XII

 

Les poètes de la reine mère

 

L’appartement que Catherine de Médicis occupait au Louvre, tendu d’étoffes brunes, entouré de boiseries de chêne de couleur sombre ; la longue robe de deuil que, comme veuve de quelques mois, elle portait en ce moment et qu’elle porta, d’ailleurs, tout le reste de sa vie, faisait, à première vue, une funèbre impression ; mais il suffisait de lever la tête au-dessus du dais sous lequel elle était assise, pour s’assurer qu’on n’était point dans une nécropole.

En effet, au-dessus de ce dais rayonnait un arc-en-ciel entouré d’une devise grecque, que le roi avait donnée à sa bru, et qui pouvait, comme nous croyons déjà l’avoir dit ailleurs, se traduire par ces mots : « J’apporte la lumière et la sérénité. »

En outre, si cet arc-en-ciel, comme un pont jeté entre le passé et l’avenir, entre un deuil et une fête, n’eût pas suffi à rasséréner l’étranger introduit tout à coup dans cet appartement, il n’eût eu qu’à baisser les yeux du dessus au-dessous du dais, et qu’à regarder, entourée de sept jeunes femmes que l’on appelait la pléiade royale, la vraiment belle créature qui était assise dans ce fauteuil et qui avait nom Catherine de Médicis.

Née en 1519, la fille de Laurent entrait déjà dans sa quarantième année, et, si la couleur de ses vêtements rappelait la mort dans sa toute froide rigidité, ses yeux vifs, perçants, rayonnant d’un éclat surnaturel, révélaient la vie dans toute sa force et dans toute sa beauté. En outre, la blancheur d’ivoire de son front, l’éclat de son teint, la pureté, la noblesse, la sévérité des lignes de son visage, la fierté de son regard, l’immobilité de sa physionomie, sans cesse en opposition avec la mobilité de ses yeux, tout faisait de cette tête un masque d’impératrice romaine, et, vue de profil, l’œil fixe, les lèvres immobiles, on l’eût prise pour un camée antique.

Cependant son front, sombre d’habitude, venait de s’éclaircir ; ses lèvres, immobiles d’ordinaire, venaient de s’entrouvrir et de s’agiter, et, quand madame l’amirale entra, elle eut peine à retenir un cri de surprise en voyant le sourire de cette femme qui souriait si peu.

Mais elle devina bientôt sous quel souffle il venait d’éclore.

Près de la reine était monseigneur le cardinal de Lorraine, archevêque de Reims et de Narbonne, évêque de Metz, de Toul et de Verdun, de Thérouanne, de Luçon, de Valence, abbé de Saint-Denis, de Fécamp, de Cluny, de Marmoutiers, etc.

Le cardinal de Lorraine, dont nous avons eu déjà à nous occuper presque autant de fois que nous nous sommes occupé de la reine Catherine, vu la place importante qu’il tient dans l’histoire de la fin du XVIe siècle ; ce cardinal de Lorraine, second fils du premier duc de Guise, frère du Balafré ; ce cardinal de Lorraine, l’homme sur lequel toutes les grâces ecclésiastiques, connues et inconnues en France, se répandirent à la fois ; l’homme, enfin, qui, envoyé à Rome en 1548, avait produit une telle sensation dans la ville pontificale par sa jeunesse, sa beauté, sa grâce, sa taille majestueuse, son train magnifique, ses manières affables, son esprit, son amour de la science, que tous ces dons reçus de la nature, perfectionnés et encadrés par l’éducation, avaient justifié le don de la pourpre romaine dont le pape Paul III l’avait honoré depuis un an.

Né en 1525, il avait, à l’époque où nous sommes arrivés, trente-quatre ans. C’était un cavalier prodigue et magnifique, superbe et libéral, répétant avec sa commère Catherine, quand on leur reprochait l’épuisement des finances :

– Il faut louer Dieu de tout ; mais il faut vivre.

Sa commère Catherine, puisque nous lui avons donné ce nom familier, était bien, en effet, sa commère dans toute l’acception du ! mot ; à cette époque, elle n’eût pas fait un pas sans consulter M. le cardinal de Lorraine. Cette intimité s’explique par la domination que le cardinal exerçait sur l’esprit de la reine mère, et fait comprendre la puissance illimitée, le pouvoir absolu de la maison de Lorraine sur la cour de France.

En voyant donc le cardinal de Lorraine appuyé au fauteuil de Catherine, madame l’amirale s’expliqua le sourire de la reine mère : sans doute, le cardinal venait de faire quelque récit avec cet esprit railleur qu’il possédait au plus haut degré.

Les autres personnages qui entouraient la reine mère étaient : François de Guise et le prince de Joinville, son fils, fiancé de Mlle de Saint-André ; le maréchal de Saint-André lui-même ; le prince de Montpensier ; sa femme, Jacqueline de Hongrie, si célèbre par le crédit qu’elle avait près de Catherine de Médicis ; le prince de La Roche-sur-Yon.

