Avec un peu de chance, elle ferait tomber le troisiéme barreau vers la fin du printemps. Ensuite, il faudrait qu'elle s'occupe des quatre solides barreaux du dossier pour libérer la chaîne du haut, t‚che que même un homme caoutchouc aussi entravé qu'elle ne réussirait pas.

Scier les chaînes relevait de l'impossible. Elles étaient plus accessibles que les barreaux, mais Vess ne devait pas posséder les scies ad hoc, et elle n'avait pas la force necessaire.

Il fallait se résigner à des méthodes plus primitives.

Mais elle s'inquiétait des blessures qu'elle risquait de s'infliger dans le processus.

Sur le manteau de la cheminée, les cerfs de bronze, figés pour l'éternité dans leur bond, mêlaient leurs bois autour de la face blanche et ronde de la pendule.

Sept heures huit.

Il lui restait presque cinq heures avant le retour de Vess.

Ou peut-être pas.

Il avait dit qu'il reviendrait le plus tôt possible aprés minuit, mais elle n'avait aucune raison de penser qu'il disait la vérité. Il pouvait rentrer à dix heures. Ou à

huit. Voire dans dix minutes.

Elle rejoignit à petits pas le dallage de la cheminée, passa devant le foyer et les chenets en laiton. Tout le mur autour était constitué de moellons lisses. Exactement la surface dure dont elle avait besoin.

Elle se plaça perpendiculairement au mur, tourna le haut du buste le plus possible vers la gauche sans bouger les pieds, comme un athléte olympique s'apprêtant à lancer le disque, puis se rejeta de toutes ses forces vers la droite. Cette manoeuvre catapulta le fauteuil...

toujours sur son dos... dans la direction opposée de son corps, contre les moellons. Il s'écrasa dans le mur, rebondit dans un cliquetis de chaînes et s'aplatit contre elle en lui meurtrissant l'épaule, les côtes et la hanche.

Elle recommença la manoeuvre, en y mettant encore plus d'énergie, mais, à la seconde tentative, elle comprit qu'au mieux elle réussirait à faire sauter le vernis et quelques lamelles de pin. Des centaines de faibles coups de ce genre finiraient peut-être par avoir raison du fauteuil, par le transformer en petit bois; mais avant d'y arriver, en subissant chaque fois le mouvement de recul, elle serait réduite à une masse d'hématomes san-guinolente.

En balançant le fauteuil comme un chien remue la queue, elle n'arriverait pas à rassembler la force nécessaire. C'était justement ce qu'elle avait craint. Il ne restait qu'une autre méthode pour parvenir à ce résultat... mais elle lui déplaisait souverainement.

Elle jeta un coup d'oeil à la pendule sur la cheminée.

Deux minutes seulement s'étaient écoulées depuis la derniére fois qu'elle l'avait regardée.

Deux minutes n'étaient rien si elle avait effectivement jusqu'à minuit, mais étaient un gaspillage de temps désastreux si Vess était sur le chemin du retour.

Peut-être était-il en ce moment même en train de quitter la route, de franchir le portail, de remonter sa longue allée privée, ce sale menteur, aprés lui avoir fait croire qu'il ne rentrerait qu'aprés minuit, tout cela pour revenir en douce et...

Elle était en train de se mitonner un bon gros pain nourrissant de panique, bien gonflé, et, si elle s'autorisait à en manger une seule tranche, elle s'en gaverait.

Non, la panique était une perte de temps et d'énergie.

Il fallait qu'elle reste calme.

Pour se libérer du fauteuil, il fallait qu'elle se serve de son corps comme d'un bélier, en acceptant une douleur à la limite du supportable. Elle souffrait déjà

affreusement, mais ce qui l'attendait serait pire...

dévastateur... et cette perspective la terrifiait.

Il devait y avoir un autre moyen.

Elle resta figée à écouter les battements de son coeur et le tic-tac creux de la pendule.

Si elle commençait par monter au premier étage, elle trouverait peut-être un téléphone, ce qui lui permettrait d'appeler la police. Ils sauraient maîtriser les dobermans. Ils auraient les clés pour ouvrir ses fers et ses menottes. Ils libéreraient aussi Ariel. Un seul coup de téléphone, et elle serait délivrée de tous ses soucis.

Mais au fond de son coeur elle savait... sa bonne vieille copine l'intuition... qu'elle ne trouverait pas d'appareil téléphonique en haut non plus. Edgler Vess n'avait aucune faille. Il branchait le téléphone quand il était chez lui, mais le planquait lorsqu'il s'absentait.

Peut-être l'embarquait-il avec lui chaque fois qu'il sortait.

Entravée, déséquilibrée par le fauteuil et donc dangereusement maladroite, elle risquait une chute grave en montant l'escalier. Elle s'exposerait à un risque encore plus grand si elle devait redescendre sans avoir trouvé de téléphone. Et elle gaspillerait un temps précieux.

Tournant le dos au mur de pierre, elle se traîna à un métre cinquante de lui, ferma les yeux et rassembla son courage.

Et si un des barreaux du dossier se brisait ? Et si l'extrémité déchiquetée traversait le coussin, ou bien passait à côté, et l'embrochait, par-derriére, jusqu'aux entrailles ?

Elle allait plus vraisemblablement s'abîmer la colonne vertébrale. Si elle dirigeait toute la force de l'impact sur la partie inférieure du fauteuil, le siége lui rentrerait dans les jambes; la partie supérieure s'écar-terait d'elle, puis, avec le recul, s'écraserait contre le haut de son dos ou contre sa nuque. Les barreaux étaient fixés entre le siége et l'appuie-tête en pin, et ce dernier était si solide qu'il causerait de sérieux dég‚ts s'il se rabattait violemment contre ses vertébres cervicales. Elle pouvait se retrouver à plat ventre sur le sol de la salle de séjour, entiérement paralysée sous son fauteuil et ses chaînes.

Non, elle réfléchissait trop, comme toujours: cette manie qu'elle avait d'envisager toutes les maniéres dont une situation, ou bien une relation, pouvait mal tourner... Encore une des retombées d'une enfance passée à se cacher du mauvais côté des sommiers, en attendant que cessent les disputes ou les orgies.

L'année de ses sept ans, sa mére et elle avaient habité un moment avec un dénommé Zack et une certaine Memphis dans une vieille ferme délabrée non loin de La Nouvelle-Orléans. Une nuit, deux hommes avaient débarqué, munis d'une glaciére en polystyréne... Memphis les avait descendus dans les cinq minutes suivant leur arrivée. Les visiteurs étaient dans la cuisine, assis à la table. L'un bavardait avec Chyna, l'autre débouchait une bouteille de biére... quand Memphis avait sorti un fusil du réfrigérateur et tué les deux hommes d'une balle dans la tête, l'un aprés l'autre, si vite que le second n'avait même pas eu le temps de plonger pour se couvrir. Aussi rapide qu'un lézard, Chyna avait fui, persuadée que, prise de folie, Memphis allait tous les exterminer. Elle s'était cachée dans un tas de foin dans le grenier de la grange. Pendant l'heure qu'il avait fallu aux adultes pour la retrouver, elle avait si souvent vu son propre visage exploser sous l'impact de la balle que toutes les images qui lui défilaient dans l'esprit... même celles, fugitives, du Bois dans lesquelles elle ne parvenait pas à s'échapper...

étaient rouges, d'un rouge humide.

Mais elle avait survécu à cette nuit-là.

Elle survivait depuis longtemps. Une éternité.

Et elle survivrait aussi à cela... ou mourrait en essayant.

Sans rouvrir les yeux, elle se jeta à reculons contre le mur aussi vite que le permettaient ses fers, tout en se disant, malgré sa peur, qu'elle devait faire un spectacle assez comique, à courir ainsi à petits pas de bébé.

Puis elle s'écrasa contre la pierre, et ne trouva plus ça drôle du tout.

Elle s'était un peu courbée en avant pour lever les pieds du fauteuil derriére elle et s'assurer qu'ils prendraient le choc. Avec tout son poids à elle en plus, cela produisit un craquement satisfaisant à l'impact... mais le siége vint s'enfoncer douloureusement dans l'arriére de ses cuisses. Elle tituba, l'appuie-tête lui fouetta le cou, comme prévu, et la déséquilibra. Elle tomba à

genoux sur les dalles et s'aplatit par terre avec le fauteuil toujours sur le dos, tellement percluse de douleurs diverses que ce n'était pas la peine d'essayer d'en dresser l'inventaire.

Elle ne pourrait se relever qu'en s'agrippant à quelque chose. Elle rampa jusqu'au fauteuil le plus proche pour se redresser, grognant sous l'effort et la douleur.

Bon, elle n'appréciait pas la douleur autant que Vess, mais elle n'allait pas non plus en faire un fromage. Elle pouvait encore ramper et se redresser, c'était déjà ça. Sa colonne vertébrale était intacte. Pour l'instant. Mieux valait souffrir que de ne plus rien sentir du tout.

Les pieds et les trois barreaux inférieurs paraissaient intacts. Mais, à en juger par le bruit, elle les avait affaiblis.

En se postant cette fois à deux métres cinquante du mur, elle se lança à reculons le plus vite possible, essayant de placer les pieds du fauteuil dans la même position que la premiére fois. Elle fut récompensée par un vrai craquement distinct... le bruit du bois qui se fend, bien qu'elle e˚t l'impression que ses os se bri-saient.

Un barrage de douleur se rompit en elle. Des courants froids l'entraînérent vers le fond, mais elle résista avec la détermination désespérée d'un nageur luttant contre une chape d'eau obscure.

Cette fois, elle n'était pas tombée. Elle se remit en position. Sans reprendre son souffle, toujours vo˚tée pour s'assurer que les pieds du fauteuil prendraient le plus gros de l'impact, elle chargea de nouveau à reculons dans le mur.

Elle se réveilla face contre terre devant le foyer de la cheminée. Elle avait d˚ rester inconsciente une minute ou deux.

Le tapis était aussi froid et ondulant que de l'eau.

Chyna ne flottait pas, mais luisait faiblement sur la surface ridée de l'eau, comme métamorphosée en bandes de soleil cuivré ou en nuages aux reflets sombres.

C'était l'arriére de son cr‚ne qui lui faisait le plus mal.

Elle se sentait tellement mieux lorsqu'elle ne pensait ni à ses douleurs ni à ses problémes, lorsqu'elle se contentait de n'être rien d'autre qu'une ombre de nuage miroitant sur la surface d'une riviére agitée, s'éloignant en glissant, glissant, liquide et fraîche, de plus en plus loin.

Ariel. Dans la cave. Sous la surveillance des poupées.

Je suis la gardienne de ma soeur.

Elle réussit tant bien que mal à se remettre à quatre pattes.

Elle entendit alors des grattements venant du porche de la façade.

Elle se redressa en s'agrippant à un fauteuil et regarda la fenêtre. Deux dobermans la fixaient, les pattes avant sur le rebord, les yeux d'un jaune rayonnant du reflet de la douce lumiére ambrée de la lampe sur la table basse.

A la base du mur de pierre gisait un des pieds arriére du fauteuil. Ce bout de pin tourné n'était plus qu'échardes à l'extrémité la plus épaisse, là o˘ il était fixé au siége, avec deux centimétres de barreau déchiqueté au milieu, à un angle de quarante-cinq degrés.

La chaîne du bas était plus qu'à moitié dégagée.

Sous le porche, un chien allait et venait. L'autre l'observait toujours.

Elle fit remonter la chaîne du haut vers la gauche, à

travers les barreaux du dossier, en passant sa main droite derriére sa tête, pour fournir le plus de jeu possible à son autre main. Puis elle la tendit, sous l'accou-doir, sous le siége, cherchant les pieds à t‚tons.

L'arriére gauche avait disparu... c'était celui qui gisait contre le mur. Le barreau de côté partait toujours du pied avant gauche, mais il n'était plus relié à rien, et la chaîne enroulée autour avait glissé.

Elle procéda de la même façon pour vérifier cette fois l'état des pieds droits. L'arriére droit avait un peu de jeu. Elle le tira, le poussa, le tordit, tentant de le briser. Mais elle n'avait pas la puissance de levier nécessaire, et le pied était encore trop fermement attaché pour céder.

Il n'y avait jamais eu de barreau entre les deux pieds avant. Maintenant la chaîne du bas n'était plus retenue que par le barreau entre les pieds du côté droit.

Elle chargea de nouveau à reculons dans le mur. Une douleur cuisante lui explosa dans le corps, et elle crut défaillir. Le pied arriére droit était toujours intàct. Ah, non ! Refusant de succomber à la douleur, à l'épuisement, à tout cela, elle recommença. Le bois se brisa avec un craquement sec, des bouts de pin crépitérent contre les moellons et, dans un cliquetis retentissant, la chaîne se libéra.

Courbée en avant, étourdie, emplie d'une obscurité

tourbillonnante, tremblant violemment, Chyna s'appuya des deux mains au dossier du gros fauteuil en cuir. Elle était à moitié malade de douleur et de peur à

l'idée des dég‚ts qu'elle venait peut-être de s'infliger, se demandant si elle ne s'était pas brisé des vertébres ou n'allait pas succomber à une hémorragie interne.

Un des chiens gratta à la vitre.

Elle n'était pas encore libre. Elle restait enchaînée à

la partie supérieure de la chaise.

Les quatre barreaux entre l'appuie-tête et le siége étaient plus fins que ceux qui reliaient les pieds, ils se briseraient certainement plus facilement. Elle n'avait pas pu empêcher le siége de buter sans pitié contre l'arriére de ses genoux et de ses cuisses, mais, pour cette partie de l'opération, le coussin en mousse du dossier devrait lui apporter une certaine protection.

Deux pilastres en pierre encadraient le foyer, soute-nant la plaque d'érable stratifié de quinze centimétres d'épaisseur constituant le manteau. Ils étaient incurvés... leur renflement devrait lui permettre de concentrer l'impact sur un ou deux barreaux à la fois au lieu de l'étaler sur les quatre.

Elle repoussa les lourds chenets et un r‚telier en laiton d'accessoires pour la cheminée. Sous l'effort, la tête lui tourna, son estomac se souleva.

Elle n'osait plus réfléchir à ce qu'elle faisait. Elle agissait, purement et simplement, mue par une aveugle détermination animale de se libérer.

Cette fois, elle ne se vo˚ta pas; du plus loin possible, elle se jeta à reculons contre le pilastre. Le coussin la protégea effectivement, mais pas suffisamment. Elle avait tant de contusions, de muscles froissés et d'os douloureux que le choc aurait été dévastateur même avec un double rembourrage, comme le coup de marteau en caoutchouc d'un dentiste contre une dent cariée. Toutes ses articulations semblaient ne plus être qu'une carie. Elle ne s'arrêta pas pour souffler, parce qu'elle craignait que toutes ces douleurs, palpitant ensemble, ne la jettent par terre, ne la paralysent, au point qu'elle ne trouverait plus la force de se relever.

Elle commençait à être à court de ressources, et aussi à court de temps. Hurlant de désespoir à l'idée de la douleur qui la guettait, elle chargea à reculons et beu-gla quand le choc fit vibrer ses os comme des dés dans un verre. L'horreur. Mais elle se relança immédiatement dans le pilastre, chaînes cliquetantes, bois craquant, hurlante, incapable de s'arrêter de crier et effrayée par ses propres hurlements, pendant que les chiens vigilants gémissaient à la fenêtre... et une nouvelle fois à reculons, chargeant dans la pierre comme un bélier.

Elle se retrouva face contre terre sans se rappeler comment elle avait échoué là, agitée de haut-le-coeur secs parce qu'elle avait l'estomac vide, s'étranglant sur un go˚t amer à l'arriére de sa bouche, mains crispées à la seule pensée de la défaite, se sentant petite, faible et pitoyable, toute tremblante.

Les tremblements finirent par se calmer, et le tapis se mit à onduler, agréablement frais sous elle, et elle redevint un nuage se reflétant sur des eaux vives.

L'ombre auréolée de soleil et l'eau sans fond filaient dans la même direction, toujours dans la même direction, indéfiniment, rapides et soyeuses, vers le bord du monde... puis plongérent dans un vide, stagnant et noir.

Se croyant cernée de chiens, Chyna se réveilla de rêves rouges de fusils cachés dans un réfrigérateur et de têtes en train d'exploser, mais seule. Seule dans la salle de séjour, o˘ régnait le silence. Les dobermans ne faisaient plus d'allées et venues sous le porche et, lorsqu'elle put enfin relever la tête, elle ne vit pas d'yeux noirs à la fenêtre.

Les chiens étaient dehors, plus calmes à présent parce qu'ils avaient compris que leur heure viendrait.

Dehors à observer la porte et les fenêtres. Guettant l'apparition de son visage. Le bruit d'un pêne, le grincement d'un gond.

Elle souffrait tellement qu'elle était surprise d'avoir repris conscience. Et encore plus d'avoir les idées claires.

Une douleur primait sur toutes les autres, plus urgente. Contrairement aux souffrances causées par ses os meurtris et ses muscles torturés, elle pouvait aisément se soulager de cette pression douloureuse, et sans même être obligée de s'infliger l'épreuve de bouger de l'endroit o˘ elle était étendue.

Bon Dieu, non ! marmonna-t-elle en se redressant lentement sur son séant.

En se relevant, elle réveilla de nouvelles douleurs; elles lui broyérent les os, lui embrasérent les muscles.

Elle se figea et chercha son souffle, mais, une fois debout, elle sut que ce fardeau de souffrances multiples ne la mutilerait pas, qu'elle saurait le supporter.

Elle s'était débarrassée du lourd fauteuil. Il gisait autour d'elle en fragments et en éclats, et aucune de ses chaînes ne s'enroulait plus autour des barreaux.

D'aprés la pendule sur la cheminée, il était huit heures moins trois... Vraiment ? La derniére fois qu'elle se rappelait avoir regardé l'heure, il était sept heures dix. Elle ne savait pas trés bien combien de temps il lui avait fallu pour se libérer du fauteuil, mais elle devait être restée inconsciente pendant une demi-heure, voire plus. Oui, une demi-heure... sa sueur avait séché, et ses cheveux n'étaient plus que légérement humides sur la nuque... Elle se sentit de nouveau faible et incertaine.

Si elle pouvait se fier à Vess, il lui restait quatre heures avant son retour. Mais il y avait encore beaucoup à faire, et cela ne suffirait peut-être pas.

Elle s'assit sur le bord du canapé. Libérée du lourd fauteuil en pin, elle pouvait enfin atteindre le mousqueton de la courte chaîne entre ses fers. Elle l'ouvrit.

Les chevilles toujours entravées, elle dut se traîner jusqu'à l'escalier du premier étage.

Elle alluma la lumiére et gravit laborieusement les marches étroites, en posant d'abord le pied gauche, puis le droit. Elle progressa lentement. S'agrippant des deux mains à la rampe. Sans le fauteuil sur son dos, elle n'était plus en équilibre précaire, mais elle craignait toujours de trébucher à cause de la chaîne qui entravait ses chevilles.

Aprés le palier, à mi-hauteur de la seconde volée de marches, toutes ses douleurs, sa peur de tomber et la pression sur sa vessie s'associérent pour la courber en deux. Le ventre tordu de crampes violentes, elle s'appuya au mur, agrippée à la rampe, soudain baignée de sueurs froides, poussant de faibles gémissements. Elle allait défaillir, c'était s˚r, et se rompre le cou.

Mais les crampes s'atténuérent, et elle reprit son ascension.

Au premier étage, elle alluma la lampe du couloir.

Trois portes. Celles de droite et de gauche étaient fermées, mais celle du fond s'ouvrait sur une salle de bains.

Dans la salle de bains, malgré ses menottes et ses mains tremblantes, elle réussit à déboucler sa ceinture, déboutonner son jean, ouvrir la fermeture …clair et descendre jean et slip. Assise, elle fut atteinte d'une nou-

velle crise de crampes, bien plus terribles que celles de l'escalier. Elle avait refusé de se laisser aller, de mouiller sa culotte à la table de la cuisine, comme Vess l'aurait voulu, refusé d'être réduite à ce degré d'impuissance. Maintenant elle n'arrivait pas à se soulager, bien qu'elle le désir‚t désespérément, ne serait-ce que pour faire cesser ces crampes. En se retenant trop longtemps, elle avait d˚ provoquer un spasme de la vessie.

Ses crampes s'aggravérent, venant confirmer son diag-nostic. Elle eut l'impression qu'on lui passait les entrailles à l'essoreuse... puis le soulagement vint.

Devant le flot soudain, elle se surprit à dire:

" Chyna Shepherd, intacte et vivante et capable de pisser. " Et elle se mit à sangloter et à rire à la fois, non de soulagement mais sous l'effet d'un étrange sentiment de triomphe.

Se libérer de la table, briser le fauteuil et ne pas se mouiller semblaient être des actes de courageuse endurance comparables aux premiers pas sur la lune, à la découverte du pôle ou bien au débarquement en Normandie. Elle rit d'elle-même, rit jusqu'à ce que les larmes lui inondent le visage. Oui, son triomphe était petit, voire pathétique, mais immense, à ses yeux.

" Tu br˚leras en enfer ", dit-elle à Edgler Vess, et elle espéra avoir l'occasion de le lui dire en face avant de presser la détente pour l'envoyer dans l'autre monde.

Son dos lui faisait tellement mal aprés les coups qu'elle venait de s'infliger, surtout au niveau des reins, qu'elle vérifia qu'il n'y avait pas de sang dans ses urines. Non.

