XVII

 

Telle mère, tel fils

 

La reine mère n’avait pas fermé l’œil de la nuit.

Jusque-là, son fils, enfant faible, maladif, à peine pubère, marié à une jeune reine coquette, ne s’occupant que d’amour, de chasse et de poésie, lui avait laissé, à elle et aux Guises, le complet maniement des affaires, ce que les rois appellent le fardeau de l’État, et que cependant ils sont si jaloux de conserver.

Pour Catherine, élevée au milieu des intrigues de la politique italienne, politique mesquine et tracassière, propre à un petit duché comme la Toscane, mais indigne d’un grand royaume comme la France commençait à l’être, la puissance, c’ était la vie.

Or, que voyait-elle poindre à l’horizon opposé au sien ?

Une rivale... non pas à l’amour de son fils : à l’amour de son fils, elle s’en fût consolée : qui n’aime point, n’a pas le droit d’exiger qu’on l’aime ; et elle n’aimait ni François II, ni Charles IX.

Elle s’était donc effrayée, la prévoyante Florentine, en voyant à son fils un sentiment qui lui était inconnu, qui ne lui était pas inspiré par elle, qui s’était développé sans elle, et qui éclatait tout à coup au milieu de la Cour, la surprenaient, elle, en même temps et par conséquent, encore plus qu’il ne surprenait les autres.

Et elle s’effrayait surtout, connaissant celle à qui son fils s’était adressé ; car, à travers les seize ans de la jeune fille, elle avait vu resplendir, en fulgurants éclairs, l’ambition de la femme.

Dès que le jour fut venu, elle fit donc dire à son fils qu’elle était souffrante et qu’elle le priait de passer chez elle.

Chez elle, Catherine était, comme un habile acteur sur son théâtre, libre de choisir sa place et de commander la scène. Elle se plaçait dans l’ombre, où elle restait à demi invisible ; elle plaçait son interlocuteur dans la lumière, où elle pouvait tout voir.

Voilà pourquoi, au lieu d’aller trouver son fils, elle se feignait souffrante et lui faisait dire de la venir trouver.

Le messager revint en disant que le roi dormait encore.

Catherine attendit impatiemment une heure, et envoya de nouveau.

Même réponse.

Elle attendit avec une impatience croissante pendant une autre heure. Le roi dormait toujours.

– Oh ! oh ! murmura Catherine, les fils de France n’ont pas l’habitude de dormir si tard. Voilà un sommeil trop obstiné pour être naturel.

Et elle descendit de son lit, où elle avait attendu, espérant pouvoir jouer la scène qu’elle avait méditée, à demi cachée par les courtines, et donna l’ordre qu’on l’habillât.

Le théâtre changeait. Tout ce qui aurait servi Catherine chez elle lui faisait défaut chez son fils. Mais elle s’estimait comédienne assez habile pour que ce changement de scène n’influât en rien sur le dénouement.

Sa toilette fut rapide, et, dès qu’elle l’eut achevée, elle se dirigea en toute hâte vers l’appartement de François II.

Elle entrait à toute heure chez le roi comme une mère entre chez son fils. Aucun des valets ou des officiers, stationnant dans les antichambres, n’eût songé à l’arrêter.

Elle franchit donc la première salle qui conduisait à l’appartement du roi, et, soulevant la portière de la chambre à coucher, elle l’aperçut, non pas couché, non pas endormi dans son lit, mais assis devant une table, en face de l’embrasure d’une fenêtre.

Le coude appuyé sur cette table, et le dos tourné à la porte, il regardait un objet avec tant d’attention, qu’il n’entendit pas la portière se lever devant sa mère et retomber derrière elle. Catherine s’arrêta debout à la porte. Son œil, qui s’était d’abord égaré sur le lit, se fixa sur François II.

Son regard lança un éclair où il y avait, certes, plus de haine que d’amour.

Puis elle s’avança lentement, et, sans plus de bruit que si elle eût été une ombre au lieu d’être un corps elle s’appuya au dossier du fauteuil, et regarda par-dessus l’épaule de son fils.

Le roi ne l’avait pas entendue venir : il était en extase devant un portrait de Mlle de Saint-André.

L’expression du visage de Catherine se raffermit et passa, par une rapide contraction musculaire, à la haine la plus accusée.

Puis, par une puissante réaction sur elle-même, tous les muscles de son visage se détendirent, le sourire revint sur ses lèvres, et elle pencha la tête au point de toucher celle du roi.

