IV

 

Chez les Montagnards écossais

 

Il était environ huit heures du soir quand Robert Stuart sortit de chez maître Minard, et se retrouvant seul dans la Vieille-Rue-du-Temple, encore plus déserte à cette époque, dès la nuit venue, qu’elle ne l’est aujourd’hui, il prononça ces deux mots expressifs, faisant allusion aux deux hommes qu’il avait assassinés :

– Et de deux !

Il ne comptait pas celui des bords de la Seine : celui-là, c’était un payement fait au comptant à son ami Médard.

Arrivé en face de l’hôtel de ville, c’est-à-dire sur la place de Grève, où s’exécutaient les condamnés, il porta machinalement les yeux sur l’endroit où l’on avait coutume de dresser la potence ; puis, il s’approcha de cet endroit.

– C’est là, dit-il, qu’Anne Dubourg subira la peine de son génie, si le roi ne lui fait pas grâce. Et comment forcer le roi à lui faire grâce ? ajouta-t-il.

Et, sur ces mots, il s’éloigna.

Il entra dans la rue de la Tannerie, et s’arrêta devant une porte au-dessus de laquelle grinçait une enseigne portant ces mots :

À l’épée du roi François Ier

Un instant, on put croire qu’il allait y entrer, mais, tout à coup :

– Ce serait une folie, dit-il, de rentrer dans cette auberge ; dans dix minutes, les archers y seront... Non, allons chez Patrick.

Il traversa rapidement la rue de la Tannerie et le pont Notre-Dame, jeta en passant un regard sur l’endroit où, la veille, il avait tué Julien Fresne ; puis, ayant franchi à grands pas la Cité et le pont Saint-Michel, il arriva dans la rue du Battoir-Saint-André.

Là, comme il avait fait dans la rue de la Tannerie, il s’arrêta devant une maison portant enseigne comme la première ; seulement, la légende de l’enseigne était :

Au chardon d’Écosse.

– C’est bien ici que logeait Patrick Macpherson, dit-il en levant la tête pour reconnaître la fenêtre ; il avait là-haut, sous les toits, une petite chambre où il venait, les jours qu’il n’était pas de garde au Louvre.

Il fit tous ses efforts pour arriver à apercevoir la mansarde ; mais l’avancement du toit l’en empêchait.

En conséquence, il allait pousser la porte, ou, dans le cas où elle serait fermée, heurter du pommeau de son épée ou de la crosse de son pistolet, quand, tout à coup, cette porte s’entrouvrit et donna passage à un homme vêtu du costume des archers de la garde écossaise.

– Qui va là ? demanda l’archer, qui donna presque dans le jeune homme.

– Un compatriote, répondit notre héros en langue écossaise.

– Oh ! oh ! Robert Stuart ? s’écria l’archer.

– Moi-même, mon cher Patrick.

– Et par quel hasard dans ma rue et devant ma porte à cette heure ? demanda l’archer en tendant ses deux mains à son ami.

– Je venais te demander un service, mon cher Patrick.

– Parle ; seulement, parle vite.

– Tu es pressé ?

– Bien malgré moi ; mais, tu comprends, on fait l’appel au Louvre à neuf heures et demie, et neuf heures viennent de sonner à la paroisse Saint-André : donc, j’écoute.

– Voici ce dont il s’agit, mon cher ami. Le dernier édit m’a fait renvoyer de mon auberge.

– Ah ! oui, je comprends : tu es de la religion, et il te faut deux répondants catholiques.

– Que je n’ai pas le temps de chercher, et que je ne trouverais peut-être pas en les cherchant : or, je serais arrêté cette nuit, si j’errais dans les rues de Paris. Veux-tu partager ta chambre avec moi pendant deux ou trois jours ?

– Pendant deux ou trois nuits si tu veux, et même pendant toutes les nuits de l’année, si cela peut te faire plaisir ; mais, pour les jours, c’est une autre affaire.

– Et pourquoi cela, Patrick ? demanda Robert.

– Parce que, répondit l’archer avec un air tout confus de vanité, depuis que je n’ai eu le plaisir de te voir, mon cher Robert, j’ai eu la chance de faire une conquête.

– Toi, Patrick ?

– Cela t’étonne ? demanda l’archer en se dandinant.

– Non, certes ; mais cela tombe mal, voilà tout.

Robert ne paraissait pas disposé à en demander davantage ; mais l’amour-propre de son compatriote ne trouvait pas son compte à cette discrétion.

