Chapitre 15

Tout en avançant, Waylander relâcha les muscles de ses épaules. Panagyn était imposant, et son sabre de cavalerie avait été forgé spécialement pour lui. Il était plus lourd qu’une arme classique, et plus long de quinze bons centimètres. L’homme allait, sûrement commencer le duel par une charge soudaine, en s’appuyant sur sa force brute pour repousser son adversaire. Waylander s’était surpris lui-même en acceptant ce duel. Les codes de chevalerie étaient surtout bons pour les conteurs et les bardes. Il faut toujours tuer ses ennemis avec le minimum d’efforts. Quarante ans de combats et de périls lui avaient appris cette leçon. Un enseignement durement gagné.

Alors, pourquoi fais-tu cela ? se demanda-t-il tandis que Panagyn jouait lui aussi des épaules, en faisant passer son sabre d’une main à l’autre.

Et il comprit.

De tels codes doivent exister, et le monde serait un endroit bien sombre si des jeunes gens comme Niallad arrêtaient de croire en ces notions. Peut-être qu’avec un peu de temps, il pourrait s’arranger pour appliquer ces codes au Kydor. Waylander en doutait.

Tu te fais vieux, tu te ramollis, songea-t-il.

Panagyn chargea. Au lieu de reculer, Waylander se précipita à sa rencontre, bloqua l’attaque et écrasa le nez du traître d’un coup de tête. Le gros noble recula. Waylander se fendit. Panagyn para in extremis, puis recula encore. Waylander le contourna. Panagyn sortit une dague et la lança. Waylander esquiva et Panagyn en profita pour frapper. Waylander se jeta sur le sol et faucha le noble juste sous le genou droit au moment où ce dernier soutenait tout le poids du corps.

Panagyn s’écroula lourdement.

Waylander se releva d’un bond, et assena un violent coup de taille à son adversaire ; l’épée glissa sur le crâne du traître, lui entaillant le cuir chevelu. Panagyn hurla de rage et chargea de nouveau. Waylander feinta à gauche et planta son épée dans la panse du noble. La lame s’enfonça profondément. Waylander agrippa la garde à deux mains, inclina l’épée, et se fraya un chemin jusqu’au cœur du seigneur Panagyn. Le traître s’effondra contre lui.

— De la part de Matze Chaï, cracha Waylander. Va pourrir en enfer !

Panagyn s’écroula. Waylander posa le pied sur la poitrine du cadavre, et libéra son arme, puis il essuya sa lame sur la luxueuse tunique du noble.

Il recula, puis se tourna vers les chevaux. Et s’immobilisa.

Niallad se tenait bien droit, l’arbalète qu’il lui avait lui-même remise braquée sur lui.

— Il vous a donné un nom. Homme Gris, dit le jeune homme, le visage blême. C’est un vieux mot pour « étranger » ou « vagabond ». Dites-moi que c’est ce à quoi il pensait. Dites-moi que vous n’êtes pas le traître qui a tué mon oncle.

— Baissez votre arme, jeune homme, souffla Emrin. C’est l’homme qui vous a sauvé la vie.

— Parlez ! cria Niallad.

— Que désires-tu entendre, mon garçon ? répondit Waylander.

— La vérité.

— La vérité ? Très bien. Tu vas l’avoir. Je suis bien Waylander le Tueur et, oui, j’ai tué le roi. Je lai assassiné pour de l’argent. Ça m’a hanté toute ma vie. Il n’y a aucun espoir de repentir quand on élimine la mauvaise cible. Alors, si tu veux utiliser cette arme contre moi, fais-le. C’est ton droit !

Waylander ne quittait pas des yeux l’arme dans les mains du jeune homme. C’était l’arme dont il s’était servi pour tuer le roi, l’arbalète qui avait donné la mort à nombre d’ennemis. Le temps s’arrêta et il pensa qu’il était juste de périr par sa propre arme, abattu par le seul parent de l’innocent souverain, dont le meurtre avait plongé le monde dans le chaos. Il se détendit. Il était prêt.

Soudain, le vent tourna. Ustarte s’était approchée et le cheval de Niallad perçut son odeur. Il se cabra. Niallad vida les étriers et son doigt se crispa involontairement sur la détente.

Le carreau plongea dans le torse de Waylander.

Celui-ci se tourna à moitié, fit trois pas hésitants, puis s’écroula dans l’herbe non loin du cadavre de Panagyn.

La prêtresse fut la première auprès de lui. Elle le retourna et retira le projectile.

— Je ne voulais pas tirer ! geignit Niallad.

Keeva et Emrin sautèrent de selle et se précipitèrent auprès de Waylander. Ustarte leur fit signe de reculer.

— Laissez-moi faire, dit-elle.