En jetant un coup d'oeil dans le miroir au-dessus du lavabo, elle eut un choc. Ses cheveux courts étaient emmêlés et ternes de sueur. Sa m‚choire droite semblait être tachée d'encre pourpre mais, en la palpant, elle découvrit que c'était la lisiére d'un hématome qui lui mouchetait tout ce côté du cou. Là o˘ elle n'était ni meurtrie ni souillée, sa peau était grise et granuleuse, comme aprés une longue maladie. Son oeil droit était enflammé au point que le blanc cessait d'être visible: on distinguait juste l'iris sombre et la pupille flottant dans une ellipse de sang. L'oeil injecté et l'autre intact la regardaient avec une expression hantée tellement inquiétante qu'elle se détourna, déconcertée et effrayée. Le visage dans le miroir était celui d'une femme qui avait déjà perdu la bataille. Ce n'était pas celui d'un vainqueur.

Elle s'efforça aussitôt de chasser cette pensée décou-rageante de son esprit. Non, elle venait de voir le visage d'une battante... plus seulement le visage d'une simple survivante, mais d'une battante. Chaque battante connaissait sa part de punition, physique et morale. Sans angoisse et douleur, il n'y avait aucun espoir de gagner.

De la salle de bains, elle alla à petits pas jusqu'à la porte de droite dans le couloir, qui s'ouvrit sur la chambre de Vess. Ameublement simple et succinct. Un lit fait au carré avec un dessus en chenille beige. Pas de tableaux, pas de bibelots, ni d'accessoires de décoration. Ni livres, ni magazines, ni journal ouvert à la page des mots croisés. Un endroit fait pour dormir, o˘

Vess ne s'attardait pas, ne vivait pas.

Il vivait en fait dans la douleur d'autrui, dans un orage de mort, dans l'oeil de la tempête o˘ l'ordre régnait au milieu des hurlements du vent.

Pas d'arme dans les tiroirs de la table de nuit. Pas de téléphone non plus.

Le vaste placard, dans lequel on pouvait pénétrer, était profond de trois métres et faisait toute la largeur de la chambre: une piéce en soi. Au premier coup d'oeil, il semblait ne rien contenir d'utile pour elle. Elle y découvrirait certainement quelque chose d'intéressant si elle prenait la peine de chercher, peut-être une arme bien dissimulée. Mais, à la vue des étagéres surchargées, des tiroirs pleins, des boîtes s'entassant sur des boîtes, elle perdit courage: il lui faudrait des heures pour en venir à bout. Il y avait plus urgent.

Elle vida les tiroirs de la commode par terre, mais ils ne contenaient que des chaussettes, des sous-vêtements, des pulls, des maillots de corps, et quelques ceintures enroulées. Pas d'arme.

De l'autre côté du couloir, elle trouva un bureau spartiate. Des murs nus. Des stores noirs au lieu de rideaux. Deux ordinateurs, chacun équipé de sa propre imprimante laser, chacun sur une longue table. De l'équipement informatique, dont elle ne put identifier qu'une partie.

Entre les deux tables, une chaise de bureau. Pas de tapis, le parquet était à nu, à l'évidence pour faire rouler plus facilement la chaise d'une table à l'autre.

Cette piéce morne et utilitaire l'intriguait. Elle eut l'intuition qu'il s'agissait d'un endroit important. Son temps était compté, mais cela valait la peine de s'attarder un peu.

Elle s'assit et regarda autour d'elle, ébahie. Elle savait que le monde entier était c‚blé à présent, jusque dans les coins les plus reculés, mais c'était étrange de trouver cet équipement high-tech dans une maison aussi rustique et isolée.

Elle soupçonnait Vess d'être en mesure de se brancher sur Internet, mais il n'y avait ni téléphone ni modem en vue. Elle repéra deux prises de téléphone inutilisées dans la plinthe. Encore son obsession de la sécurité: elle était coincée.

que pouvait-il bien faire là-dedans ?

Sur une des tables s'empilaient six à huit carnets à

spirale avec des couvertures colorées. Elle ouvrit le plus proche. Il était divisé en cinq parties, chacune portant le nom d'une administration fédérale. La premiére était la Sécurité sociale. Vess avait noirci les pages de ce qui semblait être des notes sur la méthode de t‚tonnement qu'il avait employée pour pirater et manipuler les fichiers administratifs. La deuxiéme partie était intitulée Département d'…tat (service des passe-ports) et, à en juger par ce qui suivait, Vess cherchait à

déterminer la meilleure maniére de truquer les données informatiques sans être détecté.

A l'évidence, tout cela constituait des préparatifs pour les jours o˘, se glissant dans sa peau d'aventurier meurtrier, il avait besoin de nouvelles identités. .

Toutefois, Chyna ne pensait pas que les projets de Vess s'arrêtassent à la falsification de fichiers publics et à l'obtention de fausses identités. Elle avait la sensation troublante que cette piéce contenait des informations cruciales pour sa survie si elle savait o˘ chercher.

Elle reposa le carnet et pivota sur sa chaise pour faire face au second ordinateur. Un classeur à deux tiroirs était rangé sous la table. Dans celui du dessus, elle trouva des dossiers suspendus dotés d'étiquettes bleues avec un nom précédé d'un prénom.

Chaque chemise contenait un dossier de deux pages sur différents policiers et, au bout de quelques minutes, Chyna conclut qu'ils devaient être adjoints du shérif du comté dans lequel la maison de Vess était située.

Ces dossiers fournissaient le signalement de ces hommes, ainsi que des renseignements sur leur famille et leur vie privée. Une photocopie de la photo d'identité

officielle de l'adjoint y était agrafée.

Ce malade recueillait-il ces renseignements sur la flicaille locale en prévision du jour o˘ il aurait affaire à eux? Comme moyen de pression? Ces efforts paraissaient excessifs même pour quelqu'un d'aussi méticuleux que lui, mais l'excés était sa philosophie.

Dans l'autre tiroir, elle trouva de nouvelles chemises. Avec des étiquettes portant des noms, seulement des noms.

Dans la premiére, étiquetée ALMES, elle trouva un agrandissement pleine page du permis de conduire délivré en Californie à une jeune et jolie blonde du nom de Mia Lorinda Almes. A en juger par la netteté

du document, il ne s'agissait pas d'une photocopie agrandie de l'original, mais d'une reproduction sur une imprimante laser d'excellente qualité de données numériques reçues sur une ligne téléphonique, par le biais d'un ordinateur.

Les seuls autres éléments contenus dans la chemise étaient six PolaroÔd de Mia Lorinda Almes. Deux gros plans pris sous des angles différents. La jeune femme était belle. Et terrifiée.

On aurait la version revue et corrigée par Vess d'un press-book.

quatre autres PolaroÔd de Mia Almes.

Ne les regarde pas.

Les deux suivants étaient des photos en pied. La jeune femme était nue sur les deux. Menottée.

Chyna ferma les yeux. Et les rouvrit. Il fallait qu'elle regarde, peut-être parce qu'elle était décidée à ne plus jamais se voiler la face.

Sur les cinquiéme et sixiéme photos, la jeune femme était morte et, sur la derniére, sa beauté n'existait plus, détruite par une balle ou par un couteau.

Le dossier et les photos glissérent des doigts de Chyna sur le plancher. Elle se prit le visage à deux mains.

Elle n'essayait pas de chasser ces visions sinistres.

Non, elle s'efforçait de refouler un souvenir vieux de dix-neuf ans: une ferme délabrée non loin de La Nouvelle-Orléans, deux visiteurs munis d'une glaciére en polystyréne, un fusil sorti d'un réfrigérateur, et la froide exactitude d'une femme prénommée Memphis tirant deux fois.

Mais la mémoire n'en faisait jamais qu'à sa tête.

Les visiteurs, qui avaient déjà fait affaire avec Zack et Memphis, venaient acheter de la drogue. La glaciére était remplie de liasses de billets de cent dollars. Peut-

être Zack n'avait-il pas la livraison promise; peut-être Memphis et lui avaient-ils besoin de plus d'argent que ne leur en rapporterait cette vente... toujours est-il qu'ils avaient décidé de descendre les deux hommes.

Aprés la tuerie, Chyna avait filé se cacher dans le grenier de la grange, certaine que Memphis les exter-minerait tous. quand Memphis et Arme la découvri-rent, elle se défendit sauvagement. Mais, à sept ans, elle n'était pas de taille. Sous les cris et les battements d'ailes des hiboux, les femmes la tirérent du foin infesté de souris et la portérent dans la maison.

Zack était parti planquer les cadavres ailleurs, et Memphis nettoya le sang dans la cuisine, pendant que Anne obligeait sa fille à avaler un peu de whisky.

Chyna serra les lévres, refusant de boire, mais sa mére lui dit: " T'es une vraie épave, bordel ! T'arrêtes pas de chialer, et ce verre ne va pas te faire de mal. Tu en as besoin, petit, fais confiance à maman. Un bon verre de whisky fait tomber la fiévre, et ce que tu as est justement un genre de fiévre. Allez, petite dinde, ça ne va pas t'empoisonner. Bon Dieu ! ce que tu peux être pleurnicheuse quelquefois. Ou tu l'avales, ou je t'im-mobilise en te pinçant le nez pendant que Memphis te le fait avaler de force. C'est ce que tu veux ? " Chyna s'était donc résolue à boire le whisky, suivi d'un verre de lait que sa mére avait également jugé indispensable.

L'alcool l'avait étourdie, rendue toute drôle, mais ne l'avait pas apaisée.

Toutefois, elle avait semblé plus calme aux deux femmes parce que, gentil petit pêcheur qu'elle était, elle avait fait remonter à l'intérieur la ligne de sa peur, pour qu'elles ne la voient pas. A sept ans, elle avait déjà compris que montrer sa peur était dangereux, car les autres le prenaient toujours pour une preuve de faiblesse, et il n'y avait pas de place pour les faibles en ce bas monde.

Plus tard, ce soir-là, Zack était rentré avec l'haleine empestant le whisky, lui aussi. Exubérant, il voulait fêter l'événement. Il fonça sur Chyna, la serra contre lui, lui colla un baiser sur la joue, la prit par les mains et tenta de l'entraîner dans une danse: " Cette ordure de Bobby, la derniére fois qu'il est venu, j'ai su, en voyant qu'il n'arrivait pas à détacher les yeux de Chyna, qu'il bandait pour les petites filles, un vrai malade, et ce soir, en arrivant, il avait presque la langue qui lui pendait aux genoux devant elle ! Tu aurais pu lui tirer dessus une douzaine de fois, Memphis, avant qu'il s'en rende compte ! " Bobby était l'homme assis à la table de la cuisine, qui avait bavardé avec Chyna, la fixant intensément de ses beaux yeux gris, s'adressant directement à elle comme le font rarement les adultes avec les enfants, lui demandant si elle préfé-rait les petits chats ou les petits chiens, et ce qu'elle voulait faire lorsqu'elle serait grande: devenir une actrice célébre, une infirmiére ou un médecin ?...

quand Memphis l'avait tué d'une balle dans la tête.

" Avec ce que portait notre Chyna, ajouta Zack, excité, Bobby en a presque oublié la présence des autres. "

C'était une nuit chaude et moite et, avant l'arrivée des visiteurs, la mére de Chyna lui avait demandé d'enle-ver son short et son T-shirt pour lui faire enfiler un bikini jaune: " Mets seulement le slip, poussin, sinon tu vas prendre un coup de chaleur. " A sept ans, Chyna était suffisamment ‚gée pour être un peu gênée de se promener torse nu, même si elle ne savait pas bien pourquoi. Elle le faisait encore l'été précédent, à l'‚ge de six ans, mais c'était par une nuit affreusement chaude et moite. Elle n'avait pas compris ce que Zack voulait dire en parlant de ce qu'elle portait. Des années plus tard, lorsqu'elle avait enfin compris, elle avait demandé à sa mére de s'expliquer. Anne avait ri: " Allons, petite, c'est pas la peine d'essayer de la ramener avec moi. On survit en se servant de ce qu'on a, et pour nous autres, les filles, c'est notre corps. Tu étais la distraction idéale. De toute façon, cette pauvre clo-

che de Bobby ne t'a jamais touchée, hein ? Il s'est contenté de te dévorer des yeux pendant que Memphis sortait le fusil. N'oublie pas, chérie, que nous avons eu notre part du g‚teau et que nous avons bien vécu dessus un bon moment. " Chyna aurait voulu lui rétorquer: mais tu m 'as utilisée, tu m 'as collée juste devant lui, j'ai vu sa tête exploser... et je n'avais que sept ans !

Des années plus tard, dans le bureau de Vess, elle entendait encore la détonation et voyait encore la tête de Bobby exploser: le souvenir était toujours aussi vif.

Elle ignorait quelle arme Memphis avait utilisée, mais les balles devaient être des wadcutters, en plomb nu, de gros calibre, à tête creuse déformable parce que les dég‚ts étaient indescriptibles.

Elle regarda le tiroir ouvert. Vess avait utilisé trois formats de chemises, avec un étiquetage décalé, si bien que tous les noms étaient visibles. Derriére la chemise Almes, il y en avait une autre au nom de TEM-PLETON.

Chyna repoussa le tiroir du pied.

Elle avait trouvé trop de choses dans ce bureau, mais rien d'utile.

Avant de quitter l'étage, elle éteignit toutes les lumiéres. Si Vess rentrait tôt, avant qu'elle n'ait le temps de s'enfuir avec Ariel, il comprendrait tout de suite en voyant la maison éclairée que quelque chose clochait. En revanche, l'obscurité endormirait sa méfiance, et à l'instant o˘ il franchirait le seuil... elle aurait peut-être une derniére chance de le tuer.

Elle espérait ne pas en arriver là. Elle avait beau s'imaginer en train de presser la détente, elle ne voulait pas être de nouveau confrontée à lui, même si elle trouvait un fusil qu'elle chargerait elle-même et pourrait tester avant son retour. Elle était une survivante, une battante, mais Vess était plus que ça: aussi inaccessible que les étoiles, une chose venue d'une obscurité

supérieure. Devant lui, elle ne faisait pas le poids, et elle ne voulait pas avoir l'occasion de le démontrer.

Une marche à la fois, en s'appuyant à la rampe, elle redescendit aussi vite qu'elle l'osa dans la salle de séjour. Il n'y avait pas de doberman à la fenêtre.

A la pendule, il était huit heures vingt-deux, et soudain la soirée lui parut être une luge sur une pente verglacée, prenant de la vitesse.

Elle éteignit la lampe de la salle de séjour et se traîna péniblement dans la cuisine. Elle y alluma le néon, pour éviter de marcher, de tomber et de se couper sur les bouts de verre.

Il n'y avait pas de doberman non plus sur le porche arriére. Seule la nuit guettait à la fenêtre.

En entrant dans la buanderie noire, Chyna referma la porte de la cuisine derriére elle aprés avoir éteint le néon.

La cave, l'établi et les placards.

Dans les grands placards métalliques à portes à

volets, elle trouva des pots de peinture et de laque, des pinceaux et des chiffons pliés avec autant de soin que des draps de lin. Un placard entier était rempli d'épais rembourrages d'o˘ pendaient des laniéres de cuir noires avec des boucles en chrome; n'ayant aucune idée de leur usage, elle n'y toucha pas. Dans le dernier placard, Vess rangeait plusieurs outils, dont une perceuse.

Dans l'un des tiroirs de la grosse boîte à outils sur roulettes, elle trouva une collection compléte de forets rangés dans trois boîtes en plastique transparent. Ainsi qu'une paire de lunettes de protection en Plexiglas.

Derriére l'établi, on avait installé un tableau électrique avec huit prises, mais elle préféra la prise de terre plus bas, à côté de l'établi. Elle lui permettrait de s'asseoir par terre.

Bien que les forets fussent seulement classés par taille, elle devina qu'ils étaient tous destinés à travailler le bois et qu'ils ne perceraient pas facilement l'acier.

De toute façon, elle voulait seulement faire sauter les serrures de ses fers.

Elle choisit au jugé un foret qui semblait correspon-dre à la taille de la serrure et le fixa sur la perceuse.

Saisissant l'outil à deux mains, elle pressa le bouton: un gémissement perçant. Le foret tournait si vite qu'il avait l'air d'un cylindre lisse et inoffensif.

Chyna l‚cha le bouton, posa la perceuse silencieuse sur le sol et chaussa les lunettes protectrices. L'idée que Vess ait porté ces lunettes la déconcertait. Elle s'attendait qu'elles déforment tout, comme si les molécules des verres avaient été transformées par la puissance magnétique qui permettait à Vess d'attirer toutes les visions de son monde sur ses rétines.

Mais, lunettes ou non, sa vision était la même, bien qu'un peu limitée par la monture.

Elle reprit la perceuse à deux mains et inséra le bout du foret dans la serrure du fer de sa cheville gauche.

Lorsqu'elle pressa le bouton, le contact des deux aciers produisit un hurlement infernal. Le foret trembla violemment, ressortit de la serrure et dérapa sur le fer de cinq centimétres de large en faisant jaillir des petites étincelles. Heureusement qu'elle avait de bons réflexes ! Sinon, c'était son pied qui prenait.

Elle réinséra le foret dans la serrure. Tenant cette fois la perceuse plus fermement, elle poussa plus fort pour éviter que le foret ne ressorte du trou. L'acier hurla, hurla, des tourbillons de fumée à l'odeur désagréable s'élevérent du point chauffé, et le fer vibrant appuya douloureusement contre sa cheville au travers de la chaussette. La perceuse trembla entre ses mains, soudain ruisselantes de sueur. Une gerbe d'éclats de métal lui sauta au visage. L'extrémité du foret se brisa, lui passa au ras du cr‚ne et alla heurter tellement violemment le mur en béton qu'il en fit sauter un morceau avant de retomber avec un bruit de balle perdue sur le sol de la cave.

Une sensation de piq˚re sur la joue gauche: un éclat d'acier s'était fiché dans sa chair. Environ un centimétre de long et aussi mince qu'une lame de verre. Chyna réussit à l'extraire entre deux ongles. Elle sentit un filet chaud lui couler sur la commissure des lévres.

Elle retira le foret inutilisable et le remplaça par un autre, un peu plus gros.

Elle recommença l'opération. Le fer autour de sa cheville gauche s'ouvrit. Moins d'une minute plus tard, le droit suivait son exemple.

Elle posa la perceuse et se releva tant bien que mal, les jambes tremblantes. Elle ne tremblait pas à cause de ses nombreuses douleurs, ni de faim, ni de faiblesse, mais parce qu'elle venait de se libérer de ses fers alors qu'elle n'aurait jamais osé l'espérer deux heures plus tôt. Elle venait de se libérer. Toute seule.

Mais il restait les menottes, et elle aurait besoin de ses deux mains pour tenir la perceuse... Elle avait déjà

une idée de la maniére de procéder.

Les menottes n'étaient pas le seul défi restant à relever, la fuite était loin d'être assurée, mais Chyna jubi-lait en remontant l'escalier de la cave. Cette fois, elle le gravit presque en courant malgré sa faiblesse et les frémissements dans ses muscles, sans même toucher la rampe, traversa la buanderie et... Elle s'arrêta brusquement, la main sur la poignée de la porte de la cuisine: ce matin aussi, elle s'était ruée à l'intérieur, rassurée par le tuyau frappeur dans le mur, tout cela pour se faire piéger par Vess !

Elle demeura derriére la porte jusqu'à ce que sa respiration se calme, mais elle fut incapable de faire taire son coeur, qui, aprés avoir battu d'exaltation dans l'escalier raide, s'affolait maintenant, terrifié par Vess.

Elle tendit l'oreille, n'entendit rien au-dessus des battements de son coeur et tourna la poignée le plus silencieusement possible.

La porte s'ouvrit sans bruit sur une cuisine aussi sombre qu'elle l'avait laissée. Elle trouva l'interrupteur, hésita, alluma... Pas de Vess.

Allait-elle passer le reste de ses jours à trembler comme une feuille en franchissant un seuil ?

D'un tiroir o˘ elle se souvenait d'avoir vu des ustensiles de cuisine, elle sortit un couteau à viande avec un manche en ch‚taignier usé. Elle le posa sur le comptoir prés de l'évier.

Elle prit un verre, le remplit au robinet d'eau froide et le vida en longues gorgées avant de le reposer. Rien ne lui avait jamais paru aussi délicieux que cette eau.

Dans le réfrigérateur, elle trouva un cake à la cannelle et aux noix sous un glaçage blanc toujours dans son emballage. Elle déchira l'emballage et arracha un gros morceau de g‚teau. Penchée au-dessus de l'évier, elle mangea voracement, se bourrant la bouche à s'en gonfler les joues, léchant avidement le glaçage sur ses lévres, miettes et morceaux de noix tombant dans l'évier.

En mangeant, elle gémit de plaisir, puis faillit s'étrangler de rire, s'étouffa, au bord des larmes, rit de nouveau. Un orage d'émotions. Mais ce n'était pas grave. Les orages ne duraient pas, et ils avaient des vertus purificatrices.

Elle avait parcouru un sacré chemin. Et ce n'était pas fini. C'était ça, les voyages.

Elle prit le tube d'aspirine sur l'étagére à épices. Elle fit tomber deux comprimés dans la paume de sà main, remplit un autre verre d'eau, avala les aspirines et but encore deux verres d'eau.

Je les ai avalés, pas croqués, la, la, la !

Elle se servit une autre part de g‚teau. Elle exultait.

Attention ! n'oublie pas les chiens ! Ces horribles dobermans dans le noir, ces saletés de clébards nazis avec leurs grands crocs et leurs yeux noirs comme ceux d'un requin !