François frissonna de terreur, en sentant le vent tiède d’une haleine courir dans ses cheveux.

Il se retourna vivement et reconnut sa mère.

Par un mouvement rapide comme la pensée, il fit volter le portrait, qu’il plaça sur la table du côté de la peinture, posant sa main sur ce portrait.

Puis, au lieu de se lever et d’embrasser sa mère, comme il en avait l’habitude, il fit rouler le fauteuil et s’écarta de Catherine.

Puis il la salua avec froideur.

– Eh bien ! mon fils, demanda la Florentine, sans paraître remarquer le peu d’affection du salut, que se passe-t-il donc ?

– Vous me demandez ce qui se passe ?

– Oui.

– Mais rien, que je sache, ma mère !

– Je vous demande pardon, mon fils. Il doit se passer quelque chose d’extraordinaire.

– Et pourquoi cela ?

– Parce que ce n’est pas votre habitude de rester couché jusqu’à cette heure. Il est vrai que l’on m’a peut-être trompée, ou que mon messager a mal entendu.

François resta silencieux, regardant sa mère presque aussi fixement qu’elle le regardait.

– J’ai, continua Catherine, envoyé quatre fois chez vous depuis ce matin. On m’a répondu que vous dormiez.

Elle fit une pause ; mais le roi continua de se taire, la regardant toujours comme pour lui dire : « Eh bien, après ? »

– De sorte, continua Catherine, que, inquiète de ce sommeil persistant, j’ai craint que vous ne fussiez malade, et je suis venue.

– Je vous remercie, madame, dit le jeune prince en s’inclinant.

– Il ne faut jamais m’inquiéter ainsi, François, insista la Florentine. Vous savez combien je vous aime, combien votre santé m’est précieuse ! Ne jouez donc plus avec les inquiétudes de votre mère. Assez de chagrins m’assiègent au-dehors, sans que mes enfants ajoutent encore à ces chagrins par leur indifférence envers moi.

Le jeune homme parut prendre un parti. Un sourire pâle erra sur sa bouche, et, tendant la main droite à sa mère, tandis que la gauche demeurait toujours appuyée sur le portrait :

– Merci, ma mère, dit-il ; il y a un peu de vrai mêlé à beaucoup d’exagération, dans ce que l’on vous a dit. J’ai été souffrant, j’ai passé une nuit... agitée, et je me suis levé deux heures plus tard que de coutume.

– Oh ! fit Catherine toute dolente.

– Mais, continua François II, je suis tout à fait remis à cette heure, et prêt à travailler avec vous, si c’est votre bon plaisir.

– Et pourquoi, mon cher enfant, dit Catherine en retenant la main de François dans une des siennes, qu’elle appuyait contre son cœur, et en passant l’autre dans ses cheveux, pourquoi avez-vous passé une nuit agitée ? Ne me suis-je pas réservé le poids de toutes les affaires, en vous laissant, à vous, les seules joies de la royauté ? D’où vient que quelqu’un s’est permis de vous imposer une fatigue qui doit être la mienne ? Car je présume, n’est-ce pas, que ce sont les intérêts de l’État qui vous ont agité.

– Oui, madame, répondit François II avec tant de précipitation, que Catherine eût deviné le mensonge, n’eût-elle pas su d’avance la véritable cause d’agitation de cette nuit, en effet si agitée.

Mais elle se garda bien d’exprimer le moindre doute, et, au contraire, fit semblant d’ajouter une foi entière aux paroles de son fils.

– Quelque grand parti à prendre, n’est-ce pas ? continua Catherine, visiblement résolue à enferrer son fils jusqu’au bout ; quelque ennemi à combattre, quelque injustice à réparer, quelque impôt à rendre moins lourd, quelque condamnation à mort à ratifier ?...

À ces mots, François II songea, en effet, qu’on lui avait demandé, la veille, de fixer pour le soir même l’exécution du conseiller Anne Dubourg.

Il saisit avec vivacité la réplique qui lui était donnée.

– Justement. c’est cela, ma mère, répondit-il. Il s’agit d’une condamnation à mort à porter par un homme, cet homme fût-il roi, sur un autre homme. Une condamnation à mort est toujours si grave, que voilà la vraie cause du trouble où je suis depuis hier..

– Vous avez peur de signer la mort d’un innocent, n’est-ce pas ?

– De M. Dubourg, oui, ma mère.