Elle passa le bras sous un Waylander inconscient, le souleva puis s’enfonça dans la forêt avec lui.

Quand il ouvrit les yeux, il reposait sur un tapis de feuilles. La prêtresse était à son chevet. La main de l’Homme Gris glissa jusqu’à sa blessure.

— Je pensais qu’il m’avait tué, murmura-t-il.

— Il l’a fait, répondit Ustarte, le cœur lourd.

 

Kysumu contemplait les ruines de Kuan-Hador. Dans le soleil couchant, la plaine semblait immensément calme. S’éloignant des riaj-nor, il s’accroupit et tira son épée. Une grande tristesse le submergea. Elle pesait comme un rocher sur son cœur.

Il se remémora son maître, Mu Cheng, l’œil-du-Cyclone. Il se rappela les années d’entraînement. Dans sa grande patience, Mu Cheng s’était attaché à révéler les secrets de la Voie du Sabre au jeune garçon. Comment se relâcher et devenir une arme vivante. « L’épée, disait Mu Cheng, n’est pas une extension de l’homme. C’est l’homme qui doit devenir une extension de l’épée. Sans émotion, sans crainte et sans excitation. Calme et en harmonie, le rajnee accomplit sa mission quoi qu’il en coûte. » Kysumu avait essayé. Il avait lutté de toutes ses forces pour maîtriser la Voie. Ses talents de bretteur confinaient à l’excellence, mais il n’avait jamais atteint la perfection sublime d’œil-du-Cyclone.

« Un jour, cela viendra, disait Mu Cheng. Et ce jour-là, tu seras le rajnee ultime. »

Deux ans plus tard, Kysumu était devenu le garde du corps de Lu Fang, un marchand. Il ne tarda pas à découvrir pourquoi le commerçant avait besoin d’un protecteur rajnee. L’homme était si amoral qu’il en devenait maléfique. Ses activités couvraient la prostitution, l’esclavage et le trafic de narcotiques mortels. Après cette découverte, Kysumu s’était précipité dans les appartements de Lu Fang pour lui annoncer qu’il ne pouvait plus être son garde du corps.

— Tu mas donné ta promesse, rajnee, railla le marchand. Et tu serais prêt à me laisser sans protection ?

— Je resterai jusqu’à demain midi, répondit le jeune homme. Vous demanderez à vos serviteurs de vous trouver d’autres gardes durant la matinée. Après, je partirai.

Lu Fang le maudit, mais ce n’était que des mots vides de sens pour le jeune rajnee. Il n’y avait aucun honneur à défendre un individu comme Lu Fang. Il sortit sur le balcon situé sous les appartements du commerçant. Deux silhouettes masquées montaient silencieusement les marches de l’escalier. Kysumu leur barra le passage, brandissant son épée.

Les deux hommes hésitèrent.

— Partez, murmura-t-il, et vous vivrez.

Les deux assassins se regardèrent. Ils avaient de fines dagues, mais aucun n’avait une épée. Ils redescendirent, et Kysumu descendit avec eux. Arrivés à la dernière marche, ils s’enfuirent en courant.

Une autre silhouette apparut. Mu Cheng.

Dominant la plaine d’Eiden et les ruines fantomatiques de l’ancienne cité, il se souvint de sa surprise en voyant son vieux maître.

Les yeux de Mu Cheng étaient injectés de sang et une barbe naissante émaillait ses joues. Sa robe était sale, mais son épée était impeccable. Elle luisait sous la lumière de la lanterne.

— Écarte-toi, apprenti, souffla Mu Cheng. La canaille meurt cette nuit.

— Je lui ai annoncé que je ne pouvais plus le servir, répondit Kysumu. Je quitte son service demain.

— J’ai promis qu’il mourrait cette nuit. Écarte-toi.

— Je ne peux pas, maître. Vous le savez. Jusqu’à demain midi, je suis son rajnee.

— Alors, je ne peux pas te sauver, répliqua Mu Cheng.

L’attaque fut si rapide que Kysumu eut à peine le temps de la parer. Les deux bretteurs engagèrent alors une série d’assauts et de parades à une vitesse hallucinante. Kysumu ne pourrait jamais se rappeler précisément quand cela se produisit, mais pendant le combat, il découvrit la Voie du Sabre. Il s’était relâché. Sa lame bougeait de plus en plus vite, projetant des éclairs surnaturels dans les airs. Mu Cheng fut obligé de reculer, jusqu’au moment fatal où l’épée de Kysumu lui ouvrit le torse.

Œil-du-Cyclone mourut sans un mot. Son épée chut sur le parquet et la lame éclata en une centaine de fragments. Le jeune rajnee contempla le visage de cet homme qu’il aimait. La voix de Lu Fang tomba depuis le balcon.

