Chapitre 4
Shannow ne parvenait pas à dormir, hanté par des images de Donna Taybard. Il se souvint de la première fois qu’il l’avait vue, devant sa ferme, une arbalète à la main, hardie et délicate à la fois. Puis à la table du repas, triste, songeuse et mélancolique.
Et il la revit dans le grand lit : les yeux brillants, le visage empourpré, le corps si doux…
Des images de Curopet se mêlèrent à celles de Donna. Il gémit et se retourna.
À l’aube, il se sentit fatigué. Il s’habilla rapidement après ses exercices avec la balle de cuir. Sa main gauche était plus forte, mais il était loin d’en avoir retrouvé le plein usage.
Le vent était glacial. Shannow regretta de ne pas avoir mis son manteau en cuir. Karitas l’attendait près du tas de pierres.
— Autant que cette démonstration vous serve à quelque chose, dit-il. Ramassez une pierre de bonne taille avec votre main gauche et portez-la à trente pas environ, sur le sol plat.
Shannow s’exécuta. Quand il revint, son bras était endolori.
— Une autre, dit Karitas.
Il lui fit transporter six pierres et lui demanda de les placer côte à côte. Chacune avait la taille d’un poing humain. Karitas dégaina le Browning et l’arma. Puis il leva la main et tira. Le pistolet émit peu de fumée… et une pierre éclata. Aux pieds de Karitas gisait un étui en cuivre. Le pistolet était armé et prêt à tirer de nouveau.
— Essayez, mon ami, dit Karitas en tendant l’arme à Shannow par le canon.
L’arme était équilibrée dans la crosse, contrairement aux revolvers, qui avaient tendance à basculer vers l’avant à cause du poids du barillet et des balles.
Jon visa et appuya sur la détente. Un nuage de poussière tourbillonna un pied derrière la pierre. Shannow tira de nouveau. La pierre éclata. Impressionné malgré lui, il essaya de n’en rien laisser paraître.
— Mes revolvers sont aussi précis.
— Je n’en doute pas, mais le Browning peut tirer neuf balles en moins de dix secondes.
— Les Enfants de l’Enfer ont des armes comme celle-ci ?
— Non, Dieu merci. Ils ont des revolvers, comme vous, mais ils les chargent avec des cartouches métalliques. Ce sont des copies d’Adams et de Remington. Leurs armuriers les ont fait évoluer. C’est une technologie assez avancée…
— Pour le moment, ils ne sont pas un problème pour nous… Parlez-moi de l’Arche de Noé. À moins que ce soit encore une plaisanterie ?
— Pas du tout. Nous la verrons au printemps, avec la permission du Gardien.
— Je ne serai plus là au printemps, Karitas.
Le vieil homme reprit le pistolet et le glissa dans son étui.
— Vous récupérez bien, mais vous n’êtes pas encore assez remis pour chevaucher sur de longues distances. De plus, il y a quelque chose que vous devez savoir.
— Quoi ?
— Allons dans votre hutte, et je vous expliquerai.
Quand ils furent installés devant un bon feu, Karitas ouvrit la bourse de cuir qu’il portait à la ceinture et en sortit une pierre ronde qu’il donna à Shannow. Chaude et émettant une lueur dorée, elle était veinée de noir et incrustée de petits éclats argentés.
— Elle est jolie, dit Jon. Mais qu’avez-vous à me dire ?
— Vous tenez votre vie entre vos mains, maître Shannow. C’est une Pierre de guérison. Sur vous, elle a accompli un miracle.
— J’en ai entendu parler. Une Pierre de Daniel ?
— Exact. Elle a pour vous une signification très particulière. En réalité, maître Shannow, vous êtes mort. Quand Selah vous a ramené, vous aviez le crâne éclaté. J’ignore comment vous avez survécu au voyage. Mais la Pierre vous a maintenu en vie et elle continue à le faire. Si vous voyagez hors de sa zone d’influence, vous mourrez.
Shannow lança la Pierre à Karitas.
— Mort ? Alors, pourquoi mon cœur bat-il ? Pourquoi puis-je toujours penser et parler ?
— Dans le Trou à Fièvre, quand votre cœur s’est arrêté, qu’avez-vous éprouvé ?
— Rien. J’ai rêvé que j’étais devant les portes de Jérusalem et qu’on ne voulait pas me laisser entrer. Mais ce n’était qu’un songe. Je refuse de croire que je suis prisonnier de ce village à tout jamais.
— Ce n’est pas le cas… Mais vous devez me faire confiance. Je saurai quand vous aurez rompu le lien et pourrez survivre sans la Pierre. Ayez foi en moi, Jon.
— Mais ma femme…
— Si elle vous aime, elle vous attendra. Vous dites quelle a le pouvoir de voir à distance… Concentrez-vous sur la reconstitution de vos forces.
Jour après jour, Shannow s’entraîna. Il coupa du bois, porta de l’eau et faucha de l’herbe pour le bétail. L’automne passa, et l’hiver arriva. Les vents glacials du nord poussèrent la neige contre les huttes. Nuit après nuit, Shannow écoutait Karitas lui raconter les histoires de la naissance du nouveau monde. Il ignorait si le vieil homme disait la vérité et ne s’en souciait plus. Les images étaient trop nombreuses et trop complexes pour son esprit. Il lui semblait être un enfant entendant les légendes que lui racontait son père. Il y croyait… le temps du récit.
Même si Karitas soutenait qu’il était né longtemps avant la Chute du Monde, il ne voulait parler ni de sa société, ni de ses lois ni de son histoire, et refusait de répondre aux questions de Shannow. Bizarrement, cela ajoutait de la crédibilité à ses propos.
— J’aimerais vous raconter tout ça, Jon. Il y a si longtemps que je n’ai pas parlé de l’ancien monde… Mais je crains que l’homme ne recrée les horreurs de cette époque. Je ne veux pas y participer. Nous étions tellement arrogants ! Nous croyions que l’univers nous appartenait. Un jour, la Nature nous a remis à notre place. Le monde a basculé sur son axe. Des raz-de-marée ont inondé les terres. Des cités et des pays entiers ont disparu sous les eaux. Avec les tremblements de terre et les éruptions volcaniques, c’est un miracle que des gens aient survécu.