– C’est d’un bon cœur français, et vous êtes le digne fils de votre mère. Mais sur ce point, par bonheur, il n’y a pas d’erreur à commettre. Le conseiller Dubourg a été reconnu coupable d’hérésie par trois juridictions différentes, et la signature que l’on vous demande, pour que l’exécution puisse avoir lieu ce soir, est une simple formalité.

– Et voilà ce qui est terrible, ma mère, dit François : c’est qu’une simple formalité suffise à trancher la vie d’un homme.

– Quel cœur d’or vous avez, mon fils, dit Catherine, et que je suis fière de vous ! Toutefois, il faut vous rassurer. Le salut de l’État avant la vie d’un homme, et, dans cette circonstance, vous avez d’autant moins de doute à avoir, qu’il faut que le conseiller meure, d’abord parce que sa mort est juste, ensuite parce qu’elle est nécessaire.

– Vous n’ignorez pas, ma chère, dit le jeune homme après un moment d’hésitation, et en pâlissant, que j’ai reçu deux lettres menaçantes.

– Menteur et lâche ! murmura Catherine entre ses dents.

Puis, tout haut, avec un sourire :

– Mon fils, dit-elle, c’est justement parce que vous avez reçu ces deux lettres menaçantes à propos de M. Dubourg qu’il faut condamner M. Dubourg ; autrement, on croirait que vous avez cédé à des menaces et que votre clémence est de la terreur.

– Ah ! dit François, vous croyez cela ?

– Oui, je le crois, mon fils, répondit Catherine ; tandis qu’au contraire, si vous faites, à son de trompe, publier ces deux lettres et, à la suite des deux lettres, l’arrêt, il en reviendra une grande gloire à vous et une grande honte à M. Dubourg. Tous ceux qui ne sont, en ce moment, ni pour ni contre lui seront contre lui.

François parut réfléchir.

– À la nature de ces deux lettres, continua Catherine, je ne serais même pas étonnée que ce fût un ami qui les eût écrites et non un ennemi.

– Un ami, madame ?

– Oui, insista Catherine, un ami soucieux à la fois du bonheur du roi et de la gloire du royaume.

Le jeune homme baissa son regard terne sous le regard aigu de sa mère.

Puis, après un instant de silence, relevant la tête :

– C’est vous qui m’avez fait écrire ces deux lettres, n’est-ce pas, madame ? dit-il.

– Oh ! dit Catherine d’un ton qui démentait ses paroles, je ne dis pas cela, mon fils.

Catherine avait une double raison de laisser croire à son fils que les deux lettres venaient d’elle : d’abord, elle le faisait rougir de sa lâcheté ; ensuite, elle lui enlevait la crainte que ces lettres pouvaient lui inspirer.

Le jeune homme, que ces lettres avaient cruellement inquiété et qui conservait un doute au fond de son esprit, lança sur sa mère un rapide regard de colère et de haine.

Catherine sourit.

« S’il pouvait m’étrangler, dit-elle en elle-même, il le ferait certainement à cette heure. Mais, par bonheur, il ne le peut pas. »

Ainsi l’affection de tendresse maternelle, les protestations de dévouement, les câlineries félines de Catherine, rien n’avait pu entamer le cœur de François. Aussi la reine mère vit-elle que ce qu’elle avait craint allait se réaliser, et qu’elle était sur le point de perdre, si elle n’y remédiait au plus vite, l’empire qu’elle avait sur lui.

Elle changea complètement et à l’instant même de plan d’attaque.

Elle poussa un soupir, secoua la tête et donna à son visage l’expression du plus profond abattement.

– Ah ! mon fils, s’écria-t-elle, il faut donc que j’en arrive à être convaincue de ce que j’hésitais à croire, mais de ce dont il ne m’est plus permis de douter.

– De quoi, madame ? demanda François.

– Mon fils, mon fils, dit Catherine en essayant d’appeler une larme à son secours, vous n’avez plus de confiance en votre mère !

– Que voulez-vous dire ? répondit le jeune homme avec un air de sombre impatience. Je ne vous comprends pas.

– Je veux dire, François, que vous oubliez tout à coup quinze années de mortelle inquiétude, quinze années de veille à votre chevet ; je veux dire que vous oubliez les terreurs où me jetait votre enfance maladive, les soins incessants dont ma sollicitude vous a entouré depuis le berceau.

– Je ne comprends point davantage, madame ; mais j’ai été habitué à la patience : j’attends et j’écoute.

Et la main crispée du jeune homme donna un démenti à cette mansuétude dont il se vantait, en serrant le portrait de Mlle de Saint-André d’un mouvement presque convulsif.