A un r‚telier prés de l'étagére à épices, elle vit les clés du camping-car, mais c'étaient les seules. Vess ne laisserait pas traîner les clés de la cellule insonorisée.

Elle prit le couteau à viande, le cake à moitié mangé

et redescendit à la cave en éteignant derriére elle.

Pointe et goujon.

Elle connaissait ces mots exotiques, comme tant d'autres, pour les avoir rencontrés petite fille dans les livres de C.S Lewis, de Robert Louis Stevenson et de Kenneth Grahame. Chaque fois qu'elle tombait sur un mot inconnu, elle cherchait sa signification dans un dictionnaire de poche en lambeaux, un bien précieux qu'elle emporta avec elle partout o˘ sa mére choisissait de l'entraîner, année aprés année, jusqu'à ce qu'il soit tellement enrubanné de Scotch qu'elle pouvait à peine lire les définitions entre deux bandes de cellophane jaunissante.

Pointe: l'aiguille dans un gond qui pivote lorsqu'une porte s'ouvre ou se ferme.

Goujon: le fourreau dans lequel l'aiguille pivote.

L'épaisse porte intérieure du vestibule insonorisé

était équipée de trois gonds. La pointe de chaque gond avait une tête légérement arrondie qui dépassait du goujon d'environ quinze millimétres.

Dans la boîte à outils, Chyna prit un marteau et un tournevis.

Elle maintint la porte extérieure du vestibule ouverte avec le tabouret de l'établi et en coinçant un bout de bois sous le battant. Puis elle plaça le couteau à viande sur le tapis en caoutchouc du vestibule, à portée de main.

Elle fit coulisser le panneau couvrant l'oeilleton sur la porte intérieure et vit le rassemblement de poupées dans la lumiére ros‚tre. Certaines avaient les yeux aussi brillants que ceux d'un lézard, et d'autres, aussi noirs que ceux de certains dobermans.

Ariel était assise jambes repliées dans l'énorme fauteuil, tête penchée, visage caché par une méche de cheveux. On aurait pu croire qu'elle dormait... sans ses poings serrés sur ses genoux. Si elle avait les yeux ouverts, ils fixaient ses poings.

-Ce n'est que moi, dit Chyna.

Aucune reaction.

-N'aie pas peur.

Ariel était tellement immobile que son voile de cheveux ne frémissait même pas.

-Ce n'est que moi.

Plus humble, cette fois, elle ne se présenta pas comme une gardienne ou un sauveur.

Elle commença par le gond du bas. La chaîne entre ses menottes était à peine assez longue pour lui permettre de se servir de ses outils. Le tournevis dans la main gauche, elle glissa l'extrémité de la lame sous le chapeau arrondi de la pointe. Elle prit le marteau par la tête et tapa le plus fort possible sur le bout du manche du tournevis. Le gond était bien huilé, heureusement.

A chaque coup de marteau, l'aiguille sortait davantage du goujon. Cinq minutes plus tard, malgré une petite résistance, la troisiéme aiguille jaillissait du gond du haut.

Les goujons se constituaient de pentures intercalées sur le chambranle et le battant lui-même. Sans aiguille pour les unir, les pentures b‚illaient.

La porte ne tenait plus que par les deux serrures du côté droit, mais les pênes dormants ne tourneraient pas comme des gonds. Chyna tira la porte capitonnée par les pentures. Deux centimétres sur les douze sortirent du chambranle à gauche, vinyle couinant contre vinyle.

Chyna recourba les doigts autour de cette prise, tira, et sa vision se brouilla de rouge quand la douleur transperça de nouveau son index blessé. Mais elle fut récompensée par le hurlement métallique des pênes de laiton jouant dans les taquets, puis par un faible craquement de bois quand l'ensemble de la serrure commença à se détacher. Elle continua de tirer, réguliérement, décollant le battant millimétre par millimétre... Haletante au point de ne même plus jurer de contrariété.

Le poids de la porte et la position des deux pênes dormants commençaient à collaborer avec elle. Les serrures étant rapprochées, placées directement l'une en dessous de l'autre, le lourd battant tournait peu à

peu sur elles comme sur un pivot. Le sommet du battant commença à se dégager, sous l'effet de la gravité.

Chyna tira plus fort, et grogna de satisfaction quand le bois se fendit de nouveau. Le battant épais de douze centimétres se détacha côté gonds. Elle dégagea alors les pênes.

La porte tombait vers elle... Chyna battit en retraite dans la cave juste à temps. Le lourd battant s'aplatit dans le vestibule.

Reprenant son souffle, elle tendit l'oreille... en quête d'un indice indiquant le retour de Vess.

Finalement elle franchit le vestibule, marchant sur la porte.

Les poupées l'observaient, immobiles et sournoises.

Ariel était assise dans le fauteuil, tête baissée, poings serrés, exactement dans la même attitude que lorsque Chyna lui avait parlé par l'oeilleton. Si elle avait entendu les coups de marteau et le vacarme, cela ne l'avait pas dérangée.

-Ariel ?

Aucune réaction.

Chyna s'assit sur le pouf devant le fauteuil.

-Chérie, il est temps de partir.

Toujours rien. Elle se pencha pour regarder le visage derriére son rideau de cheveux. Les yeux étaient ouverts, fixés sur les poings serrés. Les lévres bougeaient, comme si la jeune fille murmurait des confidences, sans qu'un son s'échappe de sa bouche.

Chyna plaça ses mains menottées sous le menton d'Ariel pour lui relever la tête. La jeune fille n'essaya pas de se dégager, ne tiqua pas. Elles se faisaient face, mais Chyna eut l'impression d'être transparente sous ce regard morne, comme si le paysage de l'Ailleurs était sans vie, glacial et décourageant.

-Il faut qu'on parte. Avant son retour.

Le regard brillant et attentif, les poupées écoutaient peut-être. Mais Ariel, non, apparemment.

Chyna prit un des poings de la fille entre ses mains.

Les articulations étaient dures, et la peau froide, aussi tendue que si elle était suspendue à des rochers au-dessus d'un précipice.

Elle tenta de lui écarter les doigts. Une sculpture en marbre ne lui aurait pas résisté davantage.

Finalement, elle porta la main à ses lévres et l'embrassa plus tendrement qu'elle n'avait jamais embrassé

personne, plus tendrement que personne ne l'avait jamais embrassée.

-Je veux t'aider. J'ai besoin de t'aider. Si je ne peux pas partir avec toi, cela ne sert à rien que je parte.

Aucune réaction.

-Laisse-moi t'aider. S'il te plaît.

Elle déposa un autre baiser sur la main et sentit enfin les doigts frémir. Ils s'ouvrirent un peu, froids et rai-

des, semblant refuser de se détendre complétement, aussi recourbés et rigides que ceux d'un squelette aux articulations calcifiées.

Le désir d'Ariel de demander de l'aide, tempéré par sa peur paralysante de s'engager, rappelait des souvenirs cuisants à Chyna. Cela réveilla sa pitié pour cette fille perdue, pour toutes les autres, et sa gorge se serra tellement qu'elle fut momentanément incapable de déglutir ou de respirer.

Elle prit la main d'Ariel entre les siennes et se releva.

-Allons, viens, petite fille. Viens avec moi. On sort d'ici.

Le visage aussi inexpressif qu'un oeuf, le regard aussi détaché que celui d'une novice dans l'attente fascinée d'une Visitation, Ariel se leva. Elle fit deux pas vers la porte et se figea, refusant d'aller plus loin malgré les supplications de Chyna. La fille voyait peut-

être un Ailleurs imaginaire dans lequel trouver une paix fragile, un Bois à elle, mais elle semblait ne plus être capable d'imaginer que ce monde-ci puisse encore exister au-delà des murs de sa cellule...

Chyna lui l‚cha la main. Elle choisit une poupée...

une charmeuse en biscuit avec des anglaises dorées et des yeux verts peints, portant un tablier blanc sur une robe bleue. Elle la colla contre la poitrine de la fille en l'encourageant à la serrer dans ses bras. Elle ne savait pas trop pourquoi cette collection était là, mais peut-

être Ariel aimait-elle les poupées, auquel cas elle pourrait la suivre plus facilement si elle lui en donnait une pour la réconforter.

Ariel resta les bras ballants, une main serrée en un poing, l'autre en pince de crabe à demi ouverte. Puis, sans détourner les yeux de son monde lointain, elle saisit la poupée par les jambes. Comme l'ombre d'un oiseau en vol, une expression féroce passa sur son visage. Elle se tourna et, balançant la poupée comme une masse, lui écrasa la tête sur le plateau de la table, mettant en piéces le visage de porcelaine impertur-bable.

Chyna sursauta.

-Non, dit-elle en posant une main sur l'épaule d'Ariel.

Ariel se dégagea et abattit de nouveau la poupée sur la table, plus fort que la premiére fois, et Chyna recula, non de peur mais par respect pour la furie de la fille.

Et c'était de la furie effectivement, une colére juste, pas seulement un spasme autiste, malgré son absence d'expression.

Ariel frappa la poupée contre la table à plusieurs reprises, jusqu'à ce que la tête en morceaux se détache, roule à l'autre bout de la piéce et rebondisse contre un mur, que les bras tombent, que le corps soit réduit en miettes. Puis elle la l‚cha et se figea, tremblante, bras ballants. Toujours dans son Ailleurs.

Des étagéres, du haut des placards, des coins les plus sombres de la piéce, les poupées observaient intensément la scéne, comme transportées par cet éclat, presque avec l'air de s'en repaître, comme l'aurait fait Vess.

Chyna voulait prendre la fille dans ses bras, mais les menottes l'en empêchaient. Elle lui effleura le visage et l'embrassa sur le front.

-Ariel, intacte et vivante.

Raide, tremblante, la jeune fille ne réagit pas. Progressivement, ses tremblements se calmérent.

-J'ai besoin de toi, supplia Chyna. Besoin de toi.

Cette fois, telle une somnambule, Ariel s'autorisa à

se laisser entraîner hors de la cellule.

Elles franchirent la porte tombée. Dans la cave.

Chyna ramassa la perceuse par terre, la brancha et la posa sur l'établi.

Elle pressentait qu'il était plus de neuf heures. Dans la nuit, des chiens attendaient, et Edgler Vess, à son travail, rêvassait de son retour prochain auprés de ses captives.

Tentant sans succés d'inciter la jeune fille à la regarder en face, Chyna lui expliqua ce qu'elle attendait d'elle. Elle pourrait peut-être conduire le camping-car malgré ses menottes, mais ce ne serait pas facile, parce qu'elle devrait l‚cher le volant pour changer de vitesse.

Régler le probléme des chiens avec les menottes serait beaucoup plus dur. Voire impossible. Si elles voulaient faire le meilleur usage possible du temps qu'il leur restait avant le retour de Vess et avoir une chance de s'enfuir, il fallait qu'Ariel fasse sauter les serrures de ses menottes avec la perceuse.

La jeune fille parut ne pas avoir entendu un mot de ce qu'elle venait de lui expliquer. Chyna parlait encore quand les lévres d'Ariel se remirent à converser silencieusement avec un fantôme: elle s'interrompait de temps en temps comme pour écouter la réponse d'un ami imaginaire.

Chyna lui montra tout de même comment tenir la perceuse et appuya sur le bouton. La jeune fille ne broncha pas devant le hurlement du moteur.

-A toi maintenant.

Ariel restait bras ballants, mains à demi ouvertes et doigts recourbés comme depuis qu'ils avaient l‚ché la poupée cassée.

-Nous n'avons pas beaucoup de temps.

Dans son Ailleurs sans horloge, le temps ne signi-fiait rien.

Chyna posa la perceuse sur l'établi. Elle tira la fille devant l'outil et lui plaça les mains dessus.

Ariel ne s'écarta pas, ne retira pas ses mains, mais elle ne souleva pas non plus la perceuse.

Chyna sut qu'elle l'avait entendue, qu'elle comprenait la situation, et que, quelque part, elle mourait d'envie de l'aider.

-Tous nos espoirs sont entre tes mains. Tu peux le faire.

Elle récupéra le tabouret de l'établi qui maintenait la porte ouverte et s'assit dessus. Elle posa les mains sur l'établi, poignets en l'air pour exposer la minuscule serrure dans la menotte gauche.

Les yeux fixés sur ou plutôt à travers le mur de béton, conversant silencieusement avec un ami de son Ailleurs, Ariel semblait ne pas voir la perceuse. Ou peut-être n'était-ce pas une perceuse pour élle mais autre chose, un objet qui la remplissait soit d'espoir, soit d'effroi, ce qu'elle confiait à présent à son ami fantôme.

Même si elle prenait la perceuse et regardait la menotte, les chances qu'elle soit capable de s'acquitter de cette t‚che semblaient minces. Et les chances qu'elle évite de trouer la paume ou le poignet de Chyna encore plus.

Les chances de salut étaient toujours minces, mais Chyna avait survécu à d'innombrables nuits de rage sanglante et de quête de luxure. La survie était trés différente du salut, bien s˚r, mais c'était une condition préalable.

quoi qu'il en soit, elle était prête maintenant à

accorder ce qu'elle n'avait encore jamais accordé, pas même à Laura Templeton: sa confiance. Une confiance sans réserve. Et si cette fille essayait et ratait son coup, laissait glisser la perceuse et trouait de la chair et non de l'acier, Chyna ne lui tiendrait pas rigueur de son échec. Parfois, le seul fait d'essayer était déjà un triomphe.

Et elle savait qu'Ariel voulait essayer.

Elle le savait.

Pendant une minute ou deux, elle l'encouragea à s'y mettre, puis voyant que cela ne marchait pas, elle s'efforça d'attendre en silence. Mais son silence la fit penser aux cerfs de bronze bondissant au-dessus de la pendule de la cheminée, et la pendule au jeune homme crucifié dans le placard du camping-car, paupiéres et lévres cousues dans un silence encore plus profond que celui de la cave.

Sans calcul, surprise mais se fiant à son instinct, elle entreprit de raconter à Ariel les événements de la nuit de ses huit ans: la cabane de Key West, l'orage, Jim Woltz, le cafard frénétique sous le lit en fer...

Enivré de Dos Equis et défoncé gr‚ce à deux petites pilules blanches avalées avec sa premiére bouteille de biére, Woltz taquina Chyna parce qu'elle n'avait pas réussi à éteindre d'un seul coup toutes les bougies de son g‚teau d'anniversaire: "Ca porte la poisse, la môme. Nom de Dieu ! cela va nous attirer un paquet d'emmerdes. Si tu ne souffles pas toutes les bougies, tu ouvres la porte à des lutins et à des diablotins qui vont s'engouffrer dans ta vie, toutes sortes d'esprits malfaisants à l'aff˚t de tes petits trésors. " A ce moment précis, le ciel nocturne se fendit d'une lumiére blanche, et les ombres des palmiers bondirent aux fenêtres de la cuisine. La cabane vibra sous le fracas du tonnerre aussi violent que des explosions de bombes, et l'orage éclata. " Tu vois ? lui dit Jim Woltz. Si tu ne rectifies pas le tir sur-le-champ, des méchants vont venir nous découper en morceaux. et nous mettre tout sanguinolents dans des seaux à app‚ts pour aller les porter aux requins en haute mer. T'as envie de te transformer en chair à requin ? " Ce discours effraya Chyna, mais sa mére le trouva drôle. Il faut dire qu'Anne buvait de la vodka à la limonade depuis la fin de l'aprés-midi.

Woltz ralluma les bougies et insista pour que Chyna essaie de nouveau. Lorsqu'elle n'en éteignit de nouveau que sept sur huit, Woltz lui prit la main, lui lécha le pouce et l'index, lentement, d'une maniére qui la révulsa, puis l'obligea à moucher la derniére bougie.

Elle eut une bréve sensation de chaleur, mais ne se br˚la pas; toutefois, ses doigts furent noircis par la méche fumante, et leur vue la terrifia.

quand elle fondit en larmes, Woltz la retint sur sa chaise, tandis qu'Anne rallumait les huit bougies, insistant pour qu'elle essaie de nouveau. La troisiéme fois, Chyna ne réussit qu'à en éteindre six de son souffle chancelant. Lorsque Woltz tenta de les lui faire moucher, elle se dégagea et sortit en trombe de la cuisine, dans l'intention de se réfugier sur la plage, mais les éclairs tombaient autour de la maison comme des miroirs, et un claquement de tonnerre aussi fort qu'une canonnade de bateaux de guerre emplissait le golfe du Mexique... elle avait couru dans sa petite chambre, avait rampé sous le lit bas, dans ces ombres secrétes o˘ attendait le cafard.

-Woltz, ce salaud, continua-t-elle, m'a suivie dans la maison, en criant, en renversant des meubles, en claquant des portes, en gueulant qu'il allait me mettre en piéces et me jeter aux requins. J'ai compris plus tard qu'il jouait. Il essayait de me ficher une peur de tous les diables. Il adorait me terrifier, me faire pleurer... Je n'ai jamais eu la larme facile... jamais...

Elle s'interrompit, incapable de poursuivre.

Ariel ne fixait plus le mur, mais la perceuse sous ses mains. La voyait-elle ? Son regard était toujours perdu dans le lointain.

Peut-être n'écoutait-elle pas, mais Chyna se sentit obligée de poursuivre son récit.

C'était la premiére fois qu'elle révélait à quiconque, autre que Laura, ce qui lui était arrivé dans son enfance. La honte l'avait toujours réduite au silence...

Pourtant elle n'était directement responsable d'aucune des humiliations qu'elle avait subies. Elle avait été une victime, petite et sans défense, mais elle portait le fardeau de la honte que tous ses tortionnaires, dont sa propre mére, étaient incapables de ressentir.

Elle avait dissimulé certains des pires détails de son passé à Laura Templeton elle-même, sa seule amie.

Souvent, sur le point d'avouer, elle reculait et parlait non des événements qu'elle avait subis et des gens qui l'avaient tourmentée mais des endroits o˘ elle avait vécu: Key West, le comté de Mendocino, La Nouvelle-Orléans, San Francisco, le Wyoming. Elle devenait lyrique en évoquant la beauté naturelle des montagnes, des plaines, des bayous, ou des brisants baignés de lune dans le golfe de Mexico, mais elle sentait la colére lui tirer les traits et la honte l'empour-prer lorsqu'elle révélait les vérités plus dures sur les amis d'Anne qui avaient peuplé son enfance.

Elle avait la gorge serrée. Elle était étrangement consciente du poids de son coeur, comme une pierre dans sa poitrine, lourd du passé.

Malade de honte et de colére, elle avait néanmoins le sentiment qu'elle devait finir de raconter à Ariel ce qui s'était passé cette nuit de bougies non éteintes en Floride. Cette révélation ouvrirait peut-être la porte de l'obscurité.

-Oh ! mon Dieu ! comme je le haÔssais, ce salaud graisseux puant la biére et la sueur, qui démolissait tout dans ma chambre, ivre, qui hurlait qu'il allait me transformer en chair à requin, avec le rire d'Anne dans la salle de séjour, puis sur le seuil de la chambre, son rugissement de femme so˚le, tout cela le soir de mon anniversaire, la fête du jour de ma naissance, ma journée...

Les larmes seraient peut-être venues maintenant si elle n'avait pas passé sa vie à apprendre à les refouler.

-... et le cafard qui me courait dessus, sur le dos, qui m'entrait dans les cheveux...

Dans la chaleur moite et suffocante de Key West, le tonnerre grondait à la fenêtre et chantait dans les ressorts du lit, et des reflets bleu froid d'éclairs frisson-naient tel un feu imaginaire sur le plancher peint.

Chyna faillit hurler quand le cafard tropical, gros comme sa main de petite fille, s'enfonça dans ses longues tresses, mais sa peur de Woltz l'avait réduite au silence. Elle serra les dents lorsque le cafard, sortant de ses cheveux, longea son épaule, descendit son bras mince, jusqu'au sol; espérant qu'il s'enfuirait dans la piéce, n'osant pas le repousser de crainte que Woltz n'entende le bruit, malgré le fracas du tonnerre, ses menaces et ses jurons, le rugissement de rire so˚l de sa mére. Mais le cafard repartit vers un de ses pieds nus et se remit à l'explorer avant de remonter sur son mollet, sa cuisse... Puis il rampa sous une jambe de son short, dans la raie de ses fesses, antennes frémissantes. Elle gisait dans une paralysie de terreur, appelant de ses voeux la fin de la torture par n'importe quel moyen... demandant que la foudre la frappe, que Dieu l'emméne dans un endroit meilleur que ce monde haÔssable.

Riant, sa mére entra dans la piéce: " Jimmy, pauvre andouille, elle n'est pas là. Elle est dehors, sur la plage, comme d'habitude. " Et Woltz répondit: " Eh bien, si elle revient, je la transforme en chair à requin, je le jure. " Puis il rit et ajouta: " Bon Dieu, t'as vu ses yeux ? Elle était morte de trouille. " " Ouais, dit Anne, c'est une vraie trouillarde. Elle va rester planquée pendant des heures. Je me demande quand elle va se décider à grandir. " Ce à quoi Woltz répliqua: " C'est s˚r qu'elle ressemble pas à sa mére. T'es née adulte, toi, hein, bébé ? " " …coute, connard, tu me fais un truc comme ça, c'est s˚r que je vais pas m'enfuir comme elle. Je te foutrai un tel coup dans les couilles que tu serais obligé de te faire rebaptiser Nancy. " Woltz rugit de rire et, de sa cachette, Chyna vit les pieds nus de sa mére s'approcher de ceux de Woltz, et sa mére se mit à glousser.