– Oui, mon cher, reprit-il, la femme d’un conseiller au parlement m’a fait tout simplement l’honneur de s’amouracher de moi, et je m’attends d’un jour à l’autre, cher ami, à l’honneur de la recevoir.

– Diable ! fit Robert. Alors, suppose que je n’ai rien dit, Patrick.

– Et pourquoi donc ? Prends-tu ma confiance pour un refus ? Je suppose qu’un jour ou l’autre cette honnête dame, comme dit M. de Brantôme, consente à monter jusqu’à mon lambris, et remarque que ceci est une supposition, tu t’en vas ; dans le cas contraire, tu demeures chez moi jusqu’au jour où il te déplaira d’y demeurer : on ne saurait mieux arranger les choses, conviens-en !

– En effet, cher Patrick, dit Robert, qui ne paraissait renoncer à son plan qu’avec un suprême regret ; j’accepte ton offre avec reconnaissance, et n’attends que l’occasion de te rendre la pareille, de quelque façon que ce soit.

– Bon ! dit Patrick, est-ce qu’entre amis, entre compatriotes, entre Écossais, on parle de reconnaissance ? C’est comme si... Eh ! mais attends donc !

– Quoi ? demanda Robert.

– Oh ! une idée ! s’écria Patrick comme illuminé d’une pensée subite.

– De quoi s’agit-il ? Voyons.

– Mon ami, dit Patrick, tu peux me rendre un grand service.

– Un grand service ?

– Un service immense.

– Parle, je suis à ta disposition.

– Merci ! Seulement...

– Achève.

– Crois-tu que nous soyons de la même taille ?

– À peu près.

– De la même grosseur ?

– Je le crois.

– Viens au clair de la lune, que je te regarde.

Robert fit ce que son ami lui demandait.

– Sais-tu que tu as un pourpoint magnifique ? continua Patrick en écartant le manteau de son ami.

– Magnifique n’est pas le mot.

– Tout neuf.

– Je l’ai acheté il y a trois jours.

– Un peu sombre, c’est vrai, continua Patrick ; mais elle y verra une intention de me mieux cacher à tous les regards.

– Où veux-tu en venir ?

– J’en veux venir à ceci, cher Robert : autant la dame de mes pensées me voit de bon œil, autant son mari me voit d’un œil différent. Tant il y a que, chaque fois qu’il voit passer un archer de la garde, il jette sur lui des regards pleins d’aigreur, et tu comprends quels regards il jetterait s’il apercevait cet uniforme sur les marches de son escalier.

– En effet, je comprends à merveille.

– Or, la femme m’a donné le conseil, reprit Patrick, de ne plus remettre les pieds chez elle revêtu de mon costume national. Il en résulte que, depuis la tombée du jour, j’en étais à rêver à un moyen honnête de conquérir un vêtement qui pût avantageusement remplacer le mien : ton costume quoique un peu sombre, et peut-être même à cause de sa couleur, me semble devoir atteindre le but que je me propose. Fais-moi donc l’amitié de me le prêter pour demain : je m’arrangerai de façon à ne plus en avoir besoin les jours suivants.

Les dernières paroles de l’Écossais, qui dénotaient cette suprême confiance en eux-mêmes que possédaient et que possèdent encore ses compatriotes, firent sourire Robert Stuart.

– Mes vêtements, ma bourse et mon cœur sont à toi, cher ami, répondit-il. Cependant, fais attention que j’aurai probablement à sortir moi-même demain, et que, en cas de sortie, mes habits me sont à peu près nécessaires.

– Diable ! Comme le philosophe antique, je porte sur moi tout ce que je possède.

– Par saint Dunstan, voilà qui est fâcheux !

– Et qui me désespère.

– C’est que, en vérité, plus je regarde ton pourpoint, plus il me semble fait pour moi, s’écria Patrick.

– C’est-à-dire que c’est un miracle, dit Robert, qui semblait vouloir pousser son ami à quelque ouverture.

– N’y a-t-il donc aucun moyen de remédier à cet inconvénient ?

– Je n’en vois pas ; mais, tu es homme d’imagination, cherche de ton côté.

– Il y en a un, s’écria Patrick.

– Lequel ?

– À moins, cependant, que le mari de ta maîtresse n’ait la même horreur pour MM. les archers de la garde écossaise que le mari de la mienne.

– Je n’ai pas de maîtresse, Patrick, dit Robert d’un air sombre.