– Eh bien ! reprit Catherine, vous allez me comprendre. Je dis que, grâce à ces soins que j’ai eus de vous, François, je vous connais aussi bien que vous. Or, cette nuit a été pour vous pleine de trouble, je le sais, mais non point parce que vous avez pensé au salut de l’État, non point parce que vous avez hésité entre la rigueur et la clémence, mais parce que le secret de vos amours avec Mlle de Saint-André est dévoilé.

– Ma mère !... s’écria le jeune homme auquel remontait au front tout ce qu’il avait avalé de honte et de colère pendant la nuit précédente.

François, habituellement pâle, d’une pâleur mate et malsaine, rougit comme si un nuage de sang passait sur son visage.

Il se leva, mais resta cramponné de la main au dossier de son fauteuil.

– Ah ! vous savez cela, ma mère ?...

– Que vous êtes enfant, François ! dit Catherine avec cette bonhomie qu’elle savait si bien affecter. Est-ce que les mères ne savent pas tout ?

François resta muet, les dents serrées, les joues tremblantes.

Catherine continua de sa voix la plus douce :

– Voyons, mon fils, pourquoi m’avoir refusé la confidence de cette passion ? Sans doute, je vous eusse fait quelques reproches ; sans doute, je vous eusse rappelé à vos devoirs d’époux ; sans doute, j’eusse essayé de faire ressortir à vos yeux la grâce, la beauté, l’esprit de la jeune reine...

François secoua la tête avec un sombre sourire.

– Cela n’eût rien fait ? reprit Catherine. Eh bien ! voyant le mal incurable, je n’eusse plus essayé de le guérir, je vous eusse conseillé. Une mère n’est-elle pas la Providence visible de son enfant, et, en vous voyant si épris de Mlle de Saint-André, car vous aimez beaucoup Mlle de Saint-André, à ce qu’il paraît ?...

– Beaucoup, oui, madame !

– Eh bien, alors, j’eusse fermé les yeux. Cela m’eût été plus facile de les fermer comme mère que de les fermer comme épouse... Pendant quinze ans, n’ai-je pas vu Mme de Valentinois partager avec moi le cœur de votre père, parfois même me le prendre tout entier ? Or, croyez-vous que ce qu’une femme a fait pour son mari, une mère ne puisse pas le faire pour son fils ? N’êtes-vous pas mon orgueil, ma joie, mon bonheur ? D’où vient donc que vous avez sournoisement aimé sans me le dire ?

– Ma mère, répondit François II avec un sang-froid qui eût fait honneur à sa dissimulation aux yeux de Catherine elle-même si elle eût pu deviner ce qui allait suivre, ma mère, vous êtes en vérité si bonne pour moi, que je rougis de vous tromper plus longtemps. Eh bien ! oui, je l’avoue, j’aime Mlle de Saint-André !

– Ah ! fit Catherine, vous voyez bien...

– Remarquez, ma mère, ajouta le jeune homme, que c’est la première fois que vous me parlez de cet amour, et que si vous m’en aviez parlé plus tôt, n’ayant aucune raison de vous le cacher, attendu que cet amour est non seulement dans mon cœur, mais encore dans ma volonté, si vous m’en aviez parlé plus tôt, je vous l’eusse avoué plus tôt.

– Dans votre volonté, François ? fit Catherine, étonnée.

– Oui. N’est-ce pas, cela vous étonne que j’aie une volonté, ma mère ? Mais il y a une chose qui m’étonne, moi aussi, dit le jeune homme en la regardant fixement, c’est que vous veniez jouer ce matin vis-à-vis de moi cette comédie de tendresse maternelle, quand c’est vous qui, cette nuit, avez livré mon secret à la risée de la Cour, quand c’est vous qui êtes la seule cause de ce qui est arrivé.

– François ! s’écria la reine mère de plus en plus étonnée.

– Non, continua le jeune homme, non, madame, je ne dormais pas ce matin quand vous m’avez envoyé chercher. Je recueillais tous les renseignements sur la cause première de ce scandale, et, de tous les renseignements que j’ai recueillis, il est résulté pour moi la certitude que c’est vous qui m’avez tendu le piège dans lequel je suis tombé.

– Mon fils ! mon fils ! prenez garde à ce que vous dites ! répondit Catherine, les dents serrées et en jetant sur son fils un regard brillant et acéré comme la lame d’un poignard.

– D’abord, madame, convenons d’une chose c’est qu’il n’y a plus de fils, c’est qu’il n’y a plus de mère entre nous.

