XXII
Hors de page
Le jeune homme était déjà à la hauteur de la pointe de la Cité, que le prince n’était pas encore sorti de sa préoccupation.
Il est vrai que cette préoccupation avait peut-être, par un de ces fréquents caprices de la mémoire, fait retour de Robert Stuart à ce billet tombé d’une fenêtre du Louvre et que le prince venait de lire, une demi-heure auparavant, à la lueur de la lampe de la madone.
Quel que fût l’objet de sa préoccupation, il en fut tiré par un incident nouveau et inattendu.
Un jeune homme, tête nue et sans pourpoint, la respiration râlante, sortait du Louvre et traversait la place en courant, comme s’il eût été poursuivi par quelque chien enragé.
Le prince crut le reconnaître pour le page du maréchal de Saint-André, qu’il avait vu une première fois dans l’auberge près de Saint-Denis, une seconde fois dans les jardins de Saint-Cloud.
– Hé ! cria le prince quand il le vit à dix pas de lui, où courez-vous ainsi, mon jeune maître ?
Le jeune homme s’arrêta aussi subitement que s’il se fût présenté sur ses pas un infranchissable obstacle.
– C’est vous, monseigneur ? s’écria-t-il, reconnaissant à son tour le prince, malgré le manteau sombre qui l’enveloppait et le chapeau à larges bords qui lui couvrait les yeux.
– Parbleu ! oui, c’est moi ; et c’est vous aussi, si je ne m’abuse ? Vous êtes Mézières, le jeune page de M. de Saint-André ?
– Oui, monseigneur.
– Et, de plus, si j’en crois les apparences, l’amoureux de mademoiselle Charlotte, ajouta le prince.
– Oh ! je l’étais, oui, monseigneur, mais je ne le suis plus.
– Bon !
– Pour cela, je vous le jure !
– Vous êtes bien heureux, jeune homme, dit, moitié gaiement, moitié tristement, le prince, de pouvoir donner ainsi congé à vos amours ; mais je n’en crois rien.
– Comment ! monseigneur ?
– Si vous n’étiez pas amoureux comme un fou, ou fou comme un amoureux, rien ne m’expliquerait cette course échevelée au milieu de la nuit et à cette heure de la nuit.
– Monseigneur, dit le page, je viens de recevoir le plus mortel outrage qu’un homme ait jamais reçu.
– Un homme ! dit le prince, souriant ; de qui est-il question ? Ce n’est pas de vous ?
– Pourquoi ne serait-ce pas de moi ?
– Mais parce que vous n’êtes qu’un enfant.
– Je vous dis, monseigneur, continua le jeune homme, je vous dis que j’ai été traité de la plus épouvantable façon ; homme ou enfant, comme j’ai le droit de porter une épée au côté, je m’en vengerai.
– Si vous aviez le droit de porter une épée au côté, il fallait vous en servir.
– J’ai été pris par des valets, saisi, garrotté, et...
Le jeune homme s’arrêta avec un geste de suprême colère, et ses yeux bleus, comme ceux des animaux de nuit, lancèrent un double éclair dans l’obscurité.
À ce signe, le prince reconnut l’homme de haine et de sang.
– Et ?... répéta le prince.
– Et fouetté, monseigneur ! dit le jeune homme avec un cri de rage.
– Alors, dit le prince en raillant, vous voyez bien que ce n’est pas comme un homme qu’on vous a traité, mais comme un enfant.
– Monseigneur, monseigneur, s’écria Mézières, les enfants deviennent vite des hommes, quand ils ont dix-sept ans et une pareille injure à venger !
– À la bonne heure ! dit le prince, reprenant son sérieux, j’aime que l’on parle ainsi, jeune homme. Et comment avez-vous pu encourir un pareil affront ?
– J’étais, comme vous venez de le dire, monseigneur, amoureux fou de Mlle de Saint-André : Pardonnez-moi cet aveu fait à vous, monseigneur...
– Et pourquoi aurais-je quelque chose à vous pardonner ?
– À vous qui l’aimiez presque autant que moi.
– Ah ! ah ! dit le prince, vous vous étiez aperçu de cela, jeune homme !
– Prince, vous ne me rendrez jamais en bien la centième partie du mal que vous m’avez fait souffrir.
– Qui sait ?... Continuez.
– J’aurais donné ma vie pour elle, continua en effet le page, et, quelle que fût la barrière que la naissance avait mise entre elle et moi, je me sentais destiné, sinon à vivre, du moins à mourir pour elle.