» Maintenant que j’y réfléchis, je sais que nous avions eu tous les avertissements nécessaires concernant le désastre à venir. Nous aurions dû les prendre au sérieux. Nos propres légendes disaient que le monde avait déjà basculé. La Bible parle du soleil qui se lève à l’ouest et de mers qui débordent. C’est exactement ce qui est arrivé.
— Comment avez-vous survécu ? demanda Shannow.
Karitas sourit.
— Dans un oiseau de fer magique, je volais au-dessus des vagues.
— C’était une question sérieuse !
— Je sais. Mais je ne veux plus parler de cette époque.
— Encore une question, dit Shannow. Elle est importante pour moi.
— Une seule.
— Y avait-il une route noire avec des diamants qui brillaient dans la nuit ?
— Des diamants ? Ah, oui. Toutes les routes en avaient. Pourquoi ?
— Y en avait-il à Jérusalem ?
— Oui. Pourquoi ?
— C’est la ville que je cherche. Si l’Arche de Noé est sur une montagne près d’ici, Jérusalem ne peut pas être bien loin.
— Vous moquez-vous de moi ?
— Non. Je cherche la Ville Sainte.
Karitas se chauffa les mains au-dessus du feu. Tous les hommes avaient besoin d’un rêve, il le savait. Et Shannow plus que les autres.
— Que ferez-vous quand vous l’aurez trouvée ?
— Je poserai des questions, et on me répondra.
— Et après ?
— Je mourrai heureux.
— Vous êtes un type bien. J’espère que vous y arriverez.
— Vous en doutez ?
— Non. Si Jérusalem existe, vous la trouverez. Si elle n’existe pas, vous ne le saurez jamais, car vous essaierez jusqu’à votre mort. C’est dans l’ordre des choses. J’ai la même position au sujet du Paradis. L’important est qu’il existe, pas que je le voie un jour.
— Dans mon rêve, on ne voulait pas me laisser entrer. On m’a dit de revenir quand le loup habiterait avec l’agneau, et quand le veau, le lionceau et le bétail qu’on engraisse seraient ensemble.
— Reposez-vous, Jon. Dormez, et rêvez de nouveau. J’y suis allé une fois. À Jérusalem. Longtemps avant la Chute.
— Était-ce beau ?
Karitas se souvint des rues étroites et étouffantes du vieux quartier, de la puanteur des bazars, de la zone touristique avec ses grands hôtels, ses pickpockets et ses voitures piégées…
— Oui, dit-il. C’était beau. Bonne nuit, Jon.
Assis dans sa cabane, Karitas broyait du noir. Il savait que Shannow ne le croirait jamais. Pourquoi l’aurait-il dû ? Même à l’époque de miracles technologiques, certaines personnes pensaient encore que la terre était plate ou que l’homme avait été créé à partir d’une motte d’argile par un gentil immortel barbu. Shannow, lui, avait une base solide pour sa théorie sur Armageddon : le monde était passé près de la mort.
Les dernières années, il y avait eu nombre de colloques sur les risques d’un holocauste nucléaire. Mais personne n’avait pensé que la Nature se chargerait de remettre à leur place les superpuissances mondiales. Que lui avait dit ce savant, cinq ans après la Chute ?
La Théorie de Chandler ? Karitas avait des notes quelque part, datant du temps où il tenait scrupuleusement un journal. Il gagna la pièce du fond et fouilla dans des coffres en chêne couverts de peaux de castor. Sous un exemplaire jauni et à demi effrité du Times de Londres, il trouva sa collection de journaux, avec leurs jaquettes bleues passées. Dessous, il dénicha les feuilles de papier qu’il avait utilisées pendant près de quarante ans. Désormais inutiles, pensa-t-il, se souvenant du jour où son dernier crayon était devenu trop petit pour être taillé. Il oublia les feuilles et chercha dans ses journaux. Il trouva une entrée datant du 16 mai, six ans après la Chute. Étrange comme la mémoire s’efface au bout de quelques siècles, se dit-il, amusé. Il lut le passage et se radossa au mur, se souvenant du vieux Webster et de sa perruque mangée aux mites.
Le coupable était la glace des deux pôles, lui avait expliqué Webster. Elle augmentait au rythme de quatre-vingt-quinze mille tonnes par jour, donnant lentement à la Terre la forme d’un ovoïde et déstabilisant sa rotation. Un jour, Jupiter s’aligna avec les autres planètes principales du système solaire. Elles exercèrent leurs forces d’attraction sur la Terre, l’ajoutant à celle du Soleil. Déjà mal assurée sur son axe, la Terre bascula. Les raz-de-marée déferlèrent, semant la mort et instaurant une nouvelle Ère Glaciaire sur la plus grande partie du globe.
Armageddon ? Dieu passant des homélies à l’homicide ?
Peut-être… Mais l’explication préférée de Karitas était l’étonnante anarchie de la Nature.
Cette nuit-là, Jon Shannow rêva de la guerre. Il vit des cavaliers aux casques à cornes attaquer un village de tentes. Ils avaient des épées et des armes à feu. Le bruit des coups de feu était assourdissant quand ils envahirent le village. Les habitants se battirent avec des arcs et des lances, mais l’ennemi les submergea. Les hommes furent sauvagement tués. Les attaquants emmenèrent les jeunes femmes dans la plaine et les violèrent. Ensuite, ils les égorgèrent et les pendirent par les pieds pour faire couler leur sang dans des pichets, qui circulèrent au milieu de la troupe. Le visage maculé de rouge, les hommes buvaient et riaient.
Shannow se réveilla en sueur, sa main gauche prête à saisir la crosse de son revolver. Ce rêve lui donnait la nausée. Il se maudit d’avoir imaginé une telle horreur. Puis il pria en remerciement de la vie et de l’amour. Il espérait que le dieu des armées veillerait sur Donna Taybard, le temps qu’il la retrouve.
