XXIII
Ce que pesait la tête du prince de Condé
Pendant que s’accomplissaient les événements que nous avons racontés dans les précédents chapitres, c’est-à-dire pendant la double conversation du prince de Condé avec Robert Stuart et Mézières, disons un peu ce qui se passait au Louvre.
Nous avons vu comment M. de Condé avait pris congé du roi, et comment Mlle de Saint-André avait pris congé de M. de Condé.
M. de Condé sorti, la jeune fille était restée anéantie par la douleur ; mais bientôt, comme une lionne blessée qui, d’abord tombée sous le coup, revient peu à peu à elle, secoue et relève la tête, allonge et regarde ses griffes, et gagne le prochain ruisseau pour s’y regarder à loisir et voir si elle est toujours bien elle-même, Mlle de Saint-André était allée à son miroir pour voir si, dans la lutte terrible, elle n’avait rien perdu de sa merveilleuse beauté, et, se voyant toujours aussi séduisante sous le sourire redoutable dont elle recouvrait sa haine, elle ne douta plus de la puissance de ses charmes et prit le chemin des appartements du roi.
Chacun savait déjà l’événement de la veille, de sorte que toutes les portes s’ouvrirent devant Mlle de Saint-André, et que, lorsqu’elle fit signe qu’elle désirait ne pas être annoncée, officiers et huissiers se rangèrent contre la muraille et se contentèrent d’indiquer du doigt la chambre à coucher.
Le roi était pensif et méditant dans son fauteuil.
À peine venait-il de se décider à être roi, que déjà le fardeau de la royauté retombait sur ses épaules et l’écrasait.
Aussi, à la suite de sa discussion avec le prince de Condé, avait-il fait dire à sa mère qu’elle lui donnât ses ordres pour qu’il passât chez elle, ou qu’elle lui fît la grâce de venir chez lui.
Il attendait donc, n’osant regarder la porte, de peur de voir apparaître le visage sévère de la reine mère.
Au lieu de ce visage sévère, ce fut la gracieuse figure de la jeune fille qui se dessina sous la tapisserie soulevée.
Mais François II ne la vit pas : il avait la tête tournée du côté opposé à la porte, pensant qu’il serait toujours temps de se retourner quand il entendrait le pas grave et un peu pesant de sa mère faire crier les parquets sous les tapis.
Le pas de Mlle de Saint-André n’était point de ceux qui font crier les parquets. Comme les ondines, la belle jeune fille eût, sans les courber, couru sur la tête des joncs ; comme lessalamandres, elle se fût élevée au ciel sur le chapiteau d’une colonne de fumée.
Elle entra donc dans la chambre sans être entendue, elle s’approcha du jeune roi, et quand elle fût près de lui, lui jeta amoureusement les bras autour du cou, et, au moment où il relevait la tête, lui appuya ses lèvres brûlantes sur le front.
Ce n’était point Catherine de Médicis ; la reine mère n’avait point pour ses enfants de si ardentes caresses, ou, si elle en avait, elles les gardait pour le favori de ses amours maternelles, pour Henri III. Mais, pour François II, cet enfant conçu par ordonnance du médecin, dans un moment de malaise et de maladie, venu au monde chétif et malsain, à peine avait-elle pour lui l’affection qu’une mercenaire a parfois pour son nourrisson.
Ce n’était donc pas la reine mère.
Ce n’était pas non plus la petite reine Marie.
La petite reine Marie, un peu négligée par son époux, blessée, deux jours auparavant, d’une chute de cheval, couchée sur une chaise longue par ordre des docteurs, qui craignaient une fausse couche à la suite de cette chute, la petite reine, comme on l’appelait, n’était pas en état de venir chez son mari et n’avait aucune raison de lui prodiguer ses caresses, qui furent, du reste, si mortelles à tous ceux qui les reçurent.
C’était donc Mlle de Saint-André.
Aussi le roi n’eut-il pas besoin de voir le visage qui souriait au-dessus du sien pour s’écrier :
– Charlotte !
– Oui, mon bien-aimé roi ! dit la jeune fille, Charlotte ; vous pouvez même dire ma Charlotte, à moins que vous ne me permettiez plus de dire mon François.
– Oh ! toujours, toujours ! dit le jeune prince, qui se rappelait à quel prix il venait d’acheter ce droit dans la discussion terrible qu’il avait eue avec sa mère.
– Eh bien ! votre Charlotte vient vous demander une chose.
– Laquelle ?