– Eh bien ! alors, dit l’archer, qui ne suivait que la réalisation de son idée et qui, par conséquent, ne se préoccupait pas d’autre chose, en ce cas, tout costume doit t’être indifférent.

– Indifférent tout à fait, dit le jeune homme.

– Alors, puisque je te prends le tien, prends le mien.

Cette fois, Robert Stuart réprima son sourire.

– Comment cela ? demanda-t-il comme s’il ne comprenait point parfaitement.

– Tu n’as pas de répugnance à endosser l’uniforme écossais ?

– Aucune.

– Eh bien ! si une nécessité impérieuse te force à sortir, tu sortiras avec mon uniforme.

– Tu as raison, rien n’est plus simple, en effet.

– Il te donnera en plus tes grandes entrées au Louvre.

Robert tressaillit de plaisir.

– C’était mon ambition, dit-il en souriant.

– C’est bien, à demain !

– À demain ! dit Robert Stuart en prenant la main de son ami.

Patrick l’arrêta.

– Tu n’oublies qu’une chose, dit-il.

– Laquelle !

– Il est vrai qu’elle n’est pas bien utile : c’est la clef de ma chambre.

– C’est, par ma foi, vrai, dit Robert. Donne.

– La voici. Bonne nuit, Robert !

– Bonne nuit, Patrick !

Et les deux jeunes gens, après s’être serré une seconde fois la main, tirèrent chacun de son côté, Patrick vers la porte du Louvre, Robert vers la porte de Patrick.

Laissons celui-ci entrer au Louvre, où il arrivera juste à temps pour répondre à l’appel du soir, et suivons Robert Stuart, qui, après avoir tâtonné à deux ou trois portes, finit par trouver la serrure de Patrick.

Un reste de sarment encore enflammé éclairait la toute petite chambre du jeune garde. C’était un réduit propret, assez semblable aux chambrettes des étudiants de nos jours.

Il était meublé d’une couchette assez bien garnie, d’un petit bahut, de deux chaises de paille et d’une table sur laquelle, dans un petit pot de grès à goulot allongé, fumait encore la mèche d’une chandelle de suif.

Robert prit un tison, et, à force de souffler, il finit par en tirer une flamme où il alluma la chandelle.

Après quoi, il s’assit devant la petite table, et plongeant son front dans ses deux mains, il se mit à réfléchir profondément.

– C’est cela, dit-il enfin en passant la main dans ses cheveux comme pour dégager son front d’un poids terrible, c’est cela, je vais écrire au roi.

Et il se leva.

Sur la cheminée, il trouva un godet plein d’encre et une plume ; mais il eut beau chercher, fouiller le tiroir de la table et les trois tiroirs du bahut, il ne trouva pas l’ombre de papier ou de parchemin.

Il chercha de nouveau, mais inutilement : son camarade avait sans doute employé sa dernière feuille à écrire à sa conseillère.

Il s’assit de nouveau, désespéré.

– Oh ! dit-il, faute d’un morceau de papier, je ne pourrai donc pas tenter ce dernier moyen ?

En effet, dix heures sonnaient : les marchands, à cette époque, ne veillaient pas, comme de nos jours, jusqu’à minuit ; l’embarras était donc réel.

Alors et tout à coup il se souvint de la lettre du roi qu’il avait gardée sur lui, il la tira de sa poitrine et résolut d’écrire au roi sur le verso de cette feuille.

Il alla prendre le godet et la plume, et écrivit la lettre suivante :

 

                Sire.

La condamnation du conseiller Anne Dubourg est inique et impie. On aveugle Votre Majesté et on lui fait verser le sang le plus pur de son royaume.

Sire, un homme vous crie du milieu de la foule : Ouvrez les yeux et regardez la flamme des bûchers que des ambitieux allument autour de vous, sur tous les points de la France.

Sire, ouvrez les oreilles et écoutez les gémissements plaintifs qui s’exhalent de la place de Grève et qui montent jusqu’au Louvre.

Écoutez et voyez, sire. Quand vous aurez écouté et vu, à coup sûr vous pardonnerez.

 

L’Écossais relut sa lettre et la plia en sens inverse, c’est-à-dire que le recto sur lequel était écrite la lettre du roi devint le verso de sa lettre à lui, et que le verso sur lequel était écrite sa lettre devint le recto de la lettre du roi.

