11.
Caché dans l’ombre des volets mi-clos, je regardais Lise. Ce jour-là, il faisait un temps magnifique, aussi avait-elle décidé d’aller en ville renouveler sa garde-robe d’été. Si j’en jugeais d’après son apparence, il ne s’agissait pas d’un vague projet. Elle avait troqué sa tenue habituelle – jeans râpés, chemise d’homme – contre un pantalon aubergine serré aux chevilles et un cache-cœur assorti. Et de nombreux paquets jetés sur la banquette arrière attestaient que ses emplettes ne s’étaient pas arrêtées là.
Elle souriait, toute au plaisir d’avoir fait peau neuve. Et de la voir ainsi heureuse, j’ai senti une houle d’émotion me gonfler la poitrine. Mais je savais que cet état de grâce n’aurait qu’une durée très limitée.
Étrange Lise… Envers l’argent, elle affectait l’ingénuité d’un enfant et le souci de l’avenir propre aux adultes, tout à la fois. Elle était capable de dévaliser en quelques minutes le stock d’une boutique de mode pour ensuite s’émouvoir du prix du kilo de cerises. J’avais beau lui répéter que nos ennuis de fins de mois étaient passés et bien passés, elle ne parvenait pas à se faire tout à fait à cette idée. Pour elle, nous vivions un moment privilégié, rien de plus. Aux périodes de vaches grasses succéderaient celles des vaches maigres. Que pouvais-je faire contre cette certitude ? J’étais prisonnier de mes mensonges. Des demi-mensonges, plutôt, mais ce sont ceux-là qui vous piègent le plus facilement, car ils ont une telle apparence de vérité…
Le plus dur, ça avait été de lui cacher le contenu des colis postaux que le facteur nous avait amenés chaque matin pendant un peu plus d’une semaine. Un jour, il y en avait eu trente-deux ! Par bonheur, ce jour-là j’étais seul à la maison et j’avais eu le temps de les enfermer dans mon bureau avant qu’elle n’ait fini de faire ses courses au village voisin. Mais les arrivages des autres jours, elle y avait bien assisté, et puis elle n’avait pas pu ne pas remarquer l’énervement qui me gagnait à chaque fois que l’agent des Postes était en retard sur son horaire, ni la façon empruntée dont je lui avais répondu lorsqu’elle s’était étonnée du nombre de livres que les éditeurs, soudain, jugeaient bon de m’adresser. Des services de presse, j’en reçois assez souvent, mais pas avec cette fréquence, et d’ailleurs il est très rare que les maisons d’édition utilisent des emballages fournis par les P. et T. Pourtant, elle n’avait pas insisté. Ses deux sujets de préoccupation, c’étaient (dans l’ordre) ma santé et la façon dont nous allions pouvoir dépenser les sommes fabuleuses que me rapportait la vente de mon album de photos.
Car bien sûr c’était là l’explication la plus commode, d’autant qu’elle se trouva corroborée par la lettre reçue le surlendemain de mon retour à Aubenas. Mon projet était accepté dans l’enthousiasme général.
Quant aux milliards que l’administration des Postes m’avait permis de récupérer (j’ai vérifié : pas un des colis ne manquait), je les entassai dans une vieille armoire qui n’avait jusqu’ici contenu que des esquisses de bandes dessinées qui n’avaient jamais vu le jour. Il faudrait bien que je me préoccupe d’acheter un coffre-fort, mais cela pouvait attendre. D’autant qu’une telle acquisition eût éveillé à coup sûr les doutes de Lise.
Ses talons résonnèrent sur le pavé de l’entrée. J’étais à côté du réfrigérateur ; je l’ouvris, histoire de me donner une contenance. Quand elle entra, j’avais sorti une tranche de viande froide et un bocal de cornichons. Elle fit une grimace :
« Encore ! Tu ferais mieux d’aller voir un médecin. Tu n’arrêtes pas de manger, ça n’est pas normal.
— Je me sens très bien. Si on n’a plus le droit d’avoir de l’appétit…»
Un haussement d’épaules : « Je ne dis pas ça pour t’embêter…»
Mais il était trop tard ; ma bonne humeur s’était envolée. Je le savais, que je mangeais trop, et que ça n’était pas forcément un signe de bonne santé, mais je n’acceptais pas qu’elle me le dise. Tout comme je bondissais à chaque fois qu’elle me faisait une remarque sur ma mine. Et pourtant, chaque jour, je passais des heures devant le miroir, à scruter les profondes rides qui n’en finissaient pas d’apparaître…
Elle a fait les cent pas au milieu de la cuisine, pirouettant avec une grâce un peu empruntée : « Comment me trouves-tu ?