Derrière eux : le seigneur de Bourdeilles (Brantôme) ; Ronsard ; Baïf, « aussi bonhomme que mauvais poète », dit le cardinal Duperron-Daurat, « bel esprit, laid poète et Pindare de la France », disent ses contemporains.

Puis Remi Belleau, peu connu par sa mauvaise traduction d’Anacréon et son poème sur la diversité des pierres précieuses, mais célèbre par sa fraîche chanson sur le mois d’avril ; Pontus de Thiard, mathématicien, philosophe, théologien et poète, « celui-là qui introduisit, dit Ronsard, les sonnets en France » ; Jodelle, auteur de Cléopâtre, la première tragédie française, Dieu lui pardonne au ciel comme nous lui pardonnons sur la terre ! auteur de Didon, la seconde tragédie ; d’Eugène, comédie, et d’une foule de sonnets, chansons, odes et élégies en vogue à cette époque, inconnus à la nôtre ; enfin, la pléiade tout entière, moins Clément Marot, mort en 1544, et Joachim du Bellay, surnommé, par Marguerite de Navarre, l’Ovide français.

Ce qui réunissait, ce soir-là, chez la reine mère tous ces poètes qui, d’ordinaire, faisaient peu d’efforts pour se trouver en présence les uns des autres, c’était l’accident arrivé la veille à la jeune reine Marie Stuart.

C’était au moins le prétexte que chacun avait pris ; car, à vrai dire, la beauté, la jeunesse, la grâce, l’esprit de la jeune femme, pâlissaient pour eux devant la majesté et la toute puissance de la reine mère. Aussi, après quelques banales condoléances sur un événement qui devait, cependant, avoir de si terribles conséquences dans l’avenir, la perte d’un héritier de la couronne, avait-on oublié la cause de la visite pour ne plus se souvenir que des grâces, faveurs ou bénéfices qu’on avait à demander pour les siens ou pour soi-même.

On avait même parlé des deux lettres menaçantes envoyées coup sur coup au roi de France par les fenêtres du maréchal de Saint-André ; mais la conversation, n’ayant point paru d’un intérêt suffisant, était tombée d’elle-même.

À l’arrivée de l’amirale, tous ces visages souriants se renfrognèrent, et la causerie, d’enjouée qu’elle était, devint froide et sérieuse.

On eût dit l’arrivée d’un ennemi dans un camp d’alliés.

En effet, par sa rigidité religieuse, Mme l’amirale de Coligny faisait ombrage aux sept étoiles qui entouraient Catherine. Comme les sept filles de l’Atlas, ces brillantes constellations se sentaient mal à l’aise devant cette inébranlable vertu qu’on avait tant de fois cherché à entamer et qu’on était réduit à calomnier par l’impossibilité d’en médire.

L’amirale, au milieu de ce silence si significatif et que cependant elle fit semblant de ne pas remarquer, alla baiser la main de la reine Catherine et revint s’asseoir, sur un tabouret, à la droite de M. le prince de Joinville, à la gauche de M. le prince de La Roche-sur-Yon.

– Eh bien ! messieurs du Parnasse, dit Catherine après que l’amirale fut assise, aucun de vous ne saurait-il donc nous réciter quelque chanson nouvelle, quelque nouveau triolet ou quelque bonne épigramme ? Voyons maestro Ronsard, monsou Jodelle, monsou Remi Belleau, c’est à vous de défrayer la conversation ; beau mérite d’avoir chez soi des oiseaux, si ces oiseaux ne chantent pas ! M. Pierre de Bourdeilles vient de nous réjouir par un beau conte ; égayez-nous, vous, par quelque belle poésie.

La reine disait ces paroles avec cette prononciation demi-française, demi-italienne, qui donnait un charme si piquant à sa conversation, quand elle était enjouée, et qui savait cependant, comme la langue de Dante, prendre un si terrible accent quand s’assombrissait cette même conversation.

Et, comme le regard de Catherine était resté fixé sur Ronsard, ce fut lui qui s’avança, et, répondant à l’appel :

– Gracieuse reine, dit-il, tout ce que j’ai fait est venu à la connaissance de Votre Majesté, et, quant à ce qu’elle ne connaît pas, je n’oserais trop le lui faire connaître.

– Et pourquoi cela, maestro ? demanda Catherine.

– Mais parce que ce sont des vers d’amour faits pour les ruelles, et que Votre Majesté est un peu bien imposante pour qu’on ose chanter devant elle les amoureuses chansons des bergers de Gnide et de Cythère.

– Bah ! dit Catherine, ne suis-je pas du pays de Pétrarque et de Boccace ? Dites, dites, maître Pierre, si toutefois madame l’amirale le permet.

– La reine est reine ici comme ailleurs ; elle donne ses ordres, et ses ordres sont obéis ! répondit l’amirale en s’inclinant.

– Vous voyez, maestro, dit Catherine, vous avez toute licence. Allez ! nous écoutons.

Ronsard fit un pas en avant, passa la main dans sa belle barbe blondoyante, leva un instant au ciel ses yeux pleins de douce gravité, comme pour demander la mémoire là où il cherchait l’inspiration, et, d’une voix charmante, il dit une chanson d’amour qu’envierait plus d’un de nos poètes contemporains.

