INTENSIT…

DEAN KOONTZ

INTENSIT…

ROBERT LAFFONT

Titre original:

INTENSITY

Traduit de l'américain par Michéle Garéne Dean R. Koontz, 1995

ISBN 2-266-08962-5

Je dédie ce livre à Florence Koontz Ma mére. Perdue depuis longtemps. Ma gardienne L'espoir est le but que nous poursuivons.

L 'amour est la route qui nous y méne.

Le courage est le moteur qui nous y conduit.

Nous sortons de l'obscurité pour entrer dans la foi.

Le soleil rouge est en équilibre sur les plus hauts remparts montagneux et, dans la lumiére déclinante, les contreforts paraissent embrasés. Une brise fraîche soufflant de l'ouest attise les grandes herbes séches qui coulent en vagues de feu doré sur les pentes vers la fertile vallée plongée dans l'ombre.

Debout dans l'herbe haute jusqu'aux genoux, les mains dans les poches de sa veste en jean, il observe les vignobles. On a taillé les vignes pendant l'hiver.

La saison nouvelle s'annonce à peine. On a coupé la moutarde sauvage qui avait envahi les rangs pendant les mois de froid et fait disparaître ses racines en labou-rant. La terre est noire et riche.

Les vignobles encerclent une grange, des b‚timents et le bungalow du régisseur. Aprés la grange, la construction la plus vaste est la maison des propriétaires, de style victorien avec ses pignons, ses lucarnes, ses frises de bois sous les corniches et son fronton sculpté

au-dessus du perron.

Paul et Sarah Templeton habitent cette maison toute l'année, et leur fille Laura vient de temps à autre les voir de San Francisco o˘ elle fait ses études. Elle est censée être là ce week-end.

Il contemple rêveusement une image mentale du visage de Laura, aussi précise qu'une photo. Les traits parfaits de la jeune fille lui font curieusement penser à

de succulentes grappes sucrées de pinot noir et de gre-nache à la peau pourpre et translucide. Il sent le go˚t des grappes fantômes éclater entre ses dents.

En s'enfonçant lentement derriére les montagnes, le soleil dégage une lumiére si chaude et si mordante qu'à

son contact la terre assombrie semble s'en imprégner à jamais. L'herbe rougeoie elle aussi, non plus embrasement sans feu, mais marée rouge venant mouiller ses genoux.

Il tourne le dos à la maison et aux vignes. Savourant toujours le go˚t des grappes, il marche vers l'ouest dans l'ombre des hautes crêtes boisées.

Il sent l'odeur des petits animaux des champs blottis dans leurs taniéres. Il entend le murmure d'ailes fen-dant le vent-un faucon en chasse trace des cercles à

une centaine de métres au-dessus de lui-et il perçoit la froide lueur des étoiles encore invisibles.

Dans cet étrange océan de lumiére rouge chatoyante, les ombres noires des branches basses des arbres bordant la route glissaient sur le pare-brise comme des nageoires de requin.

Laura Templeton négociait les virages de la départementale avec une maîtrise admirable, mais elle conduisait trop vite.

-Tu as le pied un peu lourd, dit Chyna.

-C'est toujours mieux qu'un gros cul, répliqua Laura avec une grimace.

-Tu vas finir par nous tuer.

-Maman déteste qu'on soit en retard.

-Mieux vaut être en retard que mort.

-Tu ne connais pas maman. Elle est trés à cheval sur les régles.

-La police de la route aussi.

Laura éclata de rire.

-Parfois, quand tu parles, je croirais l'entendre.

-qui ?

-Maman.

-Il faut bien que l'une de nous deux se comporte en adulte responsable, répliqua Chyna en se crampon-nant dans un virage.

-J'ai quelquefois du mal à croire que tu n'as que trois ans de plus que moi. Vingt-six, c'est ça ? Tu es s˚re que ce n'est pas cent vingt-six ?

-Je suis une vieillerie.

Elles avaient quitté San Francisco sous un ciel bleu vif pour un week-end de quatre jours, loin de l'université de Californie o˘ elles devaient terminer leur maîtrise de psychologie au début de l'été. Laura n'avait pas été retardée dans ses études par la nécessité de les financer, mais Chyna, depuis dix ans, étudiait tout en travaillant à plein temps comme serveuse, d'abord chez Denny, puis dans une succursale d'Olive Garden, et maintenant dans un restaurant haut de gamme avec nappes blanches, serviettes en tissu, fleurs fraîches sur les tables, et des clients, Dieu les bénisse, laissant réguliérement des pourboires de quinze à vingt pour cent.

Ce week-end dans la maison des Templeton dans la vallée de Napa serait pratiquement ses premiéres vacances en une décennie.

A la sortie de San Francisco, Laura avait emprunté

l'autoroute 80 qui traverse Berkeley et passe à l'extrémité orientale de la baie de San Pablo. Chyna avait vu des hérons cendrés prendre gracieusement leur envol: énormes, étrangement préhistoriques, superbes dans le ciel pur.

A présent, dans le couchant cramoisi et doré, des nuages épars flambaient dans le ciel, et la vallée de Napa se déroulait devant elles comme une tapisserie éclatante. Laura avait quitté l'autoroute pour une route panoramique; mais elle conduisait si vite que Chyna n'avait guére le loisir d'admirer le paysage.

-J'adore la vitesse ! dit Laura.

-Je la déteste.

-Moi, j'aime bouger, courir, voler. Tu crois que j'ai été une gazelle dans une vie antérieure ?

Chyna jeta un coup d'oeil au compteur et fit la grimace.

-Une gazelle... tu parles. Plutôt une folle enfermée à l'asile, oui.

-Ou bien un guépard. Les guépards sont trés rapides.

-C'est ça, un guépard, et un jour que tu poursuivais une proie, tu as raté le bord du ravin, entraînée par ton élan. Tu étais le Will le Coyote des guépards.

-Je conduis bien, Chyna.

-Je sais.

-Alors détends-toi.

-Je ne peux pas.

-Jamais ? soupira Laura.

-Si, quand je dors, dit Chyna dont les pieds failli-rent traverser le plancher quand la Mustang se précipita dans un grand lacet.

Derriére le bas-côté gravillonné de la route, la terre couverte de moutarde sauvage et de ronces descendait vers une rangée de grands aunes noirs frangés de bourgeons. Leurs ombres se découpaient sur les vignobles baignés d'une vive lumiére rouge. Chyna fut s˚re que la voiture allait décoller, partir en tonneaux, s'écraser contre les arbres... son sang irait fertiliser les vignes les plus proches.

Mais Laura maintint sans effort la Mustang sur la route. La voiture sortit du lacet et s'engagea dans une longue côte.

-Je parie que tu t'inquiétes même dans ton sommeil.

-Tôt ou tard, dans chaque rêve, il y a un croque-mitaine. Il faut s'en méfier.

-Je fais plein de rêves sans croque-mitaines. Des rêves merveilleux.

-De femme canon ?

-J'adorerais. Non, mais il m'arrive de rêver que je vole. Toujours nue, je plane dans les hauteurs, ou bien je survole des lignes téléphoniques, des champs de fleurs aux couleurs vives, des cimes d'arbres. Tellement libre. Lorsqu'ils lévent le nez, les gens sourient et me font bonjour de la main. Ils sont tellement ravis de voir que je vole, tellement contents pour moi. Et parfois je suis avec un mec superbe, mince et musclé, avec une toison de cheveux dorés et un joli regard vert qui sait voir mon ‚me, nous faisons l'amour en déri-vant entre ciel et terre, et j'ai une succession d'orgas-mes spectaculaires, en planant dans le soleil entre les fleurs et les oiseaux, des oiseaux avec des ailes d'un superbe bleu irisé aux chants les plus beaux que tu puisses imaginer, et je suis comme gorgée d'une lumiére éblouissante, une créature de lumiére, et je déborde tellement d'énergie que j'ai l'impression que je vais exploser, exploser pour former un univers tout neuf à moi toute seule et vivre éternellement. Tu as déjà fait un rêve comme ça ?

Chyna avait enfin détourné les yeux du macadam qui fonçait vers elle. Elle regardait Laura d'un air ebahi.

- Non.

- Vraiment ? Tu n'as jamais fait de rêve de ce genre?

- Jamais.

-Moi, je n'arrête pas.

-Tu veux bien regarder la route ?

-Tu ne fais jamais de rêves érotiques ?

-Cela m'arrive.

-Et?

-Et quoi ?

-Et?

-Ce n'est pas bien.

-Tu fais des rêves o˘ ce n'est pas bien ? s'exclama Laura en fronçant les sourcils. Allons, Chyna, ce n'est pas la peine d'en rêver... il y a plein de types prêts à te faire ça trés mal si tu y tiens.

-Ah ! trés drôle ! Je fais des cauchemars, voilà ce que je veux dire, trés menaçants.

-Tu fais l'amour et tu trouves ça menaçant ?

-Oui, parce que, dans mes rêves, je suis toujours une petite fille de six, sept ou huit ans, et je me cache toujours d'un homme... je ne sais pas trés bien ce qu'il me veut, ni pourquoi il me cherche, mais je suis s˚re qu'il attend de moi quelque chose qui n'est pas bien, quelque chose d'affreux, et que ce sera comme de mourir.

-qui est-ce ?

-Différents hommes.

-Les ordures avec lesquelles traînait ta mére ?

Chyna avait beaucoup parlé de sa mére à Laura.

C'était la seule à qui elle se soit jamais confiée.

-Oui. Ces hommes-là. J'ai toujours réussi à leur échapper dans la vie réelle. Ils ne m'ont jamais touchée. Et ils ne me touchent jamais dans les rêves. Mais la menace est toujours là...

-Donc, ce ne sont pas seulement des rêves. Ce sont aussi des souvenirs.

-Oui, hélas.

-Et quand tu ne dors pas ?

-Comment ça ?

-Est-ce que tu t'embrases, est-ce que tu te laisses aller quand tu fais l'amour... ou le passé est-il toujours là?

-qu'est-ce que tu cherches à faire ? une analyse à cent trente kilométres à l'heure ?

-On se défile ?

-Tu es de la police ?

-C'est ce qu'on appelle de l'amitié.

- C'est ce que j'appelle fouiller dans la vie des gens.

- On se défile ?

-D'accord, soupira Chyna. J'aime bien être avec un homme. Je ne suis pas inhibée. J'avoue que je ne me suis jamais sentie une créature de lumiére sur le point de créer un nouvel univers, mais j'ai été pleinement satisfaite, j'ai toujours eu du plaisir.

-Pleinement ?

-Pleinement.

En fait, Chyna n'avait jamais eu que deux amants, le premier à l'‚ge de vingt et un ans. Des hommes doux, gentils et convenables qui lui avaient fait connaître le plaisir. La premiére histoire avait duré onze mois, la seconde, treize, et elles ne lui avaient pas laissé de mauvais souvenirs. Mais elles ne l'avaient pas aidée à

bannir les cauchemars qui revenaient la hanter, et elle n'avait pas réussi à créer un lien émotionnel aussi fort que l'intimité physique. Lorsqu'elle aimait un homme, elle pouvait donner son corps, mais jamais totalement ni son esprit ni son coeur. Elle avait peur de s'engager, de faire confiance. Personne dans sa vie, à l'exception possible de Laura Templeton, cascadeuse à l'état de veille et femme ailée dans ses rêves, n'avait jamais eu sa confiance totale.

Le vent hurlait autour de la voiture. Dans la course des ombres sur le pare-brise et la lumiére embrasant l'horizon, la longue côte devant elles lui parut soudain être une rampe, dont elles décolleraient pour survoler une douzaine de bus en flammes, sous les clameurs de spectateurs avides de sensations fortes.

-Et si on crevait un pneu ?

-On ne crévera pas.

-Mais si cela arrivait ?

-Alors nous nous transformerons en gelée de nanas dans une boîte de conserve, répondit Laura avec un sourire démoniaque. On ne pourra même pas séparer nos restes. Une masse amorphe. Ce ne sera même pas la peine de nous mettre dans des cercueils. On nous versera dans une jarre qu'on placera dans une tombe avec l'inscription suivante: Laura Chyna Templeton Shepherd. Seul un robot ménager aurait pu mieux faire.

Chyna avait les cheveux sombres au point d'en être presque noirs, Laura était une blonde aux yeux bleus, mais elles se ressemblaient suffisamment pour qu'on les croie soeurs. Un métre soixante-deux, aussi minces l'une que l'autre, elles auraient pu échanger leurs vêtements. Elles avaient toutes les deux les pommettes hautes, les traits fins et une grande bouche. Enfin, Chyna la jugeait trop grande: Laura prétendait quant à elle qu'elle était juste assez " généreuse " pour permettre un sourire resplendissant.

En revanche, comme le prouvait l'amour de la vitesse de Laura, à certains égards, elles étaient profondément différentes. Peut-être ces différences les avaient-elles d'ailleurs plus rapprochées que leurs res-semblances.

-Tu crois que je vais plaire à tes parents ?

-Je croyais que c'étaient les pneus qui t'inquié-taient ?

-Je suis une angoissée multiplex. Je vais leur plaire ou non ?

-Bien s˚r que tu vas leur plaire. Tu sais ce qui m'inquiéte, moi ?

-Pas la mort, on dirait.

-Toi. Je m'inquiéte pour toi, dit Laura en lui jetant un coup d'oeil, avec un sérieux qui lui ressemblait peu.

-Je suis parfaitement capable de m'occuper de moi.

-«a, je n'en doute pas. Je te connais trop bien pour en douter. Mais la vie ne se résume pas à s'occuper de soi, en gardant la tête baissée, pour passer à

travers.

-Laura Templeton, philosophe.

-La vie, c'est vivre.

-Trés profond.

-Plus que tu ne crois.

En haut de la côte, elles ne trouvérent ni bus en flammes, ni clameurs enthousiastes, mais une Buick ancien modéle qui roulait bien en dessous de la limite de vitesse. Un vieux monsieur aux cheveux blancs la conduisait. Laura freina.

La ligne blanche était continue. Pas question de doubler. Les côtes et les lacets se succédaient, et il était difficile de voir ce qui arrivait en face.

Laura alluma ses phares, espérant encourager le chauffeur de la Buick soit à accélérer, soit à se ranger dés que le bas-côté s'élargirait pour les laisser passer.

-Suis ton propre conseil... détends-toi, la môme.

-Je détesterais être en retard pour le dîner.

-D'aprés ce que tu m'as dit de ta mére, je la vois mal nous taper dessus avec des cintres en fil de fer.

-Elle est géniale.

-Alors détends-toi.

-Mais tu ne connais pas son regard déçu... il est pire que des cintres en fil de fer. La plupart des gens l'ignorent, mais c'est gr‚ce à maman que la guerre froide a pris fin. Il y a plusieurs années, le Pentagone l'a envoyée à Moscou pour qu'elle gratifie tout le foutu Politburo de ce regard-là, et ces voyous de Soviétiques se sont effondrés, bourrelés de remords.

Devant elles, le vieux monsieur dans sa Buick jeta un coup d'oeil dans son rétroviseur.

Les cheveux blancs dans les phares, l'angle de la tête, et la simple idée du reflet des yeux dans le rétroviseur donnérent à Chyna une puissante sensation de déjà-vu. Elle se sentit soudain glacée sans comprendre pourquoi... puis il lui revint en mémoire un incident qu'elle s'était longtemps efforcée d'oublier: un autre crépuscule, dix-neuf ans plus tôt, sur une route déserte de Floride.

-Oh ! mon Dieu.

-que se passe-t-il ?

Chyna ferma les yeux.

-Tu es verte. qu'est-ce qui se passe ?

-Il y a trés longtemps... j'étais petite, j'avais sept ans... nous étions dans les Everglades, je crois... en tout cas, c'était un pays marécageux. Peu d'arbres, disparaissant sous la mousse espagnole. C'était plat jusqu'à

l'infini, rien que du plat et du ciel, avec un coucher de soleil rouge comme aujourd'hui, une petite route au milieu de nulle part, deux voies étroites, déserte et solitaire...

Chyna était avec sa mére et Jim Woltz, un dealer et trafiquant d'armes de Key West chez qui elles vivaient de temps à autre, un mois ou deux, depuis son enfance.

Ils rentraient d'un voyage d'affaires dans la vieille Cadillac rouge de Woltz, un modéle avec d'énormes ailerons massifs et des tonnes de chrome. Woltz conduisait vite sur la route droite, avec des pointes à plus de cent soixante kilométres à l'heure. Cela faisait prés d'un quart d'heure qu'ils n'avaient croisé personne lorsqu'ils rejoignirent en pétaradant le vieux couple dans la Mercedes beige. La femme était au volant. Un oiseau. Un casque de cheveux argentés coupés court.

Soixante-quinze ans au bas mot. Elle roulait à soixante kilométres à l'heure. Woltz aurait pu la doubler; il n'y avait ni ligne blanche ni personne en sens inverse jusqu'à l'horizon.

-Mais il était défoncé à je ne sais quoi, continua Chyna sans rouvrir les yeux, regardant avec une terreur croissante le souvenir défiler derriére ses paupiéres closes comme un film sur un écran. Il était défoncé les trois quarts du temps de toute façon. Peut-être que, ce jour-là, il avait pris de la coke. Je ne sais pas. Je ne m'en souviens pas. Il buvait aussi. Ils buvaient tous les deux; lui et ma mére. Ils avaient une glaciére. Avec des bouteilles de jus de pamplemousse et de vodka. La vieille dame dans la Mercedes roulait vraiment à une allure d'escargot, et Woltz est devenu fou furieux, il ne raisonnait plus. qu'est-ce que ça pouvait bien lui faire ? Il n'avait qu'à la doubler. Mais la voir conduire aussi lentement sur cette route déserte lui a fait péter les plombs. Le mélange de drogue et d'alcool... Lorsqu'il entrait dans une de ses coléres, il devenait tout rouge, les artéres battaient sur son cou, ses m‚choires se raidissaient. Personne ne pouvait être aussi complétement en colére que Jim Woltz. Sa rage excitait ma mére. Toujours. Alors elle s'est mise à l'asticoter, à

l'encourager. J'étais assise sur la banquette arriére. Je me cramponnais comme une folle tout en la suppliant d'arrêter. En vain.

Pendant un long moment, Woltz était resté juste derriére l'autre voiture, klaxonnant, essayant d'obliger le vieux couple à accélérer. Par moments, il se collait contre leur pare-chocs, métal embrassant le métal dans un hurlement. Cela avait fini par ébranler la vieille dame qui s'était mise à faire des embardées, craignant d'aller plus vite avec Woltz si prés derriére, mais trop effrayée pour se garer et le laisser passer.

-Bien entendu, dit Chyna, il ne se serait pas contenté de la doubler et de la laisser tranquille. A cet instant, il était en plein délire psychotique. Il se serait arrêté en même temps qu'elle. Cela se serait mal terminé de toute façon.

A plusieurs reprises Woltz s'était porté à la hauteur de la Mercedes, éructant, agitant le poing, et le vieux couple aux cheveux blancs avait fini par le regarder avec des yeux écarquillés de peur aprés avoir tenté de l'ignorer. Chaque fois, au lieu de les doubler et de les distancer, il s'était replacé juste derriére eux pour s'amuser à les pousser. Pour lui, dans son brouillard de drogue et d'alcool, ce harcélement était une affaire trés sérieuse, qui prenait une importance et un sens incompréhensibles pour une personne sobre et clean.

Pour la mére de Chyna, Anne, ce n'était qu'un jeu, une aventure, et c'était elle, toujours à l'af˚t d'émotions fortes, qui avait dit: Et pourquoi on lui ferait pas passer un test de conduite ? Un test ? avait dit Woltz. J'ai pas besoin de faire passer un test à cette vioque pour savoir qu'elle conduit comme un pied. Lorsqu'il revint à la hauteur de la Mercedes, Anne insista: Si, pour voir si elle réussit à rester sur la route. Mets-la au défi .