— Ils sont morts ? Ils sont partis ?

— Ils sont partis, répondit Kysumu en s’éloignant de la maison.

Deux jours plus tard, le commerçant était poignardé à mort sur un marché.

À présent, Kysumu ne comprenait plus pourquoi il avait désiré rejoindre les rajnees. Autour de lui, les grivoiseries gutturales des riaj-nor résonnaient dans la nuit.

Quel imbécile j’ai été ! Mon enseignement repose sur des mensonges. J’ai gâché ma vie en essayant d’être à l’image des héros de légende. Et maintenant, je découvre qu’ils sont mi-hommes, mi-bêtes… sans aucune notion d’honneur.

Yu Yu Liang s’installa à côté de lui.

— Les démons, vous pensez vraiment qu’ils vont venir ? lui demanda-t-il.

— Oh, oui, ils vont venir !

— Et vous êtes toujours triste ? (Le jeune rajnee hocha la tête.) J’ai réfléchi à ce que vous m’avez dit, Kysumu. Je pense que vous avez tort.

— Tort ? s’exclama Kysumu en désignant les riaj-nor. Tu trouves qu’ils ressemblent à de grands héros mystiques ?

— Je ne sais pas. Mais j’ai discuté avec Song Xiu, et il m’a expliqué que l’Union affecte le corps en bien des points. Par exemple, les riaj-nor ne peuvent pas avoir d’enfants.

— Où veux-tu en venir, Yu Yu ? siffla le rajnee.

— Quelle que soit votre opinion à leur égard, ils ont triomphé de leurs ennemis. Mais une fois morts – de vieillesse ou ce que vous voulez –, qui pouvait les remplacer ? Les hommes normaux n’étaient ni assez rapides ni assez forts. Alors, les anciens se mirent en quête d’hommes spéciaux. Des hommes comme vous, Kysumu. Il n’y a pas de mensonge, aucune affabulation. Tant pis si les guerriers originels étaient des hybrides. L’Ordre des rajnees a toujours été… pur. Voilà pourquoi ils ont fait rêver notre peuple pendant toutes ces années.

» Je sais que je m’explique mal, je ne suis pas un… orateur. Vous avez été élevé dans le culte de ce peuple de guerriers. Ce sont de fiers combattants. Ils ont livré bataille et ils sont morts pour nous. On vous a appris à respecter le code des rajnees. C’est un bon code. Vous ne jurez pas, vous ne mentez pas, vous ne volez pas, et vous ne trichez pas. Vous vous battez pour vos idéaux, et vous ne cédez pas au mal. Dites-moi où vous voyez une erreur là-dedans.

— Il n’y en a pas, Yu Vu. Mais tout repose sur un mensonge.

Le terrassier soupira en se relevant. Song Xiu et Ren Tang les rejoignirent.

— Le portail est à une heure de marche, dit Song Xiu. Il y aura des gardes. L’un de nos éclaireurs a relevé la piste d’un petit groupe de kriaz-nors. D’après moi, ils nous ont vus arriver, et ils sont partis faire un rapport à leurs maîtres.

— Il y aura des démons dans ces ruines, souffla Yu Yu. Ils seront précédés par une brume. D’énormes chiens noirs et… des créatures ressemblant à des ours blancs… et des serpents.

— Nous les avons déjà affrontés, dit Ren Tang.

— Moi aussi, et je ne suis pas pressé que ça se reproduise, répondit le terrassier.

— Et tu as raison, ajouta Kysumu d’une voix douce. Tu as rempli ta mission, Yu Yu. Tu devais trouver les Hommes d’Argile, et tu as réussi. À présent, nous allons avoir besoin d’autres talents. Tu devrais retourner sur la côte.

— Je ne peux pas partir maintenant, répondit Yu Yu.

— Tu ne peux rien faire de plus. Je ne veux pas te froisser, mais tu n’es pas un combattant. Tu n’es pas un rajnee. Beaucoup parmi nous – peut-être même tous – trouveront la mort sur cette plaine. Cela fait partie de notre entraînement. Tu es très courageux, Yu Yu. Mais maintenant, c’est à nous de faire nos preuves. Comprends-tu ? Je veux que tu vives. Je veux que tu rentres chez toi et que tu te trouves une épouse. Fonde une famille.

Yu Yu garda le silence un moment, puis il secoua la tête.

— Je ne suis pas un combattant, rétorqua-t-il calmement et avec beaucoup de dignité, mais je suis le Pria-shath. C’est moi qui ai conduit ces hommes ici, et je les emmènerai jusqu’au portail.