Après lui, Remi Belleau récita, à la demande de la reine Catherine, une villanelle sur les regrets d’un tourtereau pour sa tourterelle. C’était une méchanceté à l’adresse de l’amirale de Coligny, accusée, par les mauvaises langues de la Cour, d’une tendre inclination pour le maréchal de Strozzi, tué d’un coup de mousquet, l’année précédente, au siège de Thionville.

L’assemblée battit des mains, à la grande confusion de madame l’amirale, qui, quelque puissance qu’elle eût sur elle-même, ne put empêcher le sang de lui monter au visage.

Le calme un peu rétabli, Pierre de Bourdeilles, seigneur de Brantôme, fut invité à réciter quelques-unes de ses anecdotes galantes, qui se terminèrent par un fou rire général : c’était à qui se pâmerait, à qui se tordrait ou s’accrocherait à ses voisins pour ne pas tomber. Des cris sortaient de toutes les bouches, des larmes jaillissaient de tous les yeux, et chacun tirait son mouchoir en disant :

– Oh ! assez, monsieur de Brantôme, par grâce ! assez ! assez !

Madame l’amirale avait été prise comme les autres de ce spasme nerveux et irrésistible qu’appelle le rire, et, comme les autres, elle avait tiré, avec force mouvements convulsifs, son mouchoir de sa poche.

Or, il arriva qu’en tirant son mouchoir elle tira en même temps le billet qu’elle apportait à Dandelot.

Seulement, tandis qu’elle portait le mouchoir à ses yeux, le billet tombait à terre.

Le prince de Joinville, nous l’avons dit, était près de l’amirale. Tout en riant, tout en se renversant, tout en se tenant les côtes, le jeune prince vit tomber le billet, un billet parfumé, plié, soyeux, un véritable billet doux sortant de la poche de l’amirale. M. de Joinville avait tiré son mouchoir comme les autres. Il laissa tomber son mouchoir sur le billet et ramassa tout ensemble le billet et le mouchoir.

Puis, s’étant assuré que l’un enveloppait l’autre, il mit le tout dans sa poche, se réservant de lire le billet en temps opportun.

Ce temps opportun, c’était le départ de madame l’amirale.

Comme à tous les paroxysmes de joie, de douleur ou de rire, il succéda aux bruyants éclats de la royale société quelques secondes de silence, pendant lesquelles minuit sonna.

Ce timbre de l’horloge et cette heure de nuit rappelèrent à l’amirale qu’il était temps pour elle de remettre le billet à Dandelot et de rentrer à l’hôtel de Coligny.

Elle fouilla à sa poche, cherchant le billet.

Le billet n’y était plus.

Elle fouilla successivement dans toutes ses poches, dans son escarcelle, dans sa poitrine, tout fut inutile. Le billet avait disparu, pris ou perdu, perdu selon toute probabilité.

L’amirale tenait encore son mouchoir à la main. Cette idée l’illumina qu’en tirant son mouchoir de sa poche elle en avait fait sortir le billet.

Elle regarda à terre : le billet n’y était pas. Elle déplaça son tabouret : pas de billet !

L’amirale sentit qu’elle changeait de couleur.

M. de Joinville, qui suivait tout ce manège, n’y put tenir.

– Qu’avez-vous donc, madame l’amirale ? demanda-t-il. On dirait que vous cherchez quelque chose !

– Moi ? Non... Si... Rien... rien... je n’ai rien perdu, balbutia l’amirale en se levant.

– Oh ! mon Dieu, chère amie, demanda Catherine, que vous arrive-t-il donc ? Vous passez du blanc au pourpre...

– Je me sens mal à l’aise, dit l’amirale troublée, et, avec la permission de Votre Majesté, je me retire...

Catherine rencontra le regard de M. de Joinville et comprit, à ce regard, qu’il fallait laisser toute liberté à l’amirale.

– Oh ! chère amie, lui dit-elle, Dieu me garde de vous retenir, souffrante comme vous l’êtes ! Rentrez chez vous et soignez bien votre santé, qui nous est si chère à tous.

L’amirale, à moitié suffoquée, s’inclina sans répondre et sortit.

Avec elle sortirent Ronsard, Baïf, Daurat, Jodelle, Thiard, et Belleau, qui la reconduisirent, toujours fouillant dans ses poches, jusqu’à sa chaise ; puis, ayant vu les porteurs se diriger vers l’hôtel Coligny, les six poètes gagnèrent les quais et se rendirent, causant rhétorique et philosophie, rue des Fossés-Saint-Victor, où était située la maison de Baïf, espèce d’académie ancienne, où les poètes se réunissaient à certains jours ou plutôt à certaines nuits pour traiter de poésie ou de toute autre matière littéraire et philosophique.

Laissons-les aller, car ils s’écartent du fil qui nous conduit dans le labyrinthe d’intrigues politiques et amoureuses où nous sommes engagés, et rentrons dans l’appartement de Catherine.