— Pas mal. » Mais je ne la regardais pas – et en même temps, je m’en voulais de ne pas me prêter à son jeu. Elle ne me demandait pas grand-chose, pourtant, juste de lui dire qu’elle était belle (ce que je pensais), et même cela je le lui refusais.
« Tu pourrais y mettre un peu plus de… Oh ! et puis zut ! Si tu as décidé de faire la gueule…» Une pause. Je mâchonnais distraitement ma viande, un peu honteux de mon attitude. « Tu aurais dû venir, a-t-elle repris. Ça ne te ferait pas de mal, de sortir un peu. Surtout avec le temps qu’il fait.
— Mais je suis sorti. Je n’avais pas envie d’aller en ville, c’est tout.
— Ah…» Une ombre de dépit a passagèrement voilé son visage. Je n’avais aucune difficulté à suivre ses pensées : depuis mon retour de Paris, je m’obstinais à profiter de ses sorties pour aller me promener de mon côté. « Et où es-tu allé ?
— À Montjaloup. Oh ! Juste histoire de me dégourdir un peu les jambes. Et puis, il y a pas mal de mouvement, là-haut. Des maçons, des charpentiers. Ils sont en train de restaurer le château.
— Le château ? Eh bien ! Je leur souhaite bien du plaisir ! Depuis le temps que c’est à l’abandon !
— Ça aurait pu être pire… J’ai profité des travaux pour jeter un coup d’œil à l’intérieur. Bien sûr, c’est loin d’être tout habitable en l’état, mais le bâtiment principal est assez bien conservé. Des pièces splendides, vraiment ! Quand les peintures et les boiseries auront été refaites…
— Et qui a acheté ça ? Tu te rends compte de la surface que ça doit représenter ? Pour moi, ça ne peut intéresser qu’un hôtelier ou une colonie de vacances. »
J’ai acquiescé de la tête. Un instant, j’avais failli tout lui avouer, lui dire que c’était moi qui venais d’acquérir le château. Enfin, le château… N’exagérons rien. Pour peu qu’une bâtisse ait des allures médiévales, on l’appelle facilement château, dans nos campagnes.
Pourquoi le château de Montjaloup ? En fait, depuis que j’habitais dans les environs d’Aubenas, je ne rêvais que de lui. C’est Lise qui m’y avait emmené la première fois parce que, enfant, ses parents l’y traînaient souvent lors des promenades dominicales. Et c’est sans doute pour cette unique raison que je rêvais d’en être un jour le propriétaire. La pierre, vieille ou neuve, m’indiffère profondément. Mais acheter Montjaloup, c’était montrer à toute cette petite bourgeoisie de province que j’étais d’une autre trempe qu’elle.
L’affaire n’avait pas traîné. Il faut dire que cela faisait déjà plusieurs années que les précédents propriétaires cherchaient à vendre. Le compromis avait été signé dès le surlendemain de mon retour, l’acte définitif à peine quinze jours après. Trouver des entrepreneurs disponibles n’avait pas présenté non plus de difficulté particulière. Ils ont le flair pour reconnaître les gogos à qui ils feront accepter des factures pour le double du prix normal. Mais je me contrefichais de passer pour un gogo : l’argent, je l’avais, et ce qui comptait pour moi, c’était que les travaux fussent rondement menés.
Ah ! Nous avions aussi changé de voiture ! Ou plutôt, j’en avais acheté une à Lise. Un coupé Ford, parce que c’était la seule que le concessionnaire avait en stock en cette période pré-estivale. Moi, je me contentais pour l’instant de notre vieille 304 : la Jaguar que j’avais commandée mettrait encore plusieurs semaines avant d’arriver.
Je passais beaucoup de temps dans mon bureau, mais là il n’y avait rien de surprenant pour Lise qui m’avait toujours vu m’enfermer des demi-journées entières pour dessiner. Pas question de dessiner, cette fois, mais elle ne pouvait pas le savoir. Dès le début de notre vie commune, il avait été entendu que je me réservais cette vaste pièce reléguée tout au bout des combles et que je voulais y être seul.
À présent, si je m’y retirais, c’était pour y tracer les plans de mes actions futures. Et aussi, accessoirement, pour y rester de longues heures en contemplation devant les liasses entassées dans l’armoire. Pas parce qu’il s’agissait d’argent (je n’ai jamais cessé de considérer qu’il ne présentait d’utilité que lorsqu’on le dépensait), mais pour y chercher le reflet de ma nouvelle stature sociale.