— Ah ! lâcha Ren Tang. Je crois que je t’aime bien, humain. (Il passa son bras autour des épaules du terrassier, et l’embrassa sur la joue.) Reste près de moi, je vais t’apprendre à manier cette pique à démon.

— Il est temps de se mettre en marche, souligna Song Xiu.

Yu Yu Liang, le terrassier chiatze, prit la tête des riaj-nor, et se dirigea vers la plaine d’Eiden.

 

Norda était presque sûre de rêver. Elle avait eu peur au début, mais elle se sentait bien à présent. Elle se demandait où le rêve allait l’emporter. Pourvu que cela n’implique pas Yu Yu Liang.

Le début du songe semblait très réel. Eldicar Manushan l’avait fait appeler, car Beric avait besoin que quelqu’un s’occupe de lui pendant que le magicien s’absentait. Ce n’était pas une corvée, Beric était un enfant adorable. Mais Norda fut un peu étonnée quand on lui annonça que le garçon l’attendait dans la bibliothèque de la tour nord. Il se faisait tard et, d’après son expérience, les enfants n’aimaient pas les endroits sombres et glacés.

Norda avait gravi l’escalier en colimaçon et était tombée à sa grande surprise sur quatre soldats vêtus de noir qui patientaient dans l’antichambre de la bibliothèque, juste sous la tour. La terreur l’avait paralysée. Cela faisait plusieurs jours que des rumeurs couraient dans tout le palais au sujet de ces créatures aux yeux de chat et aux manières dédaigneuses.

L’un d’eux s’inclina et sourit, découvrant ainsi des dents acérées. Il lui fit signe de monter l’escalier. Norda ne se doutait pas encore qu’elle évoluait dans un rêve. Elle était montée et avait trouvé Beric allongé sur un canapé, uniquement vêtu d’une robe blanche avec une ceinture. La chambre de la tour était glaciale, une brise froide soufflait depuis les fenêtres ouvertes.

— Tu dois avoir froid, dit-elle en frissonnant.

— Oui, Norda, répondit-il d’un air candide.

Elle eut soudain besoin de le réconforter, et elle traversa la pièce pour s’asseoir à côté de lui. Il se nicha contre elle.

Et elle comprit qu’elle rêvait.

La tête lui tournait un peu quand il s’approcha. Elle était remplie d’amour et de satisfaction, proche de l’extase. Elle contempla le visage radieux de l’enfant, et remarqua une grosseur sur les tempes. De grosses veines bleues palpitaient sur son front. Ses yeux disparaissaient peu à peu sous des sourcils broussailleux, leur couleur de ciel se muant en or sombre. Ce qu’elle avait pris pour un sourire n’en était pas un. Ses lèvres se retroussaient pour dévoiler des dents de plus en plus grosses qui se chevauchaient. Le visage de Beric n’était qu’à quelques centimètres du sien, et Norda fronça les sourcils en observant ce changement. Elle était toujours pleine d’amour pour Beric, même s’il n’avait plus rien d’un enfant.

Norda regretta d’avoir dîné de fromage et de pain, et d’avoir fait descendre le tout avec un gobelet de vin rouge. Le pain et le fromage provoquaient toujours des rêves chez elle. Mais la présence de Beric dans ce songe était bien étrange. En général, Norda rêvait d’hommes plus… virils, des hommes comme Yu Yu Liang et Emrin. Même l’Homme Gris était déjà intervenu dans ses rêves les plus érotiques.

— Tu n’es plus aussi mignon maintenant, Beric, souffla Norda en caressant la peau grise du visage du garçon.

Ses doigts effleurèrent les cheveux à présent d’un noir de jais. Ils ressemblaient plutôt à une fourrure. L’enfant posa ses mains griffues sur ses épaules. Elle s’aperçut que ses bras étaient couverts d’écailles grises. Quelque chose lui toucha la jambe. C’était une longue queue écailleuse, elle aussi, et dotée d’un crochet à son extrémité. Elle éclata de rire.

— Qu’est-ce qui vous amuse, très chère ? demanda la créature.

— Ta queue, répondit-elle. Les longues queues. (Elle rit de plus belle.) Emrin a une longue queue. Celle de Yu Yu est plus courte, mais plus épaisse. Par contre, elles n’ont pas de crochet. C’est bien la dernière fois que je bois du vin lentrian !

— Effectivement, siffla le monstre.

La queue remonta vers son ventre, le crochet éraflant la peau.

— Ça fait mal ! s’exclama Norda. C’est la première fois que je souffre dans un rêve !

— C’est la dernière fois, assura Deresh Karany.

Le crochet s’enfonça dans les entrailles de la jeune femme.

 

Eldicar Manushan gravit l’escalier et frappa doucement à la porte. En entrant, il accorda à peine un regard à l’enveloppe informe qui, quelques minutes auparavant, était encore une jeune femme pleine de vie. Le corps desséché avait été poussé dans un coin.