-Il y avait un fossé paralléle à la chaussée, un de ces canaux de drainage qu'on voit le long de certaines routes de Floride. Pas trés profond mais assez tout de même. Avec la Cadillac, Woltz a serré la Mercedes contre le bas-côté. La femme aurait d˚ résister, l'obliger à s'écarter. Elle aurait d˚ mettre le pied au plancher et fuir. Sa Mercedes aurait semé la Cadillac sans probléme. Mais cette femme était vieille et terrifiée, et elle n'avait jamais vécu pareille expérience. Je pense qu'elle était pétrifiée, complétement incapable de comprendre le genre d'individus auxquels elle avait affaire, incapable d'expliquer leur comportement alors que son mari et elle ne leur avaient rien fait. Woltz l'a forcée à

quitter la route. La Mercedes est tombée dans le canal.

Woltz s'était arrêté pour faire marche arriére jusqu'à

l'endroit o˘ la Mercedes s'enfonçait rapidement. Anne et lui étaient descendus de voiture pour regarder. La mére de Chyna avait insisté pour qu'elle vienne voir elle aussi: Allez, viens, petite trouillarde. Faudrait pas que tu rates ce spectacle. Ce serait dommage. La Mercedes était couchée sur le flanc droit, dans la vase du canal. Du bas-côté, ils voyaient la portiére du conducteur. Des nuées de moustiques les entouraient dans l'air humide du soir, mais ils en étaient à peine conscients, hypnotisés par le spectacle, les yeux fixés sur la vitre avant gauche du véhicule presque submergé.

-C'était le crépuscule, continua Chyna, décrivant les images qui défilaient derriére ses yeux clos, la femme avait allumé ses phares, et ils brillaient encore, l'habitacle était éclairé. A cause de l'air conditionné, toutes les fenêtres étaient fermées, et le pare-brise comme la vitre du conducteur avaient résisté au tonneau. On voyait ce qui se passait à l'intérieur, parce que les vitres du côté gauche affleuraient. Il n'y avait aucun signe du mari. Inconscient, sans doute. Mais la vieille dame... pressait son visage contre la vitre. Le niveau de l'eau montait dans la voiture, il restait une grosse bulle d'air contre la vitre, et elle collait son visage dedans pour respirer. Nous étions là à la regarder. Woltz aurait pu l'aider. Ma mére aussi. Mais ils ne bougeaient pas. La vieille dame n'arrivait visiblement pas à ouvrir sa fenêtre, sa portiére devait être bloquée... ou peut-être était-elle trop terrifiée et trop faible pour la pousser.

Chyna avait tenté de s'éloigner, mais sa mére l'avait retenue, murmurant dans un souffle empestant la vodka et le jus de pamplemousse: Nous sommes différents des autres, bébé. Aucune régle ne s'applique à nous.

Tu ne comprendras jamais ce qu'est la vraie liberté si tu ne regardes pas ça. Chyna avait fermé les yeux, mais cela ne l'avait pas empêchée d'entendre les cris de la vieille dame dans la bulle d'air à l'intérieur de la voiture submergée. Des cris étouffés.

-Puis les cris se sont progressivement affaiblis...

avant de cesser. quand j'ai rouvert les yeux, la nuit était tombée. Il y avait encore de la lumiére dans la Mercedes, et le visage de la femme était toujours pressé contre la vitre, mais une brise ridait l'eau du canal, et ses traits étaient flous. J'ai compris qu'elle était morte. qu'ils étaient morts, son mari et elle. J'ai fondu en larmes. Ce qui a déplu à Woltz. Il m'a menacée de me traîner dans le canal, d'ouvrir une portiére de la Mercedes et de me coller dedans avec les cadavres. Ma mére m'a fait boire du jus de pamplemousse avec de la vodka. J'avais à peine sept ans. Jusqu'à Key West, je suis restée allongée sur la banquette arriére, étourdie par l'alcool, à moitié so˚le et un peu nauséeuse, pleurant encore mais sans bruit pour ne pas mettre Woltz en colére, et j'ai fini par m'endormir.

Dans la Mustang de Laura, on n'entendait plus que le doux bourdonnement du moteur et le chant des pneus sur le macadam.

Chyna rouvrit les yeux sur la vallée de Napa o˘ l'obscurité avait presque effacé les traces rouges dans le ciel.

Le vieux monsieur dans sa Buick n'était plus devant elles. Elles roulaient considérablement moins vite qu'avant; il avait d˚ les distancer.

-Mon Dieu ! murmura Laura.

Chyna tremblait convulsivement. Elle tira des Kleenex de la boîte posée entre les siéges, se moucha et s'essuya les yeux. Au cours des deux derniéres années, elle avait fait partager une partie de son enfance à

Laura, mais chaque nouvelle révélation, et il en restait encore beaucoup, était aussi difficile que la précédente.

Lorsqu'elle évoquait le passé, elle br˚lait toujours de honte, comme si elle était aussi coupable que sa mére, comme si on pouvait lui reprocher chacun de ses actes criminels et coups de folie, alors qu'elle n'avait été

qu'une enfant impuissante prise au piége de la démence des autres.

-Tu la reverras un jour ?

-Je ne sais pas, répondit Chyna, encore paralysée d'horreur.

-Tu aimerais ?

Chyna hésita. Elle serrait les poings, le Kleenex trempé en boule dans la main droite.

-Peut-être.

-Mais, enfin ! pourquoi ?

-Pour lui demander pourquoi justement. Pour essayer de comprendre. Pour régler certaines choses.

Mais... peut-être pas.

-Sais-tu seulement o˘ elle est ?

-Non. Mais cela ne m'étonnerait pas qu'elle soit en prison. Ou morte. On ne peut pas vivre comme ça et espérer avoir le temps de vieillir.

Elles descendaient dans la vallée.

-Je la vois encore debout dans l'obscurité moite sur la berge de ce fossé, luisante de sueur, les cheveux humides et emmêlés, couverte de piq˚res de moustiques, le regard voilé par la vodka. Eh bien, malgré tout, elle restait la plus belle femme du monde. Elle était si belle, si parfaite en façade, comme un être sorti d'un rêve, un ange... mais elle n'était jamais aussi belle que lorsqu'elle était excitée, qu'il y avait eu de la violence.

Je la vois encore, dans la lueur verd‚tre des phares de la Mercedes à travers l'eau boueuse du canal, ravissante, glorieuse, l'être le plus beau que tu puisses ima-

giner, une deesse...

Les tremblements de Chyna se calmérent peu à peu.

La chaleur de la honte qui lui embrasait le visage s'estompa lentement.

Elle était infiniment reconnaissante à Laura de son amitié, de l'intérêt et du soutien qu'elle lui apportait.

Avant de la connaître, Chyna taisait son passé, incapable d'en parler à quiconque. Maintenant qu'elle venait de se décharger d'un autre souvenir haÔssable, elle ne trouvait pas les mots pour exprimer sa gratitude.

-«a va, dit Laura comme si elle lisait dans ses pensees.

Elles poursuivirent leur route en silence.

Elles étaient en retard pour le dîner.

La maison Templeton lui parut accueillante au premier regard: vaste, victorienne, avec des pignons et de grands porches à l'avant et à l'arriére. Elle se dressait à cinq cents métres de la route, au bout d'une allée gravillonnée, au milieu des vignes.

Les Templeton cultivaient leurs soixante hectares de vignobles depuis trois générations, mais n'avaient jamais pressé leur vin. Ils vendaient les fruits de leurs cépages d'excellente qualité à l'un des meilleurs pro-ducteurs de la vallée.

Sarah Templeton apparut sous le porche quand la Mustang se gara devant la maison et descendit rapidement les marches du perron pour accueillir Laura et Chyna. Jolie femme d'une quarantaine d'années, d'une minceur adolescente, avec des cheveux blonds courts bien coupés, elle était vêtue d'un jean brun et d'un chemisier vert émeraude à manches longues orné de broderies au col. A la fois chic et maternelle. En voyant Sarah serrer sa fille dans ses bras avec une tendresse manifeste, Chyna eut un pincement d'envie et fut parcourue d'un frisson de regret de n'avoir jamais connu l'amour d'une mére.

Sarah se tourna alors vers elle, la prit à son tour dans ses bras et l'embrassa sur la joue.

-Laura me dit que vous êtes la soeur qu'elle n'a jamais eue: je veux que vous vous sentiez chez vous ici. Notre maison est aussi la vôtre.

Surprise, un peu raide au début, si peu habituée aux rituels de l'affection familiale qu'elle ne savait trop comment réagir, Chyna finit par rendre maladroitement l'étreinte et balbutier des remerciements. Elle avait la gorge soudain si serrée qu'elle fut ébahie de pouvoir articuler un mot.

Prenant Laura et Chyna par le cou, Sarah les guida vers le large perron.

-Nous reviendrons chercher vos bagages plus tard. Le dîner est prêt. Venez. Laura m'a tant parlé de vous, Chyna.

-Au fait, maman, j'ai oublié de te dire que Chyna donnait dans le vaudou. Je t'avais caché ce détail. Il faut qu'elle sacrifie un poulet tous les soirs à minuit tant qu'elle sera chez nous.

-Désolée, ici, il n'y a que des vignes. Mais, aprés le dîner, nous irons faire des provisions de poulets dans une ferme du voisinage.

Chyna éclata de rire et jeta un oeil narquois à Laura: Et ce fameux regard ?

-En ton honneur, dit son amie, la comprenant à

mi-mot, on a rangé tous les cintres en métal et autres accessoires du même genre.

-Mais qu'est-ce que tu racontes ? dit sa mére.

-Tu me connais, maman... je suis un vrai moulin à paroles. Je parle, je parle...

Dans la cuisine spacieuse, Paul Templeton, le pére de Laura, sortait un gratin de pommes de terre du four.

Un métre soixante-dix-sept, r‚blé, c'était un homme à

l'élégance un peu rude, avec un teint rougeaud sous d'épais cheveux noirs. Il posa le plat fumant, retira ses gants de cuisine et accueillit Chyna avec autant de chaleur que sa femme. Aprés les présentations, il retint une de ses mains dans les siennes, qui étaient rugueuses et usées par le travail.

-Nous avons prié pour que vous arriviez entiére, déclara-t-il avec une fausse solennité. Est-ce que ma chére fille conduit encore cette Mustang comme la voi-

ture de Batman ?

-Dis donc, papa ! qui m'a appris à conduire ?

-Je t'ai initiée aux techniques de base. Je ne pensais pas que tu acquerrais mon style.

-Je refuse de penser à Laura au volant, dit Sarah.

Je serais malade d'angoisse tout le temps.

-Regarde les choses en face, maman, papa m'a transmis son géne Indianapolis.

-Elle conduit trés bien. Je me sens toujours en sécurité avec Laura, dit Chyna.

Laura lui adressa un sourire radieux.

Le dîner dura longtemps: les Templeton adoraient bavarder. Ils prirent soin d'inclure Chyna dans la conversation et parurent authentiquement intéressés par ce qu'elle avait à dire; même lorsqu'ils évoquérent des questions familiales qui lui échappaient un peu, elle se sentit presque absorbée dans le clan Templeton, comme par l'effet d'une osmose magique.

Des engagements antérieurs avaient empêché Jack, le frére de Laura, et sa femme Nina de se joindre à

eux. Ils vivaient dans le bungalow du régisseur, plus loin dans la propriété. Chyna les rencontrerait dans la matinée, mais elle ne ressentait aucune h‚te, comme si elle les connaissait déjà. Dans sa vie troublée, elle ne s'était jamais sentie chez elle nulle part; ici, au moins, elle serait la bienvenue.

Aprés le dîner, les deux amies partirent se promener dans le vignoble éclairé par la lune, entre les basses rangées de vignes taillées encore nues. L'air frais embaumait la terre fraîchement retournée, et le mystére qui semblait planer sur cette étendue sombre intrigua Chyna, l'enchanta... mais la déconcerta aussi, comme si elles étaient entourées de présences invisibles, d'esprits rien moins que bienfaisants.

Elles s'enfoncérent dans les vignobles, puis firent demi-tour pour regagner la maison.

-Tu es la meilleure amie que j'aie jamais eue, dit soudain Chyna.

-C'est réciproque.

-Tu es même plus que ça...

Elle avait voulu dire que Laura était la seule amie qu'elle avait jamais, jamais eue, mais cela lui paraissait trop vieux jeu, et ne traduisait pas parfaitement ce qu'elle représentait. Elles étaient effectivement soeurs, en un sens.

Son amie la prit par le bras.

-Je sais.

-quand tu auras des bébés, je tiens à ce qu'ils m'appellent tante Chyna.

-…coute, Shepherd, tu ne crois pas que je devrais commencer par me trouver un mec et l'épouser avant de me mettre à fabriquer des bébés ?

-Il aura intérêt à être le meilleur mari de la terre, sinon je jure que je lui coupe ses cojones.

-Fais-moi une faveur, d'accord ? Attends que le mariage soit conclu pour lui parler de cette promesse.

Cela pourrait en décourager certains.

Chyna pila net en entendant un bruit bizarre. Une sorte de grincement prolongé.

-C'est juste le vent qui fait grincer une porte d'étable aux gonds rouillés.

On aurait dit que quelqu'un avait ouvert une porte géante dans le mur de la nuit et entrait, venu d'un autre monde.

Chyna Shepherd ne dormait jamais bien dans les maisons inconnues. Pendant toute son enfance et son adolescence, sa mére l'avait traînée d'un bout à l'autre du pays, ne s'attardant jamais plus d'un mois ou deux quelque part. Il leur était arrivé tellement de choses horribles dans tellement d'endroits différents qu'elle avait fini par considérer chaque nouvelle maison non comme un commencement ou un espoir de stabilité et de bonheur, mais comme un lieu à redouter.

Cela faisait maintenant longtemps qu'elle s'était débarrassée de sa désaxée de mére et qu'elle était libre de se rendre o˘ elle le voulait. Elle menait une vie presque aussi stable que celle d'une nonne cloîtrée, aussi soigneusement planifiée que les procédures de désamorçage d'engins explosifs, une existence vide des turbulences dont sa mére s'était repue.

Pourtant, pour sa premiére nuit sous le toit des Templeton, elle repoussa le moment de se déshabiller et de se coucher. …teignant les lampes, elle s'assit dans un fauteuil au dossier en médaillon devant l'une des deux fenêtres de la chambre d'amis.

Dans sa chambre, à l'autre extrémité du couloir du premier étage, Laura devait dormir profondément, paisiblement parce qu'elle était chez elle.

Derriére la fenêtre, les vignobles s'éveillant au printemps étaient à peine visibles. De vagues dessins géométriques.

Des collines les dominaient, drapées de longues herbes séches, argentées sous la pleine lune. Une brise inconstante soufflait dans la vallée, et parfois l'herbe folle semblait rouler en vagues sur les pentes.

Derriére les collines, les pics de la Coast Range se dressaient sous des cascades d'étoiles. Les nuages d'orage venant du nord-ouest qui filaient devant eux ne tardaient pas à assombrir le ciel, donnant aux collines argentées la couleur de l'étain, puis celle du fer le plus noir.

Lorsqu'elle entendit le premier cri, Chyna contemplait les étoiles, attirée par leur froide lumiére comme elle l'était depuis l'enfance, fascinée par la pensée de mondes lointains peut-être nus et propres, libres de toute pestilence. D'abord le cri étouffé parut n'être qu'un souvenir, un fragment de dispute venu d'une autre maison inconnue du passé, dont l'écho résonnait à travers le temps. Souvent, enfant, pour échapper à sa mére et à ses amis ivres ou défoncés, elle grimpait se réfugier sur des toits ou dans des arbres, se glissait dans des escaliers de secours, s'enfuyait vers des endroits secrets loin de la mêlée, o˘ elle pouvait se perdre dans la contemplation des étoiles, o˘ les voix stridentes des disputes, des joutes sexuelles ou des délires drogués lui parvenaient comme par le biais d'un poste de radio... des voix d'ailleurs, de gens n'ayant aucun rapport avec elle.

Le deuxiéme cri, bien que bref lui aussi et juste un peu plus fort que le premier, appartenait indiscutablement au présent et non à sa mémoire, et elle se raidit.

Tendue. Tête penchée. Tout ouie.

Voulant croire que ce cri venait de l'extérieur, elle garda les yeux fixés sur les vignobles et les collines.

Des vagues de brise gonflaient l'herbe séche des pentes lavées de clair de lune: un mirage aquatique, comme des marées fantômes d'une mer sortie du fond des

‚ges.

Elle entendit alors un bruit sourd, le bruit de la chute d'un objet lourd sur une moquette.

Elle se mit aussitôt debout et se figea.

Les ennuis suivaient souvent les éclats de voix.

Mais, parfois, les pires offenses étaient précédées de silences calculés et de ruse.

Elle avait du mal à concilier l'idée de violences domestiques avec Paul et Sarah Templeton, qui avaient paru tendres et affectueux l'un vis-à-vis de l'autre.

Mais il ne fallait pas se fier aux apparences, car l'être humain posséde bien plus de talents de dissimulation que le caméléon, le moqueur ou encore la mante religieuse qui masque son cannibalisme féroce derriére une dévotion sereine.

Aprés les cris étouffés et le bruit de chute amorti, le silence s'installa tel un manteau de neige. Un silence étrangement profond, aussi peu naturel que celui qui entoure un sourd. Le calme avant la tempête, la quiétude du serpent sur le point de vous fondre dessus.

Ailleurs, dans la maison, quelqu'un était aussi immobile et vigilant qu'elle, écoutait tout aussi intensément. quelqu'un de dangereux. Elle sentait sa présence prédatrice, un subtil changement de pression dans l'air, comme avant un orage violent.

Forte de ses six ans d'études de psychologie, Chyna fut tentée de remettre en question son interprétation négative de ces bruits nocturnes, qui pouvaient aussi bien être insignifiants, aprés tout. Tout psychanalyste digne de ce nom aurait une profusion d'étiquettes à

coller à qui sautait ainsi tout de suite à la pire conclusion, vivait dans l'attente d'une explosion de violence.

Non, il valait mieux se fier à son instinct. Aiguisé

par des années de tristes expériences.

Intuitivement certaine que la sécurité était dans le mouvement, elle se dirigea vers la porte de la chambre, sur la pointe des pieds. Malgré le clair de lune, ses yeux s'étaient habitués à l'obscurité pendant ces deux heures passées assise dans le noir devant la fenêtre, et elle progressait sans craindre de se cogner aux meubles.

Elle était au milieu de la chambre lorsqu'elle entendit des pas dans le couloir. Une démarche lourde et pressée qui n'appartenait pas à ces lieux.

Oubliant sa formation de psychologue encline à tout analyser, revenant à l'intuition et aux mécanismes de défense de l'enfance, elle battit rapidement en retraite vers le lit. S'agenouilla à côté.

Plus loin dans le couloir, les pas s'arrêtérent. Une porte s'ouvrit.

C'était absurde de voir de la fureur dans le simple geste d'ouvrir une porte. Le bruit de la poignée qui tourne, le claquement du pêne qui se rétracte, le grincement d'un gond mal huilé... tout cela n'était que des bruits, ni humbles ni furieux, ni coupables ni innocents, qui pourraient aussi bien être le fait d'un prêtre que d'un cambrioleur. Mais elle savait que la fureur était à

l'oeuvre dans la nuit.

Se jetant à plat ventre, elle se faufila sous le lit, tête face à la porte. C'était un joli meuble haut sur pattes, heureusement, avec de solides pieds galbés. A deux centimétres prés, elle n'aurait jamais pu se glisser en dessous.

Les pas retentirent de nouveau dans le couloir.

Une autre porte s'ouvrit. La sienne. Dans l'axe du lit.

On alluma.

L'oreille droite pressée contre la moquette, elle vit des bottes masculines noires et le bas d'un jean bleu.

Du seuil, l'homme observait la piéce. Il verrait un lit encore fait à une heure du matin, avec quatre coussins brodés disposés dessus.

Elle n'avait rien laissé sur les tables de nuit. Ni abandonné de vêtements en vrac sur une chaise. Le livre de poche qu'elle avait apporté était rangé dans un tiroir du secrétaire.

Elle aimait les espaces vides et nus au point de friser l'austérité monastique. Ce go˚t allait peut-être lui sauver la vie.

De nouveau le doute, la propension à l'autoanalyse propre à tous les étudiants en psycho la saisirent. Et si l'homme sur le seuil était une personne en droit de se trouver là... Paul Templeton ou Jack, le frére de Laura... et si une crise expliquait qu'il pénétre dans sa chambre sans frapper, elle allait avoir l'air d'une gourde, sinon d'une hystérique, lorsqu'elle émergerait de sa cachette.