Gros, obscéne, agité, le cafard rampa sous la ceinture du short de Chyna, et remonta vers son cou... Elle se sentit alors incapable de le supporter de nouveau dans ses cheveux. Sans se soucier des conséquences, elle tendit la main et attrapa le cafard. La bête gigota, mais elle referma le poing dessus.

Tête pressée contre le plancher, elle fixait toujours les pieds nus de sa mére. Dans les éclairs, un vêtement se posa en tourbillonnant sur le sol, masse douce de coton jaune autour des chevilles fines d'Anne. Son corsage. Elle eut un gloussement ivre quand son slip glissa sur ses jambes bronzées.

Dans le poing de Chyna, les pattes du cafard en colére gigotaient. Ses antennes frémissaient. Woltz enleva ses sandales, et l'une d'elles heurta le lit, juste sous le nez de Chyna, qui entendit le bruit d'une femme-ture …clair. Dure, fraîche et huileuse, la petite tête du cafard roula entre ses deux doigts. Le jean troué de Woltz atterrit en tas sur le plancher, dans le cliquetis de la boucle de sa ceinture.

Anne et lui tombérent sur le lit étroit, les ressorts couinérent sous leur poids, pressant les lames du sommier contre les épaules et le dos de Chyna, la clouant au sol. Soupirs, murmures, encouragements impatients, gémissements, halétements, et grognements de bêtes...

Chyna les avait tous déjà entendus d'autres nuits à Key West et ailleurs, mais toujours à travers des murs, de piéces voisines. Elle ne savait pas vraiment ce qu'ils voulaient dire, et elle ne voulait pas le savoir, parce qu'elle sentait que cela ne ferait que créer de nouveaux dangers, pour lesquels elle n'était pas équipée. Ce que faisaient sa mére et Jim Woltz au-dessus de sa tête était à la fois effrayant et profondément triste, plein d'une signification terrible, pas moins étrange ou moins puissant que le fracas du tonnerre dans le ciel au-dessus du golfe, et les éclairs tombés du paradis sur terre.

Elle ferma les yeux pour ne plus voir ni les éclairs ni le tas de vêtements sur le sol. Elle s'efforça de chasser l'odeur de poussiére, de moisi, de biére, de sueur et du savon de bain parfumé de sa mére, et elle imagina que ses oreilles étaient pleines de cire qui étouffait le tonnerre, le tambourinement de la pluie sur le toit et les bruits d'Anne avec Woltz. Serrée comme elle l'était, elle aurait d˚ pouvoir se faufiler dans un état de patiente insensibilité, voire à travers le portail magique du Bois.

Elle n'y réussit qu'à moitié et encore, parce que Woltz secoua le lit avec une telle force qu'elle dut adapter sa respiration au rythme qu'il imprimait.

quand les lattes se pressaient contre elle sous son poids, elles l'écrasaient tant contre le plancher nu que sa poitrine lui faisait mal et que ses poumons refusaient de se dilater. Elle ne pouvait respirer que lorsque Woltz se soulevait. Cela continua ainsi pendant affreusement longtemps et, quand ce fut enfin terminé, elle gisait tremblante et baignée de sueur, engourdie de terreur et prête à tout pour oublier ce qu'elle venait d'entendre, surprise qu'on ne lui ait pas coupé la respiration à jamais et fait exploser le coeur. Elle serrait dans son poing ce qui restait du gros cafard qu'elle avait involontairement écrasé; une matiére visqueuse répugnante lui coulait entre les doigts, froide à présent, et son estomac se souleva devant cette mixture étrange.

Au bout d'un moment, aprés des murmures et un rire doux, Anne se leva, récupéra ses vêtements et partit dans la salle de bains. quand la porte se referma, Woltz alluma la petite lampe de chevet et se pencha.

Il apparut tête en bas, juste en face de Chyna. Dans son visage en contrejour, seuls ses yeux brillaient d'un éclat noir. Il lui sourit: " Comment va la petite reine du jour ? " Incapable de parler ou de bouger, Chyna croyait à moitié que l'humidité dans sa main était un morceau sanguinolent de chair à requin. Elle savait que Woltz allait la découper en morceaux parce qu'elle l'avait entendu le dire à sa mére, la découper en morceaux et la mettre dans un seau et la jeter aux requins.

En fait, il sortit du lit... enfila son jean, remit ses sandales et quitta la piéce.

Dans la cave d'Edgler Vess, à des milliers de kilométres de Key West et dix-huit ans plus tard, Chyna remarqua qu'Ariel semblait regarder la perceuse au lieu de voir à travers.

-Je ne sais pas combien de temps je suis restée sous ce lit, continua-t-elle. Peut-être quelques minutes, peut-être une heure. Je les ai de nouveau entendus dans la cuisine, sortir une autre biére, préparer une autre vodka limonade pour elle, discuter et rire. Et il y avait quelque chose dans son rire à elle... un vilain petit rica-nement... je ne sais pas... mais quelque chose m'a fait penser qu'elle savait que j'étais sous le lit, qu'elle le savait mais qu'elle n'avait pas résisté à Woltz quand il lui avait déboutonné son corsage.

Elle fixa ses menottes sur l'établi.

Elle sentait encore la matiére visqueuse du cafard lui couler entre les doigts. En écrasant l'insecte, elle avait aussi écrasé ce qui restait de sa fragile innocence et tout espoir d'être une fille pour sa mére; bien qu'aprés cette nuit il lui e˚t encore fallu des années pour le comprendre.

-Je ne me rappelle pas du tout comment j'ai quitté

la cabane, par la porte d'entrée, par une fenêtre... toujours est-il que je me suis retrouvée sur la plage sous l'orage. Les brisants n'étaient pas énormes. Ils le sont rarement sauf en cas d'ouragan, et ce n'était qu'un orage tropical typique, presque sans vent, avec une pluie battante tombant toute droite. Mais les vagues étaient plus grosses que d'habitude, et j'ai songé à

nager dans ces eaux noires jusqu'à un reflux. J'essayais de me persuader que tout irait bien, que je pouvais nager jusqu'à ce que je me fatigue, que je rejoindrais Dieu.

Les mains d'Ariel parurent se crisper sur la perceuse.

-Mais, pour la premiére fois de ma vie, l'océan me faisait peur... ses brisants battaient comme un coeur géant, ses eaux paraissaient d'un noir aussi luisant qu'une carapace de cafard et semblaient s'incurver pour se fondre dans un ciel noir d'encre. C'était l'infi-nité de l'obscurité qui m'effrayait, sa continuité, mais, à l'époque, je ne connaissais pas ce mot. Je me suis donc étendue sur la plage, avec la pluie qui battait si fort que je ne pouvais pas garder des yeux ouverts.

Même paupiéres fermées, je voyais encore les éclairs, un énorme fantôme lumineux, et puisque j'étais trop effrayée pour nager jusqu'à Dieu, j'ai attendu que Dieu vienne à moi, dans un éclat aveuglant. Mais Il ne venait pas, ne se décidait pas, et j'ai fini par m'endormir. Peu aprés l'aube, à mon réveil, l'orage était fini.

Le ciel était rouge à l'est, saphir à l'ouest, l'océan plat et vert. Je suis rentrée; Anne et Woltz dormaient encore dans leur chambre. Mon g‚teau d'anniversaire était toujours sur la table de la cuisine. Le glaçage rose et blanc était mou et perlé d'huile jaun‚tre à cause de la chaleur, et les huit bougies étaient toutes tordues.

Personne n'en avait mangé, et je n'y ai pas touché non plus... Deux jours plus tard, ma mére larguait les amar-res et m'embarquait pour Tupelo, le Mississippi, Santa Fe, ou Boston... Je ne sais plus trop o˘, mais j'étais soulagée de partir... et terrifiée par ceux qui nous attendaient. Heureuse seulement sur la route, loin de la der-

niére destination et pas encore arrivée à la suivante, la paix de la route ou des rails. J'aurais pu voyager indéfiniment.

Au-dessus d'elles, la maison d'Edgler Vess restait silencieuse.

Une ombre déchiquetée traversa le sol de la cave.

Levant le nez, Chyna vit une araignée occupée à

tisser sa toile prés d'une lampe.

Peut-être devrait-elle affronter les dobermans avec ses menottes. Le temps passait.

Ariel souleva la perceuse.

Chyna ouvrit la bouche pour l'encourager, puis se ravisa, terrifiée à l'idée de mal choisir ses mots et de renvoyer la jeune fille dans sa transe.

Sans un mot, elle se leva pour mettre les lunettes de protection sur le nez d'Ariel. qui n'objecta pas.

Elle revint s'asseoir et attendit.

Un froncement de sourcils se dessina sur la mare placide du visage d'Ariel. Il y flotta.

La jeune fille pressa le bouton. Le moteur hurla, et le foret tourna. Elle rel‚cha le bouton et regarda le foret s'arrêter.

Chyna se rendit compte qu'elle retenait sa respiration. Elle expira, inspira profondément, et l'air lui parut plus doux qu'avant. Elle rectifia la position de ses mains sur l'établi pour présenter la menotte gauche à

Ariel.

Derriére les lunettes, les yeux d'Ariel passérent lentement de l'extrémité du foret à la serrure. Elle regardait à présent, tout en paraissant toujours ailleurs.

Confiance.

Chyna ferma les yeux.

Dans son attente, le silence devint si profond qu'elle commença à entendre des bruits imaginaires dans le lointain, pareils aux lumiéres fantômes qui jouent der-

riére des paupiéres fermées le tic-tac doux et solennel de la pendule de la cheminée, l'agitation des dobermans vigilants dans la nuit à l'extérieur.

Elle sentit une pression sur la menotte gauche.

Elle ouvrit les yeux.

Le foret était dans la serrure.

Elle referma les yeux, en plissant les paupiéres pour les protéger des éclats de métal. Elle tourna la tête.

Ariel appuya sur le foret pour l'empêcher de rebondir, comme Chyna le lui avait expliqué. La menotte se pressa contre le poignet.

Silence. Immobilité. Rassemblant son courage.

Soudain le moteur hurla. Il y eut le hurlement de l'acier contre l'acier, suivi de la fine odeur ‚cre du métal chaud. Les vibrations dans l'os du poignet de Chyna irradiérent dans son bras, amplifiant toutes les douleurs hantant ses muscles. La menotte gauche s'ouvrit.

Chyna aurait pu se débrouiller raisonnablement bien avec la paire de menottes pendant de sa main droite.

Peut-être était-ce insensé de risquer une blessure pour l'avantage supplémentaire relativement petit d'être complétement libre. Mais ce n'était pas une question de logique. Ni de comparaison raisonnable des risques et des avantages. C'était une question de foi.

Le foret cliqueta contre la serrure et s'inséra dans la menotte droite.

Ariel rel‚cha le bouton et releva la perceuse.

Avec un rire de soulagement et de plaisir, Chyna se débarrassa de ses menottes et leva les mains, les contemplant avec émerveillement. Ses deux poignets étaient à vif et suintaient par endroits. Mais cette douleur était moins sévére que bien d'autres qu'elle supportait, et rien ne pouvait diminuer sa joie d'être de nouveau libre.

Ariel était figée, debout, la perceuse dans les mains.

Chyna lui prit l'outil pour le poser sur l'établi.

-Merci. C'était génial. Tu as été parfaite !

La fille se tenait de nouveau bras ballants; toutefois ses p‚les mains délicates ne ressemblaient plus à des pinces mais aux mains détendues d'un dormeur.

Chyna lui enleva les lunettes, et leurs regards se croisérent, enfin. Elle vit la fille qui vivait derriére le beau visage, la vraie fille derriére la forteresse du crane, o˘ Edgler Vess ne pouvait l'atteindre qu'au prix d'efforts colossaux, si tant était qu'il y parvenait.

Puis, en une seconde, le regard d'Ariel repartit dans le sanctuaire de son Ailleurs.

-Oh ! non, s'exclama Chyna qui ne voulait pas perdre la fille qu'elle venait d'entr'apercevoir.

Elle serra Ariel dans ses bras:

-Reviens, ma douce. Tout va bien. Reviens vers moi, parle-moi.

Mais Ariel ne revint pas. Aprés s'être obligée à

entrer dans le monde d'Edgler Vess suffisamment longtemps pour faire sauter les serrures des menottes, elle avait épuisé ses réserves de courage.

-D'accord. Je ne t'en veux pas. Nous ne sommes pas encore sorties d'ici. Maintenant, il faut qu'on s'occupe des chiens.

Depuis son royaume lointain, Ariel l'autorisa à la prendre par la main pour la conduire vers l'escalier.

-Nous sommes capables de nous occuper d'une troupe de sales clebs, la môme. Il faut y croire, dit Chyna sans être bien s˚re d'y croire elle-même.

Libre des menottes et des fers, sans fauteuil sur le dos, avec une vessie glorieusement vide, elle n'avait plus d'autre souci que les chiens. A mi-hauteur de l'escalier, elle se souvint d'un détail vu plus tôt; il l'avait rendue perplexe, mais à présent c'était clair... et d'une importance vitale.

-Attends. Attends-moi ici, dit-elle en plaçant la main molle de la fille autour de la rampe.

Elle redescendit l'escalier quatre à quatre, se rua sur les placards métalliques et ouvrit les portes derriére lesquelles elle avait vu les étranges rembourrages avec des laniéres en cuir noir et des boucles en chrome. Elle les sortit et les étala par terre.

Des vêtements. Une veste avec une épaisse couche de mousse sous une matiére artificielle qui paraissait beaucoup plus solide que le cuir. Un rembourrage particuliérement épais autour des manches. Deux autres rembourrages rebondis et renforcés de plastique dur, comme sur les tenues pare-balles; le plastique était articulé aux genoux pour permettre une plus grande liberté de mouvement. Un autre rembourrage protégeait l'arriére des jambes, attaché à un bouclier en plastique dur pour les fesses, une ceinture et des boucles reliant le tout aux rembourrages de devant.

Derriére les vêtements, elle trouva des gants et un étrange casque matelassé avec une visiére transparente en Plexiglas. De même qu'une veste avec une étiquette Kevlar dessus qui ressemblait exactement aux vêtements pare-balles portés par les troupes de tireurs d'élite.

Elle y remarqua des accrocs, et d'autres déchirures qui avaient été recousues avec un fil noir aussi épais que du fil de pêche. Elle reconnut les points réguliers fermant les lévres et les paupiéres de l'auto-stoppeur.

Ca et là dans le matelassage, des petits trous béaient, non réparés. Des traces de crocs.

C'était le costume de protection que Vess revêtait pour dresser ses dobermans.

Il se protégeait autant que pour affronter une troupe de lions affamés. Pour un homme qui aimait à prendre des risques, à vivre dangereusement, il semblait prendre des précautions extrêmes avec ses chiens.

Chyna sut alors tout ce qu'il était nécessaire de savoir de la sauvagerie des dobermans.

Il ne s'était pas écoulé plus de vingt-deux heures depuis le premier cri dans la maison des Templeton à

Napa. Une vie entiére. Minuit approchait: que réserve-rait cette nouvelle journée ?

Deux lampes étaient allumées dans la salle de séjour.

Chyna ne se souciait plus de garder la maison dans le noir. Dés qu'elle franchirait le seuil pour affronter les chiens, elle n'aurait plus aucun espoir de donner un faux sentiment de sécurité à Vess s'il rentrait tôt.

D'aprés la pendule sur la cheminée, il était dix heures et demie.

Ariel était assise dans un fauteuil. Les bras serrés contre son corps, elle se balançait d'avant en arriére, comme souffrant de crampes, mais sans émettre un son et le visage toujours aussi inexpressif.

Chyna nageait littéralement dans la combinaison protectrice de Vess, et elle ne savait pas si elle devait se sentir ridicule, ou craindre d'être plus gênée que protegee par le vêtement énorme. Elle avait roulé les poignets et le bas des jambes avant de les fixer avec de grandes épingles à nourrice venant d'un nécessaire à couture trouvé dans la buanderie. Les boucles et les fermetures en velcro lui avaient permis de resserrer suffisamment le harnachement pour l'empêcher de lui tomber sur les hanches. Gr‚ce au gilet en Kevlar, plus ajusté, elle flottait moins dans la veste. Le col articulé

en plastique pare-balles la protégerait d'attaques à la gorge. Ainsi déguisée, elle ressemblait à un employé

du nucléaire s'apprêtant à pénétrer dans une centrale.

Ses chevilles et ses pieds restaient vulnérables. La paire de chaussures de combat aux bouts renforcés d'acier de Vess était bien trop grande pour elle. Face à ces chiens, ses mocassins seraient pratiquement aussi efficaces que des mules. Si elle voulait arriver entiére dans le camping-car, elle avait intérêt à être rapide et agressive.

S'armer d'une sorte de gourdin ? Elle y avait songé.

Mais, engoncée dans son armure, elle n'aurait pas la liberté de mouvement nécessaire pour repousser ou blesser les dobermans.

Elle s'était rabattue sur deux vaporisateurs à levier découverts dans un placard de la buanderie. Un produit pour nettoyer les vitres et un détachant pour tapis et tissus. Aprés avoir vidé et rincé les flacons dans l'évier de la cuisine, elle avait songé à les remplir d'eau de Javel avant d'opter finalement pour de l'ammoniaque pur dont Vess, ce cher maniaque de la propreté, conservait deux bidons. Les vaporisateurs à jet réglable l'attendaient prés de la porte d'entrée.

Dans son fauteuil, Ariel continuait à se balancer d'avant en arriére en silence, les yeux fixés sur le tapis.

Dans cet état catatonique, elle ne risquait guére d'aller o˘ que ce soit de son propre gré.

-Reste o˘ tu es, lui dit malgré tout Chyna. Surtout, ne bouge pas, d'accord ? Je reviens te chercher.

Aucune réaction.

-Ne bouge pas !

La combinaison commençait à peser douloureusement sur ses muscles meurtris et ses articulations abîmées. Plus les minutes passaient, plus l'inconfort la ralentirait mentalement et physiquement. Il n'y avait pas de temps à perdre.

Elle enfila le casque à visiére. Elle avait rembourré

l'intérieur avec une serviette pour qu'il s'emboîte bien sur son cr‚ne, et la jugulaire le retenait. La visiére incurvée en Plexiglas lui descendait à cinq centimétres sous le menton, mais au-dessus, l'air circulait librement... et six petits trous au centre assuraient une ventilation supplémentaire.

Elle s'approcha de la fenêtre. Pas de chien en vue.

La cour était sombre, et la prairie semblait aussi noire que la face cachée de la lune. Tapis dans l'obscurité, les chiens devaient observer sa silhouette se découpant dans la lumiére. Prêts à lui bondir dessus derriére la balustrade du porche.

Elle jeta un coup d'oeil à la pendule.

Dix heures trente-huit.

-Non ! Oh ! mon Dieu ! Non, je ne veux pas !

Elle se rappela soudain le cocon qu'elle avait trouvé

pendant un séjour avec sa mére en Pennsylvanie, quatorze ou quinze ans avant. La chrysalide pendait au bout d'une branche de bouleau, dans un rayon de soleil. Elle renfermait un papillon venant de dépasser la phase de la pupe. Sa métamorphose achevée, il s'agitait frénétiquement dans son cocon, gigotait des pattes, à la fois impatient d'être libre et effrayé par le monde hostile dans lequel il s'apprêtait à naître. Dans son harnachement, Chyna frémissait autant que lui, non d'impatience de se lancer dans le monde nocturne qui l'attendait, mais plutôt d'une envie folle de battre en retraite au plus profond de sa chrysalide.

Elle se dirigea vers la porte.

Elle enfila les gants de cuir tachés, étonnamment souples malgré leur poids, qu'elle resserra gr‚ce aux bandes velcro aux poignets.

Elle avait fixé en la cousant une clé en laiton au pouce du gant droit. Elle s'était arrangée pour que l'extrémité dentelée dépasse du pouce pour l'insérer plus facilement dans la serrure de la portiére du camping-car. Pas question de la faire tomber par terre, ni d'être obligée de la chercher au fond d'une poche au milieu de monstres bondissants.

Peut-être la portiére n'était-elle même pas fermée à

clé... Mais elle ne prendrait pas ce risque.

Elle ramassa les deux vaporisateurs. Un dans chaque main. Vérifia qu'ils étaient bien réglés sur le jet le plus puissant.

Elle ouvrit doucement la porte et tendit l'oreille.

Rien.

Le porche avait l'air vide.

Elle sortit et referma la porte, maladroitement, gênée par ses vaporisateurs.

Elle plaça les doigts autour des leviers. L'efficacité

de ses armes dépendrait de la vitesse d'attaque des chiens et de sa propre capacité de profiter de la moindre occasion offerte de viser juste.

Dans cette nuit sans un souffle de vent, le mobile de coquillages ne tintait pas. Aucune feuille ne frissonnait sur l'arbre au bout du porche.

La nuit semblait muette. De toute façon, avec son casque, Chyna n'aurait pas capté le moindre bruit.

Elle eut la sensation folle que le monde entier n'était plus qu'un diorama trés détaillé, scellé dans un presse-papiers en verre.

Sans brise pour leur apporter son odeur, les chiens ignoraient peut-être qu'elle était sortie de la maison.

Oui, et les poules ont des dents, mais elles nous le cachent.

Le perron se trouvait au bout du porche, à droite.

Le camping-car était garé sur l'allée, à six métres des marches.

Collée au mur, Chyna progressa lentement vers la droite, tout en jetant constamment des coups d'oeil à

gauche, vers la cour. Pas de chiens.