– Maintenant, murmura-t-il, par quel moyen faire entrer cette lettre dans le Louvre ? Attendre Patrick jusqu’à demain ? Ce serait trop tard. D’ailleurs, le malheureux Patrick serait arrêté comme mon complice. Je l’expose déjà bien assez en acceptant son hospitalité. Que faire ?

Il se mit à la fenêtre et chercha une idée. Dans les cas désespérés, on consulte assez volontiers les objets extérieurs.

Nous avons dit que la journée avait été superbe pour une journée de décembre :

Robert demanda à l’air frais, au ciel étoilé, à la nuit silencieuse, avis sur ce qu’il avait à faire.

De la mansarde de Patrick, située au sommet le plus élevé de la maison, il apercevait les tourelles du palais du roi.

La tour de bois, située à l’extrémité de ce palais, en face, à peu près, de la tour de Nesle, et s’élevant entre la rivière et la cour intérieure du Louvre, lui apparut tout à coup, magnifiquement dessinée aux clartés fantastiques de la lune.

À la vue de cette tour, Robert sembla avoir trouvé le moyen qu’il cherchait, de faire parvenir son message au roi ; car, ayant remis son parchemin dans sa poitrine, il éteignit la chandelle, reprit son feutre, se renveloppa dans son manteau et descendit rapidement l’escalier.

On venait, quelques jours auparavant, de rendre une ordonnance qui défendait à tout passant et batelier de passer la Seine à partir de cinq heures du soir.

Il en était dix de la nuit ; il n’y avait donc pas à songer à prendre le bac.

Le seul chemin possible était, pour Robert, de revenir sur ses pas et de suivre au rebours le chemin qu’il avait pris en venant de la Grève.

Il remonta donc vers le pont Saint-Michel, laissa à sa gauche la rue de la Barillerie, pour ne point se risquer aux sentinelles du palais, et, par le pont Notre-Dame, rentra dans ce réseau de rues qui pouvaient le ramener au Louvre.

Le Louvre était encombré de pierres, de graviers et de charpentes depuis le règne de François Ier.

On eût dit plutôt l’intérieur d’une carrière ou l’un de ces palais inachevés qui tombent en ruine avant d’être bâtis, que l’habitation du roi de France.

Il était donc assez facile de se glisser à travers les blocs de pierres dont le Louvre, à l’extérieur comme à l’intérieur, était embarrassé.

De pierre en pierre, de fossé en fossé, Robert Stuart, en côtoyant la Seine, arriva à cent pas du grand portail du Louvre faisant face à la rivière, qui occupait, en profondeur, tout le terrain que le quai occupe maintenant ; puis il longea le bâtiment jusqu’à la tour Neuve, et, voyant deux fenêtres éclairées, il ramassa, dans un des fossés, une pierre qu’il enveloppa dans le parchemin, détacha la ganse de son chapeau, noua le parchemin autour de la pierre, et, se reculant de deux ou trois pas pour prendre son élan, il mesura la distance, ajustant comme s’ils’agissait d’envoyer une balle, et il lança pierre et parchemin dans une des fenêtres éclairées du premier étage.

Le bruit de la fenêtre brisée et le mouvement qui parut se faire dans la chambre, à la suite de ce bruit, lui apprirent que son message était arrivé, et que, s’il ne parvenait point au roi, ce ne serait pas faute de messagers.

– À merveille, dit-il. Et maintenant, attendons ; nous verrons bien, demain, si ma lettre a produit son effet.

En se retirant, il regarda autour de lui pour s’assurer qu’il n’avait point été remarqué, et ne vit, dans le lointain, que les sentinelles qui se promenaient de ce pas lent et mesuré des sentinelles.

Il était évident que les sentinelles n’avaient rien remarqué.

Robert Stuart, par le même chemin qu’il avait pris pour venir, regagna donc la rue du Battoir-Saint-André, convaincu qu’il n’avait été vu ni entendu de personne.

Il se trompait : il avait été vu et entendu par deux hommes qui, à cinquante pas de lui environ, dans un des angles de la tour Neuve, cachés dans l’obscurité projetée par cette tour, causaient d’une façon assez animée, non pas pour ne pas voir et entendre, mais, au moins, pour ne pas donner signe qu’ils eussent vu et entendu.

Ces deux personnages étaient le prince de Condé et l’amiral de Coligny.

Disons quel sujet de conversation pouvait préoccuper ces deux illustres personnages au point de ne pas paraître s’inquiéter des pierres que l’on jetait dans les fenêtres du Louvre à cette heure avancée de la nuit.