C’est d’ailleurs au moyen de l’accroître encore que je réfléchissais le plus clair du temps que je passais dans mon bureau. En effet, l’argent ne suffisait pas – où plutôt, il ne me suffisait déjà plus. Sa possession avait entraîné d’autres aspirations. Déjà, mes Promenades au bord d’un gouffre avaient participé de cet état d’esprit, sans même que je m’en rende clairement compte. Bien sûr, il s’agissait aussi de justifier l’argent que je dépensais sans compter. Mais l’essentiel, c’était que je désirais passionnément être reconnu. La célébrité qui m’avait été refusée en tant que dessinateur de bandes dessinées, je misais sur la photo pour l’obtenir.
Moins sur la photo elle-même que sur les pouvoirs que me conférait la possession du briquet, en fait. La photo n’était qu’un moyen, choisi un peu au hasard parce que ce domaine m’avait toujours intéressé et qu’il s’était trouvé que mon périple dans le temps figé avait commencé par ma visite à la F.N.A.C. Mais il existait sans doute d’autres genres où mes talents pouvaient s’exercer…
De toute façon, je commençais à le pressentir, la célébrité ne constituait elle aussi qu’un pis-aller. Mon incursion à l’intérieur du palais présidentiel m’avait permis de voir un peu plus clair en moi. Déjà, je souffrais de n’avoir que des pouvoirs à ma disposition : il me fallait le pouvoir.
C’est à cette tâche que je m’attelai dans le silence de mon bureau.
D’abord, le pouvoir que ma fortune me permettait d’acquérir. Là, je tombais dans le classique : dans un système qui ne fonctionne que par et pour le fric, il y a belle lurette que les méthodes qui permettent de s’établir en position dominante ont été autopsiées, désossées, étiquetées. Et puis non seulement les mécanismes financiers qui constituent la base de nos sociétés me sont inconnus, mais encore ils m’emmerdent copieusement. Dans ces conditions, prétendre aller barboter dans la même mare que les requins patentés eût tenu du suicide, d’autant que j’avais le sentiment que mes milliards ne représentaient pour eux qu’un maigre casse-croûte. Autant s’abstenir, donc, et choisir des voies moins fréquentées.
La politique. Dans une élection, j’avais toutes les chances de mon côté. Il me suffisait de déconsidérer les autres candidats – ce qui, compte tenu de la possibilité d’agir sur eux hors du temps normal, ne présentait aucune difficulté. Rien ne tue plus facilement les professionnels de la politique que le ridicule, et dans ce domaine, je pouvais me permettre ce que je voulais. Un seul inconvénient : les élections législatives prochaines n’auraient lieu que dans trois ans, et je n’envisageais pas d’attendre aussi longtemps. De plus, qu’est-ce qu’un député ? Seul, il n’est qu’un petit potentat local. Il me fallait tout le pouvoir, et tout de suite.
De même pour le journalisme. Réaliser des scoops ne m’aurait pas été très difficile ; devant moi, la vie privée n’existait plus, je me jouais des systèmes de défense les plus sophistiqués. Mais ces articles débordants de révélations inédites, que m’auraient-ils rapporté, à part la haine de mes victimes ? Quelques centaines de milliers de lecteurs, de solides émoluments, et c’est tout. Un journaliste à scandales, même lorsqu’il parvient à se faire un nom, n’arrivera jamais très haut : on se débrouillera pour qu’il se casse la figure avant.
Quoi d’autre ? Eh bien, je m’usais à tenter de découvrir le moyen de parvenir à la plus haute place, je traçais les plans les plus machiavéliques dans leurs moindres détails pour m’apercevoir à l’issue de longues heures de réflexion que j’avais omis un élément qui fichait tout en l’air ou alors que le jeu n’en valait pas la chandelle. Ou encore que le risque de me voir démasqué serait trop important.
En réalité, ce que je découvrais chaque jour un peu plus, c’est que si tout (ou à peu près tout) m’était permis dans le temps figé, il m’était pratiquement impossible d’en tirer un quelconque bénéfice dans le monde en mouvement. Sauf à me contenter de voler, comme je l’avais fait jusqu’à présent. Et encore, je ne pouvais m’emparer que d’objets anonymes. Voler une voiture, par exemple, m’aurait conduit tout droit devant les tribunaux, même dans l’impossibilité devant laquelle se serait trouvée la police d’expliquer par quels moyens je me l’étais procurée.