Il faisait tellement froid que son souffle formait un léger brouillard à l'intérieur de la visiére. Les nuages de condensation s'évanouissaient rapidement, mais chacun semblait s'étendre plus loin que le précédent.

Malgré l'espace sous le menton et les six petits trous d'aération, elle commença à craindre que ces nuages ne finissent par l'aveugler. Elle haletait, mais elle n'était pas plus capable de maîtriser sa respiration que les battements rapides de son coeur.

Souffler vers le bas, en avançant la lévre supérieure, pour minimiser le probléme. Cela se traduisit par un faible sifflement creux, vibrant au rythme de sa peur.

Deux petits pas de côté, trois, quatre: elle passa devant la fenêtre de la salle de séjour. Péniblement consciente de la lumiére derriére elle. Silhouette de nouveau.

Elle n'avait pas voulu laisser Ariel seule dans le noir. Dans son état actuel, cela n'aurait peut-être pas fait grande différence, mais elle ne s'était pas sentie en droit de l'abandonner dans l'obscurité.

Presque parvenue au perron, elle s'enhardit. Elle se décolla du mur, fit face aux marches et s'en approcha aussi vite que le lui permettait son harnachement.

Aussi noir que la nuit dont il jaillissait, aussi silencieux que les nuages hauts filant lentement dans un champ d'étoiles, le premier doberman arrivait sur elle.

De l'avant du camping-car. Sans aboyer ni grogner.

Elle faillit ne pas le voir à temps. Oubliant de maîtriser son souffle, elle créa un nuage de condensation sur sa visiére. La p‚le pellicule d'humidité se dissipa aussi-

tôt, mais le chien était déjà là, fonçant vers le perron, oreilles aplaties contre le cr‚ne, tous crocs dehors.

Elle pressa le levier du vaporisateur dans sa main droite: un arc d'ammoniaque éclaboussa le porche à

environ deux métres, trop court pour toucher le chien.

Il arrivait vite. Elle eut l'impression d'être un gosse armé d'un pistolet à eau. Ridicule. Cela ne marcherait jamais. Bon Dieu ! il fallait que ça marche, sinon elle finirait en p‚tée.

Elle pressa de nouveau le levier... le doberman franchissait le perron, encore hors d'atteinte. Elle regretta de ne pas avoir un jet plus puissant, avec une portée d'au moins six métres, pour pouvoir arrêter la bête avant qu'elle n'arrive sur elle. Elle pressa de nouveau le levier, et l'ammoniaque toucha le chien à la seconde o˘ il pénétrait sous le porche, lui éclaboussant la gueule et les crocs.

L'effet fut instantané. Déséquilibré, le doberman patina vers elle, en geignant; elle fit un bond de côté, sinon il serait écrasé contre elle.

L'ammoniaque lui rongeant la langue et lui envahis-sant les poumons, incapable de respirer une bouffée d'air pur, le chien roula sur le dos, se frottant frénétiquement le museau de ses pattes. Il éternua, toussa, poussant des gémissements perçants.

Chyna poursuivit son chemin.

Merde, merde, merde, merde !

Elle avança jusqu'en haut des marches du perron, lança un coup d'oeil derriére elle: le gros chien s'était redressé, et il tournait en rond en secouant la tête. Entre deux gémissements aigus de douleur, il éternuait violemment.

Le deuxiéme chien jaillit de l'obscurité à l'instant o˘ elle descendait la derniére marche. Détectant du coin de l'oeil un mouvement à sa gauche, elle tourna la tête et vit un mortier lui arriver dessus. Elle leva le bras gauche, pas assez vite: le choc faillit la faire tomber. Elle chancela, mais réussit à garder l'équilibre.

Le doberman avait les crocs plantés dans le rembourrage de sa manche gauche. Il ne se contentait pas de s'efforcer de l'immobiliser: il m‚chonnait l'épaisseur de mousse comme s'il essayait d'en arracher un morceau, pour la mutiler, lui sectionner une artére, la vider de son sang.

Arrivé sur elle dans un silence discipliné, le chien ne grondait toujours pas. Mais du fond de sa gorge montait un son à mi-chemin entre le grognement et le lamento funébre... un étrange cri irrépressible qu'elle percevait malheureusement fort bien malgré son casque.

A bout portant, de la main droite, elle envoya une giclée d'ammoniaque dans le féroce regard noir.

Les m‚choires du chien s'ouvrirent comme sous l'effet d'un mécanisme à ressort: il tournoya sur lui-même et recula, des fils argentés de salive lui dégoulinant des babines noires, hurlant de douleur.

Elle se rappela l'avertissement sur l'étiquette du bidon d'ammoniaque: peut causer de graves mais temporaires br˚lures aux yeux.

Gémissant comme un enfant blessé, le chien roula dans l'herbe, se frottant les yeux avec ses pattes comme le premier s'était frotté la gueule, mais plus frénétiquement.

Le fabricant recommandait qu'on se rince les yeux contaminés à l'eau courante pendant un quart d'heure.

Sans eau, à moins de trouver instinctivement le chemin d'un ruisseau ou d'une mare, le chien lui offrait donc un bon quart d'heure de tranquillité.

Il se redressa d'un bond et chercha à se mordre la queue. Il tituba, s'effondra, se remit tant bien que mal à

quatre pattes et s'enfonça dans la nuit, temporairement aveugle, poussant des cris épouvantables.

En courant vers le camping-car, Chyna eut un éclair de remords. L'animal l'aurait froidement déchiquetée s'il avait pu, mais il n'était tueur que par dressage, non par nature. D'une certaine maniére, il n'était qu'une victime de plus d'Edgler Vess qui avait adapté sa vie à ses besoins. Si elle avait pu totalement se fier à son harnachement protecteur, elle lui aurait épargné ces souffrances.

Combien de chiens encore ?

Vess avait laissé entendre qu'ils étaient plusieurs.

quatre, non ? Mais il pouvait avoir menti. Il n'y en avait peut-être que deux finalement.

N'y pense pas avance

A la portiére coté passager, elle essaya la poignée.

Fermée à clé.

Pitié ! Plus de chiens ! Rien que cinq secondes sans chien !

Elle l‚cha le vaporisateur de sa main droite, pour pincer la clé entre le pouce et l'index. Elle la sentait à

peine à travers des gants épais.

Sa main tremblait. La clé racla contre la serrure en chrome. Chyna l'aurait l‚chée si elle ne l'avait pas cousue.

Elle s'apprêtait à glisser la clé dans la serrure, lorsqu'elle s'écrasa contre la portiére, sous la poussée d'un doberman qui planta ses crocs dans l'épais col de sa veste et peut-être aussi dans la bande de plastique articulé qui lui protégeait le cou. Accroché à elle, il tentait sans succés de la déchirer de ses griffes, comme un amant démoniaque dans un cauchemar.

Sous le poids, elle faillit basculer en arriére. Non !

Reste debout ! Tu es fichue s'il te fait tomber.

Tournée à cent quatre-vingts degrés dans son effort pour garder l'équilibre, elle remarqua que le premier doberman n'était plus sous le porche. La créature pendue à son cou devait être le petit qu'elle avait attaqué

au museau. Ce sale chien respirait de nouveau malgré

son arsenal chimique, il reprenait du service, donnant son maximum pour Edgler Vess.

Peut-être n'y avait-il que deux chiens aprés tout.

Gênée par le lourd matelassage des manches de sa veste, elle pressa maladroitement le levier du vaporisateur gauche, mais elle rata la bête.

Elle chargea à reculons dans le camping-car, comme elle l'avait fait avec le fauteuil contre la cheminée. Pié-geant le doberman entre son corps et la paroi.

L‚chant prise, il poussa un cri aigu, un son pathétique qui la rendit malade tout en lui paraissant bien agréable, finalement, une vraie musique à ses oreilles.

Boucles cliquetantes, Chyna se glissa de côté, hors de portée, inquiéte pour ses chevilles.

Mais le doberman ne semblait plus d'humeur à lutter. Il s'éloigna d'elle, la queue basse, lui jetant un regard en biais, tremblant et éternuant comme s'il avait un poumon abîmé, et ménageant apparemment sa patte arriére droite.

Elle pressa le levier. La créature était hors de portée; le jet atterrit dans l'herbe.

Deux chiens hors de combat !

Bouge ! Avance !

Elle se retourna vers le camping-car: un troisiéme chien, énorme, lui sauta à la gorge, mordit sa veste et la déséquilibra. Elle cria.

Elle tombait. Merde !

Avec le chien sur elle, lui m‚chant frénétiquement le col de sa veste.

Le souffle coupé en heurtant brutalement le sol, elle l‚cha le vaporisateur qui rebondit dans l'herbe. Trop loin.

Le chien arracha une bande de matelassage du col de sa veste et secoua la tête pour s'en débarrasser, éclaboussant sa visiére de jets de salive bouillonnante. Il s'attaqua de nouveau au même endroit, encore plus férocement, enfonçant davantage les crocs, cherchant la chair, le sang, le triomphe.

Elle lui bourrait la gueule de coups de poing, tentant de lui écraser les oreilles, peut-être sensibles, vulnérables.

-L‚che-moi, sale bête. Mais l‚che !

Le doberman ouvrit la gueule sur sa main droite, fit claquer ses crocs dans le vide, recommença et serra. Il lui secoua violemment la main, comme s'il cherchait à

briser la colonne vertébrale d'un rat coincé entre ses incisives. La pression fut telle qu'elle hurla.

L‚chant sa main, le chien lui ressauta à la gorge.

Attaquant le gilet de Kevlar.

Hurlant de douleur, Chyna tendit sa main droite meurtrie vers le vaporisateur gisant dans l'herbe.

Trente centimétres trop loin.

En tournant la tête vers le vaporisateur, elle avait involontairement fait remonter sa visiére, ouvrant la voie au chien, qui fourra son museau sous le Plexiglas, au-dessus du gilet en Kevlar, mordant dans l'épais matelassage de son col articulé en plastique dur, sa derniére défense. Les crocs plantés dans cette armure, le chien se rejeta avec une telle violence en arriére qu'il lui fit décoller la tête du sol.

La nuque transpercée d'une fléche douloureuse, Chyna tenta de repousser son agresseur qui pesait sur elle.

Elle sentait son souffle chaud sous son menton. S'il parvenait à glisser la gueule sous sa visiére, il lui mor-drait le menton, il le ferait, il allait le faire.

Elle poussa de toutes ses forces, tentant de se dégager, le chien toujours pesant sur son corps, mais elle réussit à progresser de quelques centimétres en direction du vaporisateur. Elle poussa de nouveau... le flacon n'était plus qu'à quinze centimétres du bout de ses doigts.

Elle vit alors l'autre doberman boiter vers elle, prêt à se relancer dans la bataille. Elle ne lui avait pas abîmé les poumons finalement, en le coinçant contre le camping-car.

Deux. Elle ne pouvait rien faire contre deux chiens sur elle.

Elle poussa de nouveau, tentant péniblement de se dégager, entraînant le doberman toujours accroché à

elle.

Sa langue chaude lui r‚pait le menton, le léchait, go˚tant sa sueur. Toujours ce son horrible au fond de la gorge.

Pousse !

Ayant repéré son point le plus vulnérable, le chien boiteux fondit sur son pied droit. Elle le repoussa d'un coup de chaussure, le chien recula, pour revenir aussitôt à la charge. Nouveau coup de pied, et le doberman referma ses crocs sur le talon de son mocassin.

Elle haletait, couvrant de buée l'intérieur de sa visiére. Avec son museau coincé sous le Plexiglas, le chien en faisait autant. Elle n'y voyait plus rien.

Coups de pied pour faire reculer un agresseur. Poussées pour se dégager de l'autre.

Une langue chaude sur son menton, trempé de salive. L'haleine fétide. Les crocs à deux centimétres de sa chair. La langue de nouveau.

Elle toucha enfin le vaporisateur. Referma les doigts autour.

La main palpitant de la morsure à travers le gant, elle redouta un instant de ne pas pouvoir tenir le flacon convenablement, puis elle pressa le levier, envoyant un jet d'ammoniaque à l'aveuglette. Sans réfléchir, elle s'était servie de son index enflé; sous la douleur, elle eut un éblouissement. Changeant de doigt, elle pressa de nouveau.

Les crocs du chien boiteux traversérent le cuir du mocassin et s'enfoncérent dans son pied droit.

Elle envoya une nouvelle giclée d'ammoniaque en visant ses pieds, une autre, et le doberman l‚cha prise.

Ils hurlaient tous les deux, aveugles, tremblants, réunis à présent dans la même communauté de douleur.

Un claquement de crocs. L'autre chien. Poussant sous sa visiére, vers son menton. Toujours avec ce lamento affamé.

Elle lui appuya le vaporisateur contre la gueule, pressa le levier, deux fois, et le chien l‚cha prise en hurlant.

quelques gouttes d'ammoniaque pénétrérent par les six petits trous au centre de sa visiére. Elle ne distinguait rien à travers le Plexiglas embué, et les vapeurs

‚cres lui coupérent le souffle.

Haletante, les yeux larmoyants, elle l‚cha le vaporisateur et rampa vers ce qu'elle pensait être la direction du camping-car. Se cognant la tête dedans, elle se redressa. Une sensation de br˚lure au pied droit: sa chaussure devait baigner dans une mare de sang.

Trois chiens.

qui disait trois, disait forcément quatre.

Le quatriéme viendrait.

L'ammoniaque s'évaporait plus lentement de sa visiére que de sa veste déchirée. Elle avait h‚te d'enle-ver le casque pour respirer librement. Attendre d'être à l'abri à l'intérieur de l'habitacle.

S'étranglant dans les vapeurs d'ammoniaque, s'efforçant de souffler vers le bas de sa visiére, à moitié

aveuglée par ses yeux larmoyants, elle t‚tonna jusqu'à

la portiére. Finalement, elle pouvait prendre appui sur son pied blessé.

La clé était toujours cousue au gant droit. Elle la prit entre le pouce et l'index.

Un chien hurlait dans le lointain, probablement le premier touché. Plus prés, un autre pleurait et gémissait. Un troisiéme éternuait, suffoquait dans les vapeurs d'ammoniaque.

Mais o˘ était le quatriéme ?

Elle finit par trouver la serrure. Elle ouvrit la portiére. Se hissa sur le siége avant droit.

Lorsque la portiére claqua, une masse vint s'écraser dessus. Le quatriéme chien.

Chyna retira son casque, ses gants. Sa veste matelassée.

Gueule béante, le doberman sautait contre la fenêtre.

Ses griffes grincérent sur la vitre, puis il se laissa tomber dans l'herbe, sans la quitter des yeux.

Dans la lumiére venant de l'étroit couloir, le corps de Laura Templeton gisait toujours sur le lit, dans un enchevêtrement de chaînes et de menottes, enveloppé

d'un drap.

La poitrine de Chyna se serra d'émotion, et sa gorge se gonfla au point de l'empêcher de déglutir. Non, ce cadavre n'était pas Laura. La vraie Laura était partie, et il ne restait plus que son enveloppe charnelle... de la chair et des os condamnés à devenir poussiére. Son esprit avait fui dans la nuit, vers un foyer plus lumineux et plus chaud, dans l'au-delà, et cela ne servirait plus à rien de verser des larmes pour elle.

La porte du placard était fermée. Le mort y était toujours crucifié, elle en était s˚re.

En quatorze heures, ou plus depuis qu'elle avait quitté cette piéce, l'air étouffant avait acquis une faible mais répugnante odeur de corruption. Elle s'était attendue à pire. Elle respira tout de même par la bouche, pour éviter cette puanteur.

Elle alluma le spot de la table de nuit et ouvrit le premier tiroir. Les objets qu'elle y avait découverts la nuit précédente étaient encore là, s'entrechoquant faiblement dans les vibrations du moteur.

Elle n'avait pas laissé le moteur tourner de gaieté de coeur, de peur que le bruit ne lui masque l'arrivée d'un autre véhicule. Mais il fallait qu'elle s'éclaire, et elle ne voulait pas courir le risque de mettre la batterie à

plat.

Elle prit le paquet de tampons de gaze, le rouleau de sparadrap et les ciseaux.

Elle alla s'asseoir dans un fauteuil du coin-salon.

Elle retira sa chaussure droite, puis sa chaussette, trempée.

Le sang coulait noir et épais de deux trous au coude-pied. Il suintait, il ne coulait pas à flots... Elle n'en mourrait pas.

Elle pressa deux tampons de gaze contre les trous et les fixa avec du sparadrap. En serrant un peu le pansement, elle arrêterait peut-être le saignement.

Elle aurait préféré nettoyer ses blessures à l'alcool, mais elle n'en avait pas sous la main. De toute façon, elles ne s'infecteraient pas avant quelques heures, et d'ici là elle serait loin et en mesure de recevoir des soins. Ou elle serait morte d'une autre cause.

Le risque de rage paraissait presque nul. Edgler Vess devait veiller jalousement sur la santé de ses chiens.

Leurs vaccins étaient certainement en régle.

Elle n'essaya même pas de remettre sa chaussette froide et gluante de sang. Elle glissa son pied bandé

dans sa chaussure dont elle desserra un peu le lacet.

Elle prit le petit escabeau métallique rangé entre les placards de la cuisine et le réfrigérateur. Elle le porta dans le couloir et l'ouvrit sous la lucarne, un rectangle plat de plastique dépoli d'environ un métre de long sur cinquante centimétres de large.

Elle grimpa sur la seconde marche pour examiner la lucarne, espérant la trouver entrouverte, ou bien munie d'un levier. Mais le panneau était fixe.

Repartant vers le coin-repas, elle alla choisir un outil dans la ceinture trouvée dans l'établi de Vess et qu'elle avait eu l'idée d'emporter, glissée sous son harnachement.

Elle prit le marteau.

En se juchant sur la premiére marche de l'escabeau, elle avait la tête à vingt centimétres de la lucarne. Elle balança le marteau dans le rectangle.

Aucun résultat.

Elle recommença.

Le camping-car avait au moins quinze ans d'‚ge, et cela semblait être la lucarne d'origine. Ce n'était pas du Plexiglas, mais une matiére moins solide; au bout d'années de soleil et d'intempéries, le plastique s'était fragilisé.

Le panneau rectangulaire craqua enfin, sur la longueur du cadre. Chyna frappa dans la fissure, l'agrandit jusqu'à l'angle, puis sur la largeur, et enfin sur la seconde longueur.

Elle dut s'interrompre plusieurs fois pour reprendre son souffle et changer le marteau de main. Finalement le panneau vibra dans son cadre. Il semblait ne plus tenir que par quelques bouts de plastique et par le qua-

trieme bord intact.

Elle l‚cha le marteau, remua les doigts pour les dégourdir, puis étala les mains contre le panneau. Grognant sous l'effort, elle poussa en grimpant sur la seconde marche de l'escabeau.

Avec un craquement, le panneau se souleva de deux centimétres, bordures déchiquetées raclant les unes contre les autres. Puis il craqua sur le quatriéme côté, lui résistant encore jusqu'à la faire crier de contrariété.

Elle donna une nouvelle poussée, de toutes ses forces.

Le quatriéme côté céda avec un bruit de coup de feu qui claque.

Elle repoussa le panneau qui racla contre le toit avant de tomber sur l'allée.

A travers le trou au-dessus de sa tête, elle vit les nuages découvrir la lune. Une lumiére froide baigna son visage, et dans le ciel sans fond étincelait le feu blanc immaculé des étoiles.

Chyna recula pour se garer parallélement à la maison, le plus prés possible du porche. Elle laissa le lourd véhicule s'immobiliser doucement, de crainte de s'enfoncer dans l'herbe et de s'enliser dans la pelouse encore boueuse une demijournée aprés l'arrêt de la pluie. Elle ne pouvait pas se permettre de s'enliser.

Elle mit le véhicule en position parking et tira le frein à main. Elle laissa le moteur tourner.

Dans le petit couloir, l'escabeau s'était renversé.

Elle le redressa, grimpa sur la seconde marche et passa la tête dans l'air nocturne, à travers la lucarne cassée.

Dommage que l'escabeau n'ait que deux marches.

Maintenant il fallait qu'elle se hisse sur le toit. Et elle en était un peu loin.

Elle plaça les mains à plat de chaque côté de l'ouverture rectangulaire et poussa, si fort qu'elle sentit ses tendons se tendre entre son cou et ses épaules, son pouls battre comme les tambours du jugement dernier à sa carotide, chacun des muscles de ses bras et de son dos frémir sous l'effort.

Elle fut à deux doigts de céder à la douleur et à

l'épuisement. Puis elle songea à Ariel dans le fauteuil de la salle de séjour: se balançant d'avant en arriére, le regard ailleurs, les lévres entrouvertes dans un cri silencieux. Cette image lui donna des ailes, lui fit toucher des ressources insoupçonnées en elle-même. Ses bras tremblants se tendirent lentement, et elle poussa encore. Elle était à plat ventre sur le toit.

Des éclats de plastique s'étaient fichés dans son pull.

Elle roula sur le dos et se t‚ta le ventre pour mesurer l'ampleur des dég‚ts. Le sang coulait de deux petites coupures. Rien de grave.

Du lointain dans la nuit lui parvinrent les hurlements d'au moins deux chiens blessés. Leurs cris pathétiques étaient tellement emplis de terreur, de vulnérabilité, de tristesse et de solitude qu'ils frisaient la limite du supportable.

Elle s'approcha du bord du toit pour jeter un coup d'oeil dans la cour à l'est de la maison.

Le doberman indemne qui trottait autour du camping-car la repéra aussitôt. Il se figea juste en dessous d'elle, la regardant fixement, lui montrant ses crocs.