Juste devant les bottes noires, une grosse goutte rouge, puis une deuxiéme et une troisiéme s'écrasérent sur la moquette blonde comme un champ de blé. Du sang. L'épaisse moquette de nylon absorba les deux premiéres. La troisiéme, intacte, miroitait comme un rubis.

Elle sut que le sang n'était pas celui de l'intrus. Elle s'efforça de ne pas penser à l'instrument aiguisé d'o˘

ces gouttes venaient de tomber.

L'homme entra dans la piéce, vers sa droite, et elle leva les yeux pour le suivre.

Le dessus-de-lit drapé autour du matelas ne lui mas-quait rien de la progression des bottes.

Mais cela voulait dire aussi que l'homme pouvait voir ce qu'il y avait sous le lit. Selon sa position, en baissant les yeux, il apercevrait un bout de son jean, l'extrémité d'un de ses mocassins, la manche rouge framboise de son pull en coton tendue sur un coude.

Heureusement, le lit, double, était trés large.

Si l'homme respirait fort, soit d'excitation soit de la rage qu'elle avait sentie à son approche, elle ne l'entendait pas. Avec une oreille pressée contre l'épaisse moquette, elle était à moitié sourde. Les lames de bois et les ressorts du sommier pesaient sur son dos, et sa poitrine avait à peine la place de se dilater pour accueillir ses inspirations prudentes et courtes. Son coeur compressé par sa cage thoracique battait contre ses tympans au point de sembler remplir les limites claustrophobiques de sa cachette. L'intrus allait l'entendre. Elle en était s˚re.

L'homme se dirigea vers la salle de bains, poussa la porte et alluma.

Elle avait rangé toutes ses affaires de toilette dans l'armoire à pharmacie. Même sa brosse à dents. Rien ne pouvait trahir sa présence.

Mais le lavabo était-il sec ?

En se retirant dans sa chambre à onze heures, elle s'était lavé les mains aprés s'être servie des toilettes.

Deux heures avant. Toute trace d'eau devait avoir séché ou s'être évaporée.

Il y avait un distributeur de savon liquide parfumé

au citron sur le lavabo et non un pain de savon mouillé

qui l'aurait trahie. Une chance.

La serviette l'inquiétait. Elle ne pouvait plus être humide deux heures aprés le bref usage qu'elle en avait fait. Mais, malgré son go˚t de l'ordre et de la propreté, elle l'avait peut-être reposée un peu de travers ou mal repliée.

L'homme parut rester une éternité sur le seuil de la salle de bains. Puis il éteignit la lumiére et revint dans la chambre.

Souvent, dans son enfance, Chyna s'était réfugiée sous des lits. Parfois on la cherchait en dessous, mais il arrivait, bien que ce f˚t la plus évidente des cachettes, que personne ne songe à regarder à cet endroit-là.

De ceux qui l'avaient trouvée, certains avaient commencé par le lit, mais la plupart avaient terminé par là.

Une autre gouttelette rouge s'écrasa sur la moquette, comme si la bête versait de lentes larmes de sang.

L'homme se dirigea vers la porte du dressing.

Elle dut tendre le cou pour le suivre des yeux.

Le vaste placard était éclairé par une ampoule que l'on allumait au moyen d'une chaîne. Chyna entendit le bruit sec de la chaîne qu'on tire, puis le cliquetis des maillons métalliques contre l'ampoule.

Les Templeton rangeaient leurs bagages au fond de ce placard. A côté des autres valises, son sac et sa mallette de voyage ne trahiraient pas forcément sa présence.

Elle avait apporté plusieurs vêtements de rechange: deux robes, deux jupes, un jean, un pantalon en toile, une veste de cuir. Comme elle faisait la même taille que Laura, l'intrus pouvait en conclure que les quelques vêtements accrochés étaient juste un excédent du placard bourré de la chambre de son amie. plutôt que la preuve de la présence d'une invitée.

Mais, s'il connaissait l'état du placard de Laura...

qu'était-il arrivé à Laura ?

Il ne fallait pas y penser. Pas maintenant. Pas encore.

Pour l'instant, il fallait qu'elle concentre toute sa puissance de raisonnement sur le moyen de rester en vie.

Dix-huit ans plus tôt, le soir de son huitiéme anniversaire, dans une cabane de bord de mer à Key West, elle avait rampé sous son lit pour échapper à Jim Woltz, l'ami de sa mére. Les éclairs cinglant le ciel l'avaient découragée de courir se réfugier dans le sanctuaire de la plage, comme les autres soirs. Aprés s'être glissée dans l'étroit espace sous le lit en fer, plus bas que celui-ci, elle avait découvert qu'elle le partageait avec un scarabée des palmiers. L'espéce est moins exotique et moins jolie que son nom ne le laisse supposer.

En fait, c'est un énorme cafard tropical. Celui-là était aussi grand que sa main de petite fille. Ordinairement, l'affreux insecte se serait enfui à son arrivée. Mais il avait semblé moins terrifié par elle que par les allées et venues de Woltz qui, tout à sa fureur d'ivrogne, butait contre les meubles et les murs de sa petite chambre, comme un animal enragé se jette contre les barreaux de sa cage. Chyna était seulement vêtue d'un short bleu et d'un bain de soleil blanc, et le cafard avait frénétiquement parcouru toute cette peau nue, ses orteils, ses jambes, son dos, lui remontant dans le cou, s'enfonçant dans ses tresses, redescendant sur son épaule, pour longer son bras mince. Elle avait réprimé

un hurlement de répulsion, de peur d'attirer l'attention de Woltz. Ce dernier était déchaîné ce soir-là, un monstre sorti d'un cauchemar, et elle était convaincue que, comme tous les monstres, il possédait une vue et une ouie d'une acuité surnaturelle, pour mieux traquer les enfants. Elle n'avait même pas trouvé le courage d'écraser ou de repousser le cafard, de peur que Woltz n'entende ce bruit minuscule dans le fracas de l'orage et les roulements incessants du tonnerre. Elle avait supporté les attentions du cafard pour éviter celles de Woltz, serrant les dents pour ne pas crier, priant désespérément Dieu de la sauver, puis Le suppliant de la prendre, de mettre fin à ce cauchemar, par n'importe quel moyen, en la foudroyant s'il le fallait, n'importe quoi, pourvu que cela s'arrête.

Il n'y avait pas de cafard sous le lit de la chambre d'amis, mais elle eut l'impression d'en sentir un lui ramper sur les jambes; elle s'était fait couper les cheveux aprés la nuit de son huitiéme anniversaire, et elle les portait trés courts depuis, mais elle crut sentir les pattes d'un cafard fantôme gigoter dans ses tresses.

L'homme dans le placard peut-être capable d'atro-cités infiniment pires que les rêves les plus tordus de Woltz, tira sur la chaîne. La lumiére s'éteignit avec un nouveau cliquetis suivi d'un tintement de perles de métal.

Les pieds bottés réapparurent et s'approchérent du lit. Une nouvelle larme de sang brillait sur le cuir noir.

Il allait se mettre sur un genou à côté du lit.

Mon Dieu ! il va me trouver recroquevillée comme un enfant, étouffant mes cris, trempée de sueur, toute dignité oubliée dans mon combat désespéré pour rester en vie, intacte et vivante, intacte et vivante.

Elle fut soudain persuadée que, lorsqu'il se baisse-rait pour jeter un coup d'oeil sous le lit, elle verrait les yeux noirs à facettes d'un énorme cafard.

Il l'avait réduite à l'impuissance de l'enfance, à la peur primale qu'elle avait espéré ne jamais connaître de nouveau. Il lui avait volé le respect de soi qu'elle avait gagné gr‚ce à des années d'endurance, gagné, bon Dieu... et l'injustice de la chose lui embua les yeux.

Mais les bottes se remirent en marche. L'homme passa devant le lit sans s'arrêter et se dirigea vers la porte ouverte.

quoi qu'il ait pensé des vêtements accrochés dans le placard, il n'en avait visiblement pas déduit que la chambre d'amis était occupée.

Elle cligna furieusement les paupiéres pour chasser ses larmes.

Il s'arrêta et se retourna, examinant manifestement la piéce une derniére fois.

Elle retint son souffle, il ne fallait pas qu'il entende ses halétements d'enfant.

Heureusement qu'elle ne se parfumait pas. Il l'aurait sentie, elle en était s˚re.

Il éteignit la lumiére et sortit en refermant la porte derriére lui.

Les pas repartirent dans la direction d'o˘ ils étaient venus. Leur bruit s'évanouit rapidement, assourdi par les battements de son coeur.

Son premier réflexe fut de rester dans ce havre étroit entre la moquette et les ressorts, d'attendre l'aube, voire plus longtemps, d'attendre que s'installe un long silence qui cesserait de ressembler à celui d'un prédateur aux aguets.

Mais qu'était-il arrivé à Laura, à Paul et à Sarah ?

L'un d'eux... ou tous... pouvait être vivant, griévement blessé, mais encore vivant. L'intrus les maintenait peut-être même en vie pour les torturer à loisir. Les scénarios possibles défilant dans son cerveau dépassaient en cruauté tous les faits divers que la presse écrite rapportait réguliérement. Si l'un des Templeton vivait encore, elle était peut-être son seul espoir de survie.

Jamais dans son enfance elle n'était sortie d'une cachette aussi terrifiée qu'à présent. Bien s˚r, elle avait plus à perdre maintenant que dix ans avant, lorsqu'elle avait quitté sa mére: une vie convenable construite sur une décennie de combat incessant et de respect de soi durement acquis. Cela paraissait pure folie de prendre ce risque, alors qu'il lui suffisait de ne pas bouger pour être en sécurité. Mais privilégier sa sécurité au détriment de celle d'autrui était de la couardise, et seuls les jeunes enfants sans force et sans expérience pour se défendre avaient le droit d'être couards.

Elle ne pouvait se contenter de battre en retraite dans le détachement défensif de son enfance. Cela sonnerait le glas de tout respect de soi. Un suicide lent. On ne bat pas en retraite dans un puits sans fond... on ne peut qu'y sauter.

Elle s'accroupit prés du lit. Se figea. La porte allait se rouvrir violemment sur l'intrus, il lui fondrait dessus...

La maison était aussi silencieuse que la surface de la lune.

Chyna se releva et traversa sans bruit la chambre d'amis obscure. En s'efforçant de contourner l'endroit o˘ elle se souvenait d'avoir vu tomber les gouttes de sang.

Elle pressa l'oreille gauche contre l'espace entre le chambranle et la porte, à l'aff˚t d'un mouvement ou d'une respiration dans le couloir. Rien.

Mais il pouvait l'attendre de l'autre côté de la porte.

Sourire aux lévres. Réjoui à l'idée qu'elle puisse écouter. Attendant son heure. Patient parce qu'il savait qu'elle finirait par ouvrir la porte pour se jeter dans ses bras.

Et merde !

Elle posa la main sur la poignée, la tourna doucement et frémit quand le pêne se dégagea. Au moins les gonds, lubrifiés, ne grincérent pas.

Personne ne la guettait dans le noir d'encre qui régnait dans le couloir. Elle sortit et referma doucement la porte derriére elle.

La chambre d'amis était située sur la jambe la plus courte du couloir en L. A sa droite, l'escalier de service descendait à la cuisine. A sa gauche, l'angle du L.

L'escalier de service ? Non. Elle l'avait emprunté

plus tôt dans la soirée quand Laura et elle étaient sorties se promener dans les vignobles. Des marches en bois, usées. qui craquaient et se redressaient aprés votre passage. La cage d'escalier était un véritable amplificateur, aussi creuse et efficace qu'un tambour.

Avec le silence presque surnaturel qui régnait dans la maison, il lui serait impossible de descendre l'escalier sans se faire repérer.

En revanche, le couloir du premier étage et l'escalier principal étaient moquettés.

De l'angle du L venait une faible lueur ambrée. Sur la tapisserie, le délicat motif de roses fanées semblait plus absorber la lumiére que la réfléchir, acquérant ainsi une profondeur énigmatique.

Si l'intrus l'attendait derriére le coude du couloir, il projetterait une ombre déformée sur le jardin de papier ou sur la moquette couleur des blés. Or il n'y avait pas d'ombre.

Collée au mur, elle progressa centimétre par centimétre jusqu'à l'angle, hésita, puis se pencha pour jeter un coup d'oeil. Le couloir était désert.

En fait, deux sources de lumiére ambrée trouaient l'obscurité. La premiére venait d'une porte entrouverte sur la droite: la chambre de Paul et Sarah. La seconde était plus loin dans le couloir, au-delà de l'escalier principal, à gauche: la chambre de Laura.

Toutes les autres portes semblaient fermées. Chyna ignorait ce qu'elles cachaient. Peut-être d'autres chambres, une salle de bains, un bureau, des placards. Des dangers potentiels en tout cas.

Le silence insondable lui donna la tentation de croire que l'intrus était parti. Une tentation à laquelle il valait mieux résister.

Elle avança dans la charmille de roses imprimées jusqu'à la porte entrouverte de la grande chambre. Là, elle hésita.

Lorsqu'elle découvrirait ce qui l'attendait dans cette piéce, toutes ses illusions d'ordre et de stabilité risquaient de voler en éclats. La vérité de la vie pouvait alors se réaffirmer, aprés dix années passées à la nier avec application: le chaos, comme le flot d'un ruisseau de mercure, au cours imprévisible.

L'homme au jean et aux bottes noires pouvait être retourné dans la chambre principale aprés son passage dans la chambre d'amis, mais c'était improbable. D'autres amusements dans la maison devaient sans aucun doute le retenir.

Ne pas s'attarder dans le couloir. Trop dangereux.

Elle se glissa sur le seuil, sans pousser la porte.

La chambre de Paul et de Sarah était vaste. Dans un coin salon, deux fauteuils et des poufs faisaient face à

une cheminée flanquée de bibliothéques remplies de livres.

Une des lampes de chevet était allumée. Des traînées et des taches cramoisies assombrissaient son abatjour plissé.

Chyna s'arrêta le plus loin possible du pied du lit.

Mais elle vit tout de même les draps, vides, emmêlés aux couvertures, qui traînaient par terre du côté droit.

A gauche, ils étaient ensanglantés, et des éclaboussures luisantes sur la tête de lit traçaient un arc sur le mur.

Elle ferma les yeux. Un bruit. Elle vira sur ellemême, s'accroupissant pour faire face à l'attaque. Elle était seule.

Le bruit avait toujours été là, en fond sonore: une chute d'eau. Elle ne l'avait pas entendu en entrant dans la piéce, parce que les taches de sang aussi bruyantes que les cris furieux d'une foule affolée l'avaient rendue sourde.

Synesthésie. Ce mot, lu dans un manuel de psychologie, l'avait frappée, plus par sa sonorité que parce qu'elle s'attendait un jour à en faire l'expérience.

Synesthésie: une confusion des sens qui fait qu'une odeur peut être enregistrée comme une tache de couleur, un son perçu comme un parfum, et la texture d'une surface sous les doigts sembler être un rire en trille ou un cri.

En fermant les yeux, elle avait évacué le tumulte des taches de sang et perçu le bruit de chute d'eau. Elle le reconnaissait à présent: la douche dans la salle de bains contiguÎ.

La porte était entreb‚illée. Pour la premiére fois depuis son entrée dans la chambre, Chyna remarqua l'étroite bande de lumiére fluorescente sur le montant de la porte.

Retardant l'instant de la confrontation, elle détourna les yeux et aperçut alors le téléphone sur la table de nuit de droite. Du côté du lit sans traces de sang, ce qui le rendait plus facile à approcher.

Elle décrocha le combiné. Pas de tonalité. Bien s˚r.

Rien n'était jamais aussi simple.

Elle ouvrit le tiroir de la table de nuit, espérant trouver une arme. Non, bien entendu.

Toujours s˚re que son seul espoir de s'en sortir rési-dait dans le mouvement, que ramper dans un trou pour se cacher devait toujours être la stratégie de l'ultime recours, elle avait fait le tour du lit sans s'en rendre compte. Devant la porte de la salle de bains, la moquette était tachée.

Grimaçant, Chyna s'approcha de l'autre table de nuit et ouvrit le tiroir: une paire de lunettes de lecture avec des reflets jaunes sur les verres en demi-lune, un roman d'aventures en format de poche, une boîte de Kleenex, un tube de baume pour les lévres... mais d'arme, point.

En refermant le tiroir, elle perçut l'odeur de la poudre sous la puanteur de cuivre br˚lant du sang frais.

Elle connaissait cette odeur. Dans son enfance, elle avait vu plus d'un ami de sa mére soit se servir d'armes à feu pour arriver à ses fins, soit être fasciné par elles.

Elle n'avait pas entendu de coups de feu. L'intrus devait avoir un silencieux.

L'eau coulait toujours dans la douche derriére la porte. Ce susurrement, doux et apaisant en d'autres circonstances, devenait aussi agaçant qu'une fraise de dentiste.

L'intrus ne l'attendait pas dans la salle de bains, elle le savait. Ici, son travail était fini. Il vaquait à ses occupations, ailleurs dans la maison.

En cette minute précise, elle avait moins peur de lui que du résultat de ses actes qui l'attendaient derriére cette porte. Le choix qui s'offrait à elle était l'essence même du supplice humain: ne pas savoir était en définitive pire que le contraire.

Elle se résigna à pousser la porte. Clignant les yeux, elle pénétra dans l'éclat fluorescent.

La spacieuse salle de bains était tapissée de carreaux de céramique jaunes et blancs. Une frise de jonquilles et de feuillage vert courait tout autour de la piéce à la hauteur du lavabo et de la coiffeuse. Elle fut surprise de ne pas y trouver davantage de sang.

Vêtu d'un pyjama bleu, Paul Templeton était assis sur les toilettes. Attaché par un large ruban adhésif en travers de ses genoux à la cuvette et par un autre au réservoir.

Trois impacts de balle étaient visibles sur sa poitrine.

Peut-être y en avait-il plus de trois. Elle n'avait ni envie de vérifier ni besoin de le savoir. Il devait avoir été tué sur le coup, probablement dans son sommeil, et avoir ensuite été transporté dans la salle de bains.

Le chagrin enfla en elle, sombre et froid. Pour survivre, il fallait le réprimer à tout prix, et survivre était ce qu'elle savait le mieux faire.

Le ruban adhésif autour du cou de Paul devenait une laisse qui l'attachait au porte-serviettes fixé au mur derriére les toilettes. Pour empêcher sa tête de retomber sur sa poitrine et diriger son regard mort vers la douche. Ses paupiéres, maintenues ouvertes par un adhésif révélaient un oeil droit injecté de sang.

Chyna détourna les yeux en frissonnant.

Aprés avoir tué Paul dans son sommeil pour prendre rapidement le contrôle de la maison, l'intrus avait voulu forcer le mari à regarder les atrocités infligées à

sa femme.

C'était une tendance classique chez les sociopathes ils adoraient jouer devant leurs victimes. Ils semblaient vraiment convaincus qu'un temps les morts restaient capables de voir, d'entendre, et étaient donc en mesure d'admirer les bouffonneries téméraires et les poses d'un bourreau qui ne redoutait ni homme ni Dieu. Les manuels décrivaient ce type d'illusion. Chyna avait même entendu une description plus crue d'une scéne de ce genre de la bouche d'un intervenant de la section du béhaviorisme du FBI venu donner une conférence à l'université.

Mais aussi crus fussent-ils, les mots n'égalaient pas l'impact de la chose vécue. Chyna resta comme paralysée par la brutalité de cette vision. Les jambes, lourdes et raides. Un fourmillement dans ses doigts engourdis.

Sarah Templeton était dans la cabine de douche, à

côté de la baignoire. A travers le verre dépoli, Chyna distinguait une vague forme rose recroquevillée par terre.

Sur le cadre au-dessus de la porte en verre, le tueur avait écrit deux mots. Des lettres noires qui semblaient avoir été tracées à coups de brosse à sourcils: SALE

PUTE.

Chyna n'avait jamais rien tant souhaité que de ne pas être obligée de regarder dans cette douche. Sarah ne pouvait pas être vivante.

