XV
Gorge chaude
Maintenant, tandis que M.le cardinal de Lorraine se fait mettre au lit par son valet de chambre ; tandis que Robert Stuart rentre chez son ami Patrick ; tandis que M. de Condé rejoint son hôtel, rageant et riant tout à la fois ; tandis que madame l’amirale ne se lasse pas de retourner ses poches et de chercher le malencontreux billet qui a causé tout ce scandale ; tandis que le roi interroge la Lanoue pour tâcher de savoir d’elle comment a pu se répandre le bruit de son rendez-vous ; tandis que M. le maréchal de Saint-André se demande à lui-même s’il doit remercier Dieu ou accuser le hasard de ce qui lui arrive ; tandis que Mlle de Saint-André rêve qu’elle a autour du cou et des bras les bijoux de Mme d’Étampes et de la duchesse de Valentinois, et sur la tête la couronne de Marie Stuart, voyons ce que font les jeunes princes de Montpensier et de La Roche-sur-Yon, auxquels nous nous sommes promis de revenir.
Les deux beaux et joyeux jeunes gens, témoins d’un spectacle qu’ils trouvaient charmant, avaient été forcés de se contenir devant ces trois graves figures, plus graves encore que d’habitude en ce moment : M. de Guise, M. de Saint-André et le cardinal de Lorraine. Il y a plus : prenant un visage de circonstance, ils avaient très convenablement fait leurs compliments de condoléances à M. le cardinal de Lorraine, à M. le maréchal de Saint-André et à M. de Guise. Puis, profitant du premier angle de corridor qui leur avait permis de se dérober, ils étaient restés silencieux et dans l’ombre jusqu’à ce que chacun se fût éloigné et eût disparu dans la direction qu’il lui convenait de prendre.
Une fois seuls et bien seuls, le rire contenu à grand-peine dans leur poitrine en était sorti avec de tels éclats, que les vitres du Louvre en avaient tremblé comme au passage d’un lourd chariot.
Adossés chacun d’un côté de la muraille, en face l’un de l’autre, les mains sur les côtes, la tête renversée en arrière, ils se tordaient dans de telles convulsions, qu’on les eût pris pour deux épileptiques, ou, comme on disait alors, pour deux possédés.
– Ah ! cher duc ! dit le prince de la Roche-sur-Yon respirant le premier.
– Ah ! cher prince ! répondit celui-ci avec effort.
– Et quand on pense... quand on pense qu’il y a des gens... des gens qui prétendent qu’on ne rit plus... qu’on ne rit plus dans ce pauvre Paris !
– Ce sont des gens... des gens mal... intentionnés.
– Ah !... mon Dieu... que cela fait de bien et de mal à la fois, de rire !
– Avez-vous vu la figure de M. de Joinville ?
– Et celle du maréchal de Saint... de Saint-André.
– Je ne regrette qu’une chose, duc, dit le prince de La Roche-sur-Yon en se calmant un peu.
– Et, moi, j’en regrette deux, prince, répondit celui-ci.
– C’est de n’avoir point été à la place du roi, eussé-je été vu de tout Paris !
– Et moi, c’est de n’avoir point été vu de tout Paris étant à la place du roi.
– Oh ! ne regrettez rien, duc : demain, avant midi, tout Paris le saura.
– Si vous êtes de mon humeur, duc, tout Paris le saura cette nuit même.
– Et de quelle façon ?
– Bien simplement.
– Mais encore...
– Parbleu ! en le criant sur les toits.
– Mais Paris dort en ce moment-ci.
– Paris ne doit pas dormir quand son roi veille.
– Vous avez raison ! Je réponds que Sa Majesté n’a pas encore fermé l’œil.
– Donc, réveillons Paris.
– Oh ! la bonne folie !
– Vous refusez ?
– Mais non ! Puisque je vous dis que c’est une folie, j’y consens naturellement.