Catherine fit un mouvement qui tenait le milieu entre la menace et la terreur.

– Il y a un roi qui est, grâce à Dieu, devenu majeur ; il y a une reine régente qui n’a plus rien à faire, si ce roi le veut, aux affaires de l’État. On règne à quatorze ans en France, madame, et j’en ai seize. Eh bien ! je suis las de ce rôle d’enfant que vous continuez à me faire jouer quand je n’en ai plus l’âge. Je suis fatigué de me sentir autour des reins une lisière, comme si j’étais encore au maillot. Enfin, et pour tout dire, madame, à partir d’aujourd’hui, nous reprendrons, s’il vous plaît, chacun, notre véritable place. Je suis votre roi, madame, et vous n’êtes que ma sujette...

Le tonnerre tombant au milieu de cette chambre n’eût pas produit un effet plus terrible que cette apostrophe foudroyante tombant au milieu des projets de Catherine. Ainsi donc, ce qu’elle avait cru dire dans son hypocrite raillerie était vrai. Elle avait, pendant seize années, élevé, soigné, conduit, instruit, dirigé cet enfant rachitique ; elle avait, comme les dompteurs de bêtes fauves de nos jours, appauvri, épuisé, énervé ce lionceau, et voilà que, tout à coup, ce lionceau se réveillait, grondait, montrait ses griffes, dardait sur elle ses yeux ardents, et s’élançait contre elle de toute la longueur de sa chaîne. Qui pouvait répondre que, s’il brisait cette chaîne, il ne la dévorerait pas ?

Elle recula, épouvantée.

Pour une femme comme Catherine de Médicis, il y avait de quoi frémir, en effet, à ce qu’elle venait de voir, à ce qu’elle venait d’entendre.

Et ce qui l’effrayait davantage, peut-être, ce n’était pas l’éclat de la fin, c’était la dissimulation du commencement.

Savoir dissimuler, pour elle, c’était tout ; la force de cette politique cauteleuse rapportée par elle de Florence, c’était la dissimulation.

Et c’était une femme, une jeune fille, presque une enfant qui avait produit ce changement, régénéré cette créature maladive, donné à cet être chétif la hardiesse de dire ces étranges paroles : « À partir d’aujourd’hui, je suis votre roi, et vous n’êtes que ma sujette. »

« La femme qui a opéré cette étrange métamorphose, songea Catherine, la femme qui a fait de cet enfant un homme, de cet esclave un roi, de ce nain un géant, cette femme-là, je puis entrer en lutte avec elle. »

Puis, tout bas, et comme pour se redonner des forces :

– Vrai Dieu ! murmura la reine mère, j’étais lasse de n’avoir affaire qu’à un fantôme. Ainsi, dit-elle à François toute prête à soutenir la lutte, si inattendue qu’elle fût, ainsi, c’est moi que vous accusez d’être l’auteur du scandale de cette nuit ?

– Oui, répondit sèchement le roi.

– Vous accusez votre mère sans être sûr qu’elle soit coupable. C’est d’un bon fils !

– Direz-vous, madame, que le coup n’est point parti de chez vous ?

– Je ne vous dis pas que le coup ne soit point parti de chez moi, je vous dis que le coup n’est point parti de moi.

– Mais qui donc alors a trahi le secret de mon rendez-vous avec Mlle de Saint-André ?

– Un billet.

– Un billet ?

– Un billet tombé de la poche de madame l’amirale.

– Un billet tombé de la poche de madame l’amirale ? Quelle plaisanterie !

– Dieu me garde de plaisanter avec ce qui vous est une douleur, mon fils !

– Mais ce billet, de qui était-il signé ?

– Il ne portait pas de signature.

– Par qui était-il écrit !

– L’écriture m’en était inconnue.

– Mais enfin, ce billet, qu’est-il devenu ?

– Le voici ! dit la reine mère, qui l’avait gardé.

Et elle présenta le billet au roi.

– L’écriture de Lanoue ! s’écria le roi.

Puis, après une seconde, avec un étonnement croissant :

– Mon billet, dit-il.

– Oui ; mais convenez qu’il n’y avait que vous qui pussiez le reconnaître.

– Et vous dites que ce billet est tombé de la poche de madame l’amirale ?

– Si bien tombé de la poche de madame l’amirale, que tout le monde a cru que c’était d’elle qu’il était question et que c’était elle qu’on allait surprendre ; sans quoi, ajouta Catherine en levant les épaules et en souriant avec dédain, sans quoi, vous figurez-vous que les deux personnes que vous eussiez aperçues en ouvrant les yeux eussent été le maréchal de Saint-André et M. de Joinville ?