Bref, je tournais en rond. Une amère frustration m’habitait en permanence. Mais elle ne suffisait pas à expliquer la mauvaise humeur chronique dont Lise faisait les frais. J’étais aussi très inquiet. Mon état de fatigue persistait, et les rides qui étaient apparues sur mes traits durant mon séjour parisien ne cessaient de s’étendre et de se creuser.
La secrétaire marchait devant moi, faisant onduler un corps appétissant quoique un peu trop fortement charpenté. Elle ouvrit une porte et tendit la feuille de bristol qu’elle tenait à la main à un homme en blouse blanche. Puis elle m’invita à entrer et s’effaça pour me laisser le passage.
Le médecin s’assit derrière son bureau. Me désigna la chaise qui lui faisait face : « Asseyez-vous, monsieur… Euh, Marlois. » C’était le nom d’emprunt que j’avais donné à la secrétaire qui l’avait fidèlement retranscrit sur la fiche. Un peu idiot, car j’avais justement choisi ce médecin parce qu’il était nouveau et donc peu susceptible de parler à tort et à travers à des relations communes, mais je ne pouvais pas m’empêcher de multiplier les précautions.
Je lui parlai de ma fatigue. Il hocha la tête d’un air entendu et se releva pour prendre ma tension, écouter mes battements de cœur et tester mes réflexes.
« Vous pouvez vous rhabiller, dit-il enfin. Je ne vois rien qui… Un peu de surmenage, sans doute. Je vais vous donner quelque chose qui vous fera dormir.
— Mais je dors ! m’écriai-je. Le problème n’est pas là. Le problème, c’est que la fatigue persiste malgré le sommeil. »
Il prit un air ennuyé mais ne répondit pas. Je me plantai devant lui, appuyé des deux mains sur son bureau : « Quel âge me donnez-vous ? »
Il jeta un coup d’œil rapide sur ma fiche, constata que la secrétaire n’y avait pas porté ce renseignement. « Je ne… Quarante ans, peut-être. Disons quarante-cinq. »
Je ne pris même pas la peine de relever sa prudence excessive.
« C’est dix de trop. J’en ai trente-cinq.
— Et alors ? Je suis médecin, pas devin. C’est vrai que votre visage me paraît un peu… marqué pour votre âge. Mais certains épidermes vieillissent plus vite que d’autres. »
Je tirai une photo de mon portefeuille. « Regardez-ça. D’après vous, quel âge avais-je lorsque cette photo a été prise ? »
Là, il s’est méfié. La date était inscrite au dos du cliché (Lise avait pris cette photo de moi quelques jours avant mon départ pour Paris). Il a relevé la tête, les sourcils froncés : « Vous vous fichez de moi ?
Non, malheureusement. Tenez. » Je sortis une nouvelle photo, la lui mis sous les yeux : « Celle-ci date d’il y a trois semaines à peine.
— Hé ! Mais…» murmura-t-il doucement en me jetant un coup d’œil de biais. Il avait reconnu ma partenaire (sa renommée avait tout de même atteint Aubenas) sur le cliché. Nos têtes se touchaient. Tant pis. Ou tant mieux : cette photo, j’aurais pu m’abstenir de la lui montrer. Si je l’avais fait, c’était par vanité, dans le but de m’attirer le respect d’un autre mâle.
Puis il procéda à un examen plus approfondi, allant jusqu’à examiner la peau de mon visage à la loupe.
« Étrange », laissa-t-il enfin tomber en regagnant sa place. Les deux clichés étaient restés sur son bureau. Il les prit et s’approcha de la fenêtre pour les comparer au grand jour. « Vieillissement accéléré de l'épiderme…» Il secoua la tête, l’air navré : « Non, vraiment, je ne sais pas que vous dire. À mon avis, seul un spécialiste pourrait…
— Un spécialiste ? Vous pensez à la chirurgie esthétique ?
— Non. » Un petit rire : « Enfin, si vous voulez vous faire tirer la peau, ça vous regarde, mais le plus pressant, c’est de découvrir la cause de ce phénomène. » Se rasseyant, il griffonna quelques mots sur une feuille d’ordonnance. « Tenez. Vous n’aurez qu’à téléphoner de ma part, vous serez reçu plus rapidement. »
Je jetai un coup d’œil au papier avant de l’empocher. Le spécialiste en question travaillait à Lyon. Tandis que je lui réglais ses honoraires et qu’il m’établissais ma feuille de Sécurité sociale, je m’aperçus soudain que j’avais déjà décidé de ne pas y aller.