– En route, alors.
– Allons ! j’ai peur que toute la ville ne sache déjà une partie de l’histoire.
Et les deux jeunes gens, se précipitant par les degrés, descendirent l’escalier du Louvre comme Hippomène et Atalante se disputant le prix de la course.
Arrivés dans la cour, ils se firent reconnaître de Dandelot, auquel ils se gardèrent bien de rien dire, à cause du rôle que sa belle-sœur avait joué dans tout cela et de peur qu’il ne s’opposât à leur sortie.
Dandelot constata leur identité comme il avait fait de celle du prince de Condé, et leur fit ouvrir la porte.
Les deux jeunes gens, bras dessus, bras dessous, riant dans leurs manteaux, s’élancèrent hors du Louvre, traversèrent le pont-levis et se trouvèrent près de la rivière, où une brise glacée commença de leur fouetter le visage. Alors, sous prétexte de s’échauffer, ils ramassèrent des pierres et les jetèrent dans les carreaux des maisons voisines.
Ils venaient d’éborgner deux ou trois fenêtres et se promettaient de continuer cet agréable divertissement, quand deux hommes enveloppés de leurs manteaux, voyant deux jeunes gens qui couraient, leur barrèrent le passage et leur crièrent de s’arrêter.
Tous deux s’arrêtèrent. Ils couraient, mais ne fuyaient pas.
– Et de quel droit nous ordonnez-vous d’arrêter ? s’écria, en marchant sur un des deux hommes, le duc de Montpensier. Passez votre chemin et laissez deux nobles gentilshommes se divertir à leur guise.
– Ah ! pardon ! monseigneur, je ne vous avais pas reconnu, dit celui des deux hommes à qui s’était adressé M. le duc de Montpensier. Je suis M. de Chavigny, commandant les cent archers de la garde, et je rentrais au Louvre en compagnie de M. de Carvoysin, premier écuyer de Sa Majesté.
– Bonsoir, monsieur de Chavigny ! dit le prince de la Roche-sur-Yon allant au commandant des cent archers et lui tendant la main, tandis que le duc de Montpensier répondait avec courtoisie aux hommages du premier écuyer. Vous dites que vous rentriez au Louvre, monsieur de Chavigny ?
– Oui, prince.
– Eh bien ! nous en sortons, nous.
– À cette heure ?
– Remarquez, monsieur de Chavigny, que si l’heure est bonne pour rentrer, elle doit l’être également pour sortir.
– Croyez bien, prince, que, du moment où c’est vous, je n’ai pas l’indiscrétion de vous questionner.
– Et vous avez tort, mon cher monsieur ; car nous aurions des choses fort intéressantes à vous dire.
– À propos du service du roi ? demanda M. de Carvoysin.
– Justement, à propos du service du roi. Vous avez découvert la chose, monsieur le grand écuyer, dit, en éclatant de rire, le prince de La Roche-sur-Yon.
– Vraiment ? demanda M. de Chavigny.
– Sur l’honneur ?
– De quoi s’agit-il, messieurs ?
– Il s’agit du grand honneur dont Sa Majesté vient de combler, il n’y a qu’un instant, un de ses plus illustres capitaines, dit le prince de La Roche-sur-Yon.
– Et mon frère de Joinville, dit le duc de Montpensier, en véritable écolier qu’il était.
– De quel honneur parlez-vous, prince ?
– Quel est cet illustre capitaine, duc ?
– Messieurs, c’est le maréchal de Saint-André !
– Et quels honneurs Sa Majesté peut-elle encore ajouter à ceux dont elle a déjà surchargé M. de Saint-André : maréchal de France, premier gentilhomme de la chambre, grand-cordon de Saint-Michel, chevalier de la Jarretière ? Il y a, en vérité, des gens bien heureux !...
– C’est selon !
– Comment ! c’est selon ?