Toutefois, si elle tournait des talons sans s'être assurée que cette femme n'avait plus besoin d'aide, la culpabilité la hanterait tant que sa propre survie serait une sorte de mort en marche.

En outre, elle avait voué sa vie à tenter de comprendre cet aspect même de la cruauté humaine, et aucune étude de cas publiée ne l'en rapprocherait jamais davantage que ce qu'elle découvrait en ces lieux. Cette nuit, dans cette maison, le lugubre paysage de la men-talité sociopathe s'était projeté à l'extérieur.

Répercuté par le carrelage, le bruit du jet d'eau ressemblait aux sifflements de serpents et aux rires stridents de jeunes enfants.

L'eau devait être froide. Sinon la piéce aurait été

couverte de vapeur.

Retenant son souffle, Chyna saisit la poignée en aluminium anodisé et ouvrit la porte de la cabine.

Le T-shirt vert p‚le et le pantalon de pyjama assorti qu'avait portés Sarah Templeton gisaient en tas souillé

dans un coin.

Aprés avoir tué son mari, l'homme l'avait visiblement assommée, peut-être avec le canon de l'arme.

Puis il lui avait enfoncé quelque chose dans la bouche; ses joues gonflées en témoignaient. Le ruban adhésif qui lui scellait les lévres commençait à se décoller sous le jet glacé.

Pour Sarah, le tueur s'était servi d'un couteau. Elle avait cessé de vivre.

Chyna referma doucement la porte de la cabine.

Si la miséricorde existait en ce bas monde, Sarah Templeton n'avait jamais repris connaissance aprés avoir été assommée.

Chyna se souvint de son étreinte sur l'allée à leur arrivée. Refoulant ses larmes, elle regretta de ne pas être morte à la place de cette femme délicieuse. En fait, elle avait l'impression d'être de moins en moins vivante, une partie de son coeur mourant avec chaque victime.

Elle retourna dans la chambre. Elle ne se dirigea pas tout de suite vers la porte du couloir. Prise de tremblements convulsifs, elle se blottit dans le coin le plus sombre de la piéce.

Son estomac se soulevait. Une br˚lure acide envahit sa poitrine et un go˚t amer lui emplit la bouche. Elle refréna son envie de vomir. Le tueur l'entendrait et il viendrait la chercher.

Bien que sa rencontre avec les parents de Laura dat‚t seulement de la veille, elle les connaissait par les nombreuses anecdotes familiales de son amie. Elle aurait d˚ ressentir un chagrin encore plus vif, mais, pour l'instant, ses capacités sur ce plan étaient réduites. Il la toucherait de plein fouet plus tard. Le chagrin ne pouvait s'épanouir que dans un coeur serein, et le sien tonnait de terreur et de répulsion.

Elle était choquée de voir les dég‚ts commis par le tueur pendant qu'elle ruminait, assise devant la fenêtre, perdue dans la contemplation des étoiles et dans le souvenir d'autres nuits o˘ elle les avait regardées depuis des toits, des arbres et des plages. A en juger par ce qu'elle venait de découvrir, il avait consacré au moins dix à quinze minutes à Paul et à Sarah avant de fouiller le reste de la vaste maison pour chercher et maîtriser les autres occupants.

Parfois dans sa quête d'émotions fortes, ce genre d'homme s'ingéniait à courir le risque d'être interrompu, voire surpris. Un enfant à moitié endormi pou-

vait surgir dans la chambre de ses parents, attiré par le bruit... il faudrait le traquer et le maîtriser avant de s'enfuir de la maison. Ces éventualités accentuaient le plaisir pris par le malade.

Pour lui, c'était un plaisir. Une compulsion, mais une compulsion qui ne le désespérait pas. Une récréation jouissive. Pas de culpabilité, donc pas d'angoisse.

La sauvagerie le mettait en joie.

quelque part dans la maison, il jouait, ou bien se reposait avant de reprendre la partie.

quand sa crise de tremblements se calma, Chyna fut prise d'une soudaine terreur pour Laura. Les deux cris étouffés qui l'avaient alertée devaient être postérieurs à la mort de Sarah, Laura avait d˚ être surprise dans son sommeil par un homme portant l'odeur du sang de sa mére. Aprés l'avoir maîtrisée, il s'était empressé de fouiller le reste du premier étage, craignant qu'un autre membre de la famille n'ait entendu ses cris étouffés.

Peut-être n'était-il pas immédiatement retourné

auprés de Laura. Ayant trouvé les autres piéces vides, s˚r d'être maître de la maison, il devait être parti en exploration. Si on en croyait les manuels de psycho, il avait probablement l'intention de violer tous les espaces privés. …tudier de prés le contenu des placards et des tiroirs de son hôte et de son hôtesse. Se servir dans leur réfrigérateur. Lire leur courrier. Peut-être tripoter et renifler le linge sale dans le panier de la buanderie.

S'il découvrait les albums de photos de famille, il con-sacrerait peut-être une heure ou plus à se distraire avec dans le bureau.

Mais, tôt ou tard, il retournerait dans la chambre de Laura.

Sarah Templeton avait été une femme extrêmement séduisante, mais les visiteurs nocturnes comme celui-là étaient attirés par la jeunesse: ils se nourrissaient d'innocence. Laura serait son plat de prédilection, aussi irrésistible que des oeufs d'oiseaux pour certains serpents grimpeurs d'arbres.

Ayant enfin réussi à surmonter sa nausée, certaine de ne pas se trahir par de soudains vomissements, Chyna sortit de son coin et traversa silencieusement la chambre.

De toute façon, elle n'était pas en sécurité dans cette piéce. Avant son départ, le visiteur reviendrait probablement jeter un dernier coup d'oeil à cette pauvre Sarah recroquevillée dans la douche, ses bras minces croisés étreignant sa poitrine dans une attitude de défense pathétique et inutile.

Dans l'entreb‚illement de la porte, Chyna s'arrêta pour tendre l'oreille.

Sur le mur d'en face, les roses fanées de la tapisserie semblaient plus mystérieuses que jamais. Le motif avait une profondeur si énigmatique qu'elle fut presque convaincue qu'en écartant les fleurs elle pénétrerait dans un royaume ensoleillé o˘ la maison n'existerait plus.

La lampe de chevet était allumée derriére elle. Elle ne pouvait se glisser dans le couloir et prendre le temps de regarder à gauche et à droite, parce que, en franchissant le seuil, elle projetterait une ombre sur les roses fanées. Lambiner derriére cette inévitable annonce d'elle-même serait dangereux.

Séduite par un long silence qui semblait être une promesse de sécurité, elle sortit dans le couloir... Il était là. A trois métres d'elle. Non loin de la cage de l'escalier principal, à sa droite. Il lui tournait le dos.

Elle se figea. A moitié sur le seuil. A moitié dans le couloir. Il suffisait qu'il tourne un tant soit peu la tête pour la voir du coin de l'oeil si elle bougeait... il fallait qu'elle bouge, tant qu'il lui restait encore une chance de lui échapper. Mais elle était pétrifiée. Il se retournerait au moindre bruit, même étouffé par la moquette.

Le visiteur faisait une chose si étrange qu'elle était aussi figée par ce spectacle que par sa peur. Les bras tendus le plus haut possible devant lui, il peignait lan-goureusement l'air de ses doigts écartés. Il semblait en transe.

Il était grand. Un bon métre quatre-vingt-sept. Musclé. Taille fine, épaules énormes. Son dos tendait sa veste en jean.

Il avait les cheveux épais et bruns, soigneusement rasés sur sa nuque de taureau. Son visage restait invisible, et elle espérait ne jamais le voir.

Ses doigts écartés, tachés de sang, paraissaient dotés d'une force écrasante. Il l'étranglerait d'une main.

" Viens à moi ", murmurait-il.

Même dans ce murmure, sa voix rauque avait un timbre et une puissance magnétiques.

" Viens à moi. "

Il semblait s'adresser non à un interlocuteur que lui seul pouvait voir mais à elle, comme si ses sens aiguisés venaient de détecter sa présence au simple déplacement d'air qu'elle avait créé en franchissant silencieusement le seuil.

Puis elle vit l'araignée. qui pendait du plafond au bout d'un fil à une trentaine de centimétres au-dessus des mains tendues du tueur.

" S'il te plaît. "

Comme pour répondre aux supplications de l'homme, l'araignée descendit sur son fil.

Le tueur baissa les bras et ouvrit une main.

" Petite ", souffla-t-il.

Grosse et noire, l'araignée obéissante se posa sur la grande paume ouverte.

Le tueur porta la main à sa bouche et rejeta légérement la tête en arriére. Ou il avait écrasé l'araignée avant... ou il la croquait vivante.

Il savourait, immobile.

Enfin, sans un regard en arriére, il se dirigea vers l'escalier à sa droite, au milieu du couloir, et descendit au rez-de-chaussée aussi rapidement et silencieusement que sa proie.

Chyna frémit, ébahie d'être encore en vie.

Il régnait un silence de retenue de barrage dans la maison.

quand Chyna retrouva le courage de bouger, elle s'approcha avec précaution du haut de l'escalier. Et si le visiteur n'était pas descendu jusqu'au rez-de-chaussée ? Et s'il jouait avec elle, s'il la guettait, sourire aux lévres ? Pour tendre les mains vers elle en lui disant:

" Viens à moi. "

Retenant son souffle, elle se pencha par-dessus la balustrade. L'escalier s'enfonçait dans l'obscurité.

Non, le tueur n'était pas là.

En bas, aucune lampe n'était allumée. que pouvait-il donc bien faire dans cette pénombre, seulement guidé par la p‚le lueur de la lune à travers les fenêtres ?

Peut-être était-il tapi dans un coin, comme une araignée, attentif au moindre déplacement d'air, rêvant de chasses silencieuses et de proies se rendant dans un ultime spasme.

Elle fila au bout du couloir, jusqu'à la seconde porte ouverte, la seconde source de lumiére ambrée. qu'est-ce qui l'attendait à l'intérieur ? Il fallait qu'elle sache...

elle était capable de supporter l'horreur de la découverte. C'était ne pas savoir, se détourner de la vérité, qui donnait des suées nocturnes et des cauchemars.

La chambre était plus petite que celle des parents, sans coin salon. Un bureau d'angle. Un lit deux places.

Une table de chevet avec une lampe en laiton, une commode, une coiffeuse avec un banc capitonné.

Sur le mur au-dessus du lit, Laura avait placé une affiche représentant Freud. Chyna détestait Freud.

Mais son amie, idéaliste au coeur tendre, s'accrochait à de nombreux aspects de la théorie freudienne; elle embrassait le rêve d'un monde sans culpabilité, o˘ chacun ne serait qu'une victime de son passé troublé aspirant à la réhabilitation.

Laura était étendue à plat ventre sur le lit. Elle avait les poignets menottés dans le dos. Une seconde paire de menottes lui enserrait les chevilles. Les deux paires étaient reliées par une chaîne.

Elle avait été violée. Le pantalon de son large pyjama bleu avait été coupé avec la précision d'un tail-leur consciencieux; les deux jambes bleues reposaient, soigneusement lissées sur la couverture, de chaque côté

d'elle. On lui avait remonté la veste du pyjama sur les épaules.

Chyna entra, sa peur se doublant à présent d'un cha-

grin qui semblait lui dilater le coeur tout en le laissant glacé et vide. La colére la prit lorsqu'elle reconnut la faible odeur du sperme. Elle se pencha sur le lit en serrant les poings si fort que ses ongles s'enfoncérent dans sa chair.

Les cheveux blonds trempés de sueur de Laura étaient collés sur son front. Le visage livide et tendu d'angoisse, elle avait les paupiéres plissées.

Elle n'était pas morte. Non. Impossible.

Laura murmurait, si bas que ses mots en étaient presque inaudibles, mais avec une telle angoisse que leur sens devint soudain affreusement clair. C'était une priére, celle que Chyna avait si souvent psalmodiée la nuit, dans d'autres lieux: un appel à la miséricorde, un plaidoyer pour être délivrée de cette horreur intacte et vivante, mon Dieu, s'il Vous plaît, intacte et vivante.

Ces nuits-là, Chyna avait échappé non seulement au viol mais à la mort. Déjà, la moitié de la demande de Laura n'avait pas été écoutée.

La gorge de Chyna se serra.

-C'est moi.

Les paupiéres de Laura s'ouvrirent, et ses yeux bleus roulérent dans leurs orbites comme ceux d'un cheval terrifié, écarquillés d'incrédulité.

-Tous morts.

-Chut !

-Sang. Ses mains...

-Chut ! Je vais te sortir d'ici.

-... puaient le sang. Jack, mort. Nina. Tout le monde.

Jack, son frére. Nina, sa belle-soeur. A l'évidence, le tueur avait fait un détour par le bungalow du régisseur avant de venir à la maison principale. quatre morts.

On ne pouvait plus espérer trouver d'aide nulle part sur la propriété.

Chyna jeta un coup d'oeil inquiet vers la porte ouverte, puis se redressa pour examiner les menottes enserrant les poignets de Laura. Fermées à clé.

Laura était complétement entravée. Elle ne pourrait pas se mettre debout, encore moins marcher.

Chyna n'aurait jamais la force de la porter.

Apercevant son reflet dans le miroir de la coiffeuse, elle découvrit avec un choc ses traits blêmes de terreur.

Il ne fallait pas que Laura se rende compte.

-Il y a une arme ? murmura-t-elle aussi doucement que son amie avait prié.

-quoi ?

-Une arme dans la maison ?

-Non.

-Nulle part ?

-Non, non.

-Merde.

-Jack...

-quoi ?

-... en a une.

-Une arme ? Au bungalow ?

-Jack a une arme.

Elle n'aurait jamais le temps de faire l'aller et retour là-bas avant le retour du tueur dans la chambre de Laura. De toute façon, il avait d˚ trouver et confisquer l'arme en question.

-Tu sais qui c'est ?

-Non. Va-t'en.

-Je trouverai une arme.

-Va-t'en, insista Laura, le front luisant de sueur.

-Un couteau.

-Ne meurs pas pour moi, Chyna. Va-t'en. Je t'en prie, va-t'en, cours !

-Je reviendrai.

-Cours !

Un bruit à l'extérieur. Un moteur de camion. qui approchait.

…tonnée, Chyna courut à l'une des deux fenêtres qui donnaient sur la façade.

-quelqu'un vient. De l'aide.

A deux cents métres sur l'allée qui rejoignait la route, des phares perçaient l'obscurité. Ils étaient hauts au-dessus du sol. Un gros camion.

quel miracle que quelqu'un se montre à cette heure, dans un endroit aussi isolé !

Chyna eut un frisson d'espoir, mais se dit aussitôt que le tueur devait aussi avoir entendu le moteur.

L'homme ou les hommes du camion ne pouvaient pas savoir dans quelle souriciére ils pénétraient. Dés qu'ils s'arrêteraient devant la maison, ils seraient des morts en sursis.

-Attends.

Elle effleura le front trempé de Laura pour la rassurer, puis se rua vers la porte, laissant son amie sous le regard suffisant et sombre de Sigmund Freud.

Le couloir était désert.

Elle se précipita vers l'escalier, hésita à s'enfoncer dans cette taniére ténébreuse... mais elle n'avait pas le choix. Elle descendit quatre à quatre sans se tenir à la rampe. Rester loin de la rampe. Trop exposée. Raser le mur.

En passant, elle aperçut du coin de l'oeil les grands tableaux de la cage d'escalier, dans leurs cadres ouvra-gés, qui ressemblaient à des fenêtres ouvertes sur des scénes pastorales. Ils n'étaient plus éclatants ni joyeux comme au début de la soirée, mais angoissants, des forêts peuplées d'esprits maléfiques, des fleuves char-riant des eaux noires, des champs jonchés de cadavres.

Le vestibule. Le tapis ovale sur le parquet en chêne ciré. A droite, derriére la porte fermée, le bureau de Paul Templeton. A gauche sous l'arche, le salon plongé dans l'obscurité.

O˘ était le tueur ?

Dehors, le rugissement du moteur s'amplifia. Le camion était presque arrivé devant la maison. Son chauffeur serait tué d'une balle à travers le pare-brise à l'instant o˘ il s'arrêterait. Ou se ferait tirer comme un lapin en mettant le pied à terre.

Il fallait le prévenir, non seulement pour lui mais pour elle, pour Laura. Il restait leur seul espoir.

S˚re que l'intrus mangeur d'araignées la guettait, elle se rua sur la porte d'entrée. Le tapis ovale se plissa, se tordit et faillit se dérober sous ses pieds. Elle trébucha et s'écrasa les paumes contre la porte.

Mon Dieu ! Ce bruit infernal avait certainement attiré l'attention du tueur.

Elle chercha la poignée à t‚tons, la tourna. La porte n'était pas fermée à clé.

Une brise venue du nord-est, sentant faiblement la terre fraîchement retournée et le fongicide, s'engouffra comme une meute enragée dans le vestibule lorsqu'elle sortit sous le porche.

Le camion s'éloignait de la maison. Il allait faire demi-tour au bout de l'allée, sur le terre-plein qui accueillait les camions pendant les vendanges, et il reviendrait se garer devant la maison, face à la route.

Pas un camion. Un camping-car. Un vieux modéle avec des lignes arrondies, bien entretenu, douze métres de long, bleu ou vert. Des chromes étincelants comme du vif-argent sous la lune de fin d'hiver.

…bahie de n'avoir été ni poignardée ni attaquée ni frappée par-derriére, jetant un coup d'oeil à la porte d'entrée ouverte à laquelle le tueur n'était pas encore apparu, Chyna s'approcha du perron.

Le camping-car terminait son demi-tour. Ses phares balayérent la grange et les dépendances des Templeton.

Ils éclairérent des mélézes, des érables et des sapins.

Les ombres pailletérent le treillis au bout du porche, la balustrade blanche, la pelouse et les dalles devant le perron, s'étirant, s'enfonçant dans la nuit comme dans une tentative frénétique de s'arracher de l'emprise des arbres qui les projetaient.

Le profond silence de la maison, l'absence de lumiéres au rez-de-chaussée, le fait que le tueur ne l'ait pas attaquée, l'arrivée opportune du véhicule... tout s'ex-pliqua soudain avec une clarté glaçante. Le tueur était au volant du camping-car.

-Non !

Elle retraversa le porche et s'engouffra dans le vestibule.

Sur ses talons, les phares sortirent du virage au bout de l'allée. Ils percérent le treillis, dessinérent des motifs géométriques sur le plancher du porche et sur la façade de la maison.

Elle ferma la porte et chercha en t‚tonnant le gros verrou au-dessus de la poignée. Le tourna.

Non ! surtout pas. La porte d'entrée était ouverte parce que le tueur était sorti par là. S'il la retrouvait fermée à clé, il saurait que Laura n'était pas la seule personne encore vivante dans la maison, et la chasse commencerait.

Ses doigts moites glissérent, mais le verrou se rouvrit dans un claquement sec.

A son arrivée, le tueur devait s'être garé au bout de l'allée, prés de la route, et avoir marché jusqu'à la maison.

Les pneus crissérent sur le gravier. Les freins l‚chérent un gémissement, et le camping-car s'immobilisa.

Le tapis ! Elle s'agenouilla pour le lisser. Si le tueur se prenait les pieds dedans, il se souviendrait qu'il n'était pas dans cet état à son départ.

Un bruit de pas dehors: des talons de bottes réson-

nant sur les dalles.

Elle se redressa et se tourna vers le bureau. Non. Un piége.

Les pas firent vibrer le perron en bois.

Elle traversa le vestibule, passa sous l'arche ouvrant sur le salon obscur... et pila, craignant de renverser des meubles en se cognant dedans. Mains en avant, elle avança à l'aveuglette, le reflet fantomatique rouge des phares du camping-car encore présent sur ses rétines.

La porte d'entrée s'ouvrit.

Au milieu du salon, Chyna s'accroupit derriére un fauteuil. Si le tueur entrait et allumait, il la verrait.

Sans refermer la porte derriére lui, l'homme s'enca-dra dans l'arche, faiblement éclairé par la lueur venant du premier étage. Sans s'arrêter, il monta l'escalier.

Laura.

Elle n'avait toujours pas d'arme.