La nuit était très sombre et la neige tourbillonnait autour du village.
Shannow se leva et s’enveloppa dans une couverture. Puis il s’approcha du foyer et remua les tisons jusqu’à ce qu’une flamme apparaisse. Il ajouta du petit bois, des bûches, et souffla sur le feu pour le relancer.
Le cauchemar était si affreusement réel !
La tête de Jon le faisait souffrir. Près de la fenêtre, il trouva le pichet en poterie contenant les feuilles de coca laissé par Curopet. Comme d’habitude, elles calmèrent la douleur. Il ouvrit la fenêtre et se pencha, regardant la neige. Il voyait toujours les cavaliers, avec leur casque hérissé de cornes noires pointues et leur plastron portant l’image d’une tête de bouc. Il frissonna et ferma la fenêtre.
— Où es-tu ce soir, Donna ? murmura-t-il.
Cornélius Griffin avait fait beaucoup de choses dans sa vie, et personne ne l’avait jamais pris pour un imbécile. Pourtant, les cavaliers aux casques à cornes le prenaient visiblement pour un bleu.
Après avoir survécu à trois attaques de Carns et à une avalanche qui avait raté de peu un chariot sur la piste, le convoi était arrivé dans une vallée verdoyante flanquée d’impressionnantes montagnes aux sommets couverts de neige.
À l’unanimité, les familles avaient voté pour s’installer dans la vallée. Cornélius Griffin était parti avec Madden et Burke pour marquer une parcelle par famille. Quand la terre fut partagée et le premier bois de construction coupé, les colons s’étaient réveillés par un glacial matin d’automne et avaient vu les cavaliers approcher du village. Ils portaient des casques ornés de cornes de bouc et des revolvers pendaient à leurs ceinturons. Griffin n’en avait jamais vu de semblables.
Griffin alla à leur rencontre. Madden s’assit sur un chariot, son fusil au creux d’un bras. Jimmy Burke était agenouillé près d’un arbre coupé et nettoyait négligemment un fusil à silex.
— Bien le bonjour, dit Griffin.
Le chef du trio, un homme jeune aux yeux sombres, se força à sourire.
— Vous vous installez ici ?
— Pourquoi pas ? Ces terres sont libres.
L’homme hocha la tête.
— Nous cherchons un cavalier nommé Shannow.
— Il est mort, dit Griffin.
— Il est vivant, affirma l’homme.
— Si c’est vrai, je suis étonné. Il a été attaqué par une tribu de cannibales au sud, et il n’est pas revenu.
— Combien êtes-vous ? demanda l’homme.
— Assez nombreux…
— Oui… Nous continuons notre chemin. Nous traversions seulement ce territoire.
Les cavaliers firent tourner bride à leurs chevaux et partirent vers l’est.
Madden rejoignit Griffin.
— Je n’aime pas leur allure. Vous pensez que nous aurons des ennuis ?
— C’est possible…
— Ils m’ont donné des frissons, dit Burke en approchant. Ils m’ont rappelé les cannibales, mais leurs dents sont normales.
— Que conseillez-vous, Griff ? demanda Madden.
— Si ce sont des Brigands, ils reviendront.
— De quoi ont-ils parlé ? demanda Burke.
— Ils cherchaient un type nommé Shannow.
— Qui est-ce ?
— L’Homme de Jérusalem, dit Griffin, mentant par omission.
Il n’avait pas révélé aux colons la véritable identité de Jon Taybard.
— Alors, dit Burke, espérons qu’ils ne le trouveront pas ! Ce n’est pas un type à contrarier pour un rien ! C’est lui qui a tué les Brigands à Allion. Et c’est à cause de lui que Daniel Cade boite : il lui a tiré une balle dans le genou.
— Ne parlez pas de Shannow aux autres, souffla Griffin.
Madden eut le sentiment qu’il n’avait pas tout dit. Mais il lui faisait confiance, et ne posa pas de questions.
Cette nuit-là, peu après minuit, cinquante cavaliers fondirent sur le village. La première ligne heurta le fil tendu en travers des hautes herbes. Les chevaux hennirent quand le fil d’acier leur coupa les jambes. Des hommes furent projetés dans les airs. La deuxième vague s’arrêta avant de toucher le piège. Vingt fusils tonnèrent. Vingt assaillants tombèrent, ainsi que plusieurs chevaux. Une deuxième salve tirée par quinze pistolets faucha d’autres cavaliers. Les survivants s’enfuirent au galop. Les hommes qui avaient été éjectés de leur selle se relevèrent et partirent en courant. Mais ils furent impitoyablement abattus.
Quand le silence revint, Cornélius Griffin rechargea ses armes et gagna le pâturage. Il compta vingt-neuf cadavres. Onze chevaux étaient morts ou agonisants. Madden et les autres colons le rejoignirent et récupérèrent les revolvers des morts.
— Que feront-ils ensuite ? demanda Burke, passant une arme à sa ceinture.
— Regardez-les, dit Griffin. Ils sont tous habillés de la même façon. Comme les armées, dans les livres anciens. Il y a quelque chose de vraiment bizarre dans tout cela. (Il se tourna vers Madden.) Suivez-les à cheval. Ne vous montrez pas, et ne prenez aucun risque. Je veux savoir d’où ils viennent, et combien ils sont.
Donna Taybard approcha de Griffin et lui prit le bras.
— Qui sont-ils, Cornélius ?
— Je l’ignore. Mais ils me font peur.
— Tu penses qu’ils reviendront cette nuit ?
— Non. Mais au cas où ils s’y risqueraient, Jacob nous préviendrait.
— Alors, reviens à la maison. Éric voudra que tu lui racontes tout. Il sera si fier de toi !