– Je connais cela, dit le prince en souriant et en faisant un signe de la main, comme s’il voulait écarter de lui un objet désagréable. Continuez.
– Je l’aimais tant, monseigneur, que j’eusse consenti à la voir la femme d’un autre, à la condition que cet autre l’eût aimée et respectée comme je l’eusse aimée et respectée moi-même. Oui, la savoir aimée, heureuse et honorée, m’eût suffi. C’est vous dire, monseigneur, où s’arrêtaient mes vues ambitieuses et mes désirs amoureux.
– Eh bien ! dit le prince, qu’est-il arrivé ?
– Eh bien ! monseigneur, quand j’ai appris qu’elle était la maîtresse du roi, quand j’ai appris qu’elle trompait non seulement moi, qui étais plus que son amant : son esclave ! non seulement moi, dis-je, mais vous qui l’adoriez, mais M. de Joinville qui allait l’épouser, mais toute la Cour qui, au milieu de cette escouade de filles éhontées et perdues, la croyait une enfant chaste, pure, candide ; quand j’ai eu cette révélation, monseigneur, quand j’ai su qu’elle était la maîtresse d’un autre homme...
– Pas d’un autre homme, monsieur, dit Condé avec un accent intraduisible, d’un roi.
– Soit ! d’un roi ; mais il n’en est pas moins vrai qu’il m’est venu à l’idée de tuer cet homme, tout roi qu’il était.
– Diable ! mon beau page, dit-il, vous n’y allez pas de main morte ! Tuer le roi pour une aventure amoureuse ! Si l’on ne vous a que fouetté pour cette idée, il me semble que vous avez tort de vous plaindre.
– Oh ! ce n’est point pour cette idée que l’on m’a fouetté, dit Mézières.
– Pourquoi donc ? Savez-vous que votre histoire commence à m’intéresser ? Seulement, vous est-il égal de me la raconter en marchant ? D’abord parce que j’ai les pieds littéralement gelés, et ensuite parce que j’ai affaire du côté de la Grève.
– Peu m’importe où je vais, monseigneur, dit le jeune homme, pourvu que je m’éloigne du Louvre.
– Eh bien ! cela tombe à merveille, dit le prince en faisant résonner ses bottes sur le pavé. Venez avec moi, je vous écoute.
Puis, le regardant avec un sourire :
– Voyez cependant ce que c’est qu’un malheur commun, dit-il. Hier, c’était moi que vous croyiez aimé, et c’était moi que vous aviez envie de tuer. Aujourd’hui que c’est le roi qu’on aime, l’infortune nous rapproche et me voilà votre confident, et confident en la loyauté duquel vous avez si grande confiance, que vous venez lui avouer la bonne envie que vous avez de tuer le roi. Enfin, vous ne l’avez pas tué, n’est-ce pas ?
– Non ; seulement, j’ai passé une heure dans ma chambre, en proie à une fièvre ardente.
– Bon ! murmura le prince, c’est comme moi.
– Au bout de deux heures, n’ayant pris aucune résolution, j’ai été frapper à la porte de Mlle de Saint-André pour lui reprocher son infâme conduite.
– Toujours comme moi, murmura le prince.
– Mlle de Saint-André n’était pas chez elle.
– Ah ! dit le prince, ici la similitude disparaît. J’ai été plus heureux que vous, moi !
– Ce fut le maréchal qui me reçut. Le maréchal m’aimait beaucoup ; il le disait, du moins. En me voyant si pâle, il fut effrayé.
« – Qu’avez-vous, Mézières ? me demanda-t-il. Êtes-vous donc malade ?
« – Non, monseigneur, lui répondis-je.
« – Qu’avez-vous alors qui vous trouble à ce point ?
« – Oh ! monseigneur, j’ai le cœur gonflé d’amertume et de haine.
« – De haine, Mézières, à votre âge ? La haine sied mal à l’âge de l’amour.
« – Monseigneur, je hais, je veux me venger. Je venais demander conseil à Mlle de Saint-André.
« – À ma fille ?
« – Oui ; et, puisqu’elle n’y est pas...
« – Vous voyez.
« – Ce conseil, c’est à vous que je le demanderai.
« – Parlez, mon enfant.
« – Monseigneur, continuai-je, j’aimais ardemment une jeune...
« – À la bonne heure, Mézières ! me dit en riant le maréchal, parlez-moi de vos amours ; les mots d’amour viennent naturellement sur les lèvres de votre âge, comme au printemps viennent les fleurs dans les jardins ; et êtes-vous payé de retour par celle que vous aimez si ardemment ?