– Sans doute, c’est un bonheur qui ne vous irait peut-être pas, à vous, monsieur de Chavigny, qui avez une jeune et jolie femme ; ni à vous, monsieur de Carvoysin, qui avez une jeune et jolie fille...
– En vérité ? s’écria M. de Chavigny, qui commençait à comprendre.
– Vous y êtes, mon cher, dit le prince de La Roche-sur-Yon.
– Mais êtes-vous bien sûr de ce que vous dites ? demanda M. de Chavigny.
– Parbleu !
– C’est grave, ce que vous dites là, mon prince ! reprit M. de Carvoysin.
– Vous trouvez ? Moi, je trouve cela, au contraire, terriblement comique.
– Mais qui vous a dit ?...
– Qui nous a dit ? Personne. Nous avons vu !
– Où ?
– J’ai vu, et avec moi ont vu M. de La Roche-sur-Yon, M. de Saint-André, mon frère de Joinville, lequel même, par parenthèse, a dû voir mieux que les autres, puisqu’il tenait un candélabre... À combien de branches, prince ?
– À cinq branches ? dit le prince de La Roche-sur-Yon en se reprenant à rire de plus belle.
– L’alliance de Sa Majesté avec le maréchal n’est donc plus douteuse, reprit gravement le duc de Montpensier, et, à partir de ce moment, les hérétiques n’ont qu’à se bien tenir. C’est de quoi nous allons entretenir les vrais catholiques de Paris.
– Est-ce possible ? s’écrièrent en même temps M. de Chavigny et M. de Carvoysin.
– C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire, messieurs, répondit le prince. La nouvelle est toute fraîche et n’a pas encore une heure ; de sorte que nous croyons vous donner une véritable preuve d’affection en vous la communiquant. Bien entendu que c’est à la condition que vous la ferez circuler et que vous en ferez part à tous ceux qui vous tomberont sous la main.
– Et comme, à cette heure, il tombe peu d’amis sous la main, à moins d’un bonheur comme celui qui nous a permis de vous rencontrer, nous vous invitons à faire comme nous, à vous faire ouvrir les portes fermées, à faire lever vos amis couchés et à leur dire, en leur recommandant le secret comme a fait aux roseaux le barbier du roi Midas : « Le roi François II est l’amant de Mlle de Saint-André. »
– Ah ! par ma foi ! messieurs, dit le grand écuyer, il sera fait comme vous le dites. Je ne puis souffrir le maréchal de Saint-André, et je sais près d’ici un de mes amis à qui la nouvelle fera tant de plaisir, que je n’hésiterai pas, en vous quittant, à aller l’éveiller, fût-il dans son premier sommeil.
– Et vous, mon cher monsieur de Chavigny, dit le prince de La Roche-sur-Yon, comme je sais que vous ne portez pas dans votre cœur M. de Joinville, je suis sûr que vous allez suivre l’exemple de M. de Carvoysin.
– Ah ! par ma foi, oui ! s’écria M. de Chavigny ; au lieu de rentrer au Louvre, je rentre chez moi, et je raconte la chose à ma femme. Demain, avant neuf heures du matin, quatre de ses amies la sauront, et je vous promets que c’est comme si vous envoyiez quatre trompettes vers les quatre points cardinaux.
Sur quoi, les quatre seigneurs s’étant salués, les deux jeunes gens se dirigèrent, par le bord de la rivière, vers la rue de la Monnaie, tandis qu’au lieu de rentrer au Louvre, MM. de Chavigny et de Carvoysin répandaient consciencieusement, chacun de son côté, la nouvelle du jour ou plutôt de la nuit.
Arrivé à la rue de la Monnaie, le prince de La Roche-sur-Yon aperçut, au-dessus d’une enseigne grinçant au vent, une fenêtre éclairée.
– Tiens, dit le duc, miracle ! voilà une vitre bourgeoise qui flamboie à trois heures et demie du matin. C’est un bourgeois qui se marie ou un poète qui fait des vers.