Griffin attira la jeune femme contre lui et l’embrassa. Il avait tellement envie de continuer à lui laisser croire que Shannow était mort. Donna et lui s’étaient rapprochés après la disparition de « Taybard ». Griffin s’entendait bien avec Éric et il était souvent invité à manger. Une nuit, il avait déclaré ses intentions à Donna, prévoyant un refus et prêt à attendre qu’elle change d’avis. Mais elle l’avait embrassé et remercié de sa courtoisie.
À ce moment, peu d’hommes auraient été plus heureux que Cornélius Griffin. Les jours suivants, ils s’étaient promenés ensemble, main dans la main sous le clair de lune. Puis Donna précipita les choses, devançant les désirs de Griffin. Elle l’emmena près d’un ruisseau, se tourna vers lui et posa les mains sur ses épaules.
— Je ne suis pas une vierge de quinze ans, dit-elle en délaçant sa robe.
Ils avaient fait l’amour sur l’herbe, à côté du ruisseau.
Depuis, Cornélius Griffin dormait dans le chariot de Donna, au grand dam du vieux Burke, qui n’approuvait pas une conduite aussi désinvolte. Éric s’adaptait bien à son nouveau « père ».
Le chef de convoi lui apprit à tendre des pièges, à suivre le gibier, à connaître le nom des arbres, et à identifier ceux qui poussaient à proximité de l’eau. Ils parlaient d’homme à homme, comme disait Griffin.
— Comment dois-je vous appeler ? demanda un jour Éric.
— Griff.
— Je ne pourrais pas vous appeler Père. Pas encore.
— Cela me plairait, mais ne nous en soucions pas pour l’instant.
— Vous rendrez ma mère heureuse ?
— Je l’espère. Je ferai tout pour ça.
— Mon père n’a jamais pu.
— Ça arrive, parfois.
— Et je ne serai pas cruel avec vous, Griff.
— Cruel ?
— Je l’ai été avec maître Shannow. Pourtant il m’avait sauvé la vie ! Je voudrais ne pas avoir réagi comme ça. Un jour, il ma dit qu’il était très solitaire et qu’il voulait être mon ami…
Griffin se souvenait de cette conversation pendant qu’il serrait Donna dans ses bras. Il la conduisit vers le chariot couvert de toile, près de leur future maison.
— Donna, je dois te dire quelque chose. Les cavaliers…
— Qu’y a-t-il ? Hésiter ne te ressemble pas.
— Shannow est vivant.
— Non !
— Je crois que oui. Utilise ton don. Essaie de le voir.
— Non, il est mort et on l’a enterré. Je ne veux pas le voir avec des asticots sortant des orbites !
— Je t’en prie, Donna. Sinon, je me demanderai toujours si l’Homme de Jérusalem est à mes trousses.
Elle baissa la tête et ferma les yeux. Aussitôt, elle vit Shannow. Il était dans un village et marchait en boitillant près d’un vieil homme chauve qui lui souriait.
Donna ouvrit les yeux.
— Oui, murmura-t-elle, il est vivant. Oh, Cornélius !
— Bien entendu, je te libère de ton…
— Ne le dis pas, Cornélius ! Je suis enceinte, et je t’aime !
— Mais, lui et toi…
— Il m’a sauvé la vie, et il a secouru Éric. Et il était très seul. Je ne l’aimais pas, mais je ne lui aurais jamais fait cela… Jamais !
— Je sais.
Il la prit dans ses bras.
— Il y a autre chose, Cornélius… Tous les gens qui sont avec Jon vont mourir.
— Je ne comprends pas.
— Je n’en suis pas sûre moi-même. Mais ils sont condamnés. J’ai vu des crânes flotter au-dessus deux, et des ombres qui portaient des casques à cornes comme ces cavaliers…
— Ce qui s’est passé aujourd’hui a affecté ton don… Le plus important est que Shannow soit vivant. Et quand il reviendra, il te cherchera.
— Cornélius, il n’acceptera jamais ! Je crois qu’il est un peu fou…
— Je serai prêt.
Le matin suivant, Shannow se leva tôt, en forme malgré sa nuit difficile. Il mit sa chemise en laine et un pull-over tricoté spécialement par Curopet. Il revêtit ensuite son manteau en cuir et passa une paire de gants. Puis il accrocha ses armes à son ceinturon et posa sa selle sur son épaule droite. Enfin, il gagna l’enclos de fortune, étrilla le hongre et le sella.
La journée était claire et ensoleillée. Shannow sortit du village endormi et conduisit le hongre dans les collines, au nord. Il repérait la piste avec soin car le sol était glissant. Après une heure, il trouva un chemin différent et revint au village. Il nourrit le hongre et enleva la selle. Glacé et fatigué jusqu’à la moelle des os, quand il remit la selle dans sa hutte, il se sentait prêt à s’écrouler. Il enleva son manteau, ramassa sa balle de cuir et la serra deux cents fois. Puis il la jeta, se leva, porta la main à son revolver et dégaina. L’arme apparut dans sa main comme par miracle, prête à tirer. Il sourit. Il n’était pas aussi rapide qu’avant, mais il progressait de jour en jour. Le reste suivrait.
Curopet frappa à la porte. Il la fit entrer. Elle lui apportait un bol plein de céréales chaudes et de lait de chèvre. Quand il la remercia, elle lui fit une révérence.
— Je croyais que vous nous aviez quittés, dit-elle doucement, les yeux rivés au sol.
— Pas encore, ma dame. Mais je devrai le faire bientôt.
— Pour aller retrouver votre épouse ?
— Oui.
Elle lui sourit avant de sortir. Il finit son petit déjeuner et attendit Karitas. Le vieil homme arriva peu après, son justaucorps en peau de mouton couvert de neige.
Karitas sourit et s’assit près du feu.
— Avez-vous vu quelque chose pendant votre promenade ?
— Quatre ou cinq daims au nord-est, et une campagne magnifique.
— Comment vous sentez-vous ?
— Fatigué, mais pourtant fort.
— Parfait. Je crois que vous êtes presque rétabli, Jon Shannow. Cette nuit, j’ai entendu quelqu’un crier. Je pense que c’était vous.