« – Monseigneur, je n’y prétendais même pas. Elle était tellement au-dessus de moi par sa naissance et par sa fortune, que je l’adorais au fond de mon cœur comme une divinité dont j’osais à peine baiser le bas de la robe.
« – C’est une dame de la Cour, alors ?
« – Oui, monseigneur, répondis-je en balbutiant.
« – Je la connais, alors ?
« – Oh ! oui.
« – Eh bien ! que vous est-il arrivé, Mézières ? Votre divinité va se marier, devenir la femme d’un autre, et c’est ce qui vous trouble ?
« – Non, monseigneur, répondis-je, enhardi par la colère que ces mots réveillaient en moi ; non, la femme que j’aime ne va pas se marier.
« – Et pourquoi cela ? demanda le maréchal en me regardant d’un air inquiet.
« – Parce que la femme que j’aime est publiquement la maîtresse d’un autre.
« À ces mots, ce fut au maréchal de se troubler à son tour.
« Il devint pâle comme un mort, et, faisant un pas en avant en me regardant fixement et durement :
« – De qui voulez-vous parler ? me demanda-t-il d’une voix brisée.
« – Ah ! vous le savez bien, monseigneur ! répondis-je ; et quand je viens vous parler de ma vengeance, c’est parce que je présume qu’à cette heure vous cherchez quelqu’un pour la vôtre.
« En ce moment, le capitaine des gardes entra.
« – Silence ! me dit le maréchal. Sur votre tête, silence !
« Puis, comme s’il eût jugé qu’il était plus prudent encore de m’éloigner tout à fait :
« – Sortez ! dit-il.
« Je compris, ou plutôt je crus comprendre. S’il arrivait malheur au roi, et que le malheur vînt de ma part, le maréchal, vu causant avec moi par le capitaine des gardes, était compromis.
« – Oui, monseigneur, répondis-je, oui, je sors.
« Et je m’élançai par une des portes de dégagement de l’intérieur pour ne point rencontrer le capitaine des gardes soit dans le corridor, soit dans l’antichambre.
« Seulement, une fois hors de la salle, une fois hors de vue, je m’arrêtai ; puis je revins sur la pointe du pied, puis j’appliquai mon oreille à la tapisserie, seul obstacle qui m’empêchait de voir ce qui allait se passer, mais sans m’empêcher d’entendre.
« Jugez de mon étonnement, de mon indignation, monseigneur !
« C’étaient les lettres patentes du gouverneur de Lyon que l’on apportait à M. de Saint-André.
« Le maréchal reçut titre et faveurs avec l’humilité d’un sujet reconnaissant, et l’officier fut chargé de reporter les actions de grâces du père à l’amant de la fille !
« À peine fut-il sorti, que je ne fis qu’un bond de l’endroit où j’étais caché jusqu’en face du maréchal.
« Je ne sais ce que je lui dis, je ne sais de quelle injure je flétris ce père qui vendait sa fille ; mais ce que je sais, c’est qu’après une lutte désespérée où je cherchais, où je demandais la mort, je me trouvai lié, garrotté, aux mains des laquais, livré au fouet, aux verges, à l’infamie !
« Au milieu des larmes, ou plutôt à travers du sang qui coulait de mes yeux, je vis le maréchal qui me regardait d’une fenêtre de son appartement ; alors, je fis un serment terrible : c’est que cet homme, qui faisait frapper de verges celui qui lui venait offrir de le venger, c’est que cet homme ne mourrait que de ma main.
« Je ne sais si ce fut la douleur ou la colère, mais je m’évanouis.
« En revenant à moi, je me retrouvai libre et je m’élançai hors du Louvre, renouvelant le serment terrible que j’avais fait. Monseigneur ! monseigneur ! continua le page avec une exaltation croissante, je ne sais s’il est vrai que je ne sois qu’un enfant ; à mon amour, à ma haine, je me croyais autre chose ! Mais vous êtes un homme, vous ! mais vous êtes un prince ! Eh bien ! je vous le dis comme je l’ai dit alors : le maréchal ne mourra que de ma main !
– Jeune homme !
– Et moins encore pour l’injure qu’il m’a faite que pour celle qu’il a reçue ?
– Jeune homme, dit le prince, savez-vous qu’un pareil serment est un blasphème ?