– Et le secret de toute cette intrigue dirigée contre moi et une femme que j’aime ?

– Madame l’amirale peut seule vous le donner.

François porta à ses lèvres un petit sifflet d’or et fit entendre un sifflement aigu.

Un officier souleva la portière.

– Que l’on coure à l’hôtel de l’amiral, rue de Béthisy, et que l’on dise à madame l’amirale que le roi veut lui parler à l’instant même.

En se retournant, François rencontra le regard fixe et sombre de sa mère rivé sur lui.

Il se sentit rougir.

– Je vous demande pardon, ma mère, dit-il, assez honteux que son accusation eût porté à faux, je vous demande pardon de vous avoir soupçonnée.

– Vous avez fait plus que me soupçonner, François ; vous m’avez gravement et durement accusée. Mais je ne suis pas votre mère pour rien, et je suis disposée à supporter bien d’autres accusations.

– Ma mère !

– Laissez-moi continuer, dit Catherine en fronçant les sourcils, car, sentant plier son adversaire, elle comprenait que c’était le moment d’appuyer sur lui.

– Je vous écoute, ma mère, dit François.

– Vous vous êtes donc trompé en ceci, d’abord, et, en second lieu, vous vous êtes trompé encore, et plus lourdement, en m’appelant votre sujette. Je ne suis pas plus votre sujette, entendez-vous ? que vous n’êtes et ne serez jamais mon roi. Je vous répète que vous êtes mon fils, rien de plus, rien de moins.

Le jeune homme grinça des dents et pâlit jusqu’à la lividité.

– C’est vous, ma mère, dit-il avec une énergie que Catherine ne soupçonnait pas en lui, c’est vous qui vous méprenez étrangement : je suis votre fils, c’est vrai ; mais c’est parce que je suis votre fils aîné, que je suis en même temps le roi, et je vous le prouverai, ma mère !

– Vous ? fit Catherine en le regardant comme une vipère prête à s’élancer ; vous... roi ?... et vous me prouverez que vous l’êtes, dites-vous ?...

Elle éclata d’un rire dédaigneux et saccadé.

– Vous me le prouverez... et de quelle façon ? Vous croyez-vous donc de taille à lutter de politique avec Elisabeth d’Angleterre et avec Philippe II d’Espagne ? Vous me le prouverez ! Comment ? En rétablissant la bonne harmonie entre les Guises et les Bourbons, entre les huguenots et les catholiques ? Vous me le prouverez ! Est-ce en vous mettant à la tête des armées, comme votre aïeul François Ier ou votre père Henri II ? Pauvre enfant ! vous, roi ? Mais vous ne savez donc pas que je tiens entre mes mains votre destinée et votre existence ?... Je n’ai qu’à dire un mot, et la couronne vous glisse de la tête ; je n’ai qu’à faire un signe, et l’âme s’envole de votre corps. Regardez et écoutez, si vous avez des yeux et des oreilles, et vous verrez, monsieur mon fils, comment le peuple traite son roi. Vous... roi ? Malheureux que vous êtes ! Le roi, c’est le plus fort... et regardez-vous et regardez-moi.

En prononçant ces dernières paroles, Catherine était effrayante à voir. Elle s’approcha, menaçante comme un spectre, du jeune roi, qui recula de trois pas et alla s’appuyer contre le dossier du fauteuil comme prêt à s’évanouir.

– Ah ! dit la Florentine, vous voyez bien que je suis toujours la reine, et que vous n’êtes, vous, qu’un mince et faible roseau, que le moindre souffle courbe à terre ; et vous voulez régner !... Mais cherchez donc autour de vous ceux qui règnent en France, ceux qui seraient les rois, si je n’étais pas là pour les repousser du poing chaque fois qu’ils veulent mettre le pied sur le premier degré de votre trône. Voyez M. de Guise, par exemple, ce gagneur de batailles, ce preneur de villes : mais il a cent coudées, monsieur mon fils, et votre tête même, avec sa couronne, ne lui va pas au talon.

– Ehbien ! ma mère, je mordrai au talon M. de Guise. C’est par le talon qu’Achille fut tué, à ce que l’on m’a appris, et je régnerai malgré lui et malgré vous.

– Oui, c’est cela ; et, quand vous aurez mordu au talon M. de Guise, quand votre Achille sera mort, non pas de la morsure, mais du venin, qui combattra les huguenots ?