Pourtant, si je me rendais assez peu en ville, c’était moins dans le souci de veiller sur le contenu de la vieille armoire qu’afin de ne pas risquer d’y tomber sur une connaissance. Mais il m’était difficile d’interdire les visites. Celles-ci constituaient pour moi un véritable supplice. Avant même de voir le regard de ceux qui venaient à la maison, je savais que s’y refléterait la même perplexité que j’avais lue dans celui d’Hélène ou de Lise. Je savais aussi qu’ils ne pourraient pas s’empêcher de me parler comme à un malade et qu’alors je serais incapable de maîtriser ma colère.
Très vite, la perspective de telles scènes m’incita à y couper en m’enfuyant dans la campagne à chaque fois que je voyais un véhicule s’engager sur le chemin qui mène jusqu’à notre maison. J’eus d’ailleurs de moins en moins souvent l’occasion de fuir ces indésirables. Ils se lassèrent, ou alors Lise les dissuada de venir me voir. Ce fut cette dernière explication que je choisis de retenir. Un soir que Lise et moi échangions des propos aigres-doux, je lui reprochai de faire le vide autour de moi.
Le lendemain (mais cet événement n’a peut-être rien à voir avec ce qui précède), elle enfourna toutes ses affaires dans le coffre de la Ford et partit. Je savais qu’elle ne partait pas seulement faire des courses, comme les autres jours, mais je ne pus me résoudre à lui demander de rester.
Au bout de trois jours, elle revint. Ou plutôt j’allai la chercher chez ses parents. J’étais sûr qu’elle s’y trouvait pour avoir vu la Ford garée devant la porte comme une balise laissée à ma seule intention.
Mais ce fut sa mère qui me reçut. Elle prétexta une absence momentanée de Lise pour m’offrir le thé. Les dix premières minutes passèrent en félicitations pour le contrat mirifique que j’avais obtenu puis, ainsi que je m’y attendais, on passa aux choses sérieuses.
« Il ne faudrait tout de même pas vous surmener, Serge. Lise craint beaucoup pour votre santé, vous savez. »
Je prétendis sans excès de conviction me sentir en pleine forme.
« Mais regardez-vous ! s’exclama-t-elle. Vous êtes pâle à faire peur. On ne dirait pas que Lise et vous avez le même âge !…» Là, elle dut comprendre qu’elle venait de commettre une gaffe, car elle se fit câline. « Allons, Serge, ce n’est pas le moment de vous laisser aller. Au moment où le succès vous sourit ! Vous devriez consulter un médecin…
— C’est fait », assurai-je. Et je lui racontai ma visite, l’examen de routine… Bien entendu, je ne lui parlai ni de la perplexité du médecin ni de son conseil d’aller voir un spécialiste.
Peu convaincue, elle tint absolument à prendre un rendez-vous pour moi auprès du médecin de famille. Je me laissai faire de bonne grâce : j’étais prêt à tout pour que Lise accepte de me revenir.
Mais elle fit une erreur. Encouragée par mon évidente bonne volonté, elle crut pouvoir aller plus loin : « Et puis, cessez donc de piquer ces crises après elle à propos de tout et de rien ! Mais c’est sans doute la conséquence de votre état de santé… vous savez, c’est souvent comme ça, le caractère reflète notre corps. » J’acquiesçai, apparemment inchangé. Mais en dedans, je m’étais à nouveau durci.
Lorsque Lise arriva, moins d’un quart d’heure après, je fus souriant, prévenant, bref, conforme à l’image que sa mère voulait avoir de moi. Et ensuite, la joie de retrouver Lise et la tendresse qu’elle me prodigua balayèrent provisoirement ma rancune. Mais j’avais peur, car je savais que ce n’était qu’une question d’heures avant que mes tendances paranoïaques ne reprennent le dessus.
Si encore j’avais pu lui parler. Lui parler vraiment. Lui dire ce qui m’était arrivé à Paris. Mais c’était impossible. Ou je lui disais tout, ou je ne lui disais rien. Et comme il y avait certaines choses que je devais absolument garder pour moi…
Elle repartit deux jours après. Cette fois, je restai seul plus d’une semaine avant de me décider à aller quémander son retour.
Entre-temps, j’avais complètement oublié le rendez-vous que sa mère m’avait pris auprès du médecin de famille.