— C’est possible, dit Shannow, s’asseyant aussi près du feu. J’ai fait un cauchemar. Des hommes attaquaient un village de tentes. Ils étaient ignobles.
— Avaient-ils des casques à cornes ? demanda Karitas.
— Oui. Comment le savez-vous ?
— J’ai fait le même rêve. C’est la terre, Jon. Elle nous accorde parfois des pouvoirs exceptionnels. Ce n’était pas un songe. Vous avez vu à l’œuvre les Enfants de l’Enfer.
— Dieu merci, ils sont loin d’ici !
— Oui. Mon petit village serait détruit. Nous ne pourrions pas les combattre, même avec les armes de l’Arche.
— Un seul pistolet ne suffirait pas à repousser une bande de Brigands.
— Il y en a plus d’un dans l’Arche, Jon. Je vous les montrerai au printemps.
— Les Enfants de l’Enfer étaient nombreux. Plus de trois cents lors de l’attaque du village.
— J’aimerais qu’ils soient seulement trois cents. Nous avons vu une seule colonne, et il y en a plus de vingt. Les excès sexuels des Enfants de l’Enfer entraînent la naissance de nombreux rejetons. Leur tribu grandit vite. Il en a toujours été ainsi : la migration des nations. La surpopulation pousse les gens à envahir les terres de leurs voisins, apportant avec eux la guerre et la mort. Les Enfants de l’Enfer se déplacent. Un jour, ils arriveront ici.
— J’ai du mal à croire que le dieu des armées permette à un tel peuple d’exister, dit Shannow.
— Lisez votre Bible ! Étudiez les Assyriens, les Babyloniens, les Égyptiens et les Grecs. Et même les Romains. Sans parler des Philistins, des Moabites et des Edomites ! Sans le mal, il n’y a pas d’équilibre avec le bien.
— Trop profond pour moi, Karitas… Je suis un homme simple.
— J’aimerais l’être aussi…
Shannow coupa du bois une bonne partie de la journée. Il se servit d’une hache à long manche avec une tête de six livres. Le soir venu, son dos était endolori, mais il sentait que sa force revenait rapidement.
Cette nuit-là, il rêva encore des Enfants de l’Enfer. Cette fois, ils attaquèrent les Carns. Le massacre fut effrayant. Les sauvages aux corps rayés de bleu et de jaune tombèrent sous le feu croisé des fusils. Des centaines moururent. Quelques-uns réussirent à s’échapper dans les bois enneigés.
À minuit, un coup à sa porte réveilla Shannow. Il ouvrit et vit Curopet qui attendait sous le clair de lune, enveloppée dans une couverture.
Shannow fit un pas de côté pour la laisser entrer.
— Qu’y a-t-il, Curopet ?
— Je vais mourir, murmura la jeune fille.
Les traits tendus, elle était au bord des larmes. Shannow s’approcha d’elle.
— Tout le monde meurt, Curopet, dit-il.
— Vous avez vu aussi, Faiseur de Tonnerre ?
— Vu quoi ?
— Les cavaliers qui attaquaient notre village.
— Non. Les Carns ont été attaqués. Cette nuit.
— Oui, les Carns, dit-elle d’une voix sans timbre. J’ai rêvé d’eux il y a deux nuits. Je vais mourir. Pas d’enfants pour Curopet. Pas d’homme dans les longues nuits d’hiver. Nous allons tous mourir.
— C’est absurde ! L’avenir n’est pas fixé. Nous accomplissons notre propre destinée, dit Shannow, attirant la jeune fille contre lui.
La couverture glissa de ses épaules et il vit qu’elle était nue, son corps brillant à la lueur dansante du feu.
— Me promettez-vous que je vivrai ?
— Je ne peux pas vous le jurer, mais je vous défendrai au péril de ma vie.
— Vous feriez ça pour moi ?
— Oui.
— Pourtant, je ne suis pas votre épouse.
— Non. Mais vous m’êtes proche. Je n’abandonne pas mes amis quand ils ont besoin de moi.
Curopet se blottit contre lui, les seins appuyés contre son torse nu. Il ferma les yeux et recula.
— Puis-je rester ? demanda-t-elle.
Il acquiesça et gagna sa couchette où ils s’étendirent ensemble. Elle s’endormit, la tête sur sa poitrine. Shannow ne la toucha pas.
Et ne ferma pas l’œil.
Au matin, il fut convoqué dans la cabane de Karitas avec les autres guerriers. Karitas était assis sur un fauteuil haut, le seul du village. Les trente-sept guerriers, y compris Shannow, s’installèrent sur le sol devant lui.
Karitas semblait épuisé. Quand tout le monde fut assis, il parla.
— Cinq de nos femmes dotées de Perceptions Extra-sensorielles ont vu les Enfants de l’Enfer nous attaquer. Nous ne pouvons ni fuir, ni nous cacher. Nos provisions sont là, nos vies sont là. Nous ne pouvons pas non plus nous battre, car ils ont des fusils-tonnerre et ils sont nombreux.
Il se tut, appuyant les mains sur ses genoux, la tête inclinée, les yeux rivés sur le sol.
— Nous allons mourir ? demanda un guerrier robuste, un éclair sauvage dans les yeux.
— On dirait bien, Shonal. J’ignore ce qu’il est possible de faire.
— Combien sont-ils ?
— Trois cents.
— Tous armés de fusils-tonnerre ?
— Oui.
— Pourquoi nous attaqueraient-ils ? demanda un autre homme.
— Ils sont faits comme ça.
— Pourquoi ne pas leur envoyer un émissaire ? suggéra un guerrier. Nous dirons que nous sommes leurs amis. Et nous leur offrirons de partager notre nourriture avec eux…
— Cela ne servirait à rien. Ce sont des tueurs et des buveurs de sang. Ils ont exterminé les Carns. Nous sommes les suivants.