Le tisonnier ? Non. A moins de le lui enfoncer dans le cr‚ne du premier coup ou de lui casser un bras, il le lui arracherait des mains. Elle avait la force de la terreur, mais cela ne suffirait peut-être pas.

Continuer à chercher. En rampant... plus s˚r et plus rapide. Aprés l'arche ouvrant sur la salle à manger, elle tourna dans la direction o˘ elle pensait trouver la porte de la cuisine.

Elle buta contre une chaise. Laquelle racla contre un pied de table. Un cliquetis... les fruits en céramique disposés dans une coupe en cuivre.

Il ne pouvait pas avoir entendu d'en haut. Avancer.

De toute façon, il n'y avait rien d'autre à faire.

Se cognant contre la porte battante, elle se redressa.

La faible clarté lunaire disparut brusquement... Il était derriére elle, silhouette se découpant contre la fenêtre. Elle vira sur elle-même, se plaqua contre le chambranle. Non. Les nuages de l'orage qui menaçait depuis minuit venaient de masquer la lune.

Elle poussa la porte et entra dans la cuisine.

Allumer? Non. Les numéros verts lumineux de l'horloge digitale au-dessus du four lui permettraient de se repérer.

D'aprés ses souvenirs, il y avait un bloc de boucher à côté des deux bacs en inox de l'évier sous la plus large des fenêtres. Elle fit glisser sa main le long des placards en granit froid jusqu'à la surface de bois.

La maison était encore plus silencieuse qu'avant.

que fait ce salaud là-haut dans ce silence, là-haut dans ce silence avec Laura ?

Un tiroir sous le bloc de boucher. Contenant certainement des couteaux. Tout juste. Rangés dans un étui.

Elle en sortit un. Trop court. Un deuxiéme. Un couteau à pain avec un bout rond émoussé. Le troisiéme fut le bon. Un couteau à viande. Elle vérifia la lame contre son pouce.

En haut, Laura hurla.

Chyna fonça vers la porte de salle à manger. Non.

Elle sentit intuitivement qu'elle n'oserait pas passer par là. Il ne restait plus que l'escalier de service avec ses marches qui craquaient.

Elle alluma dans la cage d'escalier. Le tueur ne pourrait pas la voir.

Au premier étage, Laura poussa un autre cri... un gémissement de désespoir, de douleur, d'horreur, de ces cris qui avaient d˚ retentir dans les chambres à gaz de Dachau ou dans les salles d'interrogatoire noires des prisons sibériennes au temps des goulags. Elle n'appelait pas à l'aide, n'implorait pas la pitié. Elle suppliait qu'on mette fin à son supplice, par n'importe quel moyen, mais qu'on la libére.

Chyna monta l'escalier vers ce cri, qui lui résistait comme une chape d'eau empêchant un nageur de remonter à la surface. Froid comme un courant de l'Arctique, le cri la glaçait, l'engourdissait, battait au creux de ses os. Elle refréna péniblement sa soudaine impulsion de crier avec Laura comme un chien gémit par sympathie en entendant souffrir un congénére, ce besoin primal de hurler de tristesse face à l'impuissance de l'être humain dans un univers plein d'étoiles mortes.

Le cri de Laura enfla, se transforma en hurlement: Maman... Maman ! Réduite à la dépendance du nourrisson, trop terrifiée par la vie pour trouver un réconfort ailleurs que contre le sein rassurant et les battements de coeur entendus dans l'utérus.

Silence.

Un silence lugubre.

Chyna s'était arrêtée sans s'en rendre compte sur le palier, au milieu de l'escalier, pétrifiée par le cri. Les jambes faibles; les muscles des mollets et des cuisses frémissant comme aprés un marathon. Au bord de l'évanouissement.

Parce qu'il signalait peut-être la fin de l'espoir, le silence était maintenant aussi oppressant que le hurlement. Elle rentra la tête dans les épaules sous cette chape, se recroquevilla sur elle-même.

Ce serait tellement facile de s'appuyer contre le mur, de se laisser glisser par terre, de l‚cher le couteau et de se faire toute petite. Se contenter d'attendre qu'il parte. D'attendre qu'un parent ou un ami de la famille arrive, découvre les corps, appelle la police et s'occupe de tout.

Elle s'obligea à continuer, le coeur cognant si fort qu'il semblait que chaque battement allait la faire tomber.

Elle tremblait convulsivement. Dans son poing serré, le couteau à viande traçait des motifs irréguliers devant elle. Aurait-elle la force de tailler dans le vif, en cas de besoin ?

C'était la pensée d'une perdante, et elle se détesta de l'avoir eue. Ces dix derniéres années, elle avait réussi à

se métamorphoser en gagnante, et il n'était plus question de régresser.

Les vieilles marches en bois protestaient sous ses pieds, mais elle poursuivit sans se soucier du bruit. que Laura soit vivante ou morte, le tueur, tout à ses jeux, ne risquait guére d'entendre autre chose que le rugisse-

ment de son sang contre ses tympans, et les voix intérieures lui parlant à l'instant même o˘ il tenait une vie entre ses mains.

Le couloir. Mue par sa terreur pour Laura et par une rage née de son dégo˚t pour son instant de faiblesse sur le palier, Chyna fila sans s'arrêter devant la porte fermée de la chambre d'amis, tourna l'angle, passa dans la lueur ambrée de la chambre principale. Elle courut à travers la charmille de roses fanées, sa rage se transformant en fureur, choquée par sa propre audace, semblant glisser sur la moquette comme sur une pente verglacée, jusqu'à la porte de Laura, sans hésitation, couteau brandi, son bras ne tremblant plus, dans la chambre o˘ Freud avait assisté sans broncher à la scéne se déroulant sous ses yeux... le lit était vide.

Incrédule, elle vira sur elle-même. Laura avait disparu. La piéce était vide.

Au-dessus de sa respiration précipitée et des battements de son coeur, elle perçut un bruit métallique.

Elle courut se pencher au-dessus de la balustrade de l'escalier principal.

A peine éclairé par la p‚le lumiére du couloir de l'étage, le tueur franchissait la porte d'entrée. Il portait Laura dans ses bras. Elle était enveloppée dans un drap qui ne révélait qu'un bras p‚le pendant mollement, une tête inclinée sur le côté, un visage caché par des cheveux blonds: inconsciente, n'offrant aucune résistance.

Il devait descendre l'escalier plongé dans l'ombre lorsqu'elle était passée devant en courant. Toute à sa volonté d'agir, elle n'avait pas été consciente de sa présence, n'avait même pas alors entendu le cliquetis des menottes.

Et il avait été suffisamment bruyant pour ne pas l'entendre non plus.

Son instinct lui avait dit d'emprunter l'escalier de service, et elle avait été sage de l'écouter. Ils se seraient retrouvés face à face dans l'escalier. Il lui aurait jeté Laura, se serait abattu sur elles lorsqu'elles se seraient effondrées en tas dans le vestibule, aurait repoussé son couteau d'un coup de pied si elle ne l'avait pas déjà l‚ché et l'aurait achevée.

Elle ne pouvait pas le laisser emporter Laura.

Ne pas réfléchir, ne pas se laisser de nouveau paralyser par la réflexion. Si elle pouvait lui enfoncer le couteau dans le dos, Laura avait peut-être encore une chance.

Elle en était capable. Elle n'était pas émotive. Elle pourrait lui enfoncer la lame par-derriére, à la hauteur du coeur, lui perforer un poumon, retirer le couteau et le replonger dans le corps de cette ordure, sourde à ses supplications, enfoncer la lame encore et encore jusqu'à ce qu'il soit définitivement réduit au silence. Elle n'avait encore jamais rien fait de pareil; elle n'avait jamais fait de mal à personne. Mais maintenant elle en était capable, elle le liquiderait, parce qu'elle était terrifiée pour Laura, parce qu'elle était malade à l'idée de faire défaut à son amie... et parce qu'elle était une machine à vengeance-née, un être humain.

En bas des marches, le tapis ne se fripa pas sous ses pieds lorsqu'elle fondit sur la porte.

Elle ne brandissait plus le couteau, elle le tenait bas, à la hauteur des cuisses. S'il l'entendait venir, il se retournerait, et elle lui enfoncerait le couteau dans le ventre, sous la fille qu'il portait dans ses bras. C'était mieux que d'essayer de lui plonger la lame dans le dos, o˘ l'impact pouvait être dévié par une omoplate, une côte, voire ricocher sur la colonne vertébrale. Viser les parties molles. Comme ça, elle lui ferait face. Elle le regarderait droit dans les yeux. Cela la ferait-elle flan-cher? Non, il le méritait. L'ordure ! Elle songea à

Sarah sur le sol de la cabine de douche, à son corps nu recroquevillé sous le jet froid. Elle pouvait le faire.

Elle en était capable.

La porte, le porche... non seulement elle était prête à tuer mais prête à mourir pour ça. Elle avait fait vite, mais pas assez. Il ne descendait pàs le perron, comme elle l'avait espéré. Il approchait déjà du camping-car.

Le poids de Laura ne l'avait pas du tout ralenti. Il était d'une rapidité inhumaine.

Elle sauta sur les dalles, et le claquement de ses semelles de caoutchouc couvrit le gémissement du vent. La lune et la moitié des étoiles avaient disparu derriére d'immenses palissades de nuages, mais si le tueur l'entendait et se retournait, il la verrait distinctement.

Il ne se retourna pas. Il n'avait rien entendu. Elle entra dans l'herbe à sa suite.

Deux portes du camping-car étaient ouvertes: la portiére du chauffeur et une porte, du même côté, aux deux tiers vers le fond. Le tueur choisit l'arriére.

Portant Laura dans ses bras, il fut obligé de monter en biais les deux marches intérieures, mais apparemment il était aussi agile que fort. Il disparut dans le véhicule.

Le suivre à l'intérieur ? Avec les rideaux masquant les fenêtres, il était impossible de savoir s'il était parti à gauche ou à droite. Et s'il avait posé Laura en entrant, il avait les mains libres et pourrait mieux se défendre de son assaut. Il était sur son territoire; elle sut que ce serait pure folie de l'affronter là-dedans.

Pressant le dos contre le camping-car, à côté de la porte ouverte, elle décida d'attendre. S'il ressortait, elle se jetterait sur lui sans lui laisser le temps de poser le pied par terre. L'élément de surprise jouait encore en sa faveur, peut-être plus que jamais... parce que, proche de l'échappée libre, ce salaud devait se sentir suffisamment content de lui pour baisser la garde.

Il ne ressortirait peut-être pas, mais il faudrait qu'il se penche à l'extérieur pour claquer la porte. Penché

sur la marche pour attraper la poignée, il serait en équilibre précaire, et elle lui enfoncerait la lame dans le corps avant qu'il ait une chance de se rejeter en arriére.

Un mouvement à l'intérieur. Un bruit sourd.

Elle se tendit.

Il ne parut pas.

De nouveau le silence.

L'odeur du sang parut soudain lourde, comme venue d'un abattoir. Puis elle s'estompa, et Chyna comprit que ce n'était pas une vraie odeur de sang, mais la réminiscence de celle des draps souillés dans la chambre des Templeton.

La paroi en aluminium du camping-car était froide contre son dos, et elle frissonna comme si la froideur de l'homme s'insinuait en elle.

Cette attente commençait à lui faire perdre courage.

Le retour de la peur tempérait sa rage, faisait remonter le plateau de la survie- au détriment de celui de la vengeance. Mais elle en était encore capable. Elle pouvait le faire. Elle lutta pour entretenir sa fureur.

Le tueur sortit du camping-car... par la portiére avant.

Le souffle de Chyna se coinça dans sa gorge, et le vent froid de l'orage menaçant parut plus mordant avec l'odeur de l'échec.

Le tueur était trop loin. Sans la distraction du poids de Laura dans ses bras et du bruit de la chaîne, il l'entendrait venir. Elle ne pouvait plus compter sur l'effet de surprise.

Devant la portiére, à neuf métres d'elle, il s'étira presque paresseusement. Il fit rouler ses larges épaules comme pour en chasser la fatigue et se massa la nuque.

S'il tournait la tête vers la gauche, il la verrait tout de suite. Il fallait qu'elle reste parfaitement immobile, sinon il repérerait le moindre mouvement du coin de l'oeil.

Le vent soufflait vers lui, et elle craignit un instant qu'il ne renifle sa peur. Il paraissait plus animal qu'hu-main, jusque dans la gr‚ce fluide de ses mouvements, et elle lui aurait facilement attribué des dons surnaturels.

Il ne tenait pas l'arme munie d'un silencieux avec laquelle il avait tué Paul Templeton... il l'avait peut-

être glissée sous sa ceinture. Si elle tentait de fuir, il la tuerait avant qu'elle aille bien loin.

Mais il ne la tuerait pas sur le coup. Non, ce serait trop simple. Il la viserait aux jambes, la ferait tomber, pour la retenir prisonniére. Il la mettrait dans le camping-car avec Laura. Il voudrait s'amuser avec elle plus tard.

Aprés s'être étiré, il partit à grands pas vers la maison. Les dalles. Le porche. Il entra.

Sans se retourner.

Chyna souffla avec un bruit de fanfare, et elle inspira en frémissant.

Avant de perdre tout courage, elle fonça vers la portiére du chauffeur et s'installa au volant. Si les clés étaient sur le tableau de bord, elle pourrait emmener Laura, aller prévenir la police de Napa.

Pas de clés.

Elle jeta un coup d'oeil vers la maison. Combien de temps y resterait-il ? Peut-être cherchait-il des objets de valeur maintenant que la tuerie était terminée. Ou bien il choisissait des souvenirs. Cela pouvait prendre cinq, dix minutes, ou plus. Peut-être aurait-elle le temps de sortir Laura du camping-car et de la cacher quelque part. D'une façon ou d'une autre.

Elle avait toujours le couteau. Et maintenant qu'elle se trouvait sur le territoire du tueur à son insu, elle avait récupéré le précieux effet de surprise.

Mais son coeur battait la chamade, et sa bouche séche était pleine du go˚t légérement métallique de l'angoisse.

Le siége pivotait. Elle passa dans le coin salon constitué de canapés encastrés recouverts de tissu écossais.

Sous la moquette, le sol métallique grinçait au rythme des pas.

Contrairement à ce qu'elle aurait cru, au lieu de puer comme un grand-guignol o˘ les jeux sadiques seraient réels, le camping-car embaumait le café et la cannelle.

C'était étrange et profondément perturbant qu'un homme pareil trouve une satisfaction quelconque dans des plaisirs innocents.

-Laura, murmura-t-elle comme si le tueur pouvait l'entendre de la maison. Laura !

Aprés le coin salon, on passait devant une kitchenette et un coin repas avec une banquette en vinyle rouge. Alimentée par la batterie, une lampe éclairait la table.

Pas de Laura.

Sortant du coin repas, Chyna arriva prés de la porte arriére que le tueur avait empruntée avec la fille inconsciente dans ses bras.

-Laura !

Aprés la porte ouverte, un couloir étroit longeait le côté conducteur du camping-car, éclairé par une faible lumiére de sécurité. Une lucarne au plafond, noire à

présent. A gauche, deux portes fermées et, au bout, une troisiéme entreb‚illée.

La premiére donnait sur une minuscule salle de bains. L'espace était une merveille d'organisation: des toilettes, un lavabo, une armoire à pharmacie, et une cabine de douche en angle.

La deuxiéme porte dissimulait une penderie. Avec des vêtements accrochés à une tringle en acier.

La troisiéme, entreb‚illée, s'ouvrait sur une petite chambre avec des faux lambris et un placard muni d'une porte en accordéon. Dans la faible lumiére du couloir, Chyna distingua Laura, étendue à plat ventre sur le lit, emmaillotée dans un drap qui ne révélait que ses pieds nus et ses cheveux blonds.

Murmurant son nom, elle s'agenouilla prés du lit.

Laura ne réagit pas. Toujours inconsciente.

Chyna ne pouvait ni la soulever, ni la porter comme le tueur: il fallait qu'elle tente de la réveiller. Elle écarta le drap de son visage.

Ses yeux n'étaient plus bleu p‚le, mais bleu saphir, la pénombre peut-être... non, la mort. Sa bouche était ouverte, ses lévres luisaient de sang.

Elle était morte, et cette ordure l'avait tout de même emmenée, pour Dieu sait quelles raisons, peut-être pour la toucher, la regarder, lui parler pendant quelques jours afin de se remémorer sa gloire. Un souvenir.

Chyna fut submergée par un sentiment de culpabilité, d'échec, d'impuissance et de désespoir.

-Oh ! mon tout petit... Oh ! ma douce, pardon, pardon.

Pourtant, elle avait tout tenté. qu'aurait-elle pu faire de plus ? Attaquer ce salaud à mains nues lorsqu'elle l'avait surpris dans le couloir en train de roucouler devant l'araignée? qu'aurait-elle pu faire de plus?

Elle n'aurait pas pu se rendre plus tôt dans la cuisine, ni trouver le couteau plus vite, ni remonter l'escalier plus rapidement.

-Je suis désolée.

Cette fille splendide, cette amie chére, ne trouverait jamais le mari dont elle rêvait, n'aurait jamais les enfants qui auraient tant donné au monde, par le simple fait d'être les siens. Vingt-trois années à se préparer à

apporter sa contribution, à changer la vie des autres, tant d'idéaux et d'espoirs: désormais elle ne transmet-trait plus rien, et le monde en serait incroyablement plus vide.

-Je t'aime, Laura. Nous t'aimons tous.

Les mots, les sentiments, les expressions de chagrin paraissaient affreusement inappropriés: plus encore, dénués de sens. Laura était morte, toute cette chaleur et cette bonté à jamais perdues, et les mots les plus sincéres ne seraient jamais que des mots.

Le coeur de Chyna se serra de chagrin, se serra à

l'aspirer dans un trou noir béant au fond d'elle-même.

Elle sentit sa poitrine se gonfler d'un sanglot qui, si elle y cédait, serait explosif. Une seule larme déclen-cherait un raz de marée.

Elle ne devait pas se laisser aller à la douleur. Pas tant qu'elle serait dans le camping-car. Le tueur pouvait revenir à tout instant, et elle ne pourrait pleurer Laura qu'une fois sortie de là, aprés le départ de ce salaud. Laura était morte; elle n'avait plus aucune raison de rester.

Une portiére claqua, faisant vibrer les fines parois métalliques autour d'elle.

Il était revenu.

Un cliquetis. Un autre.

Le couteau à viande à la main, Chyna se colla à la paroi à côté de la porte ouverte. Le chagrin refoulé

était un carburant puissant pour la fureur, et elle br˚lait de rage, embrasée du besoin de faire mal à ce salaud, de le taillader, de l'éviscérer, de l'entendre hurler et d'allumer la conscience de sa propre mortalité dans son regard, comme il l'avait fait pour Laura.

Il entre. Je le saigne. Il entre. Je le saigne. Une priére, pas un plan.

La piéce s'assombrit. Il se tenait sur le seuil, masquant le faible éclairage du couloir.

Silencieusement, le couteau dans la main de Chyna s'agita furieusement de haut en bas comme l'aiguille d'une machine à coudre, dessinant le motif de sa peur dans l'air.

Il était là. Tout prés. Il entrerait pour contempler encore une fois la jolie morte blonde, pour toucher sa peau froide, et elle lui sauterait dessus dés qu'il franchirait le seuil... elle le saignerait.

Il ferma la porte.

Atterrée, elle écouta les pas s'éloigner, les craquements du sol sous la moquette.

La portiére du conducteur claqua. Le moteur tourna.

Les freins l‚chérent un gémissement bref.

Ils démarraient.

Les mortes ne reposent pas plus en paix dans l'obscurité que dans la lumiére. Tandis que le camping-car cahotait sur l'allée menant à la route, les menottes de Laura s'entrechoquaient sous le drap qui l'enveloppait.

Aveuglée, toujours pressée contre la paroi en agglo-méré à côté de la porte de la chambre, Chyna eut l'impression que, jusque dans la mort, Laura luttait contre l'injustice de son meurtre.

Des gravillons giclaient sous le ch‚ssis. Le camping-car ne tarderait pas à s'engager sur le macadam lisse de la route.

