficile : pour faire un « b », il faut apprendre à complètement fermer les lèvres puis à faire « exploser » le son… En général, il n’y arrive pas avant l’âge de 7 mois.
« Papapapapa… »
— Vous avez dit qu’il fallait contrôler environ soixante-dix muscles pour parler…
— Exactement. Articuler exige de contrôler et de coordonner
les mouvements du larynx, de la glotte, du voile du palais, de la
mâchoire, des lèvres, de la langue… et de synchroniser la
respiration avec l’activité des cordes vocales. Juste pour vous
donner une idée, il y a douze muscles pour les lèvres, neuf pour la
langue, dix pour l’os hyoïde, etc.
Coordonner efficacement cet ensemble ne se fait pas en un jour mais
en plusieurs mois… Très vite les bébés savent mettre en
correspondance un son et la vision des lèvres prononçant ledit son.
Par exemple, si vous ouvrez la bouche pour dire « aaaa »
et qu’on lui fait entendre « iiiiiiii », ça ne lui plaît
pas ; s’il entend « iii », il veut voir une bouche
qui s’étire… Nous aussi, nous nous servons de la vision :
lorsque vous regardez la télé et que le son est un tout petit peu
décalé, c’est très gênant. Cette aptitude à lier vision et audition
est très importante pour le développement de la parole : en
regardant le visage et la bouche de sa mère et des autres personnes
qui s’occupent de lui, le bébé approfondit ses connaissances des
relations entre perception des sons et articulation, sans doute
grâce à cette aire de Broca dont nous avons vu l’importance. Et
c’est ainsi qu’entre 6 et 10 mois, le plus souvent vers 7 mois, il
se met à babiller : « babababa »,
« papapapa »… Et c’est le papa qui exulte !
— « Bababa », « papapa »… cela sonne de façon familière. Le babillage serait-il une langue universelle ?
— Pas du tout ! On a longtemps cru que le babillage était une suite de sons variés mais aléatoires, sans aucun rapport avec les premiers mots prononcés par la suite. C’est faux : les bébés babillent dans leur langue maternelle ! Et cela s’entend très bien, d’ailleurs. Il y a une vingtaine d’années déjà, la psycholinguiste Bénédicte de Boysson-Bardies a fait écouter à des adultes francophones des échantillons de babillages de nourrissons de 8 mois français, arabes et cantonais… À 70 % les adultes ont reconnu le babillage des petits Français. Pourquoi ? Parce que le babillage des enfants suit le même rythme, le même contour intonatif, la même palette de phonèmes que leur langue maternelle. Les bébés arabes utilisent des « r » roulés très en arrière que ne connaissent pas les bébés français, les bébés cantonais produisent de multiples petites variations de hauteur qui préfigurent les tons de leur langue. Lors d’une autre expérience, Bénédicte de Boysson-Bardies a montré que le babillage français a une structure consonne-voyelle : « ba, ba, ba », alors que le babillage des petits Nigérians parlant yoruba obéit à une structure voyelle-consonne-voyelle : « aba, aba… », car en yoruba la majorité des mots commencent par une voyelle !
Babillage et gazouillage
— Babiller est donc au bébé ce que faire ses gammes est au pianiste ?
— Tout à fait. Le babillage lui permet de s’entraîner. Les bébés gazouillent tout seuls et prennent beaucoup de plaisir à s’entendre. Ils calibrent leur vocalisation. D’ailleurs, si avec un casque spécial on modifie le retour – on transforme le « ba, ba, ba » qu’ils chantonnent en « be, be, be », par exemple –, ils modifient leur production pour entendre ce qu’ils voulaient dire ! Donc ils calibrent.
— Mais veulent-ils vraiment dire quelque chose ?
— Je ne peux pas encore vous répondre. Dans quelques années peut-être, quand nous aurons plus d’expérience en imagerie… Mais ils sont vraisemblablement engagés très jeunes dans le désir de communiquer. On le remarque dès les premiers mois de vie, où se met en place ce face-à-face entre la maman et le bébé, où chacun imite l’autre tour à tour et où l’échange visuel est très intense. Nous sommes des animaux sociaux, ne l’oublions pas, et l’échange est crucial dans notre espèce, notamment pour l’apprentissage. Voilà pourquoi asseoir votre bébé devant la télévision ne va pas développer son langage ! Il lui faut également interagir ! Par exemple, nous avons vu que les nourrissons perdent vers 8/10 mois les distinctions entre les phonèmes qui ne sont pas utilisés dans la langue maternelle. Patricia Kuhl, une chercheuse américaine, a donc fait jouer pendant vingt-cinq minutes, trois fois par semaine pendant un mois, des petits Américains de 9 mois avec une jeune femme chinoise pour un groupe et, pour un autre groupe, avec une jeune femme anglaise. Les enfants exposés au chinois (même si six heures sur un mois représentent relativement peu de temps) ont conservé leur capacité à discriminer un contraste mandarin, et se comportaient donc comme les petits Chinois qui entendent du mandarin depuis la naissance, alors que les enfants de l’autre groupe ont, comme prévu, perdu cette capacité. Patricia Kuhl a alors fait venir deux nouveaux groupes d’enfants américains et, au lieu de les faire jouer avec la jeune femme chinoise, elle leur a présenté soit les enregistrements audio, soit les enregistrements audio-vidéo du premier groupe. Eh bien ni le groupe audio ni même le groupe audio-vidéo n’ont conservé cette capacité à distinguer le contraste mandarin. Cette étude prouve très clairement que l’exposition à une langue n’est pas en soi suffisante. Il faut un engagement actif du bébé dans une relation avec autrui pour qu’il apprenne à parler.