Deresh Karany se tenait près de la fenêtre du balcon, le regard perdu dans la nuit.

Eldicar trouvait cette forme Unie répugnante, et il comprit que son maître s’était débarrassé de son sort de charme.

— Êtes-vous revigoré, seigneur ? demanda le magicien.

Deresh se retourna lentement. Les jambes tordues, les genoux à l’envers, les pieds tournés à quatre-vingt-dix degrés vers l’extérieur, il se servait de sa longue queue pour garder l’équilibre. Son visage gris se déforma.

— Rafraîchi, mon ami. Pas plus. Son essence était très puissante, et j’ai eu une vision. Panagyn et Aric sont morts. L’Homme Gris va venir ici. Il espère nous tuer.

— Et le portail, seigneur ?

— Les riaj-nor se battent pour l’atteindre. (Deresh Karany se dirigea maladroitement vers le canapé. Ses pattes griffues s’accrochèrent au tapis et il manqua de tomber.) Que je déteste cette forme ! Quand le portail sera ouvert et que ce monde sera à nous, je trouverai un moyen d’annihiler cette… cette ignominie.

Eldicar garda le silence. Deresh était devenu obsédé par la Double Union et la capacité de changer d’apparence à volonté. À en juger par ce qu’il voyait, Karany avait parfaitement réussi. Il pouvait prendre la forme d’un enfant magnifique ou celle de cette monstruosité, mi-reptile, mi-lion. La seconde apparence correspondait parfaitement à sa personnalité.

— À quoi penses-tu, Eldicar ? demanda soudain Deresh.

— Je réfléchissais au problème de l’Union, seigneur. Vous avez maîtrisé l’art du Double Changement. Je suis certain que vous parviendrez à rendre la forme la plus puissante… moins choquante à la vue.

— Oui, j’y arriverai. As-tu disposé les gardes comme je te l’ai indiqué ?

— Oui, seigneur. Trois-Épées et son groupe patrouilleront le long des accès inférieurs. Les soldats de Panagyn se chargent des parcs et des autres entrées. Si Waylander se risque ici, il sera capturé ou éliminé. Mais nous ne craignons rien, il ne peut pas nous tuer.

— Il pourrait t’assassiner, Eldicar, souffla Deresh. Je pourrais décider de ne pas te relever. Raconte-moi ce que tu as éprouvé quand un démon d’Anharat t’a arraché le bras.

— C’était une douleur inimaginable, seigneur.

— Voilà pourquoi je ne veux pas que Waylander arrive jusqu’à moi. Il ne peut pas me tuer, mais il peut me faire souffrir. Je déteste la souffrance.

Sauf chez les autres, pensa Eldicar en se rappelant la torture des communions, et le dédain de Deresh Karany pour la douleur que, lui, endurait.

Deresh avait toujours préféré communier plutôt que discuter. Il prétendait qu’il ne voulait pas qu’on les écoute. Mais, en de nombreuses occasions, personne n’était assez près pour entendre quoi que ce soit. Pourtant, Deresh avait insisté pour qu’ils communient. Karany savourait la souffrance qu’il infligeait à Eldicar.

Comme je te hais : pensa celui-ci.

À cet instant précis, une grande chaleur envahit le mage. Il fixa le visage monstrueux de son maître et sourit. Il savait que le sort de charme en était de nouveau la cause, toutefois il était incapable de lui résister.

Deresh Karany est mon ami. Je l’aime. Je donnerais ma vie pour lui.

— Même Waylander ne pourra résister au sortilège, dit Eldicar. Il vous aimera autant que moi.

— Peut-être, mais nous le livrerons à Anharat de toute manière.

— À l’un de ses démons, vous voulez dire, seigneur, lâcha Manushan sans parvenir à maîtriser la peur dans sa voix.

— Non. Tu vas m’aider à préparer l’invocation.

En dépit de l’indolence confortable induite par le sort de charme, Eldicar sentit la panique l’envahir.

— Mais, maître, nous n’avons pas besoin d’Anharat pour tuer un mortel. Ne verrait-il pas là une insulte si nous l’invoquions pour une telle broutille ?

— Peut-être, concéda Deresh, mais même le Seigneur des Démons doit se nourrir de temps à autre. De plus, cela nous permettra de rappeler à Anharat qui est le maître et qui est le serviteur. (Deresh remarqua la terreur qui montait chez le magicien, et il rit.) Ne crains rien, Eldicar. J’ai une bonne raison de faire appel à Anharat. Ustarte voyage avec Waylander. Elle connaît nombre de sorts de protection. Elle va sûrement le faire bénéficier de cet avantage. Tu vois, si j’invoquais un démon moins puissant et que le sortilège de la prêtresse fonctionne, il se retournerait contre moi – ou plutôt, contre toi, mon loachai. Aucun sort de protection ne peut affecter le Seigneur des Démons. Quand on lui promet une victime, il est implacable.

