VIII
La salle des Métamorphoses
Rappelez-vous, chers lecteurs, les heures fiévreuses que vous avez lentement comptées, les unes après les autres, en attendant le moment de votre premier rendez-vous, ou, mieux encore, remettez-vous en mémoire les poignantes angoisses qui vous ont serré le cœur en attendant cette minute fatale qui devait vous apporter la preuve de l’infidélité de la femme que vous adoriez, et vous aurez une idée de la façon lente et douloureuse dont se traîna cette journée, qui parut éternelle au pauvre prince de Condé.
Il essaya alors de mettre en pratique cette recette des médecins et des philosophes de tous les temps : combattre les préoccupations de l’esprit par les fatigues du corps. Il se fit amener son cheval le plus vite, monta dessus, lui lâcha la bride ou crut la lui lâcher, et, au bout d’un quart d’heure, cheval et cavalier se trouvèrent à Saint-Cloud, où M. de Condé, cependant, n’avait nul dessein d’aller en sortant de son hôtel.
Il lança son cheval dans une direction opposée. Au bout d’une heure, il se retrouvait à la même place : le château de Saint-Cloud était, pour lui, la montagne d’aimant des navigateurs des Mille et une Nuits, où reviennent incessamment des bâtiments qui font d’inutiles efforts pour s’en éloigner.
Le moyen des philosophes et des médecins, infaillible pour les autres, n’avait point prise, à ce qu’il paraît sur le prince de Condé. Il se trouva, le soir, brisé de corps, c’est vrai, mais tout aussi préoccupé d’esprit qu’il l’était le matin.
Au moment où le jour tombait, il rentrait chez lui, épuisé, abattu, mourant.
Son valet de chambre lui remit trois lettres, qu’il reconnut pour des lettres des premières dames de la Cour : il ne les ouvrit même pas. Ce même valet lui annonça qu’un jeune homme s’était présenté six fois à l’hôtel dans la même journée, disant qu’il avait les communications les plus importantes à faire au prince, refusant malgré toutes les instances, de dire son nom, et le prince ne fit pas plus attention à cette nouvelle que si on lui eût dit : « Monseigneur, il fait beau », ou « Monseigneur, il pleut. »
Il monta dans sa chambre à coucher et ouvrit machinalement un livre. Mais quel livre pouvait engourdir les morsures de cette vipère qui lui rongeait le cœur ?
Il se jeta sur son lit ; mais, si mal qu’il eût dormi la nuit précédente, si écrasé de fatigue qu’il fût par les courses de la journée, il appela vainement cet ami qu’on nomme le sommeil et qui, pareil aux autres amis, présent à vos côtés aux jours de bonheur, s’en éloigne quand on aurait le plus grand besoin de lui, c’est-à-dire aux moments de l’infortune.
Enfin, l’heure tant attendue arriva ; le timbre d’une horloge résonna douze fois ; le veilleur passa, criant :
– Il est minuit !
Le prince prit son manteau, ceignit son épée, accrocha son poignard et sortit.
Inutile de demander de quel côté il se dirigea.
À minuit dix minutes, il était à la porte du Louvre.
La sentinelle avait le mot d’ordre, le prince n’eut qu’à se nommer : il entra.
Un homme se promenait dans le corridor sur lequel s’ouvrait la porte de la chambre des Métamorphoses.
Condé hésita un instant. Cet homme avait le dos tourné ; mais, au bruit que fit le prince, il fit volte-face, et notre amoureux reconnut Dandelot, qui l’attendait.
– Me voilà, dit celui-ci, prêt, selon ma promesse, à vous aider contre tout amant ou mari qui vous barrera le passage.
Condé serra, d’une main fiévreuse, la main de son ami.
– Merci ! dit-il ; mais je n’ai rien à redouter, que je sache : ce n’est pas moi qui suis l’homme aimé.
– Mais alors, lui dit Dandelot, pourquoi diable venez-vous ici ?
– Pour voir qui on aime... Mais, chut ! voici quelqu’un.
– Où ? Je ne vois personne.
– Mais, moi, j’entends des pas.
– Morbleu ! dit Dandelot, quelle fine oreille ont les jaloux ?
Condé tira son ami dans un enfoncement, et, de là, ils virent venir comme une ombre qui, arrivée devant la porte de la salle des Métamorphoses, s’arrêta un instant, écouta, regarda, et, n’entendant rien, ne voyant rien, poussa la porte et entra.