Si elle tentait une sortie maintenant, le tueur entendrait la porte arriére claquer quand le vent la lui arra-

cherait des mains, ou bien la repérerait dans son rétroviseur. Dans ces vignobles engourdis par l'hiver, o˘ les maisons les plus proches n'étaient plus habitées que par des morts, il se risquerait certainement à s'arrêter pour la prendre en chasse, et elle n'irait pas loin.

Il valait mieux attendre. Lui donner quelques kilométres sur la route de campagne, voire attendre qu'ils atteignent une nationale, qu'ils traversent une ville ou se retrouvent dans une circulation plus dense. Il ne se ruerait pas à sa poursuite si des gens pouvaient réagir à ses appels à l'aide.

Elle chercha un interrupteur à t‚tons. La porte était bien fermée; la lumiére filtrerait dans le couloir. Elle trouva le bouton. Rien. L'ampoule devait être grillée.

Elle se rappela avoir vu un spot vissé au rebord de la table de nuit encastrée. Elle traversait la piéce à

l'aveuglette quand le camping-car se mit à ralentir.

Le commutateur entre le pouce et l'index, elle hésita, le coeur battant. Le tueur allait peut-être se garer et revenir dans la chambre. Maintenant qu'une confrontation ne pouvait plus sauver Laura, maintenant que sa fureur s'était transformée en colére, elle n'espé-rait plus que l'éviter, lui échapper afin de communiquer aux autorités les renseignements nécessaires pour sa capture.

Le véhicule ralentit, vira à gauche sur une surface lisse et accéléra de nouveau. La départementale.

D'aprés ses souvenirs, au prochain grand carrefour, ils croiseraient la nationale 29, que Laura et elle avaient empruntée l'aprés-midi précédent. Jusque-là, les bifurcations ne conduisaient qu'à des vignobles, des petites fermes et des maisons. Il ne risquait plus guére de leur rendre une visite, ni de massacrer d'autres familles dormant d'un sommeil innocent. La nuit tirait à sa fin.

Elle appuya sur le commutateur, et un cercle de lumiére boueuse tomba sur le lit.

Elle s'efforça de ne pas regarder le corps, bien qu'il f˚t presque entiérement caché par le drap. Si elle pensait trop à Laura maintenant, elle sombrerait dans un gouffre d'abattement. Il fallait qu'elle garde son énergie et l'esprit clair si elle voulait survivre.

Elle avait peu de chances de trouver meilleure arme que son couteau à viande, mais elle n'avait rien à perdre à chercher. Comme le tueur était armé d'un pistolet équipé d'un silencieux, il conservait peut-être d'autres armes à feu dans le camping-car.

L'unique table de nuit avait deux tiroirs. Le premier contenait un paquet de tampons de gaze, quelques éponges vert et jaune du genre utilisé pour la vaisselle, un petit flacon en plastique empli d'un liquide clair, un rouleau de sparadrap, un peigne, une brosse à cheveux avec un manche en écaille, un tube à moitié vide de baume, un flacon de lotion pour la peau à l'aloés, des pinces à bouts pointus aux poignées gainées de caoutchouc jaune et une paire de ciseaux.

Il n'était pas difficile d'imaginer l'usage qu'il avait pu faire de certains de ces objets, et elle n'avait pas envie de savoir ce qu'il faisait des autres. Les femmes qu'il amenait dans cette chambre devaient parfois être encore vivantes lorsqu'il les couchait sur le lit.

Les ciseaux ? Non. Le couteau à viande serait plus efficace en cas de besoin.

Dans l'autre tiroir, plus profond, elle trouva un réci-pient en plastique dur ressemblant à une boîte de matériel de pêche. Il renfermait un nécessaire à couture, avec de nombreuses bobines de fil de couleurs différentes, une pelote à épingles, des étuis d'aiguilles, un enfile-aiguille, des boutons, etc. Rien d'utile. Elle le rangea.

En se redressant, elle remarqua qu'on avait vissé du contre-plaqué contre la fenêtre. Deux rideaux plissés d'étoffe bleue étaient piégés entre la plaque et l'enca-drement.

De l'extérieur, on ne voyait que des rideaux. De l'intérieur, même si quelqu'un parvenait à se libérer de ses entraves, il ne pourrait pas ouvrir la fenêtre pour signaler sa présence et demander de l'aide aux automobilistes.

Le placard restait le seul endroit o˘ elle pouvait espérer trouver un pistolet ou un objet susceptible de servir d'arme. Elle fit le tour du lit et s'approcha de la porte en accordéon.

La faisant coulisser sur son rail, elle l'ouvrit et se retrouva nez à nez avec le cadavre d'un homme.

Sous le choc, elle recula contre le lit. Elle heurta le matelas, faillit tomber sur Laura, se rattrapa à temps, mais l‚cha le couteau.

L'arriére du placard avait été consolidé avec des plaques d'acier fixées à la carrosserie. Poignets attachés par des menottes à deux anneaux soudés aux plaques, le mort semblait crucifié. Ses pieds, réunis comme ceux du Christ sur la croix, n'étaient pas cloués, mais menottés à un troisiéme anneau soudé au sol du placard.

Il était jeune... dix-sept, dix-huit ans, pas plus. Son corps mince seulement couvert d'un slip en coton blanc p‚le portait des traces de coups. Il avait la tête inclinée sur le côté, la tempe gauche reposant contre son biceps. D'épais cheveux bruns bouclés. Ses paupiéres avaient été cousues avec du fil vert. Deux boutons cousus au-dessus de sa lévre supérieure étaient reliés avec du fil jaune à une paire de boutons identiques juste en dessous de sa lévre inférieure.

Chyna s'entendit invoquer Dieu. Un bafouillage incohérent et implorant. Elle serra les dents et étouffa ses mots, bien qu'il f˚t peu probable que sa voix port‚t jusqu'à l'avant du camping-car par-dessus le bruit du moteur et le bourdonnement des pneus sur l'asphalte.

Elle referma le rideau de vinyle. Malgré sa légéreté, il se remit en place aussi lourdement que la porte d'un caveau. Le pêne magnétique claqua avec un bruit d'os qui se brise.

Jamais les études de cas de violence psychopathe décrites dans ses manuels, même les plus crues, ne lui avaient donné envie de se recroqueviller dans un coin, genoux repliés contre la poitrine. C'est pourtant ce qu'elle fit-en choisissant l'angle le plus éloigné du placard.

Il fallait qu'elle se maîtrise, vite, à commencer par sa respiration haletante. Elle suffoquait, aspirait de profondes bouffées, avec l'impression de toujours manquer d'air. Plus elle respirait profondément, plus sa tête tournait. Une obscurité croissante envahit sa vision périphérique, au point qu'elle crut voir la minable petite chambre du camping-car au bout d'un long tun-

nel noir.

Elle se convainquit que le jeune homme du placard devait être mort quand le tueur s'était mis au travail avec le nécessaire de couture. Et sinon mort, du moins inconscient. Mais il ne fallait pas y penser, parce que le tunnel n'en devenait que plus long et plus étroit, repoussant la chambre encore plus loin et affaiblissant les lumiéres.

Elle se couvrit le visage de ses mains, froid contre du froid. Sans comprendre, elle vit alors les traits de sa mére, aussi nets que sur une photo. Puis elle comprit.

Pour sa mére, la violence était une perspective romantique, voire séduisante. Un temps, elles avaient vécu dans une communauté d'Oakland, dont le mot d'ordre était de construire un monde meilleur et o˘, presque chaque soir, les adultes se réunissaient autour de la table de la cuisine pour discuter de la meilleure maniére de détruire le systéme haÔ, évoquer les diverses stratégies susceptibles de réaliser leur utopie, en buvant du vin dans la fumée du hasch, parfois en jouant à la belote ou au Trivial Pursuit, parfois trop absorbés par la révolution pour s'intéresser à des jeux moins nobles. On pouvait paralyser le transport en faisant sauter des ponts et des tunnels avec une facilité

déconcertante; viser les compagnies du téléphone pour plonger les communications dans le chaos; il fallait incendier des usines d'emballage de viande pour mettre fin à l'exploitation brutale des animaux. On mettait au point des hold-up de banques compliqués et d'auda-cieuses attaques de fourgons armés pour financer les opérations. Leur route vers la paix, la liberté et la justice aurait été creusée de cratéres d'explosions et jonchée de cadavres. Aprés Oakland, Chyna et sa mére avaient erré pendant quelques semaines avant d'échouer de nouveau à Key West, chez leur vieil ami Jim Woltz, ce nihiliste enthousiaste qui trempait jusqu'au cou dans le trafic de drogues et donnait aussi dans la vente illégale d'armes à ses moments perdus.

Sous sa cabane du bord de mer, il avait creusé un bun-ker pour sa collection privée de deux cents armes à

feu. La mére de Chyna était belle, même les jours de déprime, quand ses yeux verts devenaient gris sous l'emprise d'une tristesse qu'elle ne pouvait expliquer.

Mais à cette table de cuisine à Oakland et dans ce bun-ker frais sous la cabane de Key West... en fait, chaque fois qu'elle était aux côtés d'un homme comme Woltz... son teint de porcelaine était encore plus trans-

parent que d'habitude, presque translucide; l'exaltation animait ses traits exquis; elle devenait, comme par magie, plus gracieuse, plus agile et déliée, elle souriait plus facilement. La perspective de jouer les Bon-nie auprés de n'importe quel Clyde illuminait son visage superbe d'une lumiére aussi glorieuse qu'un coucher de soleil de Floride, et ses yeux vert émeraude étaient, dans ces moments-là, aussi fascinants et mystérieux que le golfe de Mexico dans le crépuscule.

La perspective de la violence était peut-être romantique, mais la réalité était du sang, des os, la putréfaction, la poussiére. La réalité, c'était Laura sur le lit et le jeune inconnu réduit au silence par des fils de coton derriére la porte en accordéon.

Le visage entre ses mains froides, Chyna savait qu'elle ne serait jamais aussi étrangement belle que sa mére.

Elle finit par maîtriser sa respiration.

Le camping-car roulait toujours, et cela lui rappela ces nuits o˘ enfant, elle avait somnolé dans des trains, des cars, sur des banquettes arriére de voitures, bercée par le mouvement et le bruit des roues, sans trés bien savoir o˘ sa mére l'emmenait, rêvant de faire partie d'une famille comme celles qu'on voyait à la télévision... avec des parents abrutis mais aimants, un voisin amusant, parfois agaçant mais jamais méchant, et un chien connaissant quelques tours. Mais les rêves agréables ne duraient jamais, et les cauchemars la réveil-laient réguliérement, la mettant face à des paysages inconnus, lui donnant envie de voyager sans jamais plus s'arrêter. La route était une promesse de paix, mais les destinations, toujours infernales.

Cette fois, ce ne serait pas différent. O˘ qu'ils aillent, elle ne voulait pas y aller. Elle avait l'intention de descendre en marche dans l'espoir de retrouver son chemin vers la vie meilleure qu'elle s'était construite en dix ans de lutte acharnée.

Elle quitta l'angle de la chambre pour récupérer par terre le couteau à viande. Puis elle fit le tour du lit pour éteindre le spot de la table de nuit.

Se trouver dans le noir avec des morts ne l'effrayait pas. Seuls les vivants étaient une menace.

Le camping-car ralentit de nouveau et tourna à gauche. Elle se pencha dans l'autre sens pour garder son équilibre.

Ils devaient être sur la 29. En tournant à droite, ils auraient pris la direction du sud, de la vallée de Napa, de la ville du même nom. En dehors de St. Helena et Calistoga, elle ne savait pas trop quelles villes se trouvaient au nord.

Mais, entre deux villes, il y aurait toujours des vignobles, des fermes, des maisons, des entreprises rurales. O˘ qu'elle descende du camping-car, elle trouverait de l'aide assez rapidement.

Elle t‚tonna jusqu'à la porte et posa la main sur la poignée, attendant que son instinct la guide de nouveau. Elle avait passé la majeure partie de sa vie à

jouer les équilibristes sur une clôture hérissée de piquants et, par une nuit particuliérement pénible, l'année de ses douze ans, elle avait décidé que l'instinct était, en fait, la voix silencieuse de Dieu. Les priéres étaient entendues, il suffisait d'écouter attentivement la réponse et d'y croire. Elle avait écrit dans son journal: " Dieu ne crie pas; il murmure, et le murmure est la voie. "

Attendant le murmure, elle songea au corps roué de coups dans le placard, qui semblait être mort depuis moins d'une journée, et à Laura, encore chaude sur le lit affaissé. Sarah, Paul, Jack, le frére de Laura, Nina, la femme de Jack: six personnes assassinées en vingt-quatre heures. Le mangeur d'araignées n'était pas un sociopathe homicide ordinaire. Dans la langue des flics et des criminologues spécialisés dans la poursuite et l'arrestation d'hommes de ce genre, il était chaud, en-pleine phase br˚lante, consumé du désir, du besoin de tuer. Mais avec sa maîtrise de psychologie qu'elle entendait faire suivre d'un doctorat en criminologie, même si elle devait travailler six ans comme serveuse pour y arriver, elle pressentait que ce type était plus que chaud. Il représentait un cas particulier, ne corres-pondait qu'en partie aux profils de psychologie aber-rante, il était aussi étrange qu'un être venu des étoiles, une machine à tuer emballée, impitoyable et irrésistible. Elle n'avait aucun espoir de lui échapper si elle n'attendait pas le murmure de l'instinct.

Elle avait aperçu un grand rétroviseur lorsqu'elle s'était briévement assise au volant. Comme le véhicule n'avait pas de vitre arriére, ce rétroviseur était là pour fournir au chauffeur une vue du coin-salon et du coin-repas. Cela devait lui permettre de voir jusqu'au couloir desservant la salle de bains et la chambre et, avec sa chance de damné, il léverait justement les yeux à

l'instant o˘ elle sortirait.

quand le moment lui parut venu, elle ouvrit la porte.

Une petite bénédiction, un bon présage: le plafonnier du couloir était éteint.

Debout dans l'obscurité, elle referma silencieusement la porte de la chambre.

La lampe au-dessus de la table du coin-repas était toujours allumée. L'avant du véhicule baignait dans la lueur verte du tableau de bord... et, derriére le pare-brise, les épées argentées des phares fendaient la nuit.

Sortant de l'ombre, elle s'accroupit derriére le lambris du coin-repas. Elle jeta un coup d'oeil à la nuque du conducteur, à environ six métres.

Il paraissait si proche... et vulnérable, pour la pre-miere fois.

Mais ce serait de la bêtise de fondre sur lui pendant qu'il conduisait. S'il l'entendait venir ou l'apercevait dans le rétroviseur, il ferait une embardée ou freinerait brutalement, pour la faire partir en vol plané. Il s'arrêterait et lui sauterait dessus avant qu'elle n'ait le temps d'atteindre la portiére arriére... ou pivoterait sur son siége et l'abattrait d'une balle.

La porte qu'il avait empruntée avec Laura était immédiatement à sa gauche. Elle s'assit, les pieds sur les marches, face à la sortie, cachée du chauffeur par le coin-repas.

Elle posa le couteau à viande. En sautant, elle ferait certainement un roulé-boulé... et elle risquait de se blesser si elle tentait de le garder à la main.

Elle n'avait pas l'intention de sauter avant que le chauffeur s'arrête à un carrefour ou s'engage dans un virage suffisamment raide pour l'obliger à ralentir beaucoup. Elle ne pouvait pas prendre le risque de se casser une jambe ou de rester inanimée sur la chaussée, parce que alors elle ne pourrait pas courir se cacher.

Elle ne doutait pas un instant qu'il serait conscient de sa fuite à l'instant même o˘ elle commencerait. Il entendrait la porte s'ouvrir, ou bien le vent siffler dedans, et la verrait dans un rétroviseur, soit intérieur, soit latéral. Même dans le cas improbable o˘ il ne la verrait pas, elle ne passerait pas inaperçue, le vent ferait claquer la porte derriére elle; le tueur soupçonnerait qu'il n'avait pas été seul avec sa collection de cadavres, et il se garerait pour vérifier, pris de panique.

Pris de panique ? Peut-être pas. Non, au contraire. Il fouillerait les environs avec une sinistre application de robot. Ce type n'était que maîtrise et puissance; elle le voyait mal succomber à la panique.

Le camping-car ralentit, et le coeur de Chyna se mit à battre plus vite. Lorsqu'il ralentit encore, elle s'accroupit sur les marches et posa la main sur la poignée à levier.

Le camping-car s'immobilisa. Elle appuya sur la poignée. La porte était fermée à clé. Elle poussa, appuya, sans résultat.

Il n'y avait pas de bouton automatique, juste une serrure.

Elle se rappela le cliquetis qu'elle avait entendu de la chambre quand le mangeur d'araignées avait fermé

cette porte. Des clés ?

Peut-être s'agissait-il d'un dispositif de sécurité pour empêcher les enfants de tomber en marche. Ou peut-

être ce dingue avait-il modifié la serrure par mesure de sécurité, pour s'assurer qu'un cambrioleur ou un intrus-ne tomberait pas sur les cadavres aux lévres cousues ou menottés susceptibles de se trouver à bord. On n'est jamais trop prudent quand on entasse des cadavres dans sa chambre.

Le camping-car traversa le carrefour et reprit de la vitesse.

Elle aurait d˚ se douter que fuir ne serait pas si simple. Rien n'était simple. Jamais.

Elle se rassit, adossée au lambris du coin-repas, toujours face à la porte, réfléchissant à cent à l'heure.

En traversant le véhicule, elle avait vu une porte de l'autre côté, vers l'avant, derriére le siége du passager.

La plupart des camping-cars avaient deux portes, mais celui-ci était un modéle rare et plus ancien qui en avait trois. Elle ne pouvait pas se permettre de se sauver par l'avant: il la verrait arriver, la déséquilibrerait et la tuerait sans lui laisser le temps de se redresser.

Bon, elle avait un avantage. Il ignorait sa présence.

Si elle ne pouvait pas se contenter d'ouvrir la porte pour sauter, si elle était obligée de le tuer, autant attendre à l'abri du coin-repas, surprendre ce salaud, l'étri-per, l'enjamber et sortir par l'avant. Elle s'était sentie capable de le tuer tout à l'heure. Il fallait qu'elle se remette dans cet état d'esprit.

Les vibrations du moteur à travers le sol lui endolo-rissaient les fesses. Elle aurait préféré l'engourdissement total; la moquette était tellement mince qu'elle commençait à avoir mal au coccyx. Elle tenta de prendre appui sur une fesse, puis sur l'autre, se pencha en avant, se rejeta en arriére; mais sans jamais gagner plus de quelques secondes de répit. La douleur irradia au creux de ses reins, et l'inconfort se transforma en véritable souffrance.

Vingt, trente, quarante minutes, une heure, plus encore, elle supporta ce supplice en s'efforçant d'imaginer tous ses moyens de fuite une fois que le camping-car serait à l'arrêt et que le tueur quitterait le volant.

Concentrée. Réfléchissant à tout. Se préparant à une kyrielle de possibilités. Puis la douleur prit le pas sur le reste.

L'atmosphére était fraîche dans le camping-car et carrément froide sur les marches. Le moteur vibrait à

travers les semelles de ses chaussures, cognant sans rel‚che dans ses talons et ses plantes de pied. Elle remua les orteils, craignant que ses pieds froids et douloureux et ses mollets durcis ne la handicapent au moment de passer à l'action.

Prise d'une étrange hilarité étonnamment proche du désespoir, elle se dit soudain: Tant pis pour le chagrin.

Tant pis pour la justice. qu'on m'achéve, mais qu'avant on me donne, ne serait-ce que cinq minutes, un fauteuil confortable o˘ poser mes fesses, o˘ m'as-seoir le temps de me réchauffer les pieds.

L'inaction prolongée la fatigua mais ne tarda pas aussi à la déprimer. Dans la maison, lorsqu'elle avait entendu l'intrus, avant qu'il n'arrive dans la chambre d'amis, elle avait compris que la sécurité était dans le mouvement. Maintenant c'était sa sécurité émotionnelle qui reposait sur le mouvement, la distraction.

Mais les circonstances lui demandaient d'attendre immobile. Elle avàit trop le loisir de réfléchir... et trop de pensées désagréables sur lesquelles s'attarder.