Eldicar saisit la vérité dans ces paroles. Cependant, l’invocation demanderait une importante quantité d’énergie. Son cœur se serra quand il comprit ce qui allait suivre.

— Choisis dix serviteurs, continua Deresh. Des jeunes femelles de préférence. Amène-les ici deux par deux.

— Bien, seigneur.

En quittant la tour, Eldicar essaya de penser à des voiliers et à des lacs.

Mais il n’y trouva aucun réconfort.

 

Yu Yu trébucha au moment même où une énorme créature à la fourrure blanche s’élançait dans sa direction. Song Xiu se mit en travers de son chemin et entailla le cou de la bête. Elle grogna et lui donna un coup de griffes. Song Xiu attrapa Yu Yu et l’emmena hors de portée du démon. Ren Tang et Kysumu se jetèrent sur le monstre, lardant la bête de coups d’épée. Elle s’écroula. D’autres démons s’engagèrent dans la brèche. Yu Yu enfonça sa lame dans la tête d’un serpent. Kysumu décapita presque un kraloth qui lui sautait dessus.

La brume disparut.

Les riaj-nor se regroupèrent. Yu Yu regarda autour de lui. Ils avaient dû perdre une quarantaine de guerriers, et ils avaient à peine avancé de huit cents mètres. Les hybrides combattaient avec une férocité incroyable. Sans cris de guerre, sans invectives, sans un hurlement de la part des blessés ou des mourants – juste les toiles étincelantes tissées par les épées magiques quand elles mordaient dans les chairs démoniaques de leurs ennemis à grand renfort d’étincelles bleutées.

Kysumu avait raison. Yu Yu n’était pas à sa place. Il en était conscient maintenant. Il n’était qu’un humain maladroit et lent. Plusieurs riaj-nors étaient morts pour le protéger, et Song Xiu – tout comme Ren Tang – ne le quittait pas des yeux.

— Merci, souffla Yu Yu durant une brève accalmie.

— Il est de notre devoir de défendre le Pria-shath, dit Ren Tang en souriant.

— Je me fais l’effet d’un imbécile, répondit Yu Yu.

— Tu n’es pas un imbécile, Yu Yu Liang, intervint Song Xiu. Tu es un homme courageux qui se bat bien. Si tu étais Uni, tu deviendrais excellent.

— Ils reviennent, prévint Kysumu.

— Alors, ne les faisons pas attendre, répondit Ren Tang.

Les riaj-nor avancèrent. La brume roula vers eux, puis les entoura. Des créatures ailées apparurent, et déversèrent une pluie de barbillons sur les guerriers. Les naj-nors sortirent leurs dagues, et les lancèrent sur les monstres. Ils chutèrent et les guerriers les découpèrent. L’un des riaj-nor arracha un dard fiché dans son épaule, et sauta, attrapant l’une des créatures par une patte. Ses grandes ailes noires claquèrent furieusement, et ils tombèrent tous deux sur le sol. Le guerrier enfonça le dard dans le cou du monstre. Dans les affres de la mort, la créature griffa le riaj-nor à la gorge. Le sang gicla sur Yu Yu, et ce dernier coupa la tête du démon.

Ren Tang s’effondra. Yu Yu se précipita sur lui et frappa de toutes ses forces l’énorme ours démoniaque qui venait de terrasser son ami. La créature hurla de douleur et s’écroula. Ren Tang se releva, le visage couvert de sang, et un morceau de peau pendant sur sa tempe.

La bataille faisait rage. Les démons submergeaient les lignes de leurs ennemis, les contournant ou les survolant. Pourtant, les riaj-nors continuaient à avancer, taillant dans la masse. Plus de la moitié des Hommes d’Argile avaient péri, mais les hordes de démons s’amenuisaient. Yu Yu était épuisé. De la glace s’accrochait à sa peau de loup. Il buta contre le corps d’un riaj-nor et tomba. Kysumu le releva.

La brume s’ouvrit. Une brise tiède courut sur les ruines et les démons s’évanouirent.

Song Xiu étreignit Yu Yu et désigna la ligne des falaises.

— Le portail est là-bas, dit-il.

Yu Yu scruta l’obscurité. Il discerna une étincelle bleutée dansant sur de la pierre grise. Mais ce ne fut pas la lumière qui retint son attention. C’était les deux cents kriaz-nors qui formaient des lignes de défense.