– Monseigneur, dit le page, tout entier à la pensée qui le maîtrisait et comme s’il n’eût pas entendu les paroles du prince, monseigneur, c’est un miracle de la Providence qui a permis qu’en sortant du Louvre vous fussiez la première personne que je rencontrasse ; monseigneur, je vous offre mes services ; notre amour était semblable, si notre haine n’est pas la même, monseigneur, au nom de cet amour commun, je vous prie de me recevoir parmi vos serviteurs : ma tête, mon cœur, mon bras seront à vous, et, à la première occasion, je vous prouverai qu’on ne peut pas m’accuser d’ingratitude. Acceptez-vous, monseigneur ?
Le prince demeura un instant pensif.
– Eh bien ! monseigneur, répéta le jeune homme impatient, acceptez-vous l’offre de ma vie ?
– Oui, dit le prince en prenant les deux mains du jeune homme dans les siennes, mais à une condition.
– Laquelle, monseigneur ?
– C’est que vous renoncerez à votre projet d’assassiner le maréchal.
– Oh ! tout ce que vous voudrez, monseigneur, s’écria le jeune homme au comble de l’exaltation, mais pas cela !
– Tant pis, alors ! car c’est la première condition que je vous impose pour entrer à mon service.
– Oh ! monseigneur, je vous en prie à genoux, n’exigez pas de moi une pareille chose !
– Si vous ne me faites pas le serment que je vous demande, quittez-moi à l’instant même, monsieur ; je ne vous connais pas, je ne veux pas vous connaître.
– Monseigneur ! monseigneur !
– Je commande à des soldats et non à des bravi.
– Oh ! monseigneur, est-il possible qu’un homme refuse à un autre homme la permission de venger une injure mortelle ?
– De la façon que vous dites, oui.
– Mais est-il quelque autre moyen au monde ?
– Peut-être.
– Oh ! dit le jeune homme en secouant la tête, jamais le maréchal ne consentira à croiser l’épée avec un de ses anciens domestiques.
– Naturellement, répondit le prince, dans un duel régulier, non ; mais il peut se rencontrer telle occasion où le maréchal ne puisse vous refuser cet honneur.
– Laquelle ?
– Supposez le cas où vous le rencontriez sur un champ de bataille.
– Un champ de bataille !
– Eh bien ! ce jour-là, Mézières, je m’engage à vous céder ma place, quand même ce serait moi et non pas vous, qui me trouverais en face de lui.
– Mais, ce jour-là, monseigneur, se présentera-t-il jamais ? demanda fiévreusement le jeune homme ; est-il possible qu’il se présente ?
– Peut-être plus tôt que vous ne pensez ? répondit le prince.
– Oh ! si j’étais sûr de cela ! s’écria le jeune homme.
– Qui diable est sûr de quelque chose en ce monde ? dit le prince ; il y a des probabilités, voilà tout.
Le jeune homme, à son tour, resta un instant pensif.
– Tenez, monseigneur, dit-il, je ne sais d’où me vient le pressentiment qu’il y a, en effet, quelque chose d’étrange et de menaçant dans l’air ; d’ailleurs, on m’a fait une prédiction. J’accepte, monseigneur.
– Et vous faites serment ?
– De ne point assassiner traîtreusement le maréchal, oui, monseigneur ; mais si je le rencontre sur un champ de bataille...
– Oh ! là, je vous le cède, je vous le donne, il est à vous ; seulement, prenez garde !
– À quoi ?
– Le maréchal est un rude soldat.
– Oh ! ceci, monseigneur, c’est mon affaire ; que mon bon ou mon mauvais ange me conduise devant lui, c’est tout ce que je demande.
– Alors, c’est dit, et, à cette condition, vous êtes des miens.
– Oh ! monseigneur !
Le jeune homme se jeta sur la main du prince et la baisa.
Ils étaient arrivés à la hauteur du pont aux Moulins ; le quai commençait à s’encombrer de monde qui se pressait vers la place de Grève. Le prince jugea qu’il était prudent de se débarrasser de Mézières comme il s’était débarrassé de Robert Stuart.
– Vous connaissez l’hôtel de Condé ? dit le prince au jeune homme.
– Oui, monseigneur, répondit celui-ci.
– Eh bien ! rendez-vous-y, dites que vous faites, à compter de cette heure, partie de ma maison, et demandez une chambre dans le corps de logis destiné à mes écuyers.
Puis le prince ajouta, avec ce sourire charmant qui, lorsqu’il le voulait, lui faisait des amis de ses ennemis, et des fanatiques de ses amis.
– Vous voyez que je vous traite comme un homme, puisque je vous mets hors de page.
– Merci, monseigneur ! répondit respectueusement Mézières ; à partir de ce moment, disposez de moi comme d’une chose qui vous appartient tout entière.