Elle se mit dans un tel état de détresse que ses yeux se remplirent de larmes... et elle comprit alors qu'elle ne souffrait pas tant que ça du mal aux fesses, ni du mal au dos, ni des vibrations froides dans ses pieds. La vraie douleur était dans son coeur, cette angoisse qu'elle avait d˚ réprimer depuis qu'elle avait découvert Paul et Sarah, détecté la vague odeur d'ammoniaque du sperme dans la chambre de Laura et vu le faible éclat des maillons de la chaîne. La douleur physique n'était qu'une mauvaise excuse.

Si elle s'autorisait à verser des larmes sur son sort, elle en verserait des torrents pour Paul, pour Sarah, pour Laura, pour cette pauvre race humaine baisée jusqu'à l'os, parce qu'un espoir chérement acquis virait trop souvent au cauchemar. Elle enfouirait son visage dans ses mains, gémissant inutilement la question que l'on posait le plus souvent à Dieu: Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ?

Se laisser aller aux larmes serait si facile, si satisfaisant. Ce serait des larmes égoÔstes de défaite; elles ne purgeraient pas son coeur du chagrin, elles le laveraient du besoin de se soucier de quiconque et de rien. Un soulagement bienvenu lui viendrait si elle se contentait d'admettre que le long combat vers la compréhension ne valait pas la souffrance de l'expérience. Au bruit de ses sanglots, le camping-car s'arrêterait brutalement, et son chauffeur la trouverait recroquevillée sur les marches. Il l'assommerait, la tirerait dans la chambre, la violerait à côté du cadavre de son amie; sa terreur dépasserait tout ce qu'elle avait connu jusque-là, mais elle serait bréve. Et définitive, cette fois. Il la délivre-rait à jamais du besoin de demander pourquoi, de cette chute à répétition à travers le sol fragile de l'espoir dans cette désolation trop familiére.

Depuis longtemps, depuis la nuit orageuse de son huitiéme anniversaire et le cafard frénétique peut-être, elle savait qu'on choisissait souvent d'être une victime.

Enfant, elle n'avait pas pu exprimer cette intuition, ni comprendre pourquoi tant de gens choisissaient la souffrance; ensuite, elle avait perçu leur haine de soi, leur masochisme, leur faiblesse.

Le destin seul n'expliquait pas toutes les souffrances; elles vous tombaient dessus à votre invitation.

Elle avait toujours choisi de ne pas se laisser victimi-ser, de résister et de riposter, de s'accrocher à l'espoir, à la dignité, à la foi en l'avenir. L'état de victime était pourtant séduisant, il vous dégageait de la responsabilité et du souci de l'autre: votre peur se transformait en une résignation lasse; l'échec cessait de générer de la culpabilité pour la remplacer par un réconfortant api-toiement sur SOi.

Elle se tenait à présent tremblante sur une corde raide émotionnelle, ne sachant pas si elle serait capable de garder l'équilibre ou si elle s'autoriserait à trébucher et à tomber.

Le camping-car ralentit de nouveau. Ils partaient vers la droite. Peut-être le tueur se garait-il.

Elle essaya la porte. Elle savait qu'elle était fermée à clé, mais elle souleva de nouveau silencieusement la poignée, incapable de renoncer, finalement.

Ils montaient une légére côte, presque au pas.

Grimaçant sous la douleur qui lui vrillait les mollets et les cuisses, mais soulagée de ne plus être assise, elle se leva juste ce qu'il fallait pour regarder au-dessus du coin-repas.

La nuque du tueur, la chose la plus haÔssable qu'elle ait jamais vue, ranima sa colére. Le cerveau derriére cette courbe osseuse bourdonnait de fantasmes malfaisants. Insupportable qu'il soit vivant et Laura morte.

Insupportable qu'il soit assis là si content de lui, si satisfait de tous ses souvenirs sanguinaires, écoutant les supplications de ses victimes qui devaient être musique à ses oreilles. Insupportable l'idée qu'il puisse encore s'émerveiller de la beauté d'un coucher de soleil, savourer une pêche, ou humer le parfum d'une fleur. L'arriére du cr‚ne de cet homme ressemblait au casque lisse et chitineux d'un insecte, et elle était s˚re que, si elle le touchait, elle le trouverait aussi froid qu'un cafard gigotant sous sa main.

Devant le conducteur, à travers le pare-brise, au sommet de la côte douce qu'ils remontaient, un b‚timent apparut, flou. De grands lampadaires à arc à

vapeur de sodium projetaient une lumiére froide et sulfureuse.

Elle s'accroupit derriére le coin-repas.

Ramassa le couteau.

Ils avaient franchi le sommet de la côte. Ils étaient de nouveau sur du plat. Ralentissant progressivement.

Elle se glissa dans l'escalier. Dos à la porte, pied gauche sur la marche inférieure, pied droit sur la marche supérieure. Dos pressé contre la porte fermée à clé, accroupie dans l'ombre, elle se jetterait sur lui s'il lui en donnait l'occasion.

Dans un ultime gémissement de freins, le véhicule s'arrêta.

Il devait y avoir des gens non loin. Des gens susceptibles de l'aider.

Mais, si elle hurlait, seraient-ils assez prés pour l'entendre ?

Même s'ils l'entendaient, ils ne l'atteindraient jamais à temps. Le tueur arriverait le premier, pistolet à la main.

En outre, il s'agissait peut-être seulement d'une aire de repos: rien qu'un parking, quelques tables de pique-nique, une affiche rappelant les dangers des feux de camp, et des toilettes. Il s'arrêtait peut-être pour aller aux toilettes publiques ou dans celles du camping-car.

A cette heure creuse, à trois heures passées du matin, ils risqueraient fort d'être le seul véhicule arrêté, auquel cas elle pourrait toujours hurler, elle hurlerait dans le vide.

Le moteur ne tournait plus.

Silence. Le sol ne vibrait plus.

Dans cette soudaine immobilité, elle se mit à trembler. Finie la déprime. Le creux à l'estomac. La peur de nouveau. La peur, parce qu'elle avait envie de vivre.

Elle aurait préféré qu'il lui donne une chance de s'enfuir en descendant du camping-car, mais elle était s˚re qu'il viendrait se servir de ses toilettes. Il passerait juste devant elle. Si elle n'avait aucune chance de s'échapper, il fallait en finir, et vite.

qu'est-ce qui jaillirait de ses plaies... du sang ou cette matiére qui coulait des gros cafards quand on les écrasait ?

Ni pas lourds, ni grincements du sol sous un poids.

Juste le silence. Peut-être prenait-il le temps de s'étirer, de faire rouler ses épaules endolories, de masser sa nuque de taureau, pour se débarrasser des fatigues du voyage.

Ou peut-être l'avait-il aperçue dans le rétroviseur, son visage étincelant comme la lune dans la lueur de la lampe du coin-repas. Peut-être venait-il vers elle sans un bruit, en évitant les endroits qui craquaient parce qu'il les connaissait. Il se glisserait dans le coin-repas. Se pencherait au-dessus de la banquette. Tirerait à bout portant. En plein visage.

Elle regarda le halo de lumiére vers la gauche, au-dessus de la banquette. L'ombre du tueur l'avertirait-elle ou verrait-elle seulement une silhouette jaillir du coin-repas et ouvrir le feu sur elle ?

Intensité.

Il faut vivre intensément. Voilà sa conviction.

Assis au volant, il ferme les yeux et se masse la nuque.

Il n'essaie pas de se débarrasser de la douleur. Elle est venue toute seule et elle s'estompera le moment venu. Il ne prend jamais ni anti-inflammatoires ni cochonneries de ce genre.

Jouir de la douleur le plus pleinement possible, voilà

ce qu'il s'efforce de faire. Du bout des doigts, il trouve un point particuliérement douloureux à gauche de la troisiéme cervicale et il appuie dessus jusqu'à ce que la douleur crée des éclaboussures de lumiéres blanches et grises derriére ses paupiéres, comme des feux d'arti-fice lointains dans un monde incolore.

Trés agréable.

La douleur n'est rien d'autre qu'une partie de la vie.

En l'acceptant, on découvre une satisfaction surprenante. En outre, entrer en contact avec sa propre douleur permet de jouir plus facilement de celle des autres.

Deux vertébres plus bas, il localise un point encore plus sensible, un tendon ou un muscle enflammé, un merveilleux petit bouton enterré dans la chair qui, lorsqu'on appuie dessus, fait irradier la douleur dans son épaule et dans son muscle trapéze. Au début, il travaille ce point avec la tendresse d'un amant, gémissant doucement, puis l'attaque avec plus de vigueur jusqu'à

ce que la souffrance douce lui fasse aspirer l'air entre ses dents serrées.

Intensité.

Il ne pense pas vivre longtemps. Son temps dans son corps est compté et précieux... il n'est donc pas question de le gaspiller bêtement.

Il ne croit ni à la réincarnation, ni à aucune des banales promesses de vie aprés la mort que vendent les grandes religions du monde... bien qu'il ait parfois la sensation d'effleurer une révélation d'une importance colossale. Il veut bien envisager que l'‚me immortelle puisse exister et que son propre esprit s'éléve un jour.

Mais, s'il doit connaître une apothéose, elle sera le résultat de ses actions audacieuses, non de la gr‚ce divine; en fait, s'il devient un dieu, la transformation aura lieu parce qu'il a déjà choisi de vivre comme tel...

sans peur, sans remords, sans limites, avec tous ses sens furieusement aiguisés.

N'importe qui peut respirer une rose et se délecter de son parfum. Mais lui s'entraîne depuis longtemps à

ressentir la destruction de sa beauté lorsqu'il écrase la fleur dans son poing. S'il en tenait une maintenant, s'il en m‚chait les pétales, il serait capable non seulement de go˚ter la rose elle-même mais sa couleur rouge; ce serait pareil avec le jaune du bouton-d'or, le bleu de la jacinthe. Il percevrait le go˚t de l'abeille qui a rampé

sur la fleur dans sa t‚che éternelle de pollinisation, de la terre qui a nourri la fleur, et du vent qui l'a caressée pendant l'été de sa croissance.

Il n'a jamais rencontré personne qui soit capable de comprendre avec quelle intensité il ressent le monde, ni l'intensité supérieure qu'il s'efforce d'atteindre.

Avec son aide, peut-être Ariel le comprendra-t-elle un jour. Pour l'instant, bien s˚r, elle est trop immature pour en avoir même l'idée.

Une derniére pression sur son cou. La douleur.

Soupir.

Sur le siége du copilote, il prend un imperméable plié. Il ne pleut pas encore, mais il faut dissimuler ses vêtements éclaboussés de sang.

Il aurait pu se changer avant de quitter la maison Templeton, mais il a du plaisir à porter ses vêtements tachés. Leur patine l'exalte.

Il pivote sur son siége et se léve pour enfiler l'imperméable.

Il s'est lavé les mains dans l'évier de la cuisine de la maison Templeton, bien qu'il e˚t préféré les garder souillées elles aussi. Mais on ne cache pas aussi bien des mains que des vêtements sous un imperméable.

Il ne porte jamais de gants. Ce serait concéder qu'il redoute l'arrestation, ce qui n'est pas le cas.

Ses empreintes digitales sont fichées dans toutes les administrations du pays, mais celles qu'il laisse sur les lieux ne ressembleront jamais à celles qui accompa-gnent son nom dans les fichiers. Comme le reste du monde, les divers services de police sont dingues d'in-formatisation; à présent, la plupart des banques de données d'empreintes sont numérisées, pour faciliter le scanning et le traitement à haute vitesse. Mais on peut tripatouiller les fichiers informatiques bien plus facilement que des fiches cartonnées... à distance: pourquoi s'embêter à s'introduire par effraction dans des b‚timents haute sécurité quand on peut hanter leurs machines de l'autre bout du continent ? Gr‚ce à son intelligence, à ses compétences et à ses relations, il a pu maquiller ses propres données.

Porter des gants, même de fins spécimens chirurgi-caux en latex, serait un obstacle intolérable à la sensation. Il aime laisser sa main glisser légérement sur le fin duvet blond de la cuisse d'une femme, prendre le temps d'apprécier la texture de la chair de poule contre sa paume, savourer la chaleur embrasant la peau, puis sentir peu à peu cette chaleur s'estomper... s'estomper.

Lorsqu'il tue, il juge absolument essentiel de sentir l'humidité.

Les empreintes classées à son nom dans les divers fichiers sont en fait celles d'un jeune marine, un certain Bernard Petain, qui a connu une mort tragique pendant des manoeuvres au camp Pendleton, il y a de nombreuses années. Ses vraies empreintes, qu'il lui arrive de laisser sur les lieux, souvent gravées dans le sang, ne correspondent donc à rien dans les fichiers de Parmée, du FBI, du service d'immatriculation des véhicules ou autre.

Il boutonne l'imperméable, reléve le col et regarde ses mains. Des taches sous trois ongles. De la graisse ou de la terre. Cela n'éveillera les soupçons de personne.

Il sent l'odeur du sang sur ses vêtements à travers l'imperméable de nylon noir doublé, mais les autres ne sont pas assez sensibles pour la détecter.

Les yeux fixés sur les taches sous ses ongles, il entend de nouveau les hurlements, cette douce musique dans la nuit, la maison des Templeton résonnant aussi agréablement qu'une salle de concert, et personne pour l'entendre sinon lui-même et les vignobles sourds.

si un jour il est arrêté, la police reprendra ses empreintes, découvrira ses manipulations informatiques et finira par le relier à une longue liste de meurtres non résolus. Mais cela ne l'inquiéte pas. On ne le capturera jamais vivant, on ne le jugera jamais. Ce qu'ils apprendront de ses activités aprés sa mort ne fera qu'ajouter à la gloire de son nom.

Il s'appelle Edgler Foreman Vess. Longue est la liste des mots empreints de puissance qui commencent par une lettre de son nom: DIEU, D…MON, R…PULSION, DRAGON, ENFER, SALUT, RAGE, FUREUR, FEU, FORGES, SPERME, LIBERT…, etc. Et d'autres plus mystiques: REVE, VAISSEAU, …TER-NIT…, OMNISCIENCE, …MERVEILLEMENT. Parfois, les derniers mots qu'il murmure à une victime forment une phrase inspirée de cette liste. Il y en a une qui lui plaît particuliérement et qu'il utilise souvent: D.M.R., DIEU ME

REDOUTE.

De toute façon, toutes ces histoires d'empreintes et autres prétendues preuves ne sont qu'hypothéses d'école, puisqu'on ne le prendra jamais. Il a trente-trois ans. Voilà longtemps qu'il prend son pied de cette maniére... et il n'a jamais connu la moindre alerte.

Il tire le pistolet du vide-poches entre les deux siéges avant. Un Heckler & Koch P7.

Il a mis un nouveau chargeur de treize cartouches dedans. Il dévisse le silencieux, parce qu'il ne prévoit pas de visiter d'autres maisons cette nuit. En plus, les chicanes sont probablement endommagées par les coups tirés, diminuant non seulement l'efficacité du silencieux mais aussi la précision de l'arme.

Il lui arrive de rêver à ce qu'il ressentirait si l'impossible se produisait, s'il était interrompu en plein jeu et cerné par une troupe de tireurs d'élite. Avec son expérience et son savoir, la confrontation serait extraordinairement intense.

S'il y a un secret derriére la réussite d'Edgler Vess, c'est sa conviction qu'aucun coup du destin n'est bon ou mauvais, qu'aucune expérience n'est qualitativement meilleure qu'une autre. Gagner vingt millions de dollars à la loterie n'est pas plus désirable que d'être cerné par une troupe de tireurs d'élite, et une confrontation avec la police n'est pas plus à redouter que de gagner tout ce fric. La valeur d'une expérience ne tient pas à son effet positif ou négatif, mais à la simple puissance lumineuse, la vivacité, la férocité, la quantité et le degré de sensation pure qu'elle lui apporte. Intensité.

Il pose le silencieux dans le vide-poches entre les siéges.

Il glisse le pistolet dans la poche droite de son imperméable.

Il ne s'attend pas à des ennuis. Mais il ne sort jamais sans arme. On n'est jamais trop prudent. En outre, les occasions se présentent souvent de maniére totalement inattendue.

Il se rassoit au volant, retire les clés de contact et vérifie le frein à main. Il ouvre la portiére et descend du camping-car.

Les huit pompes à essence sont toutes en self-ser-vice. Il est garé à l'extérieur du second îlot de service.

Il faut qu'il aille payer à la caisse de la boutique pour qu'on lui branche la pompe devant laquelle il s'est arrêté.

La nuit respire. Là-haut, un vent fort pousse des masses de nuages du nord-est vers le sud-est. Au niveau du sol, froid et moins violent, il souffle entre les pompes, siffle le long du camping-car et plaque son imperméable sur ses jambes. La boutique, rectangle d'aluminium blanc reposant sur des briques rousses avec de grandes baies vitrées derriére lesquelles s'en-tassent des marchandises, se dresse au pied de collines hérissées d'immenses sapins; le murmure du vent à

travers leurs branches est une voix solitaire, creuse, venue du fond des ‚ges.

Sur la 101, la circulation est rare à cette heure. Lorsqu'un camion passe, il fend le vent avec un cri étrangement JUrasSique.

Une Pontiac avec des plaques de l'…tat de Washington est garée devant l'îlot intérieur, sous les lampadaires à vapeur de sodium jaunes. C'est le seul autre véhicule en vue. Un autocollant à l'arriére proclame:

" Les électriciens savent la brancher. "

Sur le toit du b‚timent, dans l'axe de la 101, un néon rouge annonce: OUVERT 24 HEURES SUR 24. Rouge est le son que fait chaque camion passant sur la route.

Dans ce rougeoiement, on dirait que Vess ne s'est Jamais lavé les mains.

A l'instant o˘ il s'approche de l'entrée, la porte vitrée s'ouvre sur un homme portant un sac familial de chips et un pack de six canettes de Coca. Un type jouf-flu avec de longs favoris et une moustache à la gau-loise.

Désignant le ciel, il lui lance: " L'orage menace ", en le croisant.

" Génial ", répond Vess. Il aime les orages. Il aime conduire dans l'orage. Plus la pluie est torrentielle, mieux c'est. Avec les éclairs qui zébrent le ciel, les arbres qui craquent dans le vent et le sol aussi glissant que du verglas.

Le type à la moustache monte dans la Pontiac.

Vess entre dans la boutique, en se demandant ce qu'un électricien de l'…tat de Washington peut bien fabriquer sur une route de Californie du Nord à une heure aussi impossible de la nuit.

Il est fasciné par ces bréves rencontres, porteuses d'une tragédie qui se matérialise parfois, mais pas toujours. Un homme s'arrête pour prendre de l'essence, s'attarde pour acheter des chips et du Coca, lance un commentaire sur la météo à un inconnu... et poursuit son voyage. L'inconnu pourrait trés bien le suivre jusqu'à sa voiture et lui faire sauter la cervelle. Cela pré-senterait des risques pour le tireur, mais minimes; cela pourrait être accompli avec une discrétion surprenante.

La survie de l'homme est soit pleine d'une signification mystérieuse, soit complétement dénuée de sens; Vess est incapable de trancher.

Si le destin n'existe pas, il faut l'inventer.

La petite boutique est chaude, propre et vivement éclairée. Trois allées étroites partent à gauche de la porte, offrant la marchandise habituelle: tous les snacks imaginables, les médicaments de base commer-cialisables sans ordonnance, les magazines, les livres de poche, les cartes postales, les gadgets à suspendre aux rétroviseurs, et des conserves sélectionnées pour les campeurs et les gens comme lui qui se déplacent dans des maisons sur roues. Contre le mur du fond s'alignent de grandes armoires frigorifiques remplies de biéres et de sodas, ainsi que deux congélateurs contenant des glaces. A droite de la porte, un comptoir sépare les deux caisses et le bureau de la partie publique du magasin.

Deux employés sont de garde, deux hommes.

Actuellement, personne ne travaille seul dans un endroit pareil la nuit, et pour de bonnes raisons.

Le type à la caisse est un rouquin d'une trentaine d'années avec des taches de rousseur et une tache de naissance de deux centimétres de diamétre, rose comme du saumon pas cuit, sur son front p‚le. La marque ressemble étrangement à un foetus recroquevillé

dans un utérus, un jumeau en gestation, mort au début de la grossesse, qui aurait laissé son image fossilisée sur le front du frére survivant.