— Après tout ce que nous avons enduré, on mériterait quand même un peu de chance, non ? grogna le Pria-shath.

— Mais c’est une chance, répliqua Ren Tang. On ne peut pas se repaître du cœur des démons.

Le terrassier regarda le guerrier, mais s’abstint de répondre. En dépit de son ton léger, le riaj-nor semblait éreinté. Song Xiu s’appuya sur son épée, et fit le compte de leurs forces. Yu Yu l’imita. Il leur restait à peine une centaine de guerriers, et beaucoup étaient blessés.

— Peut-on les vaincre ? demanda Yu Yu.

— Nous n’avons pas à les battre, expliqua Song Xiu. Il nous suffit de franchir leurs lignes et d’atteindre le portail.

— Ça, on peut y arriver, non ?

— Nous sommes ici pour ça, lâcha Song Xiu.

— Alors, allons-y, dit Ren Tang. Après, je veux me trouver une ville avec une taverne et une femme à gros cul, voire deux.

— Deux… tavernes ou deux femmes ? demanda un autre guerrier.

— Tavernes, avoua Ren Tang. Je suis un peu trop fatigué pour exiger plus d’une femme.

Plantant son épée dans le sol, il pressa la main contre sa blessure, maintenant en place la peau pendante. Song Xiu s’approcha, sortit une aiguille courbe et piqua dans les chairs sanglantes.

— Bien, si tu ne veux pas de deux femmes, j’en prendrai une.

— Oui, acquiesça Ren Tang avec un sourire. Alors, ne perdons pas de temps. Balayons ces vermines, et allons nous saouler.

— D’accord, fit Song Xiu, avant de se retourner vers Yu Yu en soupirant. J’ai entendu ce que ton ami t’a dit tout à l’heure. Il avait tort à ce moment-là, mais à présent ses paroles sonnent juste, tu ne peux pas nous suivre dans ce dernier combat. Nous ne pourrons pas te protéger. Et une fois que nous aurons traversé, nous ne pourrons pas nous protéger.

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Quand nos épées toucheront le portail, elles disparaîtront. Le sortilège les absorbera.

— Mais vous allez vous faire tuer ! s’exclama Yu Yu.

— Mais le portail sera clos, souligna le riaj-nor.

— Je ne vous quitterai pas, lâcha le Pria-shath.

— Écoute-moi, coupa Ren Tang. Même si je les hais, je dois admettre que ces kriaz-nors sont de féroces combattants. Nous ne pouvons pas les affronter et te protéger en même temps. Pourtant, si tu nous suis, nous nous sentirons obligés de le faire. Comprends-tu ce que ça implique ! Ta présence diminuera nos chances de réussir.

— Ne sois pas triste, Yu Yu, reprit Song Xiu. C’est pour défendre des gens comme toi que Qin Chong, moi et les autres avons abandonné notre humanité. Je suis heureux de t’avoir rencontré, car ça prouve que nous ne l’avons pas fait en vain. Ton ami Kysumu peut nous accompagner. Il représentera les humains lors de cet affrontement. Si c’est ce qu’il désire. Il ne tient pas véritablement à la vie. Ne connaissant pas la joie, il ne connaît pas la peur. C’est pourquoi il ne pourra jamais être le héros que tu es, et c’est pourquoi tu es devenu le Pria-shath. Sans la peur, il n’est point de courage. Tu t’es battu à nos côtés, terrassier, et je suis fier de t’avoir connu. (Il tendit la main, et Yu Yu la serra en refoulant ses larmes.) À présent, nous devons accomplir notre destin.

Les riaj-nor formèrent les rangs avec Ren Tang, Song Xiu et Kysumu au centre.

Tristement, Yu Yu les regarda avancer lentement vers l’ennemi ancestral.

 

Waylander plongea son regard dans les yeux dorés d’Ustarte.

— Vous êtes en train de me dire que je meurs ? Je me sens bien pourtant. Je ne sens aucune douleur.

— Et votre cœur ne bat plus, soupira la prêtresse.

Waylander se redressa et prit son pouls. Elle avait raison. Il ne trouvait pas de pulsations.

— Je ne comprends pas.

— C’est un talent que je ne me connaissais pas avant que nous traversions le portail. Une des fugitives, Sheetza, a été poignardée. Son cœur aussi s’est arrêté de battre. J’ai soigné sa blessure – comme je l’ai fait avec vous – et envoyé une portion de mon pouvoir dans son sang pour qu’il recommence à circuler. Elle a survécu quelques heures, puis, quand le sortilège s’est évanoui, elle est morte. Vous n’avez plus que quelques heures à vivre, Waylander. Je suis désolée.

Keeva émergea des ombres.

— Il y a sûrement quelque chose à faire ! dit-elle en s’agenouillant près de lui.