– Ce n’est point Mlle de Saint-André ! murmura le prince, celle-ci a la tête de plus qu’elle.
– C’est donc Mlle de Saint-André que vous attendez ? demanda Dandelot.
– Que j’attends, non ; que je guette, oui.
– Mais comment Mlle de Saint-André ?...
– Chut !
– Cependant...
– Tenez, mon cher Dandelot, pour mettre votre conscience à l’aise, prenez ce billet ; gardez-le comme la prunelle de vos yeux ; lisez-le à loisir, et si, par hasard je ne découvrais ce soir rien de ce que je cherche, tâchez, dans toutes les écritures que vous connaissez, de trouver un maître à cette écriture.
– Puis-je communiquer ce billet à mon frère ?
– Il l’a déjà lu : est-ce que j’ai des secrets pour lui ?... Ah ! je donnerais gros pour savoir qui a écrit ce billet.
– Demain je vous le renverrai.
– Non, j’irai le chercher chez vous. Laissez-le à votre frère ; peut-être aurai-je moi-même quelque chose à vous raconter... Et, tenez, voici la même personne qui sort.
L’ombre qui était entrée dans la chambre en sortait en effet, et, cette fois, se dirigeait du côté des deux amis ; par bonheur, ce corridor, à dessein probablement, était mal éclairé, et l’enfoncement dans lequel ils étaient les mettait hors du chemin et dans l’obscurité.
Mais, au pas rapide et assuré dont cette ombre marchait malgré les ténèbres, il était facile de voir que le chemin qu’elle suivait lui était familier.
En effet, au moment où elle passa devant les deux amis, M. de Condé serra la main de Dandelot.
– La Lanoue ! murmura-t-il.
La Lanoue était une des femmes de Catherine de Médicis ; de toutes ses femmes, celle que, disait-on, la reine mère aimait le mieux, et dans laquelle elle avait le plus de confiance.
Que venait-elle faire là, sinon appelée par le rendez-vous indiqué dans le billet ?
Au reste, elle n’avait pas fermé la porte, mais l’avait laissée entrebâillée ; donc, elle allait revenir.
Il n’y avait pas un instant à perdre ; car, derrière elle, cette fois, la porte se refermerait probablement.
Toutes ces réflexions passèrent dans la tête du prince, rapides comme l’éclair ; il serra encore une fois la main de Dandelot et s’élança vers la salle des Métamorphoses.
Dandelot fit un mouvement pour le retenir : Condé était déjà loin.
Comme il l’avait pensé, la porte céda sous une simple pression, et il se trouva dans la chambre.
Cette chambre, une des plus belles du Louvre avant que la petite galerie fût commencé par Charles IX, empruntait son nom mythologique aux tapisseries qui la couvraient.
C’étaient, en effet, les fables de Persée et d’Andromède, de Méduse, du dieu Pan, d’Apollon, de Daphné, qui formaient les principaux sujets de ces tableaux, où l’aiguille avait plus d’une fois victorieusement lutté contre le pinceau.
Mais celle qui attirait le plus particulièrement l’attention, dit un historien, c’était la fable de Jupiter et de Danaé.
La Danaé était faite par une main si délicate et d’une façon si savante, que l’on voyait sur son visage le ravissement où elle était en sentant, en voyant, en écoutant tomber la pluie d’or.
Elle était, comme reine des autres tapisseries, éclairée par une lampe d’argent, sculptée, et non pas fondue, à ce que l’on assurait, par Benvenuto Cellini lui-même. Et, en effet, quel autre que le ciseleur florentin eût pu se flatter de faire d’un bloc d’argent un vase de fleurs d’où s’échappait, fleur lumineuse elle-même, la flamme ?
Cette tapisserie de Danaé formait les parois d’une alcôve, et la lampe, en même temps qu’elle éclairait la Danaé immortelle et peinte, était destinée à éclairer toutes les Danaés vivantes et mortelles qui viendraient attendre dans ce lit, au-dessus duquel elle était suspendue, la pluie d’or des Jupiters de cet Olympe terrestre qu’on appelait le Louvre.
Le prince regarda tout autour de lui, souleva les rideaux et les portières pour bien s’assurer qu’il était seul, et, après cette minutieuse perquisition, il enjamba la balustre, et, se couchant sur le tapis, se glissa sous le lit.
Pour ceux de nos lecteurs qui ne sont point familiarisés avec les ameublements du XVIe siècle, disons ce que c’était que le balustre.