Apparemment indifférent aux souffrances de ses com-pagnons.

Elle s'éloigna du bord et se redressa. La surface métallique était un peu glissante de rosée... Dieu merci ! ses semelles étaient en caoutchouc. Si elle glissait et tombait dans la cour, sans armes ni harnachement de protection, le doberman lui arracherait la gorge en dix secondes.

Elle s'était garée le plus prés possible du rebord du toit du porche. Elle franchit l'espace de trente centimétres. Les plaques d'asphalte avaient une consistance sableuse sous ses semelles, moins traîtres que le toit du camping-car.

La pente n'était pas trés raide, et elle rejoignit facilement la façade de la maison. La pluie récente avait amplifié l'odeur de goudron des nombreuses couches de créosote avec lesquelles on avait traité les rondins au fil des années.

La fenêtre à guillotine de la chambre de Vess était ouverte de six centimétres, comme elle l'avait laissée avant de sortir de la maison. Elle glissa ses mains douloureuses sous le panneau du bas et le souleva en grognant sous l'effort. Avec l'humidité, le bois avait gonflé, mais, au bout de deux essais, elle parvint à la remonter complétement.

Elle entra dans la chambre éclairée.

Dans le couloir, elle jeta un coup d'oeil à la porte ouverte en face. Le bureau était plongé dans le noir, et elle avait encore la sensation troublante d'avoir raté

quelque chose, un détail vital qu'elle devrait connaître sur le compte de Vess.

Mais elle n'avait plus le temps de mener l'enquête.

Elle descendit en courant au rez-de-chaussée.

Dans la salle de séjour, Ariel était toujours assise dans son fauteuil. Elle se balançait d'avant en arriére, les bras serrés contre elle, perdue dans son Ailleurs.

Selon la pendule de la cheminée, il était onze heures quatre.

-Tu restes là. Encore une minute.

Chyna alla dans la buanderie. Elle trouva un balai-

éponge.

En rentrant dans la salle de séjour, elle entendit le son familier et redouté.

Jetant un coup d'oeil vers la plus proche fenêtre, elle vit le doberman indemne gratter la vitre. Ses oreilles dressées s'aplatirent sur son cr‚ne quand son regard croisa le sien. Il entonna cette mélopée funébre qui lui faisait dresser les cheveux sur la tête.

Se détournant de lui, elle marchait vers Ariel quand son attention fut attirée par la seconde fenêtre: un autre doberman, les pattes avant posées sur le rebord.

Ce devait être le premier, celui dont elle avait aspergé la gueule d'ammoniaque et qui lui avait mordu le pied lorsqu'elle était clouée au sol par le troisiéme.

Elle était s˚re d'avoir aveuglé le deuxiéme chien qui s'était lancé sur elle comme un mortier jaillissant de l'ombre, ainsi que le troisiéme. Jusque-là elle avait cru avoir eu aussi celui-là.

Erreur !

Bien s˚r, elle était alors elle-même pratiquement aveuglée par sa visiére embuée... et affolée d'être clouée au sol par une bête qui m‚chonnait les alentours de la gorge, lui léchait le menton. Elle savait seulement qu'il avait hurlé et lui avait l‚ché le pied lorsqu'elle l'avait aspergé.

Le second jet d'ammoniaque ne l'avait pas plus handicapé que le premier.

-Sale veinard, murmura-t-elle.

Il ne grattait pas à la vitre. Il se contentait de l'observer. Intensément. Oreilles dressées. Ne ratant rien.

Ou peut-être ne s'agissait-il pas du même chien.

Peut-être y en avait-il cinq. Voire six.

Des grattements à l'autre fenêtre.

S'accroupissant devant Ariel, Chyna lui dit:

-Chérie, nous sommes prêtes à partir.

La jeune fille se balançait toujours.

Chyna la prit par la main. Cette fois, il ne fut pas nécessaire de forcer un poing de marbre. Ariel se leva.

Le balai-éponge dans une main, guidant la jeune fille de l'autre, Chyna traversa la salle de séjour, passant devant les deux grandes fenêtres de façade. Elle marchait lentement sans regarder les dobermans de peur que la h‚te ou un regard croisé ne les incitent à bondir à travers la vitre.

Ariel et elle arrivérent en bas de l'escalier.

Derriére elle, un des chiens se mit à aboyer.

Cela ne lui plut pas du tout. Mais alors pas du tout.

C'était leurs premiers aboiements. Leur silence discipliné l'avait glacée... mais là, c'était pire.

Gravissant péniblement l'escalier, tirant la fille derriére elle, Chyna eut l'impression d'avoir cent ans. Elle avait envie de s'asseoir, de reprendre son souffle, de reposer ses jambes douloureuses. Mais il fallait conti-nuellement tirer Ariel par la main, sinon elle s'arrêtait et se mettait à murmurer silencieusement. Chaque marche semblait plus haute que la précédente. Alice suivait le lapin blanc, le ventre plein de champignons exotiques, montant l'escalier enchanté.

Elles allaient s'engager dans la seconde volée de marches quand il y eut un fracas au rez-de-chaussée.

Une vitre venait de voler en éclats. Chyna retrouva aussitôt sa jeunesse et bondit vers le palier avec la légéreté d'une gazelle tout en encourageant Ariel à accélérer le mouvement.

La cage d'escalier résonna d'aboiements frénétiques.

Chyna se rua dans le couloir, tenant toujours fermement la main de la fille. Un roulement de tonnerre derriére elle.

La porte à gauche. La chambre de Vess.

Elle tira la fille derriére elle et claqua la porte. Pas de verrou. Juste le pêne activé par la poignée.

Allons ! Ce ne sont que des chiens, des saletés de clébards, ils ne sont pas capables de tourner une poignée.

La porte trembla dans son cadre. Un chien se jetait dedans.

Chyna tira Ariel jusqu'à la fenêtre ouverte, posa le balai-éponge sur le toit.

Aboyant comme des fous, les chiens grattaient à la porte.

Elle prit le visage de la fille entre ses mains et plongea avec espoir son regard dans ses beaux yeux bleus: vides.

-Chérie, je t'en prie, j'ai encore besoin de toi, comme pour la perceuse et les menottes. J'ai encore plus besoin de toi maintenant, Ariel, parce qu'il ne reste pas beaucoup de temps, et nous sommes si prés du but, si prés.

Ariel ne semblait pas la voir.

-…coute-moi, o˘ que tu sois, o˘ que tu te caches, que ce soit dans le Bois, ou derriére la porte de l'armoire à Narnia... à Oz peut-être, mais o˘ que tu sois, écoute-moi, je t'en prie, et fais ce que je te dis. Il faut que nous sortions sur le toit du porche. Il n'est pas trés incliné, c'est faisable, mais il faut que tu fasses attention. Je veux que tu sortes par la fenêtre et que tu fasses deux pas à gauche. Pas à droite. C'est trop prés du rebord, tu tomberais. Fais deux pas vers la gauche et attends-moi. Je te suis, mais attends-moi, et je te guiderai.

Elle l‚cha le visage de la fille et la serra trés fort contre elle, l'aimant comme la soeur qu'elle n'avait pas eue, la mére qu'elle n'avait pu aimer comme elle aurait voulu, l'aimant pour ce qu'elle avait traversé, pour avoir souffert et survécu.

-Je suis ta gardienne, chérie. Ta gardienne. Vess ne te touchera plus jamais, ce salaud, ce malade. Il ne posera jamais plus la main sur toi. Je vais te sortir de ce sale endroit et t'emmener loin de lui à jamais, mais il faut que tu coopéres, que tu m'aides et que tu m'écoutes et que tu fasses trés, trés attention.

Elle l‚cha la fille et rencontra de nouveau son regard.

Ariel était toujours dans son Ailleurs. Rien de la lueur fugitive dans la cave, aprés qu'elle s'était servie de la perceuse.

Les aboiements avaient cessé.

Pour laisser place à un autre bruit.

La poignée s'agitait. L'un des chiens devait taper dessus avec sa patte.

La porte n'adhérait pas au cadre: un centimétre de vide entre le battant et le chambranle, la longueur d'un pêne. Si ce dernier n'était pas convenablement engagé, un chien pouvait pousser le battant.

-Attends, dit-elle à Ariel.

Elle traversa la piéce et entreprit de tirer la commode devant la porte.

Les chiens avaient d˚ sentir sa présence, ils se remi-

rent à aboyer. La vieille poignée en fer noir cliqueta plus furieusement qu'avant.

La commode était lourde. Mais à défaut d'une chaise au dossier haut et avec la table de nuit trop basse...

Chyna tira la commode jusqu'à la moitié du battant.

Cela devrait suffire.

Les dobermans s'affolaient, aboyant encore plus furieusement qu'avant, comme s'ils savaient qu'elle venait de les déjouer.

Elle se retourna: Ariel n'était plus là.

-Non !

Elle se rua à la fenêtre.

Radieuse dans le clair de lune, les cheveux argentés et non plus blonds, Ariel attendait sur le toit du porche à l'endroit exact qu'elle lui avait indiqué. Le dos pressé

contre le mur de rondins, elle regardait le ciel, même si elle devait probablement fixer quelque chose d'infi-niment plus éloigné que de simples étoiles.

Chyna franchit la fenêtre; les dobermans s'agitaient toujours furieusement dans la maison derriére elle.

Dehors, les deux blessés ne gémissaient plus dans le lointain.

Elle prit la main d'Ariel. Une main froide et molle et non plus raide et recroquevillée comme une pince de crabe.

-Trés bien, c'était trés bien. Tu as fait juste comme je te l'avais dit. Mais attends-moi toujours, d'accord ? Reste avec moi.

Prenant le balai-éponge de sa main libre, elle guida Ariel jusqu'au rebord du toit. L'espace de trente centimétres qui les séparait du camping-car était potentiellement dangereux pour quelqu'un dans l'état de la jeune fille.

-Nous allons y aller ensemble. D'accord ?

Ariel fixait toujours le ciel. Ses yeux, cataracte de clair de lune, lui donnaient l'air d'un cadavre au regard laiteux.

Glacée comme devant un mauvais présage, Chyna l‚cha la main de sa compagne et l'obligea gentiment à

baisser la tête vers l'espace qui les séparait du camping-car.

-Ensemble. Donne-moi la main. Fais attention pour traverser. Ce n'est pas large, il n'est même pas nécessaire de sauter. Mais ne mets pas le pied au milieu, tu risquerais de tomber dans la cour, o˘ les chiens t'attraperaient.

Chyna enjamba l'espace, mais Ariel ne la suivit pas.

Se tournant vers elle, tenant toujours sa main molle, elle la tira gentiment.

-Allez, petite. Viens, partons d'ici. Nous allons le livrer aux flics, et il ne pourra plus jamais faire de mal à personne, jamais, ni a toi, ni a moi, a personne.

Aprés une hésitation, Ariel enjamba l'espace et glissa sur le métal trempé de rosée du toit du camping-car. Chyna l‚cha le balai-éponge pour la retenir.

-On y est presque.

Elle ramassa le balai et guida Ariel jusqu'à la lucarne, o˘ elle l'encouragea à s'agenouiller.

-C'est bien. Maintenant, attends. On y est presque.

Elle s'allongea à plat ventre, se pencha à l'intérieur de la lucarne et repoussa l'escabeau à l'aide du balai-

éponge. En tombant dessus, elles pouvaient se casser une jambe.

Elles étaient trop prés de la liberté pour prendre des risques inutiles.

Elle se redressa et jeta le balai-éponge dans la cour.

Elle mit une main sur l'épaule d'Ariel:

-Bien, maintenant glisse les jambes dans la lucarne. Allez. Assieds-toi sur le bord, fais attention aux bouts de plastique qui dépassent et laisse pendre tes jambes. Oui, c'est ça. Bien, maintenant laisse-toi tomber sur le sol et avance. D'accord ? Tu com~

prends ? Va à l'avant, pour que je ne te tombe pas dessus.

Elle la poussa doucement, et cela suffit. Ariel se laissa tomber à l'intérieur, atterrit sur ses pieds, trébucha sur le marteau qu'elle avait abandonné plus tôt, et mit une main contre la paroi pour se rééquilibrer.

-Avance. Va à l'avant.

Derriére Chyna, la vitre d'une fenêtre du premier étage se brisa sur le toit du porche. Une des fenêtres du bureau. La porte était restée ouverte, et les chiens s'y étaient rués en désespoir de cause.

En se retournant, elle vit un doberman lui foncer dessus: s'il la heurtait, il la précipiterait dans la cour.

Le chien bondit sur le toit du camping-car, elle l'es-quiva, il glissa, griffa le métal et tomba dans la cour sous ses yeux.

Hurlant, il heurta le sol et tenta de se redresser. Son arriére-train ne suivit pas. Il avait d˚ se casser le coccyx. Il souffrait visiblement, mais il était tellement furieux que Chyna l'intéressait davantage que son sort.

Derriére collé au sol, il se mit à aboyer en la regardant.

Silencieux, prudent et vigilant, l'autre doberman avait également franchi la fenêtre du bureau. C'était celui qu'elle avait aspergé deux fois d'ammoniaque, touchant le museau chaque fois, car il secouait encore la tête et s'ébrouait comme gêné par des restes de vapeurs. Il avait appris à la respecter, et il n'allait pas lui sauter dessus comme l'autre.

Tôt ou tard, il finirait par comprendre qu'elle ne tenait plus le vaporisateur, qu'elle n'avait rien qui puisse servir d'arme. Il retrouverait son courage.

que faire ?

Elle regretta d'avoir jeté le balai-éponge dans la cour. Elle aurait pu le repousser avec le manche en bois lorsqu'il l'attaquerait. En poussant suffisamment fort, elle aurait peut-être même pu le blesser.

Mais le balai était dans la cour.

que faire ?

Au lieu de traverser le toit du porche, le doberman rasa le mur de façade, tête dans les épaules, s'éloignant d'elle en jetant des coups d'oeil derriére lui. Il arriva devant la fenêtre ouverte de la chambre de Vess, puis repartit lentement, son regard passant des éclats de verre baignés de lune à elle.

Il y avait peut-être une arme improvisée dans le camping-car, qu'Ariel pourrait lui passer. Oui, mais quoi ?

-Ariel, appela-t-elle doucement.

Au son de sa voix, le chien s'immobilisa.

-Ariel.

Pas de réponse.

C'était sans espoir. Elle n'avait pas le temps de la convaincre d'agir.

quand le doberman attaquerait, elle n'aurait pas la chance de la premiére fois. Il ne glisserait pas du toit sans lui planter les dents dedans. Et elle n'avait plus que ses mains nues pour se défendre.

Le chien cessa ses allées et venues. Il leva sa tête noire fuselée et la fixa, oreilles dressées, haletant.

Le quittant des yeux à contrecoeur, elle jeta un coup d'oeil par la lucarne.

Ariel n'était pas dans le couloir. Mais à l'avant comme elle le lui avait demandé. Bien.

Le chien ne haletait plus. Il était raide et vigilant.

Lorsqu'elle se tourna vers lui, ses oreilles frémirent et s'aplatirent contre son cr‚ne.

-Et merde ! lança-t-elle en sautant à l'intérieur du camping-car. La douleur explosa dans son pied blessé.

L'escabeau qu'elle avait repoussé à l'aide du balai-

éponge était contre la porte fermée de la chambre. Elle le tira vers l'avant.

Un bruit de pattes sur le toit en métal.

Elle récupéra le marteau par terre et glissa le manche dans la ceinture de son jean. La tête en acier était froide contre son ventre malgré son pull rouge. Le chien apparut à l'ouverture, silhouette prédatrice dans le clair de lune.

Elle saisit l'escabeau par sa poignée tubulaire et recula vers la porte de la salle de bains, prenant soudain conscience de l'exiguÔté du couloir. Elle ne pourrait pas balancer l'escabeau comme un gourdin, pas la place. Mais il lui serait utile. Elle le leva devant elle à

la maniére d'un dresseur de lions avec une chaise.

-Viens, petit salaud, viens, dit-elle d'une voix tremblante.

L'animal hésitait au bord du vide.

Elle n'osait pas détourner le regard. Il lui bondirait dessus à la seconde.

-Viens, cria-t-elle. Mais qu'est-ce que tu attends ?

De quoi tu as peur, trouillard ?

Le chien grogna.

-Allez, descends, sale bête, viens !

Grondant, le doberman sauta. Il atterrit, sembla ricocher et lui bondit dessus.

Elle passa à l'attaque, le recevant de face, brandis-sant devant lui les pieds de l'escabeau comme s'il s'agissait de quatre épées.

Sous le poids de l'animal, elle faillit tomber sur le dos, puis il rebondit en arriére, hurlant de douleur: il avait d˚ heurter un pied de l'escabeau. Il partit s'effondrer en titubant au fond du petit couloir.

Il se redressa, un peu branlant sur ses pattes. Mais elle était déjà sur lui, poussant sans pitié avec les pieds métalliques, pour déséquilibrer le chien, l'empêcher de faire le tour de l'escabeau, de passer en dessous ou de sauter par-dessus. Malgré ses blessures, il était rapide, fort, nom de Dieu ! d'une force colossale et aussi souple qu'un chat. Les muscles des bras br˚lant sous l'effort, son coeur battant, si fort que sa vision semblait clignoter à chaque battement, elle tint bon. L'escabeau se replia un peu, lui pinçant deux doigts, elle le rouvrit d'un coup sec, le poussant contre le chien, encore et encore, jusqu'à ce qu'elle le coince contre la porte de la chambre. Le doberman se tortilla, grondant, tenta de mordre le tabouret, griffa le sol, la porte, cherchant frénétiquement à s'échapper. Il pesait aussi lourd qu'elle, il était tout en muscle, et elle ne le maîtriserait pas longtemps. Elle poussa de tout son poids contre l'escabeau, le tenant d'une main le temps de tirer le marteau de sa ceinture. Le chien réussit à sortir la tête de sa cage métallique, força, crocs à nu, énormes, la salive lui dégoulinant des babines, le regard noir injecté de sang, gonflé de rage. Poussant toujours l'escabeau, Chyna lui assena un coup de marteau. Elle avait touché un os. Le chien hurla. Elle recommença, lui abattant cette fois la masse sur le cr‚ne. Le chien s'écroula en silence.

Elle recula.

L'escabeau s'écrasa par terre.

Le chien respirait encore. Il faisait un son pathétique. Puis il tenta de se relever.

Elle l'attaqua une troisiéme fois. La bonne.

Haletant, ruisselante de sueur froide, elle l‚cha le marteau et tituba dans la salle de bains. Elle vomit dans les toilettes, se purgeant du g‚teau de Vess.

Elle ne se sentait pas triomphante.

De toute sa vie, jamais elle n'avait tué plus gros qu'un cafard... jusqu'à maintenant. L'autodéfense jus-tifiait cet acte mais ne le rendait pas plus facile à

admettre.

Trés consciente du peu de temps qu'il leur restait, elle n'en prit pas moins cinq minutes pour s'asperger le visage d'eau froide et se rincer la bouche.

Son reflet dans le miroir la terrifia. Le visage disparaissant sous les hématomes, ensanglanté. Les yeux cernés de noir. Les cheveux sales et emmêlés. Elle avait l'air d'une folle.

Folle, elle l'était. Folle d'amour pour la liberté, impatiente d'y go˚ter. Enfin, enfin ! Libérée de Vess et de sa mére. De son passé. Du besoin de comprendre.

Folle de l'espoir de pouvoir sauver Ariel et d'enfin ne plus se contenter de survivre.

Assise sur le canapé dans le coin-salon, bras serrés contre son corps, Ariel se balançait d'avant en arriére.

En gémissant. C'était la premiére fois que Chyna entendait le son de sa voix depuis qu'elle l'avait découverte par l'oeilleton la veille au matin.

-Tout va bien. Chut ! tout ira trés bien. Tu vas voir.

La fille gémissait toujours.

Chyna la conduisit jusqu'au siége du copilote et la sangla dans sa ceinture de sécurité.

-On s'en va maintenant. C'est fini.

Elle s'installa au volant. Le moteur tournait. Selon la jauge à essence, le réservoir était plein. Pression d'huile bonne. Pas de lueurs rouges sur le tableau de bord.

Elle alluma les phares, desserra le frein à main et démarra.

Surtout, éviter de patiner, de s'embourber dans la pelouse. Elle rejoignit l'allée au pas et tourna à gauche.

Elle n'était pas habituée à conduire un bahut pareil, mais elle se débrouillait plutôt bien. Aprés ce qu'elle venait de traverser dans les derniéres vingt-quatre heures, elle se sentait capable de conduire n'importe quoi.

Même un char, elle aurait trouvé le moyen de le sortir de là.

Jetant un coup d'oeil dans le rétroviseur latéral, elle regarda la maison de rondins s'évanouir dans le clair de lune. Toutes les lampes brillaient, l'endroit paraissait aussi chaleureux que n'importe quel foyer normal.

Ariel s'était tue. Courbée en avant, retenue par la ceinture de sécurité, les mains enfoncées dans les cheveux, elle se serrait le cr‚ne comme si elle craignait qu'il n'explose.

-Nous y sommes presque. Ce n'est plus trés loin maintenant.

Le visage de la fille n'était plus placide, comme il l'avait été depuis que Chyna l'avait aperçu sous la lampe de la piéce aux poupées, mais il n'était pas beau non plus. Les traits déformés par l'angoisse, elle semblait agitée de sanglots secs, sans larmes.

qu'est-ce qui la tourmentait autant ? La terreur de se faire coincer par Vess, à deux doigts de la liberté ?