— Trouvons leur camp, dit Shannow. C’est l’hiver. Ils ont sûrement des tentes et des réserves de nourriture. Nous brûlerons leurs abris, détruirons leurs provisions et en tuerons un grand nombre. Peut-être rentreront-ils chez eux jusqu’au printemps.
— Vous nous conduiriez, Faiseur de Tonnerre ?
— Oui, promit l’Homme de Jérusalem.
Les hommes sortirent de la cabane. Soucieux, ils préparèrent leurs armes et dirent au revoir à leurs femmes et à leurs enfants. Shannow resta avec Karitas.
— Merci, dit le vieil homme.
— Vous ne me devez rien, Karitas.
— Je sais que vous me croyez un peu fou, mais je ne suis pas idiot, Jon. Il n’y a aucune chance de vaincre. Votre proposition est noble, mais mon peuple mourra quand même.
— Rien n’est sûr, dit Shannow. Quand j’ai chevauché dans les collines, j’ai vu plusieurs cavernes peu profondes. Réunissez les femmes et les enfants. Qu’ils prennent autant de provisions que possible. Puis emmenez-les dans les collines. Couvrez vos traces du mieux que vous pourrez.
Karitas leva la tête.
— Vous croyez que nous avons une chance ?
— Tout dépend de la nature de l’attaque : invasion ou raid.
— Je peux répondre à cette question. C’est l’époque du rituel de la Fête du Sang, où les guerriers nouvellement promus gagnent leurs galons.
— Vous en savez long à leur sujet, vieil homme.
— C’est exact. Leur chef s’est donné le nom d’Abaddon. Autrefois, je le connaissais bien.
— Un nom venu du Livre, remarqua Shannow. Une obscénité nommée dans l’Apocalypse, le chef des forces démoniaques.
— Oui. Jadis, il s’appelait simplement Lawrence Welby. C’était un homme de loi et une personnalité en vue. Il organisait des fêtes un peu spéciales, avec des jeunes filles nubiles. Il était spirituel, courtois… et adepte du satanisme. Il suivait les enseignements d’un nommé Crowley, qui assurait que : « Faire ce qu’on veut est la totalité de la loi. » Comme moi, il a survécu à la Chute, et comme moi il semble immortel. Il croit être l’Antéchrist.
— Peut-être l’est-il.
— Il avait une épouse en ce temps-là, une femme merveilleuse. Ils étaient comme l’ombre et la lumière. J’étais un peu amoureux d’elle. Et je le suis toujours, pour ce que ça compte.
— Que lui est-il arrivé ?
— Elle est devenue une déesse.
— Abaddon sera-t-il avec les pillards ?
— Non, il restera à Babylone. Ils seront conduits par des officiers expérimentés. Je ne vois pas comment mes quelques guerriers pourraient s’opposer à eux… Avez-vous un plan ?
— Oui. Je préparerai mes armes et je prierai.
— Au moins, vous avez le sens des priorités…
— Ce sont seulement des hommes, Karitas. Ils saignent et ils meurent. Et je ne crois pas que le dieu des armées leur permettra de vaincre.
Quand Shannow se leva pour partir, Karitas l’arrêta. Il sortit la Pierre de sa bourse et l’offrit à son compagnon.
— Sans elle, vous risquez de mourir. Emportez-la avec vous.
— Non, gardez-la ici. Vous aurez peut-être besoin de ses pouvoirs.
— Elle est presque usée, Shannow. Et je refuse de la nourrir.
— Comment nourrit-on une Pierre ?
— Avec du sang et de la mort.
— Ne vous inquiétez pas pour moi. Je survivrai. Contentez-vous d’emmener vos gens dans les collines, et gardez votre pistolet prêt à tirer.
Shannow retourna dans sa hutte et chargea ses trois barillets supplémentaires. Il les mit dans les poches de son grand manteau, puis prit la Bible dans sa sacoche, et l’ouvrit, à Jérémie.
« Ainsi parle l’Éternel : Voici, un peuple vient du pays du septentrion, Une grande nation se lève des extrémités de la terre. Ils portent l’arc et le javelot ; ils sont cruels, sans miséricorde ; leur voix mugit comme la mer ; ils sont montés sur des chevaux, prêts à combattre comme un seul homme, contre toi, fille de Sion ! »
Shannow ferma les yeux. Au loin, on entendait le tonnerre rouler dans les cieux.
Il se leva et quitta la hutte, sa selle sur l’épaule. Dehors, trente guerriers l’attendaient, les carquois pleins de flèches.
— Je partirai en reconnaissance. Suivez mes traces et attendez-moi quand vous trouverez cette marque.
Il fit le signe de la croix, puis gagna l’enclos.
Shannow prit la direction de l’est. Il ne se retourna pas une fois pour voir si les guerriers le suivaient.
La plaine était exposée aux intempéries. Par endroits, la neige s’accumulait sur plus de dix pieds d’épaisseur. Le hongre contourna les congères et se dirigea vers les hautes terres. Au loin, une ligne d’arbres marquait le territoire des Carns. Shannow avait vu l’attaque du village carn par les Enfants de l’Enfer. Il supposait qu’ils camperaient sur place pour la nuit. S’il avait raison, ils avaient le choix entre deux possibilités : se reposer toute la journée sur les lieux de leur victoire, ou se diriger immédiatement vers le village de Karitas. Dans le premier cas, la petite troupe de Shannow avait une chance de succès. Dans le deuxième, les deux groupes se rencontreraient en terrain découvert et les villageois seraient massacrés.
Le vent soufflait du nord. Shannow frissonna et resserra son manteau autour de lui. Les arbres se rapprochèrent peu à peu.
Un coup de feu retentit. Jon tira sur les rênes et examina les arbres. Il ne vit rien. De toute façon, la distance était trop grande pour que le tir ait été dirigé contre lui. Il continua à avancer avec précaution. D’autres coups de feu résonnèrent dans les bois : les Enfants de l’Enfer pourchassaient les derniers Carns. Shannow sourit. Le premier danger était passé.