– Il y a du vrai dans ce que vous dites, mon cher, et j’avais oublié que j’étais invité à la noce. Ma foi, je voudrais pouvoir vous montrer la mariée de maître Balthazar.
Vous verriez que, quoique la fille ne soit pas fille d’un maréchal de France, ce n’est pas moins une belle fille ; mais, à défaut de la femme, je vais vous montrer le mari.
– Ah ! cher prince, il ne serait pas charitable de faire mettre le pauvre homme à la fenêtre dans un pareil moment.
– Bon ! dit le prince, c’est le seul homme qui n’ait rien à craindre de ce côté-là.
– Et pourquoi ?
– Parce qu’il est toujours enrhumé. Il y a dix ans que je le connais, et je n’ai pas encore pu tirer de lui un bonjour, mon prince, clair et net.
– Voyons l’homme, alors.
– D’autant plus qu’il est baigneur en même temps qu’hôtelier, qu’il a des étuves sur la Seine et que, demain, en frottant ses gens, il leur dira l’histoire que nous allons lui conter.
– Bravo !
Nos deux jeunes gens, de même que deux écoliers qui, se rendant au bord de la rivière, emplissent leurs poches de cailloux pour faire des ricochets sur l’eau, les deux jeunes gens, forcés de quitter la berge, avaient rempli leurs poches de petites pierres dont ils comptaient se servir comme des catapultes à l’endroit des maisons qu’ils espéraient assiéger.
Le prince tira un des cailloux de sa poche, et, faisant deux pas en arrière pour prendre son élan, comme nous avons vu faire à Robert Stuart, mais dans un plus sinistre dessein, il lança la pierre dans les vitres de la fenêtre éclairée.
La fenêtre s’ouvrit avec tant de promptitude, que l’on eût cru que c’était le caillou qui l’ouvrait.
Un homme en bonnet de nuit apparut, une chandelle à la main, et essaya de s’écrier :
– Brigands !
– Que dit-il ? demanda le duc.
– Vous voyez bien, il faut être habitué à lui pour comprendre ce qu’il dit. Il nous appelle brigands.
Puis, se retournant vers la fenêtre :
– Ne vous échauffez pas, Balthazar ; c’est moi ! dit le prince.
– Vous... Votre Altesse ?... Que Votre Altesse m’excuse !... Elle a bien le droit, s’il lui plaît, de casser mes carreaux.
– Ah ! bon Dieu, s’écria le duc en riant à gorge déployée, quelle langue parle donc votre bonhomme, prince ?
– Les gens qui s’y connaissent disent que c’est un jargon qui tient le milieu entre l’iroquois et le hottentot. Il ne vient pas moins, dans cette espèce de grognement, de nous dire une chose fort honnête.
– Laquelle ?
– Que nous avions le droit de casser ses carreaux.
– Ah ! pardieu ! cela mérite un remerciement.
Alors, s’adressant à Balthazar :
– Mon ami, lui dit-il, le bruit s’est répandu à la Cour que vous aviez pris femme ce soir et que votre femme était jolie. Or, nous sommes sortis du Louvre tout exprès pour faire notre compliment.
– Et pour vous dire, mon cher Balthazar, que le ciel est au froid et que c’est un bon temps pour les biens de la terre.
– Tandis qu’au contraire le cœur de Sa Majesté est au chaud, ce qui fera du bien au maréchal de Saint-André.
– Je ne comprends pas.
– N’importe ! répétez la chose comme nous vous la disons, mon cher Balthazar. D’autres la comprendront, et sauront ce que cela veut dire. Nos compliments à madame.
Et les jeunes gens remontèrent la rue de la Monnaie en éclatant de rire et en écoutant grommeler et tousser l’hôte de la Vache noire, qui pouvait bien refermer sa fenêtre, mais qui ne pouvait pas reboucher son carreau.