– Ne vous y trompez pas, vous n’êtes ni beau comme Pâris, ni brave comme Hector. Savez-vous qu’après M. de Guise, vous n’avez plus qu’un grand capitaine en France ? Car j’espère bien que vous ne comptez pas pour tel votre idiot de connétable de Montmorency, qui s’est fait battre dans tous les combats qu’il a commandés, ni votre courtisan de maréchal de Saint-André, qui n’a vaincu que dans les antichambres ? Non ! vous n’avez plus qu’un grand capitaine, et c’est M. de Coligny. Eh bien, ce grand capitaine, avec son frère Dandelot, presque aussi grand que lui, sera demain, s’il ne l’est aujourd’hui, à la tête du plus formidable parti qui ait jamais menacé un État. Regardez-les et regardez-vous ; comparez-vous à eux, et vous verrez qu’ils sont des chênes puissamment enracinés dans la terre, et que vous n’êtes qu’un misérable roseau, pliant au souffle de tous les partis.

– Mais, enfin, que voulez-vous, qu’exigez-vous de moi ? Ne suis-je donc qu’un instrument entre vos mains, et faut-il que je me résigne à être un jouet pour votre ambition ?

Catherine comprima le sourire de joie tout prêt à errer sur ses lèvres et à la trahir. Elle commençait de ressaisir son pouvoir, elle touchait du bout du doigt le fil de la marionnette qui, un instant, avait eu la prétention d’agir seule, et elle allait de nouveau la faire mouvoir à sa guise. Mais elle ne voulut rien laisser paraître de son triomphe, et, ravie de ce commencement de défaite, elle résolut de compléter sa victoire.

– Ce que je veux, ce que j’exige de vous, mon fils, dit-elle de sa voix hypocrite, plus terrible peut-être dans la câlinerie que dans la menace, mais rien de plus simple : c’est que vous me laissiez établir votre puissance, assurer votre bonheur, rien de plus, rien de moins. Que m’importe le reste ! Est-ce que je songe à moi, en parlant comme je fais et en agissant comme je parle ? Est-ce que tous mes efforts ne tendent pas à vous rendre heureux ? Eh ! mon Dieu ! croyez-vous donc que le fardeau d’un gouvernement soit chose si agréable et si légère, que j’aie plaisir à le porter ? Vous parlez de mon ambition ? Oui, j’en ai une : c’est de lutter jusqu’à ce que j’aie renversé vos ennemis, ou qu’ils se soient du moins usés les uns après les autres. Non, François, dit-elle avec un apparent abandon, le jour où je vous verrai l’homme que je veux, le roi que j’espère, je vous remettrai avec joie, croyez-le bien, la couronne sur la tête et le sceptre entre les mains. Mais, si je le faisais aujourd’hui, ce serait un roseau que je vous rendrais au lieu d’un sceptre, une couronne d’épines que je vous mettrais sur la tête au lieu d’une couronne d’or. Grandissez, mon fils ; fortifiez-vous, mûrissez sous les yeux de votre mère comme un arbre sous le regard du soleil, et alors, et alors grand... fort et mûr, soyez roi !

– Que faut-il donc faire pour cela, ma mère ? s’écria François avec un accent presque désespéré.

– Je vais vous le dire, mon fils. Il faut renoncer, avant tout, à la femme qui est la cause première de tout ceci.

– Renoncer à Mlle de Saint-André ! s’écria François, qui s’attendait à tout, hors à cette condition ; renoncer à Mlle de Saint-André ! répéta-t-il avec une rage concentrée. Ah ! c’était donc là que vous en vouliez venir ?

– Oui, mon fils, dit froidement Catherine, renoncer à Mlle de Saint-André.

– Jamais, ma mère ! répondit François d’un air résolu et avec cette énergie dont il avait déjà fait preuve deux ou trois fois depuis le commencement de la conversation.

– Je vous demande pardon, François, dit la Florentine du même ton doux, mais absolu, il faut renoncer à elle, c’est le prix que je mets à notre réconciliation ; sinon... non !

– Mais vous ne savez donc pas que je l’aime éperdument, ma mère ?

Catherine sourit de cette naïveté de son fils.

– Où donc serait le mérite de renoncer à elle, si vous ne l’aimiez pas ? dit-elle,

Mais pourquoi donc renoncer à elle, mon Dieu ?

– Dans l’intérêt de l’État.

– Qu’a donc à faire Mlle de Saint-André avec l’intérêt de l’État ? demanda François II.

– Voulez-vous que je vous le dise ? demanda Catherine.