– Ce que pèse, ajouta la jeune fille avec un charmant sourire, ce que pèse la tête d’un homme qui l’a mortellement insultée.
Une vive rougeur passa sur le front blafard de François II, qui sembla vivre un instant.
– Un homme vous a mortellement insultée, ma mie ? demanda-t-il.
– Mortellement.
– Ah ! ah ! c’est le jour des insultes, dit le roi, car un homme aussi m’a mortellement insulté ; malheureusement, je ne puis pas me venger. Tant pis alors pour le vôtre, ma belle amie ! dit François II avec le sourire d’un enfant qui étouffe un oiseau, le vôtre payera pour les deux.
– Merci mon roi ! Je ne doutais pas que plus la jeune fille qui vous a tout sacrifié était déshonorée, plus vous ne fussiez disposé à prendre le parti de son honneur.
– Quelle peine demandez-vous pour le coupable ?
– Ne vous ai-je pas dit que l’injure était mortelle ?
– Eh bien ?
– Eh bien, à l’injure mortelle, peine de mort !
– Oh ! oh ! dit le prince, la journée n’est pas à la clémence, et tout le monde veut la mort de quelqu’un, aujourd’hui. Et quelle est la tête que vous me demandez, voyons, ma belle cruelle ?
– Je vous l’ai dit, sire, la tête de l’homme qui m’a insulté.
– Encore, pour vous donner la tête de cet homme, dit François II en riant, faut-il que je sache son nom.
– Je croyais que la balance du roi n’avait que deux plateaux : celui de la vie et celui de la mort, celui de l’innocent et celui du coupable.
– Mais encore le coupable est-il plus ou moins lourd, l’innocent plus ou moins léger. Eh bien ! voyons, qu’est-ce que le coupable ? Est-ce encore un conseiller du parlement comme ce malheureux Dubourg, que l’on brûle demain ? En ce cas, cela irait tout seul, ma mère est en haine dans ce moment-ci ; on en brûlerait deux au lieu d’un, et personne ne s’en apercevrait que le second brûlé.
– Non, ce n’est point un homme de robe, Sire, c’est un homme d’épée.
– Pourvu qu’il ne tienne ni à MM. de Guise, ni à M. de Montmorency, ni à votre père, nous en viendrons encore à bout.
– Non seulement il ne tient à aucun des trois, mais encore il est leur ennemi mortel.
– Bon ! dit le roi ; maintenant tout va dépendre de son rang ?
– Son rang ?
– Oui.
– Je croyais qu’il n’y avait pas de rangs pour un roi, et que tout ce qui était au-dessous de lui était à lui.
– Oh ! ma belle Némésis, comme vous y allez ! Croyez-vous, par exemple, que ma mère soit au-dessous de moi ?
– Je ne vous parle pas de votre mère.
– Que MM. de Guise soient au-dessous de moi ?
– Je ne vous parle pas de MM. de Guise.
– Que M. de Montmorency soit au-dessous de moi ?
– Il n’est pas question du connétable.
Une idée traversa comme un éclair l’esprit du roi.
– Ah ! dit-il, et un homme, prétendez-vous, vient de vous insulter ?
– Je ne prétends pas, je l’affirme.
– Quand cela ?
– Tout à l’heure.
– Où cela ?
– Chez moi, où il est entré en sortant de chez vous.
– Bon ! dit le roi, je comprends. Il est question de mon cousin, monsieur de Condé.
– Justement, sire.
– Et vous venez me demander la tête de monsieur de Condé ?
– Pourquoi pas ?
– Peste ! comme vous y allez, ma mie ! un prince royal !
– Beau prince !
– Un frère de roi !
– Beau roi !
– Mon cousin !
– Il n’en est que plus coupable ; car, étant des vôtres, Sire, il vous devait un plus grand respect.
– Ma mie, ma mie, vous demandez beaucoup, dit le roi.
– Oh ! parce que vous ne savez pas ce qu’il a fait.
– Si, je le sais.
– Vous le savez ?
– Oui.
– Dites, alors.
– Eh bien ! il a trouvé par les degrés du Louvre le mouchoir que vous y aviez perdu.
– Après ?
– Dans ce mouchoir était le billet que Lanoue vous avait écrit.
– Après ?
– Ce billet, il l’a remis à madame l’amirale.
– Après ?
– Méchamment ou par mégarde, madame l’amirale l’a laissé tomber au cercle de la reine.
– Après ?