Peut-être cela n'avait-il rien à voir avec le présent, peut-être était-elle perdue dans un moment terrible du passé, ou réagissait-elle a des événements imaginaires se déroulant dans l'Ailleurs o˘ Vess l'avait plongée.

Elles arrivérent au sommet de la côte chauve et s'engagérent dans une longue descente douce cernée d'arbres. Chyna était s˚re que Vess s'était arrêté de chaque côté du portail la veille, quand il était entré dans la propriété, et elle se dit qu'elles ne devaient plus en être loin.

Vess n'était pas descendu du camping-car. Le portail devait s'ouvrir électriquement.

Agrippant le volant d'une main, Chyna ouvrit le vide-poches à tambour entre les deux siéges. Elle y trouva une commande à distance à l'instant o˘ le portail apparaissait dans les phares.

Un obstacle formidable. Des poteaux en acier. Des tubes. Du barbelé. Elle pria pour ne pas être obligée de foncer dedans: le camping-car ne parviendrait peut-

être pas à l'abattre.

Elle tendit la commande à distance vers le pare-brise, pressa le bouton. Le portail bougea. Oui !

Elle freina, laissant le temps à la lourde porte de s'ouvrir. Pesamment.

La peur l'enveloppa comme les ailes d'un oiseau noir affolé... Vess les attendait: il leur bloquerait le passage à la seconde o˘ le portail finirait de s'ouvrir.

Elle se retrouva au bord de la route: aucune autre voiture à l'horizon.

Au nord, à gauche, la route montait vers une nuit de forêt, des nuages et des étoiles, telle une rampe qui les enverrait dans le vide sidéral.

A droite, la route descendait en pente douce vers un virage à travers les champs et les bois. Dans le lointain, à huit ou dix kilométres, une faible lueur dorée se des-sinait dans la nuit, tel un éventail japonais sur du velours noir, comme si une petite ville attendait dans cette direction.

Chyna tourna à droite, laissant le portail d'Edgler Vess grand ouvert. Elle accéléra. Trente kilométres à

l'heure. Cinquante. Soixante. Elle maintint cette vitesse. Mais elle avait l'impression d'aller plus vite qu'un jet. En vol, libre.

Bien que percluse de douleurs et épuisée au-delà de toute description, elle sentit son moral remonter en fléche.

Chyna Shepherd, intacte et vivante, pas une priére mais un rapport délivré à Dieu.

Elles roulaient en pleine campagne; il n'y avait aucun b‚timent sur les côtés de la route, aucune lumiére à part cette lueur dans le lointain. Pourtant, elle se sentait baignée de lumiére.

Ariel se tenait toujours la tête, le visage blême d'angoisse.

-Ariel, intacte et vivante. Intacte et vivante.

Vivante. Tout va bien. Tout ira bien. La maison est déjà à cinq kilométres derriére nous, et nous nous en éloignons à chaque minute, à chaque seconde.

En haut d'une petite côte, Chyna cligna les yeux, soudain éblouie par des phares. Une voiture arrivait en sens inverse.

Elle se tendit. Et si c'était Vess ?

Il était minuit moins trois, d'aprés l'horloge du tableau de bord.

Même s'il s'agissait de Vess qui ne manquerait pas de reconnaître son propre véhicule, Chyna se sentit en sécurité. Le camping-car était beaucoup plus gros que sa voiture, il ne pourrait pas la forcer à quitter la route.

En fait, elle pourrait même l'écraser, si on en arrivait là, et elle n'hésiterait pas à se servir de ce bahut comme d'un bélier si elle ne parvenait pas à distancer ce malade.

Non, ce n'était pas lui. Il y avait quelque chose sur le toit de la voiture, comme des r‚teliers pour des skis... Non, une rampe de gyrophare éteinte et un ensemble siréne-haut-parleur. La nuit derniére, en suivant Vess sur la 101, elle avait tellement espéré croiser une voiture de police... et voilà qu'il en arrivait une...

Elle klaxonna, fit des appels de phare, et freina.

-Des flics, dit-elle à Ariel. Regarde, des flics !

Tout va s'arranger.

La fille se recroquevilla.

En réponse à ses coups de klaxon et à ses appels de phare, le policier alluma ses gyrophares, mais ne déclencha pas sa siréne.

Chyna se gara.

-Ils vont arrêter Vess avant qu'il ne découvre notre disparition et tente de s'enfuir.

La voiture de patrouille la croisa. Elle distingua les mots BUREAU DU SHERIF: les plus beaux du monde.

Dans le rétroviseur latéral, elle regarda la voiture faire demi-tour. Puis cette derniére la dépassa et se gara à dix métres devant elle, sur le bas-côté gravillonné.

Soulagée, exultante, Chyna ouvrit sa portiére et sauta par terre. Elle courut vers la voiture de police.

Il n'y avait qu'un agent. Il portait une casquette à

large visiére. Il ne semblait pas pressé de descendre.

Les gyrophares faisaient gicler des gouttes de lumiére rouge qui coulaient sur la chaussée baignée de lune et des éclaboussures de lumiére bleue dans un rêve plein de turbulences, donnant l'impression que les hauts arbres bordant la route bondissaient et reculaient, bondissaient et reculaient. Un vent sorti de nulle part souleva des nuages de feuilles mortes et de poussiére comme si les gyrophares eux-mêmes avaient perturbé

la sérénité de la nuit.

A mi-chemin de la voiture, dans laquelle le policier était toujours assis, Chyna se souvint soudain des dos-

siers dans le bureau de Vess... Elle comprit alors le sens des menottes.

Elle s'arrêta net.

-Oh ! mon Dieu !

Elle fit demi-tour et courut vers le camping-car.

Dans la lumiére rouge et bleu, sous le poids de la lune, elle eut l'impression de courir au ralenti dans un rêve, dans un air aussi épais que de la créme anglaise.

Devant la portiére ouverte, elle jeta un coup d'oeil vers la voiture de police. Le flic en descendait.

Haletant, elle se hissa au volant en claquant sa portiére.

Le flic était descendu de sa voiture. Edgler Vess.

Chyna rel‚cha le frein à main.

Vess ouvrit le feu.

Edgler Foreman Vess, le plus jeune shérif de toute l'histoire du comté, regarde dans son rétroviseur latéral Chyna Shepherd courir sur le bas-côté vers sa voiture de patrouille, et il se demande si, aprés tout, cette femme n'est pas son pneu éclaté, la force destructrice de son brillant avenir. Lorsqu'il la voit piler brutalement pour faire demi-tour vers le camping-car dans la lueur des clignotants, son inquiétude grandit.

En même temps, cette femme lui plaît énormément...

il n'est pas mécontent de l'avoir rencontrée.

-quelle petite salope intelligente !

En descendant de sa voiture de patrouille, il dégaine son revolver, pour lui coller une balle dans une jambe.

Il a encore l'espoir de sauver la situation. S'il peut l'handicaper et la porter dans le camping-car avant qu'un autre automobiliste survienne, tout rentrera dans l'ordre. Ah ! lui remettre ses chaînes. Jouissif ! Ariel ne lévera pas le petit doigt pour aider cette femme et, si elle s'avise d'essayer, il lui balancera le canon de son arme dans la gueule... Cela g‚chera les projets qu'il a pour elle, mais voilà un an qu'il contemple son beau visage en mourant d'envie de le lui démolir, et passer à l'acte sera une satisfaction énorme, même dans ces circonstances.

La petite dame est plus rapide que lui. Le temps qu'il léve le revolver et la mette en joue, elle est déjà

au volant, elle claque sa portiére.

Il ne peut plus prendre de risques, il ne peut plus se contenter de la blesser pour s'amuser avec plus tard. Il faut qu'il la bute. Il tire six fois dans le pare-brise.

Voyant le pistolet se lever, Chyna hurla à Ariel:

" Baisse-toi ! " Elle la poussa sous le pare-brise, s'aplatissant elle-même en travers du vide-poches.

Couvrant la fille de son mieux, elle ferma les yeux en lui criant d'en faire autant.

Les coups claquérent, en rapide succession et le pare-brise explosa. Des rideaux de verre Sécurit gluant s'écrasérent sur les siéges avant, se répandirent sur elles.

Elle tenta de compter les coups. Pensa en entendre six. Peut-être cinq, seulement. Elle n'était pas s˚re.

Merde ! Peu importait le chiffre exact... elle n'avait pas bien vu l'arme. Elle n'était pas s˚re qu'il s'agisse bien d'un revolver. Un pistoler pourrait avoir plus de six balles, jusqu'à dix et plus, bien plus s'il avait un chargeur rallongé.

Elle se redressa dans une cascade d'éclats de verre et regarda à travers le cadre vide du pare-brise. Vess était à côté de la voiture de patrouille, à neuf métres. Il était en train de retirer les douilles vides... un revolver.

Elle venait de desserrer le frein à main. Elle passa une vitesse.

Bien droit, l'air serein, sans h‚te apparente, mais visiblement les doigts un peu gourds, Vess tirait un clip de chargement rapide de la cartouchiére accrochée à son ceinturon.

Gr‚ce aux mauvaises fréquentations de sa mére, Chyna savait ce qu'était un clip de chargement rapide.

Avant que Vess n'ait le temps de recharger, elle leva le pied de la pédale de frein et appuya sur l'accélérateur.

Avance, bordel ! Avance...

Installant le clip sur son revolver, Vess leva le nez presque nonchalamment en entendant le rugissement du moteur.

Chyna fonça sur la voie de gauche, comme pour doubler la voiture de patrouille et s'enfuir, mais en fait elle allait écraser ce malade.

Vess l‚cha le clip, referma le barillet.

-Reste couchée, ne bouge pas ! hurla Chyna à

Ariel, de crainte qu'elle ne se redresse.

Elle baissa elle-même la tête à l'instant o˘ une balle ricochait contre le cadre du pare-brise pour se perdre à

l'intérieur du camping-car.

Elle redressa aussitôt la tête, parce qu'elles roulaient, et elle avait besoin de voir o˘ elle allait. Elle braqua à

droite, visant Vess devant sa portiére ouverte.

Il tira de nouveau, et elle eut l'impression de regarder au fond du canon quand la flamme jaillit. Elle entendit une sorte de sifflement, comme au passage d'un gros bourdon un aprés-midi d'été, et elle sentit une odeur de chaud, de cheveu br˚lé.

Vess plongea dans sa voiture pour l'éviter. Le camping-car s'écrasa contre la portiére, l'arracha, empor-tant peut-être au passage une ou les deux jambes du salaud.

Le parfum des coups de feu rappelle toujours au shérif Vess la puanteur du sexe, peut-être parce que cela sent le chaud ou que l'odeur d'ammoniaque dans la poudre est plus marquée dans le foutre, mais quelle qu'en soit la raison, les coups de feu l'excitent, lui donnent aussitôt une érection, et il l‚che un hurlement de joie en plongeant dans la voiture. Le rugissement du camping-car lui fonçant dessus l'enveloppe d'un tumulte digne d'une rencontre du troisiéme type. En sautant à l'abri, il remonte les jambes, mais il sait que cela va être juste, drôlement juste, et c'est là tout le plaisant de la chose. Il sent quelque chose buter contre son pied droit, le vent froid s'engouffre derriére lui, la portiére se détache, arrachée, et rebondit dans un bruit de tôle sur la chaussée au passage du camping-car hurlant.

Il a le pied droit engourdi; il ne ressent pas encore la douleur, mais il pense qu'il a été soit écrasé, soit arraché. Lorsqu'il s'assoit au volant, rengaine son revolver et tend la main vers ce qu'il croit être un moi-gnon pissant le sang, il découvre que son pied est intact. C'est le talon de sa botte qui a été arraché. Rien de pire. Le talon en caoutchouc.

Il a le pied endolori; son mollet le picote jusqu'au genou, mais il éclate de rire.

-Tu paieras le cordonnier, salope.

Le camping-car roule à soixante métres devant lui, en direction du sud.

Comme il n'a pas arrêté le moteur en se garant sur le bas-côté, il lui suffit de desserrer le frein à main et de passer une vitesse pour repartir. Les pneus soulévent un nuage de graviers qui crépitent sous le ch‚ssis. La voiture bondit en avant. Le caoutchouc chaud hurle comme un nourrisson qui a mal, mord la chaussée, et Vess fonce derriére le camping-car.

Distrait par son pied endolori et sa h‚te imprudente de mettre la main sur cette femme, il se rend compte trop tard que le gros véhicule ne se dirige plus vers le sud. Il revient vers lui en marche arriére à environ cinquante kilométres à l'heure, peut-être plus.

Vess enfonce la pédale de frein, mais avant qu'il n'ait le temps de braquer à gauche pour éviter la masse qui lui fonce dessus, de sortir de la trajectoire, le camping-car lui rentre dedans avec un bruit effroyable, comme une collision avec un roc. Sa tête part en arriére, puis il pique si violemment du nez sur le volant que sa respiration en est coupée, et une obscurité étour-dissante tourbillonne au coin de ses yeux.

Son capot se redresse, et il ne voit plus rien. Mais il entend ses pneus tourner et sent l'odeur de caoutchouc br˚lé. La voiture de patrouille recule, poussée par le camping-car qui regagne de la vitesse aprés avoir été

considérablement ralenti par la collision.

Vess tente de passer la marche arriére, en se disant qu'il va réussir à se détacher du camping-car, mais le levier de la boîte de vitesses bégaie obstinément dans sa main, passe au point mort et se fige. La transmission est foutue.

En plus, il soupçonne son avant endommagé d'être accroché à l'arriére du camping-car.

Elle va le pousser hors de la route. A certains endroits, le dénivelé est de deux métres cinquante à

trois métres, suffisamment profond pour garantir un tonneau s'il passe par-dessus bord. Pire, s'ils sont accrochés, et si la femme ne maîtrise pas totalement son véhicule, elle va partir en tonneau et s'écraser sur lui.

Merde ! c'est peut-être justement ce qu'elle essaie de faire.

Elle est décidément singuliére, cette bonne femme, autant que lui à sa façon. Il ne l'en admire que davantage.

Une odeur d'essence. Il vaut mieux pas s'attarder.

A droite du vide-poches du milieu et de la radio qu'il a éteinte en reconnaissant son camping-car, un fusil à pompe est coincé, canon en l'air, dans les crochets à ressorts fixés au tableau de bord. Il a déjà un chargeur de cinq cartouches dans le ventre.

Vess tire le fusil, le prend à deux mains et saute par la portiére absente.

Ils reculent à quarante, quarante-cinq kilométres à

l'heure, gagnant rapidement de la vitesse parce que la voiture, au point mort, n'offre plus de résistance. La chaussée lui bondit dessus comme s'il descendait en parachute troué. Il touche le sol, fait un roulé-boulé, les bras serrés contre le corps dans l'espoir de ne rien se casser, agrippé au fusil, rebondissant diagonalement jusqu'au bas-côté de la voie opposée. Il essaie de se protéger le cr‚ne, mais il prend un vilain coup, puis un autre. Il accueille la douleur avec des cris de joie, se délecte de l'incroyable intensité de cette aventure.

Dans son rétroviseur, Chyna vit Edgler Vess sauter de la voiture de patrouille, toucher brutalement terre et rouler jusqu'au bas-côté.

Merde !

Le temps qu'elle pile, criant sous la fléche de douleur qui traversait son pied mordu, Vess était étendu face contre terre sur le bas-côté opposé, à une centaine de métres au sud, devant elle. Il était parfaitement immobile. Le roulé-boulé ne l'avait pas tué, s˚rement pas, mais il devait au moins être inconscient ou étourdi.

Elle ne se sentait pas capable de lui rouler dessus tant qu'il serait inconscient. Mais elle n'allait pas non plus attendre patiemment pour lui donner sa chance.

Elle boucla sa ceinture. Apparemment, elle allait en avoir besoin.

En passant en marche avant, elle prit conscience d'une vive sensation de piq˚re sur le côté de son cr‚ne: elle saignait. Le gros bourdon était une balle qui lui avait tracé un sillon profond de quinze millimétres et long de huit centimétres. A un poil prés, elle lui emportait le côté du cr‚ne. Cela expliquait aussi la vague odeur de br˚lé qu'elle avait briévement sentie: le plomb chaud, quelques cheveux roussis.

Ariel se redressa couverte d'un ch‚le étincelant de miettes de Sécurit. Son regard fixé sur Vess était vide.

Ses mains saignaient. Le coeur de Chyna fit un bond à la vue du sang, puis elle se rendit compte qu'il ne s'agissait que d'éraflures, rien de grave. Le Sécurit ne pouvait pas causer de blessure mortelle, mais il était suffisamment acéré pour couper.

Lorsqu'elle regarda de nouveau Vess, il était à quatre pattes, à soixante métres devant. Il y avait un fusil par terre à côté de lui.

Elle enfonça l'accélérateur.

Il y eut un cognement sourd à l'arriére. Le camping-car trembla. Un autre ! Puis un raclement et un énorme bruit de ferraille, mais elles prirent de la vitesse.

Dans le rétroviseur latéral, elle vit des gerbes d'étin-celles.

La voiture de patrouille la suivait en bringuebalant.

Elle la tirait.

L'oreille droite du shérif Vess est salement écorchée, déchirée, et l'odeur de son sang est comme un vent de janvier sur les versants blancs de neige. Le bourdonnement cuivré au fond de ses tympans lui rappelle l'amer go˚t métallique de l'araignée de la maison Templeton... Il le savoure.

Il se redresse, rien de cassé. Il ravale l'intéressant go˚t acide du vomi et prend le fusil. Il a l'air en bon état. Tant mieux.

Le camping-car fonce vers lui en travers de la route, à une cinquantaine de métres. Et il se rapproche vite, un vrai poids-lourd.

Au lieu de s'enfuir dans les bois, Vess court à droite de cette masse, vers elle. Il boite... non parce qu'il s'est blessé la jambe, mais parce qu'il n'a plus de talon à la botte droite.

Même avec un talon en moins, Vess est plus agile que le gros camping-car, et la femme se rend compte qu'elle ne va pas réussir à l'écraser. Elle voit aussi le fusil, aucun doute, et elle braque à droite, prête à se contenter de fuir plutôt que de se venger.

Il n'a pas l'intention de lui faire sauter la tête à travers le pare-brise absent, ni à travers la vitre latérale, parce que sa résistance commence à lui ficher les boules et aussi parce qu'il ne pense pas causer suffisamment de dég‚ts en lui tirant dedans lorsqu'elle passera à côté de lui comme un plateau de tir aux pigeons d'ar-gile. En plus, c'est bien plus simple de s'arrêter et de tirer en prenant appui sur la hanche que de lever le fusil et de mettre en joue... mais viser la hanche veut dire tirer bas.

Au recul des trois premiers coups, il décolle presque, mais parvient néanmoins à mettre une balle dans le pneu avant gauche qui éclate.

A deux métres de lui, le camping-car part en glis-sade. Des serpents de caoutchouc du pneu se déroulent dans l'air. quand le monstre passe en dérapant devant lui, Vess tire ses deux derniéres balles dans le pneu arriere gauche.

Maintenant Miss Chyna Shepherd, intacte et vivante, est dans une sacrée panade.

Le volant tourna tout seul dans les mains de Chyna, lui br˚lant les paumes lorsqu'elle tenta avec détermina-

tion de ne pas le l‚cher.

Elle freina, ce qui se révéla aussitôt l'erreur à ne pas faire, car le véhicule dévia dangereusement vers la gauche, mais, quand elle rel‚cha le frein, il fit de même vers la droite. La voiture de patrouille bégaya contre le pare-chocs arriére, et le camping-car frémit tout en tanguant violemment... Chyna sut qu'elles allaient partir en tonneau.

A moitié ivre de l'odeur délicieusement complexe de son propre sang et de la puanteur de foutre des coups de feu, le shérif Vess jette le calibre 12 maintenant vide. Avec une délectation qui lui fait briller les yeux, il regarde le vieux camping-car s'incliner à gauche, roulant sur ses jantes. Pratiquement tout le caoutchouc a disparu, les deux voies en sont jonchées. Les jantes tracent un sillon dans la chaussée avec un bruit de meule qui lui rappelle la texture d'une crinoline raide de sang séché, ce qui lui fait penser au go˚t de la bouche d'une certaine jeune dame à l'instant de sa mort. Puis le véhicule s'écrase sur son flanc gauche, avec une violence telle que Vess sent la route vibrer dans ses semelles. Le bruit se répercute dans les arbres flanquant la chaussée, comme le propre tir du diable.

Accrochée au camping-car, la voiture de patrouille bascule à son tour. Puis elle se décroche, se renverse sur le toit, fait un tonneau et s'arrête sur la voie opposée.

Le camping-car continue de glisser, à cent métres de la voiture, mais il perd de la vitesse: il va bientôt s'immobiliser.

Tout a foiré dans les grandes largeurs: le bordel étalé sur la route, que même le shérif Vess aura bien du mal à expliquer; la ruine de son projet de s'occuper méthodiquement d'Ariel qui le maintient dans un état d'excitation depuis un an; et les cadavres compromettants dans la chambre de son camping-car.

Pourtant, jamais il n'a ressenti pareille allégresse. Il est tellement vivant, tous les sens aiguisés par la férocité de l'instant. Il se sent tout étourdi, bête de bonheur.

Il a envie de faire des cabrioles sous la lune et de tourner sur lui-même bras tendus comme un môme, pour s'étourdir avec les étoiles.

Mais il faut s'occuper de deux morts, défigurer un joli visage jeune, et ça aussi, c'est le pied.