Mais le roi, l’interrompant, comme si d’avance il ne doutait pas de sa logique :

– Écoutez, ma mère, dit-il, je connais le génie suprême que Dieu a mis en vous ; je reconnais la mollesse et l’inertie qu’il a mises en moi ; enfin, je reconnais votre autorité présente et future, et je m’en rapporte aveuglément à vous en matière politique, et dès qu’il s’agit des intérêts du royaume que vous gouvernez si savamment. Mais, à ce prix, ma mère, au prix de cet abandon que je vous fais de tous ces droits, qui seraient si précieux pour un autre, je vous prie de me laisser la libre gestion de mes affaires intimes.

– En toute autre occasion, oui ! et je croyais même que vous n’aviez rien à me reprocher à ce sujet. Mais aujourd’hui, non !

– Mais, pourquoi non aujourd’hui ? pourquoi cette sévérité, justement à propos de la seule femme que j’aie encore véritablement aimée ?

– Parce que cette femme, plus que toute autre, mon fils, peut amener la guerre civile dans vos États, parce qu’elle est la fille du maréchal de Saint-André, un de vos plus dévoués serviteurs.

– J’enverrai M. de Saint-André commander dans quelque grande province, et M. de Saint-André fermera les yeux. D’ailleurs, M. de Saint-André est tout entier en ce moment à son amour pour sa jeune femme, et sa jeune femme sera bien aise de s’éloigner d’une belle-fille, sa rivale en esprit et en beauté.

– Il est possible que cela soit ainsi à l’endroit de M. de Saint-André, dont la jalousie est devenue proverbiale, et qui tient sa femme enfermée ni plus ni moins qu’un Espagnol du temps du Cid. Mais M. de Joinville, qui aimait passionnément Mlle de Saint-André et qui devait l’épouser, fermera-t-il les yeux, lui ? Et s’il consent à les fermer par respect pour le roi, les fermera-t-il à son oncle, le cardinal de Lorraine, à son père le duc de Guise ? En vérité, François, permettez-moi de vous le dire, vous êtes un pauvre diplomate, et, si votre mère n’y veillait pas, avant huit jours, le premier voleur de royauté vous prendrait votre couronne sur la tête, comme le premier tire-laine venu prend un manteau sur l’épaule d’un bourgeois. Une dernière fois, mon fils, il faut renoncer à cette femme, et, à ce prix, entendez-vous ? nous nous réconcilions franchement, je vous le répète, et j’arrangerai la chose avec MM. de Guise. Me comprenez-vous et m’obéirez-vous ?

– Oui, ma mère, je vous comprends, dit François II, mais je ne vous obéirai pas.

– Vous ne m’obéirez pas ! s’écria Catherine, se heurtant, pour la première fois, contre un entêtement qui, pareil au géant Antée, reprenait des forces quand on le croyait vaincu.

– Non ! continua François II, non, je ne vous obéirai pas et je ne puis pas vous obéir. J’aime, vous dis-je ; je suis dans les premières heures d’un premier amour, et rien ne saurait me contraindre à y renoncer. Je sais que je suis engagé dans une voix épineuse ; peut-être me conduit-elle à un but fatal ; mais, je vous le dis, j’aime et je ne veux pas regarder au-delà de ce mot.

– C’est bien résolu, mon fils ?

Il y avait dans ces deux mots : mon fils, ordinairement si doux dans la bouche d’une mère, un ton d’indescriptible menace.

– C’est bien résolu, madame, répondit François II.

– Vous acceptez les suites de votre fol entêtement, quelles qu’elles soient ?

– Quelles qu’elles soient, je les accepte, oui !

– Alors, adieu, monsieur ! je sais ce qui me reste à faire.

– Adieu, madame !

Catherine fit quelques pas vers la porte et s’arrêta.

– Vous ne vous en prendrez qu’à vous, dit-elle, tentant une dernière menace.

– Je ne m’en prendrai qu’à moi.

– Songez que je ne suis pour rien dans cette folle résolution que vous prenez de lutter contre vos véritables intérêts ; que, si malheur arrive soit à vous, soit à moi, toute la responsabilité pèsera sur vous seul...

– Soit ! ma mère, j’accepte cette responsabilité.

– Adieu donc, François ! dit la Florentine avec un rire et un regard terribles.

– Adieu, ma mère ! répondit le jeune homme avec un rire non moins méchant, avec un regard non moins menaçant.

Et le fils et la mère se séparèrent pleins d’une haine profonde l’un contre l’autre.