– Monsieur de Joinville l’a trouvé, et, croyant qu’il était question de toute autre que vous, l’a montré à la reine mère.
– Après ?
– De là cette méchante plaisanterie qui a fait que, sous les yeux de votre père et de votre fiancé...
– Après ?
– Comment ! après ?
– Oui.
– N’est-ce pas tout ?
– Où était monsieur de Condé pendant ce temps ?
– Je ne sais, à son hôtel, ou courant les bonnes fortunes.
– Il n’était pas à son hôtel, il ne courait pas les bonnes fortunes.
– En tout cas, il n’était point parmi ceux qui nous entouraient.
– Non ; mais il était dans la chambre.
– Dans notre chambre ?
– Dans notre chambre.
– Où cela ? Je ne l’ai pas vu.
– Mais il nous a vus, lui ! mais il m’a vue, moi !
– Il vous a dit cela ?
– Et bien d’autres choses encore, comme, par exemple, qu’il était amoureux de moi.
– Qu’il était amoureux de vous ! s’écria le prince rugissant.
– Oh ! quant à cela, je le savais, car il me l’avait déjà dit ou écrit vingt fois.
François pâlit à faire croire qu’il allait mourir.
– Et depuis six mois, continua Mlle de Saint-André, tous les jours, de dix heures à minuit, il se promène sous mes fenêtres.
– Ah ! dit le roi d’une voix sourde et en essuyant la sueur qui perlait sur son front, ceci, c’est autre chose.
– Eh bien ! Sire, la tête de monsieur le prince de Condé est-elle devenue plus légère ?
– Si légère que, si je ne me retenais, le feu de ma colère l’emporterait de dessus ses épaules.
– Et pourquoi vous retenez-vous, Sire ?
– Charlotte, ceci est une affaire grave, et je ne puis la résoudre seul.
– Oui, il vous faut la permission de votre mère, pauvre enfant en nourrice, pauvre roi au maillot !
François lança un regard menaçant à celle qui venait de lui faire cette double insulte ; mais il rencontra le regard de la jeune fille si menaçant lui-même, qu’il détourna les yeux.
Il arrivait ce qui arrive dans un assaut d’armes : le froissement du fer écartait le fer.
Le plus fort désarmait le plus faible.
Et tout le monde était plus fort que le pauvre François II.
– Eh bien ! dit François, s’il me faut cette permission, je la demanderai, voilà tout.
– Et si la reine mère la refuse ?
– Si elle me la refuse !... dit le jeune prince en regardant sa maîtresse avec une expression de férocité dont on eût cru son œil incapable.
– Oui, si elle vous la refuse ?
Il se fit un instant de silence. Puis, après cet instant de silence, on entendit grincer comme un sifflement de vipère.
C’était la réponse de François II.
– Je m’en passerai, dit-il.
– C’est vrai, ce que dit là Votre Majesté ?
– Vrai comme il est vrai que je veux mal à mort à monsieur de Condé.
– Et combien de minutes me demandez-vous pour mettre à exécution ce beau projet de vengeance ?
– Ah ! de pareils projets ne mûrissent pas en quelques minutes, Charlotte.
– Combien d’heures ?
– Les heures passent vite, et l’on ne fait rien de bon en se pressant.
– Combien de jours ?
François réfléchit.
– Je demande un mois, dit-il.
– Un mois ?
– Oui.
– C’est-à-dire trente jours ?
François II allait répondre, mais la tapisserie se souleva et l’officier de service annonça :
– Sa Majesté la reine mère !
Le roi indiqua à sa maîtresse la petite porte de l’alcôve, laquelle donnait dans un cabinet qui avait lui-même sa sortie sur le corridor.
La jeune fille, pas plus que son amant, n’était disposée à braver la présence de la reine mère ; elle s’élança dans la direction indiquée ; mais, avant de disparaître, elle eut encore le temps de jeter ces dernières paroles au roi :
– Tenez votre promesse, Sire !
La dernière vibration de ces paroles n’était pas éteinte, que la reine mère, pour la seconde fois de la journée, franchissait le seuil de la chambre à coucher de son fils.
Un quart d’heure après l’exécution d’Anne Dubourg, la place de Saint-Jean-en-Grève, sombre et déserte, éclairée seulement par les dernières lueurs du bûcher qui rayonnaient de temps en temps, avait l’aspect d’un immense cimetière, et les étincelles qui voltigeaient aidaient à la ressemblance en figurant ces feux follets qui dansent au-dessus des tombes pendant les longues nuits d’hiver.