— Combien de temps ? demanda Waylander.

— Dix heures, peut-être douze.

— Le gamin ne doit pas le savoir, souffla-t-il en se relevant.

Il retourna à l’endroit où Niallad et Emrin les attendaient, assis près de la piste. Quand le jeune noble aperçut Waylander, il se leva d’un bond.

— Je ne voulais pas tirer, dit-il.

— Je sais, répondit Waylander. Le carreau a à peine transpercé la peau. Viens faire un tour avec moi. (Niallad se pétrifia, la peur creusant ses traits.) Je ne te ferai aucun mal, Niallad. Nous devons parler.

Waylander guida le jeune homme près d’un amoncellement de rochers non loin d’un ruisseau.

Ils s’assirent, et le soleil disparut derrière les montagnes.

— Le mal agit furtivement, murmura Waylander. Un homme entreprend une mission à laquelle il croit, et chaque mort assombrit un peu plus son âme. Il ne vit ni le jour ni la nuit. Un jour, cet homme du crépuscule, cet… Homme Gris… s’enfonce dans les ténèbres. Jeune, j’ai tenté de mener une vie décente. Un jour, je suis rentré chez moi et ai trouvé ma famille massacrée. Ma femme, Tanya, mon fils et mes deux petites filles. J’ai traqué les dix-neuf hommes qui avaient pris part au raid. J’ai mis presque vingt ans pour les retrouver. Je les ai tous tués jusqu’au dernier.

» Ils ont souffert comme Tanya a souffert. Ils ont tous péri dans des souffrances abominables. Quand j’ai regardé le tortionnaire que j’étais devenu, je me suis à peine reconnu. Mon cœur était de pierre. J’avais tourné le dos à toutes les valeurs que je chérissais. Je ne peux pas te dire pourquoi j’ai accepté ce contrat sur la tête du roi. Ça n’a plus d’importance. Une seule chose compte : j’ai accepté, et je l’ai tué. Quand je l’ai assassiné, je suis enfin devenu aussi mauvais que les hommes qui avaient massacré ma famille.

» Si je te révèle tout cela, ce n’est ni pour me justifier ni pour demander ton pardon, ce n’est pas à toi de me l’accorder. Je te raconte tout ça, car ça peut t’aider. Tu as peur d’être faible, je le sens. Mais tu ne l’es pas. Niallad. L’un des hommes ayant assassiné tes parents était à ta merci, et tu as respecté le code de la chevalerie. C’est une force que je n’ai jamais eue. Accroche-toi à ça, Niallad. Accroche-toi à la lumière. N’oublie jamais ce code, quelles que soient tes décisions. Et quand tu affronteras un rival ou un ennemi, ne fais jamais rien qui pourrait t’apporter la honte.

Waylander se leva, et ils rejoignirent leurs compagnons. L’Homme Gris récupéra son arme et appela les prisonniers. Ils approchèrent à contrecœur.

— Vous êtes libres, dit-il. Si je vous revois, vous êtes morts. Allez, partez.

Les quatre hommes restèrent immobiles un moment, puis l’un d’entre eux s’enfuit dans la forêt. Les autres attendirent pour voir si l’assassin allait l’abattre. Quand ils constatèrent qu’il ne faisait rien, ils prirent eux aussi leurs jambes à leur cou.

— Inutile de les poursuivre, souffla Waylander à Emrin. Leurs chevaux sont loin. Emprunte la route des cols et emmène Keeva et Niallad à la capitale. S’il est assez déterminé, Niallad se fera entendre des autres nobles et il deviendra duc. Je veux que tu le protèges.

— Très bien, monsieur. Où allez-vous ?

— Là où tu ne peux pas me suivre, Emrin.

— Non, mais moi je peux, intervint Keeva.

Waylander se tourna vers elle.

— Tu m’avais dit que tu ne voulais pas devenir une meurtrière et je respecte ce choix, Keeva Taliana. Si tu m’accompagnes, tu devras te servir de ton arbalète.

— Nous n’avons pas le temps de discuter, lâcha Keeva. Nous devons arrêter le magicien. On ne sait jamais, vous pourriez échouer.

— Alors, qu’il en soit ainsi ! Partons, nous avons une sacrée chevauchée devant nous.

— Inutile de vous épuiser, dit Ustarte. Approchez-vous de moi, et je vous transporterai où vous voulez.

Waylander et Keeva s’exécutèrent.

— Pour ce que ça vaut, Homme Gris, déclara Niallad, moi, je vous pardonne et je vous remercie de tout ce que vous avez fait pour moi.

La prêtresse leva les bras. L’air se troubla devant elle. Puis elle disparut, emportant Waylander et Keeva avec elle.