Le rouquin est plongé dans un livre de poche. Il léve sur Vess un regard gris cendre, clair et vif.

-que puis-je pour vous, monsieur ?

-Je suis à la pompe n∞ 7.

La radio est branchée sur une station de musique country. Alan Johnson chante minuit à Montgomery, le vent, un engoulevent, un meurtre solitaire et le fantôme de Hank Williams.

-Comment payez-vous ?

-Si je charge encore mes cartes de crédit, la Bank of America va envoyer quelqu'un me casser les deux jambes, dit Vess en sortant un billet de cent dollars. Je devrais avoir besoin d'environ soixante dollars de jus.

L'association de la chanson, de la marque de naissance et du regard gris obsédant du caissier fait naître en lui un étrange sentiment d'attente. quelque chose d'exceptionnel est sur le point de se produire.

-Encore en train de rembourser NoÎl comme nous autres, pas vrai ? dit le caissier en enregistrant la vente.

-A ce rythme-là, je rembourserai encore NoÎl à

NoÎl prochain.

Le second employé est assis sur un tabouret un peu plus loin derriére le comptoir. Il fait des comptes, ou vérifie des feuilles d'inventaire... de la paperasserie, en tout cas.

Vess découvre alors que c'est lui la chose exceptionnelle qu'il sentait venir.

-L'orage menace, lui lance-t-il.

L'homme léve le nez des papiers étalés devant lui.

La vingtaine, de pére ou de mére asiatique, il est incomparablement beau. Non. Plus que beau. Cheveux noirs de jais, teint doré, yeux aussi liquides que de l'huile et aussi profonds qu'un puits. La douceur de ses traits lui donne un aspect presque efféminé... mais pas tout à fait.

Ariel l'adorerait. C'est tout à fait son type.

-Il fait peut-être assez froid pour que vous trou-viez de la neige dans certains cols, dit l'Asiatique. Si vous allez par là.

Il a une voix agréable, presque musicale, qui char-merait Ariel. Il est vraiment à couper le souffle.

-Gardez ça, dit Vess au caissier qui s'apprête à

lui rendre la monnaie. J'ai besoin de trucs à béqueter.

Je reviens dés que j'ai fait le plein.

Il sort rapidement, de crainte qu'ils ne sentent son exaltation et ne prennent peur.

Il n'est pas resté plus d'une minute dans la boutique, mais la nuit lui paraît sensiblement plus froide lorsqu'il en ressort. Vivifiante. Il perçoit l'odeur des pins et des épicéas, même des sapins plus au nord, inhale la ver-dure sucrée des collines boisées derriére lui, détecte l'odeur piquante de la pluie, sent l'ozone des éclairs à

venir, respire la peur forte des petits animaux qui trem-blent déjà dans les champs et les forêts à l'approche de l'orage.

Une fois s˚re qu'il était bien descendu du camping-car, Chyna se glissa à l'avant, couteau tendu devant elle.

Les rideaux tirés des fenêtres du coin-repas et du coin-salon lui masquaient ce qui se passait à l'extérieur. Elle vit à travers le pare-brise qu'ils s'étaient arrêtés à une station-service.

Mais o˘ était le tueur ? Il était descendu moins d'une minute avant. Peut-être à l'extérieur... A un ou deux métres de la portiére.

Elle ne l'avait pas entendu dévisser le bouchon du réservoir, ni glisser le tuyau dedans. Mais à la façon dont ils étaient garés, le réservoir devait se trouver à

droite; le tueur risquait donc d'être de ce côté-là.

Elle avait peur de continuer avant de l'avoir localisé, mais encore plus de rester dans le camping-car. Elle s'assit sur le siége du conducteur. Les phares étaient éteints, le tableau de bord noir, mais avec la lampe du coin-repas derriére elle, elle devait être trés visible de l'extérieur.

A l'îlot voisin, une Pontiac démarra. Ses feux arriére se fondirent rapidement dans la nuit.

Le camping-car était apparemment le seul véhicule présent à la station-service.

Les clés n'étaient pas sur le tableau de bord. De toute façon, elle n'aurait pas tenté de s'enfuir au volant. Elle y avait songé dans le vignoble quand il n'y avait pas d'aide à proximité. Ici, il devait y avoir des employés... et des automobilistes qui s'arrêteraient pour faire le plein.

Elle ouvrit la portiére, grimaça devant le bruit, sauta par terre et trébucha en touchant le sol. Comme graissé, le couteau à viande lui jaillit des mains, claqua par terre et rebondit plus loin.

Elle se redressa tant bien que mal. Le tueur fondait sur elle... Elle vira à droite, à gauche, les mains tendues devant elle dans une attitude de défense pathétique.

Mais le mangeur d'araignées n'était nulle part en vue sur la piste fortement éclairée.

Elle ferma doucement la portiére, chercha le couteau des yeux... et se figea en voyant un homme sortir de la boutique à une vingtaine de métres de là. Vêtu d'un long manteau. Ce n'était donc pas le tueur. Si ! c'était l'explication de ce froissement juste avant qu'il descende...

La seule cachette possible était derriére une des pompes de l'îlot voisin, mais cela voulait dire franchir cinq métres de piste violemment illuminée dans l'axe de la boutique. En plus, il se dirigeait vers le même îlot, il y arriverait le premier, il la verrait.

Si elle essayait de faire le tour du camping-car, il la repérerait et se demanderait d'o˘ elle sortait. Sa psy-chose comprenait probablement une part de paranoÔa, et il penserait qu'elle avait pénétré dans son véhicule.

Il la poursuivrait. Sans rel‚che.

Elle s'aplatit par terre. Comptant sur les pompes du premier îlot pour masquer les mouvements au niveau du sol, elle rampa sous le ch‚ssis.

Le tueur ne broncha pas, n'accéléra pas le pas. Il ne l'avait pas vue.

Il approchait. Dans cette lumiére sulfureuse, il était difficile de vérifier s'il portait bien les mêmes bottes que celles qu'elle avait vues aller et venir dans la chambre d'amis.

Elle tourna la tête pour le regarder longer le côté

droit du véhicule et s'arrêter devant une des pompes.

Le macadam était froid contre ses cuisses, son ventre et ses seins. Il aspirait la chaleur de son corps à travers son jean et son pull en coton, et elle se mit à frissonner.

Le tueur prit le tuyau à la pompe, ouvrit le clapet du réservoir et dévissa le bouchon. Il faudrait plusieurs minutes pour rassasier ce mastodonte: elle commença à sortir de sa cachette à la seconde o˘ le tuyau entrait dans le réservoir.

Elle aperçut soudain le couteau à viande. Sur la piste. A trois métres du pare-chocs avant. La lame brillant sous les lampadaires.

Ramper. Lentement. Un bruit de bottes sur la piste.

Le tueur devait avoir branché le systéme automatique de remplissage.

Elle battit en retraite sous le ch‚ssis. Elle entendit le carburant gicler dans le réservoir.

Le tueur longea de nouveau le côté droit du camping-car, contourna l'avant et s'arrêta devant la portiére du conducteur. Sans l'ouvrir. Il ne bougeait plus.

Il s'approcha du couteau et se pencha pour le ramasser.

Chyna retint son souffle. Il ne pouvait pas deviner sa provenance. Il ne l'avait jamais vu. Il ne pouvait pas savoir qu'il venait de la maison Templeton. La présence d'un couteau à viande sur la piste d'une station-service était incongrue, mais il pouvait être tombé d'un vehicule passé aux pompes.

Le couteau à la main, le tueur revint vers le camping-car et grimpa à bord, sans refermer sa portiére.

Elle entendit ses pas résonner comme des tambours de vaudou. Il s'arrêta apparemment dans le coin-repas.

Vess n'est pas du genre à voir des présages partout.

Un faucon solitaire filant devant la pleine lune à minuit ne va pas lui faire redouter une catastrophe ou espérer un heureux hasard. Un chat noir qui traverse devant lui, un miroir qui se brise alors qu'il s'y regarde, un entrefilet dans le journal à propos de la naissance d'un veau à deux têtes... rien de tout cela ne l'ébranlera. Il est convaincu qu'il façonne son destin et que la transcendance spirituelle... si tant est qu'une telle chose puisse exister... résulte exclusivement d'actions audacieuses et d'une vie intensément vécue.

Néanmoins le grand couteau à viande l'intrigue. Il a une qualité totémique, une aura presque magique. Il le pose soigneusement sur le comptoir de la kitchenette, o˘ la lumiére fait étinceler la lame.

Lorsqu'il a ramassé le couteau sur la piste, la lame était froide mais le manche vaguement tiéde, comme dans l'anticipation de la chaleur de son poing.

Un jour ou l'autre, il se servira de cette lame étrangement abandonnée pour voir si quelque chose de spécial se produit lorsqu'on découpe quelqu'un avec. Pour l'instant, toutefois, elle n'est pas utile au travail qui l'attend.

Le Heckler & Koch P7 est au fond de la poche droite de son imperméable, mais il n'a pas le sentiment qu'il convienne non plus à la situation.

Les deux mômes aux caisses ne sont pas dans la zone de guerre d'un supermarché de grande ville, mais ils sont suffisamment malins pour prendre des précautions. Même Beverly Hills et Bel-Air, peuplés d'acteurs riches et de joueurs de foot en retraite, ne sont plus des endroits s˚rs la nuit pour leurs habitants...

peut-être justement à cause d'eux. Ces types auront un flingue pour se protéger et sauront s'en servir. S'occuper d'eux nécessite donc une arme intimidante avec une formidable force d'arrêt.

Il ouvre un placard à gauche du four. Un fusil à

pompe de calibre 12 à canon court, à poignée pistolet, est coincé dans des crampons à ressorts, sur l'étagére.

Il le libére et le pose sur le comptoir.

Le magasin du calibre 12 est déjà chargé. Edgler Vess est toujours paré à toute éventualité.

Il laisse en permanence une boîte de cartouches dans le placard, ouverte, pour en faciliter l'accés. Il en prend quelques-unes qu'il pose sur le comptoir à côté du Mossberg, bien qu'il ne risque pas d'en avoir besoin.

Il déboutonne son imperméable mais ne l'enléve pas. Il transfére le pistolet de la poche extérieure droite à une poche de poitrine intérieure dans la doublure.

C'est aussi là qu'il place les cartouches de secours.

D'un tiroir de la kitchenette, il sort un PolaroÔd com-pact. Il le glisse dans la poche d'o˘ il vient de retirer le Heckler & Koch P7. Dans son portefeuille, il prend un cliché PolaroÔd de sa petite chérie, Ariel, et le met dans la poche de l'appareil photo.

Avec son cran d'arrêt de dix-huit centimétres, encore poisseux du travail accompli dans la maison Templeton, il déchire la doublure de la poche extérieure gauche de l'imperméable. Puis il arrache les morceaux de tissu déchiquetés. La poche n'a plus de fond.

Il place le fusil à pompe sous son imper ouvert et le tient de la main gauche, par la poche déchirée. Trés efficace comme dissimulation. Il n'aura pas l'air suspect.

Il marche vers la chambre et revient sur ses pas, pour s'exercer. Apparemment, il peut se déplacer librement sans que le fusil lui cogne dans les jambes.

L'agilité et la gr‚ce de l'araignée de la maison Templeton: voilà de quoi s'inspirer.

Peu lui importe de défigurer le rouquin, mais il faudra prendre garde à ne pas abîmer le visage du jeune Asiatique. Il faut rapporter de jolies photos à Ariel.

Au-dessus de sa tête, le tueur avait l'air de s'agiter dans le coin-repas. Le sol craquait sous ses pieds.

A moins d'avoir ouvert les rideaux, il ne pouvait voir ce qui se passait à l'extérieur. Avec un peu de chance, elle pourrait courir se mettre à l'abri.

Elle envisagea de rester sous le camping-car, de le laisser faire le plein et redémarrer, avant d'entrer dans la boutique pour appeler la police.

Mais il avait trouvé le couteau à viande; cela allait le faire réfléchir. Elle ne voyait pas comment il pourrait comprendre la signification du couteau, mais il lui inspirait à présent une terreur presque superstitieuse, et elle était convaincue qu'il la trouverait si elle restait là.

Elle rampa à l'air libre, s'accroupit, jeta un coup d'oeil à la portiére ouverte, puis aux fenêtres sur le côté. Les rideaux étaient clos.

Enhardie, elle se redressa, rejoignit le second îlot et se glissa entre les pompes. Elle regarda derriére elle; le tueur était toujours à l'intérieur du véhicule.

Elle pénétra dans l'éclatante lumiére fluorescente et le nasillement de la musique country. Deux employés étaient assis derriére le comptoir à droite. Elle allait leur dire d'appeler la police quand, se tournant vers la porte vitrée qui venait de se refermer derriére elle, elle vit le tueur descendre du camping-car et se diriger vers la boutique... sans attendre la fin de son plein, visiblement.

Il avait les yeux baissés. Il ne l'avait pas vue.

Elle s'éloigna de la porte.

Les deux hommes la regardaient, l'air interrogateur.

Si elle leur demandait d'appeler la police, ils vou-draient savoir pourquoi, et on n'avait ni le temps de discuter, ni même de passer un coup de téléphone. " Je vous en prie, ne lui dites pas que je suis là ", leur lança-t-elle en s'engouffrant dans une allée entre deux gondoles o˘ la marchandise s'entassait sur prés de deux métres de haut.

Elle se plaquait contre l'extrémité d'une gondole au fond du magasin quand la porte s'ouvrit sur le tueur dans un rugissement de vent.

Le caissier rouquin et le jeune homme asiatique aux yeux de nuit liquide le fixent étrangement, comme s'ils lui cachaient quelque chose, et il est à deux doigts de sortir le fusil à pompe de son imperméable pour les massacrer sans préambule. Mais il se dit qu'il se trompe, ils sont simplement intrigués par son allure, remarquable finalement. Les gens perçoivent souvent sa puissance exceptionnelle et sentent que sa vie est plus riche que la leur. Il a du succés dans les soirées, il séduit les femmes. Ces hommes sont simplement fascinés comme tant d'autres. En outre, s'il les descend immédiatement, sans un mot, il se privera des plaisirs préliminaires.

A la radio, Emmylou Harris a remplacé Alan Jackson.

-Nom de Dieu ! s'exclame Vess, elle est vraiment géniale, cette nana ! Il n'y a qu'elle pour vous prendre aux tripes comme ça.

-Elle est douée, acquiesce le rouquin.

Il est plus réservé qu'avant.

L'Asiatique ne dit rien, insondable dans son temple zen de Twinkies, de barres Hershey, de cacahouétes et de crackers.

-J'adore ces chansons qui parlent de réunions familiales au coin du feu, poursuit Vess.

-Vous êtes en vacances ? demande le rouquin.

-Bon Dieu, mec ! je suis toujours en vacances.

-Trop jeune pour être en retraite.

-Je veux dire que la vie n'est que longues vacances quand on sait la prendre. Je rentre de la chasse.

-Dans la région ? quel gibier on trouve en ce moment ? demande le rouquin.

L'Asiatique reste silencieux mais attentif. Il prend une saucisse Slim Jim dans un présentoir et déchire l'emballage en plastique sans quitter Vess des yeux.

Ils ne soupçonnent pas une seconde qu'ils seront morts dans moins d'une minute, et leur inconscience bovine le ravit. C'est franchement drôle, finalement.

Comme leurs yeux vont s'écarquiller à la seconde o˘

le fusil va se mettre à cracher son feu !

-Vous chassez ? demande Vess sans répondre à

la question.

-Moi, mon truc, c'est la pêche, dit le rouquin.

-«a ne m'a jamais attiré.

-Superbe moyen d'entrer en contact avec la nature... une petite barque sur le lac, des eaux paisibles.

-Non, on ne voit rien dans leurs yeux.

-Dans quels yeux ? demande le rouquin, décontenancé.

-C'est rien d'autre que des poissons finalement.

Avec des yeux vitreux, mon Dieu !

-Je n'ai jamais dit qu'ils étaient beaux. Mais rien n'a meilleur go˚t qu'une truite ou un saumon qu'on a pêché soi-même.

Edgler Vess écoute la musique un moment, laissant les deux hommes l'observer. La chanson le touche réellement. Il ressent la solitude mordante de la route, la nostalgie de l'amant loin de chez lui. Il a de la sensibilité.

L'Asiatique mord dans son Slim Jim. Il m‚che délicatement, les muscles de ses m‚choires bougent à

peine.

Vess décide de rapporter la saucisse entamée à Ariel.

Elle mettra sa bouche là o˘ l'Asiatique a placé la sienne. Cette intimité avec ce beau jeune homme sera son cadeau à la jeune fille.

-C'est s˚r que je ne suis pas mécontent de rentrer retrouver mon Ariel. C'est pas un joli nom ?

-«a, c'est s˚r, dit le rouquin.

-Il lui va bien en plus.

-C'est votre dame ? demande le rouquin.

Sa gentillesse n'est pas aussi naturelle que lorsque Vess lui a demandé de brancher la pompe 7. Il est mal à l'aise et il s'efforce de ne pas le montrer.

Il est temps de les surprendre, pour voir comment ils réagissent. Est-ce que l'un d'eux va commencer à

comprendre l'ampleur des ennuis qui les attendent ?

-Non. Pas d'attaches pour moi. Un jour, peut-être.

De toute façon, Ariel n'a que seize ans, elle n'est pas encore prête.

Là, ils ne savent pas trop quoi dire. Seize ans, c'est la moitié de son ‚ge. Seize ans, c'est encore l'enfance.

Une mineure.

Le risque qu'il prend est délicieusement énorme. Un autre client peut débarquer à tout instant, faire monter les enjeux.

-Le plus joli truc que la terre ait jamais porté, dit Vess en se léchant les babines. Ariel, je veux dire.

Il sort le cliché PolaroÔd de sa poche et le l‚che sur le comptoir. Les employés le regardent.

-Un ange. Un teint de porcelaine. A couper le souffle. A vous faire vibrer le scrotum comme une basse de violon.

Avec un dégo˚t à peine dissimulé, le caissier regarde l'écran des pompes à sa gauche.

-Vos soixante dollars sont dans le réservoir.

-Faut pas vous méprendre, hein ? Je l'ai jamais touchée... de cette maniére, du moins. Cela fait un an qu'elle est enfermée dans le sous-sol... o˘ je peux aller la regarder quand je veux. J'attends que ma petite poupée m˚risse, qu'elle s'adoucisse un peu.

Ils le fixent avec des yeux vitreux de poisson. Il se délecte de leur expression.

-Hé, hé ! je vous ai bien eus, non ! s'exclame-t-il alors en riant.

Aucun ne sourit.

-Vous voulez acheter autre chose, dit séchement le rouquin, ou vous voulez seulement votre monnaie ?

Vess affiche son air le plus sincére. Il arrive presque a rougir.

-…coutez, désolé de vous avoir choqués. J'adore blaguer. Je ne peux pas m'empêcher de mettre tout le monde en boîte.

-Peut-être, dit le rouquin, mais j'ai une fille de seize ans et je ne vois pas ce qu'il y a de drôle là-dedans.

-quand je chasse, j'aime les trophées, dit Vess en s'adressant à l'Asiatique. Un peu comme le matador qui repart avec la queue et les oreilles du taureau.

quelquefois, c'est juste une photo. Des cadeaux pour Ariel. Elle vous aimera beaucoup.

Tout en parlant, il léve le Mossberg, drapé dans le linceul noir de l'imperméable, le prend à deux mains, fait gicler le rouquin de son tabouret et recharge.

L'Asiatique. Comme ses yeux s'écarquillent ! On ne verrait jamais une expression pareille dans des yeux de poisson.

Au moment o˘ le rouquin s'effondre par terre, le jeune homme asiatique au regard fabuleux glisse une main sous le comptoir.

-Ah non ! Sinon, je vous enfonce les balles dans le cul.

Mais comme l'Asiatique s'obstine à sortir un revolver, un Smith & Wesson calibre .38, Vess lui tire à

bout portant dans la poitrine... ce serait dommage de bousiller des traits aussi parfaits. Le jeune homme décolle littéralement de son tabouret; le revolver part valdinguer par terre.

Le rouquin hurle.