Et cette illusion était encore complétée par deux hommes qui traversaient si lentement et si silencieusement la place, qu’ils semblaient deux spectres.
Sans doute avaient-ils attendu, pour commencer leur promenade de nuit que la foule fût dispersée.
– Eh bien ! prince, demanda l’un des deux hommes en s’arrêtant à dix pas du bûcher et en croisant tristement les bras, que dites-vous de ce qui vient de se passer ?
– Je ne sais que vous répondre, mon cousin, répondit l’homme désigné sous le titre de prince ; mais ce que je sais, c’est que j’ai déjà vu mourir bien des créatures humaines ; j’ai assisté à des agonies de toutes sortes, j’ai entendu vingt fois le dernier râle d’un mourant : eh bien ! jamais, monsieur l’amiral, ni la mort d’un brave ennemi, nila mort d’une femme, nila mort d’un enfant, n’ont produit sur moi une émotion semblable à celle que j’ai ressentie au moment où cette âme a quitté la terre.
– Pour moi, monsieur, dit l’amiral, lequel n’était point suspect quand il parlait de courage, je me suis senti saisi d’une terreur inexplicable ; et j’aurais été à la place du condamné, que mon sang ne se serait pas plus effroyablement figé dans mes veines. En un mot, mon cousin, ajouta l’amiral en tenant le poignet du prince, j’ai eu peur.
– Peur, monsieur l’amiral ! dit le prince regardant Coligny avec étonnement. Avez-vous dit que vous aviez eu peur, ou ai-je mal entendu ?
– J’ai bien dit cela et vous avez bien entendu. Oui, j’ai eu peur ; oui, il m’a passé je ne sais quel frisson de glace dans les veines, quelque sombre pressentiment de ma fin prochaine dans le cœur. Cousin, je suis sûr que, moi aussi, je mourrai de mort violente.
– Alors, donnez-moi la main, monsieur l’amiral, car on m’a prédit, que je serais assassiné.
Il se fit un moment de silence.
Tous deux se tenaient debout et immobiles, teintés d’une nuance rougeâtre, reflet des dernières flammes du bûcher.
Le prince de Condé semblait plongé dans quelque mélancolique rêverie.
L’amiral de Coligny méditait profondément. Tout à coup, un homme de haute taille et enveloppé d’un grand manteau surgit devant eux, sans qu’ils eussent même, tant leur préoccupation était grande, entendu le bruit de ses pas.
– Qui va là ? dirent les deux hommes en tressaillant et en portant machinalement la main à leur épée.
– Un homme, répondit le nouveau venu, que vous avez, hier soir, monsieur l’amiral, honoré de votre conversation, et qui eût été probablement assassiné en sortant de chez vous, s’il n’avait été secouru par monseigneur.
Et, disant cela, après avoir ôté son feutre aux larges bords et avoir salué l’amiral, le nouveau venu s’était tourné vers le prince de Condé et l’avait salué plus profondément encore qu’il n’avait fait de l’amiral.
Le prince et l’amiral le reconnurent.
– Le baron de La Renaudie ! s’écrièrent-ils tous deux à la fois.
La Renaudie dégagea son bras de son manteau et l’étendit vivement vers l’amiral.
Mais, si rapide qu’eût été son mouvement, une troisième main devança la sienne.
C’était celle du prince de Condé.
– Vous vous trompez, mon père, dit-il à l’amiral ; nous sommes trois.
– Est-ce bien vrai, mon fils ? dit l’amiral avec un cri de joie.
Aux dernières lueurs du bûcher, on aperçut une troupe qui débouchait par le fond de la place.
– Ah ! dit l’amiral, voici monsieur de Mouchy et ses hommes. Retirons-nous, amis, et n’oublions jamais ni ce que nous venons de voir, ni ce que nous venons de jurer.
De même qu’à la lueur des flammes les trois conspirateurs avaient vu M. de Mouchy, M. de Mouchy les avait vus, mais sans les reconnaître, enveloppés qu’ils étaient dans leurs manteaux.
Il donna l’ordre à ses hommes de marcher au groupe suspect.
Mais, comme si elle n’eût attendu que cet ordre pour s’éteindre, la flamme disparut, et la place rentra dans la plus profonde obscurité.
Et dans cette obscurité disparurent les trois chefs futurs de la réforme protestante, qui devaient tomber l’un après l’autre victimes du serment qu’ils venaient de faire.