Au pied de la dernière colline, avant les bois, il descendit de cheval. Il attacha deux branches en forme de croix et les enfonça dans une congère. La neige fraîche ne recouvrirait pas le signal avant plusieurs heures. Il conduisit le hongre au sommet de la colline, puis dans les bois.
Un guerrier au corps rayé de bleu et de jaune jaillit des buissons. Quand il vit Shannow, il cria et tenta de changer de direction. Un cheval sauta par-dessus les broussailles. Shannow tira au moment où l’animal atterrissait. Le cavalier casqué fut éjecté de sa selle. Jon arma le revolver et attendit, sans s’occuper du Carn effrayé, qui regardait, bouche bée, l’Enfant de l’Enfer mort. Le cavalier était seul. Shannow attacha le hongre à un arbuste et s’approcha du cadavre. Le cavalier avait quinze ans tout au plus. C’était un beau garçon, même avec un trou au milieu du front. Shannow s’agenouilla près de lui et prit son revolver. Comme Karitas l’en avait informé, il était chargé avec des cartouches métalliques. Il ouvrit la bourse pendue à la ceinture du mort. Elle contenait une vingtaine de cartouches. Il les mit dans sa poche, puis fourra l’arme du mort dans sa ceinture. Enfin, il se tourna vers le Carn.
— Vous comprenez ma langue ? demanda Shannow.
L’homme hocha la tête.
— Je suis venu tuer les Enfants de l’Enfer. (L’homme approcha et cracha au visage du mort.) Où est votre camp ?
— Près des grands rochers, dit le sauvage, au nord-est.
Shannow attacha le cheval de l’Enfant de l’Enfer derrière le sien et s’en fut, toujours à pied, guidant les bêtes par les rênes.
À trois reprises, des cavaliers passèrent près de lui. Il trouva les cadavres de deux Carns.
Après une heure, il trouva un chemin en pente qui menait à un vallon abrité. Les Enfants de l’Enfer étaient assis autour de grands feux où cuisait leur repas.
Shannow étudia le secteur quelques minutes, puis retourna sous le couvert des arbres. De temps en temps, un coup de feu le faisait sursauter, mais il retourna à son cheval sans être repéré. Le Carn était parti, après avoir arraché les yeux de l’Enfant de l’Enfer mort. Le jeune homme n’était plus aussi beau, désormais…
Shannow était gelé. Il s’abrita derrière les chevaux et attendit les villageois. Une heure après, il sortit des bois et vit qu’ils s’étaient rassemblés près de la croix. Il se montra et leur fit signe de le rejoindre.
Shonal arriva le premier.
— Ils sont installés ?
— Oui.
— Quand les attaquerons-nous ?
— Après minuit.
Shannow reconnut Selah dans le groupe de guerriers. Il l’appela.
— Tu devrais retourner au village.
— Je suis un homme, Faiseur de Tonnerre.
— Lui aussi, dit Shannow montrant le cadavre.
Au crépuscule, les coups de feu cessèrent. Shannow était sûr qu’il gèlerait à pierre fendre avant longtemps. Les villageois ne semblaient pas souffrir du froid. Jon maudit sa carcasse vieillissante.
La lune se leva dans un ciel clair. Vers minuit, les buissons s’agitèrent. Un guerrier en sortit. Shannow roula sur le sol, revolver braqué sur l’homme.
Un Carn !
Celui-ci s’accroupit près de Shannow.
— Je tue aussi les Enfants de l’Enfer…
Les villageois paniquèrent. Beaucoup sortirent leurs armes. Des arcs se pointèrent sur le nouveau venu.
Shannow rengaina son revolver.
— Soyez le bienvenu, dit-il.
Le Carn mit ses mains devant sa bouche et siffla. D’autres guerriers carns sortirent des fourrés, armés de couteaux et de hachettes. Ils étaient deux fois plus nombreux que les villageois.
— Maintenant, nous tuons les Enfants de l’Enfer !
— Non, dit Shannow. Nous attendons.
— Attendre ? Pourquoi ?
— Trop d’ennemis sont encore réveillés.
— D accord. Nous ferons ce que vous dites.
Shannow trouvait les dents limées de l’homme déconcertantes. Shonal le rejoignit.
— S’allier aux Carns est mal, murmura-t-il.
Le chef des Carns cracha une injure et porta la main au manche de son couteau.
— Suffit ! dit Shannow. Vous recommencerez votre guerre plus tard. Un ennemi à la fois !
— Je vous suivrai, Faiseur de Tonnerre. Mais cela me retourne l’estomac !
— Il pense sûrement la même chose, Shonal. Patience !
À minuit, Shannow appela les chefs de chaque groupe.
— Ils ont sans doute posté des gardes. S’ils sont disciplinés, ils les changeront bientôt. Nous devons attendre que les sentinelles aient été relevées, puis nous tuerons les nouvelles. Il faudra agir en silence : pas de hurlements ni de cris de guerre. Quand ils commenceront à tirer, fuyez. Les arcs et les couteaux ne valent rien contre des fusils. Vous m’avez compris ? (Les deux chefs hochèrent la tête.) Nous leur volerons autant de chevaux que possible. Shonal, confie ce travail à Selah et aux plus jeunes guerriers. Dis-leur de conduire les animaux vers l’ouest et de nous attendre à une lieue d’ici.
— Que ferons-nous après avoir tué les sentinelles ? demanda Shonal.
— Nous entrerons dans le camp et nous tuerons autant d’hommes que possible pendant leur sommeil. Emparez-vous de leurs revolvers. Vous savez vous en servir ?
Les deux hommes secouèrent la tête. Shannow sortit son arme et arma le chien.
— Faites comme ça. Puis pointez l’arme et appuyez sur la détente. Ici.
— J’ai compris, dit Shonal.
— Moi aussi, murmura le Carn.
— Parfait. Emmenez vos meilleurs guerriers et éliminez les sentinelles. Il y en aura quatre, peut-être six. Quand vous les aurez tuées, revenez ici avec leurs armes.