On appelait balustre la clôture faite de petits piliers formant galerie, et qui se mettait autour des lits pour fermer les alcôves, comme on en voit encore aujourd’hui dans le chœur des églises ou des chapelles, et dans la chambre à coucher de Louis XIV, à Versailles.
Nous avons cru qu’en passant de M. de Condé au balustre, et cela aussi rapidement que nous venons de le faire, le lecteur nous tiendrait quitte de ses observations mais, en y réfléchissant, nous préférons, au lieu d’esquiver l’explication, aller bravement au-devant.
Et, se couchant sur le tapis, avons-nous dit, le prince se glissa sous le lit.
Eh ! oui, sans doute, c’était là une position ridicule, une position indigne d’un prince, surtout quand ce prince s’appelle le prince de Condé. Mais, que voulez-vous ! ce n’est point ma faute si le prince de Condé, jeune, beau, amoureux, était si jaloux, qu’il en était ridicule, et comme je trouve le fait consigné dans l’histoire du prince, on me permettra de n’être point plus scrupuleux que l’historien.
Et votre observation, cher lecteur, est si vraie et si sensée, qu’à peine sous le lit, le prince se fit les mêmes réflexions que vous venez de faire, et que, s’admonestant de la façon la plus sévère, il se demanda quelle figure malséante il ferait sous ce lit, s’il y était découvert, ne fût-ce que par un valet ; quelle série de brocards et de pasquinades il allait fournir à ses ennemis ! de quelle déconsidération il risquait de se couvrir aux yeux de ses amis ! Il alla enfin jusqu’à croire qu’il voyait se détacher du fond de la tapisserie le visage courroucé de l’amiral ; car, lorsque, enfant ou homme, nous nous trouvons dans une situation équivoque, la personne à laquelle nous pensons et que nous craignons le plus de voir apparaître pour nous reprocher notre folie est toujours celle que nous aimons et respectons le plus, parce que c’est alors et en même temps celle que nous craignons le plus.
Le prince se fit donc – nous prions le scrupuleux lecteur d’en être persuadé – toutes les réprimandes qu’un homme de son caractère et de sa condition devait se faire en pareille occurrence ; mais le résultat de tous ses raisonnements fut qu’il s’avança sous le lit d’une vingtaine de centimètres de plus, comme on dirait aujourd’hui, et qu’il s’y établit le plus commodément qu’il put.
D’ailleurs, il avait bien autre chose à quoi penser !
Il avait à arrêter la conduite qu’il aurait à tenir, une fois les deux amants en présence.
Ce qui lui semblait le plus simple, c’était de sortir brusquement, et, sans explication préalable, de croiser l’épée avec son rival.
Mais cette conduite, toute simple en apparence, lui parut, en y réfléchissant, n’être pas sans danger, non pas pour sa personne, mais pour son honneur. Ce compagnon, quel qu’il fût, était, il est vrai, complice de la coquetterie de Mlle de Saint-André, mais complice bien innocent.
Il revint donc sur sa première détermination et résolut de voir et d’écouter froidement ce qui allait se passer sous les yeux et pour les oreilles d’un rival.
Il venait d’accomplir ce grand acte de résignation, quand le timbre de sa montre, qui était fort sonore, vint lui révéler tout à coup un péril auquel il n’avait pas songé. Dès cette époque, l’occupation de Charles Quint à Saint-Just leprouve de reste, dès cette époque, les montres et les pendules étaient non seulement des objets de luxe, mais encore de fantaisie, qui allaient beaucoup moins selon l’espérance du mécanicien que selon leur caprice. Il en résultat que la montre de M. de Condé, qui retardait d’une demi-heure sur le Louvre, se mit à sonner minuit.
M. de Condé, comme on l’a déjà vu, était en proie à une impatience peu commune ; de peur qu’ayant fini, il ne prit à sa montre la fantaisie de recommencer, et que le timbre accusateur ne le dénonçât, il mit l’indiscret bijou dans le creux de sa main gauche, appuya dessus le pommeau de son poignard, pressa vigoureusement le pommeau contre le cadran, et, sous cette pression, qui brisa sa double boîte, l’innocente montre rendit le dernier soupir.
L’injustice des hommes était satisfaite.
Cette exécution était à peine achevée, que la porte de la chambre s’ouvrit de nouveau ; par le bruit qu’elle fit, elle attira les yeux du prince de son côté, et M. de Condé vit entrer Mlle de Saint-André, l’œil au guet, l’oreille au vent, et suivant, sur la pointe du pied, cette odieuse créature qui avait nom Lanoue.