Le Carn s’éloigna. Shonal se tourna vers Shannow.
— C’est… contre nature, dit-il.
— Je sais.
Le villageois disparut dans l’ombre.
Une longue attente commença. Les nerfs de Shannow étaient tendus à craquer. À chaque instant, il s’attendait à entendre un cri ou un coup de revolver.
Puis le chef des Carns revint.
— Huit hommes, annonça-t-il, brandissant deux revolvers armés.
— Attention ! dit Shannow, détournant les armes de son visage.
Il se leva. Son genou gauche craqua.
— Des os âgés, dit le Carn.
Shannow le foudroya du regard et avança, les guerriers sur les talons. Ils arrivèrent au camp au moment où la lune disparaissait derrière un nuage. Jon s’accroupit au sommet de la butte qui surplombait les huttes, Shonal et le Carn à côté de lui.
— Formez des groupes de six hommes. Ils devront entrer en même temps dans autant de huttes que possible. Les hommes armés de revolvers se cacheront ici, près du ruisseau. Un des Enfants de l’Enfer se réveillera, criera ou tirera. À ce moment, mettez-vous à couvert dans les bois. Ceux qui ont des armes à feu tireront. Mais souvenez-vous : les revolvers n’ont que six coups. Vous avez compris ?
Les deux hommes hochèrent la tête. Shannow leur répéta deux fois la stratégie pour s’assurer qu’ils avaient saisi.
Puis il sortit son couteau de chasse et descendit la colline, les guerriers derrière lui. Ils se séparèrent par groupes de six et entrèrent dans les huttes.
Shannow attendit dehors, examinant les habitations. Des cris étouffés et des bruits de lutte montèrent de plusieurs huttes, mais ils n’étaient pas assez forts pour réveiller les autres Enfants. Les hommes sortirent des cabanes, couverts de sang.
Ils avancèrent d’une hutte à l’autre, semant la mort sur leur passage. Shannow remit son couteau dans son étui et tira ses revolvers. Leur chance ne durerait pas éternellement.
À la seizième hutte, Shannow se sentit prêt à craquer.
Puis le désastre frappa. Un guerrier arma accidentellement le chien d’un revolver pris à l’ennemi alors qu’il avait le doigt sur la détente. Le coup de feu résonna dans tout le camp.
Presque aussitôt, une marée de guerriers jaillit des huttes.
Shannow tira. Des hommes tombèrent en hurlant. D’autres revolvers crachèrent le feu. Une balle siffla près de la tête de Jon, venant de derrière lui. Il se tourna et vit un Carn qui essayait vainement de réarmer son revolver. Une balle le renversa. Shannow fît feu avec son revolver de gauche. Un guerrier ennemi s’écroula sur le sol, sa tête s’écrasant dans le feu. Ses cheveux s’enflammèrent aussitôt.
— Reculez ! cria Shannow.
Mais sa voix se perdit dans le tonnerre des coups de feu. Il vida ses revolvers sur les Enfants de l’Enfer, les rengaina, sortit les armes prises à l’ennemi et courut vers le ruisseau. Une dizaine de guerriers s’étaient souvenus de ses ordres. Ailleurs dans le camp, les Carns avaient chargé les Enfants de l’Enfer et leur tiraient dessus à bout portant, gênant les troupes de Shannow.
— Battez en retraite dans les bois ! ordonna Jon. (Les hommes continuèrent à tirer dans la foule.) En arrière ! cria Shannow, flanquant une gifle retentissante à l’un des hommes.
Les guerriers obéirent à contrecœur.
Shannow entendit des coups de feu, mais aucun ne l’atteignit. En haut de la butte, il s’adossa à un arbre, haletant. Puis il remit les revolvers de l’ennemi dans sa ceinture, sortit les siens et remplaça les barillets.
Shonal le rejoignit.
— La plupart de nos hommes sont revenus, Faiseur de Tonnerre.
— Et les chevaux ?
— Je n’ai rien vu.
— Si nous n’en avons pas, ils nous rattraperont à mi-chemin du village.
— Selah a certainement fait de son mieux. Ce n’est pas un lâche.
— D’accord, dit Shannow. Faites sortir vos hommes des bois et retournez au village. Si Selah a fait son travail, vous trouverez des chevaux à une lieue d’ici. Dans ce cas, ne rentrez pas directement au village, mais dirigez-vous vers le nord, puis revenez sur vos pas quand vous serez en terrain plus sûr. Essayez de dissimuler vos traces. Et priez pour qu’il neige.
Shonal sourit.
— Beaucoup d’Enfants de l’Enfer sont morts.
— Oui. Mais est-ce suffisant ? Partez, maintenant.
Shannow monta en selle et saisit les rênes. Un Carn, le chef du groupe, sortit de l’ombre.
— Je m’appelle Nadab, dit-il, tendant la main. (Shannow se pencha et saisit le poignet du Carn.) Plus de guerre avec le Peuple du Blé, annonça le Carn.
— Parfait.
— Non, dommage, corrigea l’homme en souriant. Ils ont bon goût.
— Bonne chance, dit Shannow.
— Nous en avons tué beaucoup, Faiseur de Tonnerre. Pensez-vous qu’ils partiront ?
— Non.
— Moi aussi. C’est la fin de tout, pour nous…
— Tout a une fin, dit Shannow. Pourquoi ne pas aller vers l’ouest ?
— Nous ne fuirons pas. Nous sommes le Peuple du Lion et nous nous battrons. Maintenant, nous avons beaucoup de fusils-tonnerre.
Shannow sortit une cartouche de sa poche.
— Les fusils-tonnerre marchent avec ça. Récupérez toutes celles que vous pourrez sur les cadavres. Donnez-moi votre revolver.
Shannow ouvrit le barillet. Il éjecta les douilles, rechargea l’arme et la rendit au Carn.
Il fit tourner bride à son cheval et se dirigea vers l’ouest.
Le Carn le regarda partir. Puis il arma le revolver et retourna dans son village.