Il porte la main à son étui. Manifestement son revolver est tombé quand il a sauté de la voiture. Il le cherche.

quand le camping-car s'immobilisa enfin, Chyna ne perdit pas de temps à s'étonner d'être en vie. Elle défit sa ceinture de sécurité et celle de la jeune fille.

Le flanc droit du camping-car était à présent le plafond. Ariel s'accrochait à la poignée de sa portiére pour ne pas lui tomber dessus. Elle-même gisait sur sa portiére, le plancher maintenant. La vitre côté conducteur offrait un gros plan de la chaussée.

Chyna s'extirpa de son siége, pivota et se percha sur le tableau de bord, dos au pare-brise et pieds sur le vide-poches.

Elle s'appuya à droite contre le volant.

L'air puait les vapeurs d'essence. Irrespirable.

-Viens, on sort par le pare-brise.

Voyant qu'Ariel, toujours accrochée à sa portiére, les yeux fixés sur le ciel étoilé, ne réagissait pas, elle la prit par l'épaule et tira.

-Viens, mon petit, viens, dépêche-toi. Ce serait trop bête de mourir maintenant, aprés ce qu'on vient de traverser. Si tu meurs maintenant, les poupées vont rire, non ? Rire à s'en étouffer.

Et voici le shérif Vess, trés abîmé et ensanglanté

mais toujours gaillard qui passe à côté du toit du camping-car, devenu flanc dans cet océan de chaussée noire et d'essence répandue. Il jette un coup d'oeil curieux à la lucarne cassée, puis continue sans hésitation jusqu'à l'avant... o˘ il découvre que Chyna et Ariel, les vilaines, viennent de passer à travers le cadre du pare-brise.

Elles lui tournent le dos, elles s'éloignent vers un bosquet non loin de la route, s˚rement dans l'espoir de s'y faufiler avant qu'il ne les retrouve. La femme boite et pousse la fille d'une main sur les reins.

Le shérif n'a pas retrouvé son revolver, mais il a le fusil, qu'il tient à deux mains par le canon. Il marche à grands pas derriére elles. La femme entend le couinement qu'il produit en boitant sur sa botte sans talon sur la chaussée trempée d'essence, mais elle n'a pas le temps de virer sur elle-même. Vess balance le fusil comme un club de golf et lui écrase le f˚t de toutes ses forces en travers des omoplates.

Elle décolle, souffle coupé, incapable de crier. Elle s'étale de tout son long sur la chaussée, sinon inconsciente, du moins immobilisée par le choc.

Ariel poursuit son chemin, comme si elle ignorait tout du sort de Chyna, et peut-être est-ce effectivement le cas. Une soif de liberté, peut-être, mais il est plus vraisemblable qu'elle traverse la chaussée, aussi consciente qu'une poupée mécanique.

La femme roule sur le dos et léve les yeux vers lui, ni étourdie ni blême mais les yeux écarquillés de fureur.

-Dieu me redoute, dit-il, avec des mots de puissance.

Mais la femme n'en paraît pas impressionnée pour deux sous. Elle suffoque, peut-être à cause des vapeurs d'essence ou du coup sur le dos.

-Connard !

Lorsqu'il la tuera, il faudra qu'il en mange un morceau, comme pour l'araignée, parce que, dans les temps difficiles qui l'attendent, il aura peut-être besoin d'un peu de sa force extraordinaire.

Ariel est à quinze, vingt métres, et le shérif songe un instant à la rattraper. Il décide de commencer par achever la femme, parce que la fille n'ira de toute façon pas bien loin dans son état.

quand Vess baisse de nouveau les yeux vers la femme, elle vient de tirer un petit objet d'une poche de son jean.

Chyna tenait le briquet Bic qu'elle transportait depuis la station-service. Elle plaça le pouce en position. Elle était morte de peur à l'idée de l'allumer. Elle était couchée dans une flaque d'essence, et ses vêtements et ses cheveux en étaient imbibés. Elle suffoquait dans ces vapeurs. Sa main tremblante était aussi trempée d'essence... Elle était s˚re que la flamme bondirait sur son pouce, descendrait le long de sa main, de son bras, que son corps s'embraserait en quelques secondes.

Mais il fallait qu'elle ait confiance en la justice de l'univers et en la signification des brumes du bois de séquoias, car, sans cette confiance, elle ne vaudrait pas mieux qu'Edgler Vess, pas mieux qu'un cafard sans cervelle.

Elle était couchée aux pieds de Vess. Dans le pire des cas, il n'en réchapperait pas non plus.

-…ternellement, dit-elle, car c'était un autre mot de puissance.

Elle fit rouler son pouce.

Une flamme pure s'éleva du Bic, mais, voyant qu'elle ne bondissait pas sur son doigt, Chyna fourra son briquet contre la botte de Vess, le l‚cha, et la flamme s'éteignit aussitôt, non sans avoir mis le feu au cuir imbibé d'essence.

Chyna s'éloigna en roulant, bras collés au corps, tournant sur la chaussée, choquée par l'explosion du feu dans la nuit derniére elle et la soudaine vague de chaleur. Des flammes bleues d'une beauté éthérée devaient la poursuivre sur la chaussée saturée, et elle se prépara à leur assaut, mais elle arrivait sur une partie séche de la chaussée.

Suffoquant, elle se releva tant bien que mal, battant en retraite devant la chaussée en flammes et la bête au milieu de l'explosion.

Chaussé de bottes de feu, Edgler Vess hurlait en tapant des pieds au milieu de grands panneaux de flammes qui jaillissaient de la route autour de lui.

Chyna vit ses cheveux s'enflammer, et elle détourna les yeux.

Ariel était loin de la chaussée couverte d'essence, hors de danger, mais elle ne semblait pas être consciente de l'embrasement. Elle était figée, dos au feu, les yeux fixés sur les étoiles.

Chyna courut la rejoindre et la fit avancer de cinq métres, pour plus de sécurité.

Les hurlements de Vess étaient perçants, terribles et plus forts à présent. Elle se retourna: les hurlements paraissaient plus forts parce que, transformé en torche, le malade les suivait. Il était toujours debout, progressant avec difficulté sur l'asphalte qui bouillonnait sur la chaussée. Ses bras tendus devant lui flamboyaient, des langues de feu blanc-bleu s'échappaient du bout de ses doigts. Une tornade rouge sang tourbillonnait dans sa bouche ouverte, ses narines crachaient, son visage disparaissait derriére un masque orange de flammes, mais il avançait, têtu comme un coucher de soleil, hurlant.

Chyna poussa la fille derriére elle, mais alors Vess se détourna et s'éloigna d'elles: il ne les avait pas vues. Aveuglé par les flammes, il ne pourchassait ni Ariel ni elle-même mais une miséricorde imméritée.

Au milieu de la route, il tomba en travers de la ligne blanche et resta là à tressaillir et à tressauter, à se tortiller et à battre des pieds, se renversant, se couchant peu à peu sur le flanc, remontant ses genoux contre sa poitrine, croisant ses mains noircies sous son menton.

Sa tête se courba sur ses mains comme si son cou, en train de fondre, ne la supportait plus. Il br˚la bientôt en silence.

Vess savait que le cri qui s'affaiblissait était le sien, mais ses souffrances étaient tellement intenses que de bizarres pensées lui traversaient la tête dans une torche de délire. Il lui semblait aussi que ce cri étrange n'était pas le sien, mais celui du jumeau avorté de l'employé

de la station-service, qui avait laissé son image sous la forme d'une tache de naissance rose cru sur le front de son frére. A la fin, Vess avait trés peur dans l'étrangeté

des flammes, puis il cessa d'être un homme pour se transformer en obscurité durable.

Tirant Ariel, Chyna s'éloigna du feu, puis se sentit incapable de rester debout une seconde de plus. Elle s'assit sur la chaussée, tremblant convulsivement, per-

cluse de douleurs, malade de soulagement. Elle fondit en larmes, sanglotant comme un enfant, une petite fille de huit ans, laissant couler toutes les larmes jamais répandues sous des lits, dans des greniers infestés de souris ou des plages br˚lées par la foudre.

Des phares finirent par apparaître dans le lointain.

Chyna les regarda approcher, tandis qu'à ses côtés la jeune fille observait la lune en silence.

De son lit d'hôpital, Chyna fit plusieurs comptes rendus à la police, mais aucun aux journalistes qui faisaient des pieds et des mains pour la joindre. Par esprit de réciprocité, les flics lui en dirent long sur Edgler Vess et l'ampleur de ses crimes, bien qu'aucun n'expliqu‚t sa personnalité.

Deux faits l'intéressérent plus particuliérement: D'abord, Paul Templeton, le pére de Laura, avait fait un voyage d'affaires en Oregon, plusieurs semaines avant l'attaque de Vess contre sa famille, et il s'était fait arrêter pour excés de vitesse. L'agent qui avait rédigé la contravention était le jeune shérif lui-même.

Ce devait être à cette occasion que le dépliant de photos s'était accidentellement détaché du portefeuille de Paul qui cherchait son permis de conduire, ce qui avait permis à Vess de voir le beau visage de Laura.

Ensuite, Ariel s'appelait en fait Ariel Beth Delane.

Un an auparavant, elle vivait avec ses parents et son frére de neuf ans dans une banlieue tranquille de Sacramento en Californie. Le pére et la mére avaient été tués par balle dans leur lit. Le gamin avait été torturé à mort avec les outils qu'utilisait Mme Delane pour fabriquer ses poupées, son passe-temps, et on avait des raisons de penser que Vess avait obligé Ariel à assister à la scéne avant de l'emmener.

Outre la police, Chyna vit de nombreux médecins.

En plus du traitement de ses blessures physiques, on la pressa plus d'une fois de s'entretenir de son expérience avec un psychiatre. Le plus insistant était un homme agréable, le Dr Kevin Lofglun, un gamin de cinquante ans au rire musical, avec un tic: il tirait sur le lobe de son oreille droite jusqu'à ce qu'il soit rouge cerise. " Je n'ai pas besoin de thérapie, lui dit-elle. La vie elle-

même en est une. " Il ne comprenait pas trés bien, et il voulait qu'elle lui parle de sa dépendance envers sa mére, bien qu'elle n'exist‚t plus depuis dix ans, depuis qu'elle l'avait plaquée. Il voulait lui apprendre à

affronter son deuil, elle lui répliqua: " Je ne veux pas apprendre à l'affronter, docteur. Je veux le vivre.

Lorsqu'il évoqua un syndrome de stress post-traumati-que, elle lui parla d'espoir; d'accomplissement de soi, elle riposta responsabilité; de méthodes pour améliorer le respect de soi, elle parla foi et confiance... Il finit par décider qu'il ne pouvait rien pour quelqu'un qui employait un langage aussi totalement différent du sien.

Les médecins et les infirmiéres craignaient qu'elle n'ait du mal à trouver le sommeil, mais elle dormait à

poings fermés. Ils étaient s˚rs qu'elle ferait des cauchemars, mais elle ne faisait que rêver d'une forêt cathédrale o˘ elle n'était jamais seule et se sentait toujours en sécurité.

Le 11 avril, douze jours exactement aprés son admission à l'hôpital, elle en sortait, et lorsqu'elle franchit les portes, une centaine de journalistes de la presse écrite, de la radio, et de la télévision l'attendaient dont ceux des émissions racoleuses et scabreuses qui lui avaient envoyé des contrats par Fed Ex, en lui offrant de grosses sommes pour qu'elle raconte son histoire.

Elle fendit cette foule sans répondre à aucune des questions qu'on lui criait, mais sans être impolie pour autant. A la portiére du taxi qui l'attendait, un journaliste lui fourra un micro sous le nez:

-Miss Shepherd, quel effet cela fait-il d'être une héroÔne ?

-Je ne suis pas une héroÔne, rétorqua-t-elle. Je me contente de vivre, comme vous tous, en me demandant pourquoi il faut que ce soit si dur, en espérant ne jamais plus être obligée de faire du mal à quelqu'un.

Les journalistes les plus proches se turent en entendant sa réponse, mais les autres continuaient à vociférer. Elle monta dans le taxi qui démarra.

La famille Delane était fortement endettée et vivait à crédit aux crochets de Visa et MasterCard avant qu'Edgler Vess ne les libére de leurs hypothéques, si bien qu'aucun héritage n'attendait Ariel. Ses grands-

parents paternels étaient vivants, mais en mauvaise santé, et n'avaient que de petits revenus.

Même s'il y avait eu un parent suffisamment à l'aise financiérement pour assumer le fardeau de l'éducation d'une adolescente avec les problémes d'Ariel, il ne se serait pas senti à la hauteur de la t‚che. La jeune fille fut placée sous tutelle judiciaire et confiée à la garde d'un hôpital psychiatrique dépendant de l'…tat de Californie.

Aucun membre de la famille n'éleva d'objection.

Pendant l'été et l'automne, Chyna fit chaque semaine le voyage de San Francisco à Sacramento, réclamant au tribunal qu'on la déclare unique tutrice d'Ariel Beth Delane, rendant visite à la jeune fille, et progressant patiemment... d'aucuns dirent obstinément... dans le dédale des instances juridiques et des services sociaux. Sinon, ils auraient condamné la jeune fille à une vie entiére dans des " centres à vocation sociale ", en d'autres termes des asiles de fous.

Chyna ne se considérait sincérement pas comme une héroÔne, mais d'autres si, et ils étaient nombreux. L'ad-miration dans laquelle certaines personnes influentes la tenaient lui ouvrit les portes du labyrinthe bureaucrati-que et lui permit d'obtenir la garde permanente qu'elle réclamait. Un matin de la fin janvier, dix mois aprés avoir libéré la jeune fille de la cave placée sous la garde des poupées, elle quittait Sacramento avec Ariel à ses côtés.

Elles rentrérent chez elle à San Francisco.

Chyna ne termina jamais la maîtrise de psychologie qu'elle avait été à deux doigts d'obtenir. Elle poursuivit ses études à l'université de Californie, mais opta pour la littérature. Elle avait toujours aimé lire et, bien qu'elle ne cr˚t pas posséder de talents d'écriture, elle pensait qu'un jour elle aimerait peut-être devenir édi-teur, pour travailler avec des écrivains. Il y avait plus de vérité dans la fiction que dans la science. Elle s'ima-ginait aussi dans la peau d'un professeur. Mais, si elle devait rester serveuse jusqu'à la fin de ses jours, elle n'y verrait pas d'inconvénient, parce qu'elle était douée pour ça et qu'elle trouvait de la dignité dans son travail.

L'été suivant, comme elle était de service le soir, Ariel et elle prirent l'habitude de passer la matinée et le début de l'aprés-midi à la plage. La jeune fille aimait fixer la baie derriére des lunettes noires, et on arrivait parfois à la convaincre de rester à l'endroit o˘ venaient mourir les vagues.

Un jour de juin, sans bien savoir pourquoi, Chyna traça un mot dans le sable avec son index: Paix. Elle le fixa une bonne minute et, à sa propre surprise, dit à

Ariel:

-C'est un mot qui commence par une lettre de mon nom.

Le 1er juillet, Ariel était assise sur leur serviette, les yeux fixés sur l'eau rayée de soleil, tandis que Chyna essayait de lire le journal. Mais tous les articles la déprimaient. Guerre, meurtres, vols, politiciens de tous bords crachant la haine. Elle lut une critique de film pleine d'attaques virulentes contre le metteur en scéne et le scénariste, mettant en cause leur droit même de créer, puis passa à la rubrique d'une femme détruisant un romancier au vitriol, sans un mot de critique réelle, rien que du venin, et elle jeta le journal à la poubelle.

Ces petites haines et ces attaques indirectes ne lui paraissaient plus être que des reflets désagréablement clairs d'impulsions meurtriéres plus fortes affectant l'esprit humain; les meurtres symboliques ne diffé-raient qu'en degré, du meurtre réel, et les agresseurs étaient tous aussi malades les uns que les autres.

Il n'y a aucune explication au mal humain. Seulement des excuses.

Toujours début juillet, elle remarqua un homme d'une trentaine d'années qui venait quelques matinées par semaine à la plage avec son fils de huit ans, muni d'un portable sur lequel il restait penché à l'ombre d'un parasol. Ils finirent par lier connaissance. Il s'appelait Ned Barnes et son fils, Jamie. Ned était veuf et, par le plus grand hasard, écrivain avec plusieurs modestes succés à son actif. Jamie se prit d'affection pour Ariel à qui il se mit à apporter des objets qu'il jugeait précieux, une poignée de fleurs des champs, un coquillage original, la photo d'un chien à l'air marrant déchirée dans un magazine... en les plaçant, sans lui demander de commentaire, devant elle, sur sa serviette.

Le 12 ao˚t, Chyna invita le pére et le fils à venir partager un dîner de spaghettis et de boulettes de viande. Aprés, Ned et elle jouérent à des jeux de société avec Jamie, pendant qu'Ariel contemplait placidement ses mains. Depuis la nuit dans le camping-car, l'expression de terrible angoisse et les cris silencieux n'étaient jamais réapparus sur le visage de la jeune fille. Elle avait aussi cessé de se balancer d'avant en arriére, bras serrés contre le corps.

Plus tard en ao˚t, ils allérent tous les quatre au cinéma puis continuérent à se retrouver à la plage. Leur relation était trés détendue, sans pressions ni attentes particuliéres. Aucun d'entre eux ne souhaitait autre chose que de se sentir moins seul.

Un jour de septembre, Ned leva le nez de son portable.

-Chyna ?

-Hum ! fit-elle sans lever les yeux du roman qu'elle lisait.

-Regarde. Regarde Ariel.

Vêtue d'un jean coupé aux genoux et d'une blouse à manches longues parce qu'il faisait déjà trop frais pour prendre des bains de soleil, Ariel était debout au bord de l'eau, mais, contrairement à son habitude, elle ne se tenait pas figée comme un zombie. Les bras tendus au-dessus de sa tête, elle dansait sur place, en agitant les mains.

-Elle aime tellement la baie, dit Ned.

Chyna était incapable d'articuler un son.

-Elle aime la vie, insista-t-il.

La gorge serrée d'émotion, Chyna pria pour qu'il dise vrai.

La jeune fille ne dansa pas longtemps et, lorsqu'elle revint plus tard vers elle, elle avait le regard aussi ailleurs que d'habitude.

En décembre de cette année, plus de vingt mois aprés avoir fui la maison d'Edgler Vess, Ariel eut dix-huit ans, une jolie jeune femme. Néanmoins, il lui arrivait encore fréquemment d'appeler sa mére, son pére et son frére dans son sommeil, d'une voix jeune, frêle et perdue. C'étaient les seules occasions de l'entendre...

Puis le matin de NoÎl, parmi les cadeaux pour Ariel, Ned et Jamie entassés sous l'arbre dans la salle de séjour de son appartement, Chyna eut la surprise de trouver un petit paquet qui lui était destiné. Emballé

avec beaucoup de soin, mais avec plus d'enthousiasme que de talent, comme par un enfant. Son nom était inscrit en majuscules malhabiles sur une étiquette portant l'effigie d'un bonhomme de neige. Dans la boîte, elle trouva une feuille de papier bleu. Sur la feuille figuraient trois mots qui semblaient avoir été tracés au prix d'efforts considérables, de beaucoup d'hésitation et de faux départs: Je veux vivre.

Coeur battant, gorge serrée, Chyna prit les mains de la jeune fille entre les siennes.

Un long moment, elle ne sut quoi dire et, de toute façon, elle aurait été incapable d'articuler un son.

-C'est..., finit-elle par dire, c'est le plus... le plus beau cadeau que J'aie jamais reçu, ma chérie. C'est le plus beau cadeau du monde. Je ne désire rien d'autre...

que de te voir essayer.

Elle relut les trois mots à travers ses larmes.

Je veux vivre.

-Mais tu ne sais pas comment revenir, c'est ça ?

poursuivit-elle .

La jeune fille était immobile. Puis elle cligna les paupiéres. Elle serra les mains de Chyna.

-Il y a une voie.

La jeune fille serra ses mains encore plus fort.

-L'espoir, chérie. Il y a toujours l'espoir. Il existe un chemin, et personne ne peut jamais le trouver tout seul, mais nous pouvons le chercher ensemble. Nous le trouverons ensemble. Il faut simplement y croire.

La jeune fille ne parvenait pas à la regarder dans les yeux, mais elle lui serrait toujours les mains.

-Je vais te raconter une histoire à propos d'une forêt de séquoias et ce que j'y ai vu une nuit, et ce que j'ai revu plus tard quand j'en avais besoin. Peut-être que cela n'aura pas grand sens pour toi, peut-être que cela n'en aurait pour personne, mais pour moi, c'est trés important, même si je ne le comprends pas pleinement.

Je veux vivre.

Au cours des années suivantes, le chemin entre le Bois et les beautés et les merveilles de ce monde ne fut pas aisé pour Ariel. Il y eut des moments de désespoir o˘ elle parut non pas progresser, mais régresser.

Puis, un jour, elles se rendirent avec Ned et Jamie dans la forêt de séquoias.

Ils marchérent dans les fougéres et les rhododendrons à l'ombre solennelle des arbres massifs.

-Montre-moi o˘ ils étaient, dit Ariel.

Chyna la conduisit par la main à l'endroit exact.

Comme elle avait été terrifiée cette nuit-là, à tant risquer pour une fille qu'elle n'avait jamais vue !

Moins terrifiée par Vess que par cette nouvelle chose qu'elle avait découverte en elle-même. Ce souci téméraire de l'autre. Et maintenant elle savait qu'elle n'aurait pas d˚ avoir peur. Parce que nous existons pour cela. Pour ce souci téméraire de l'autre.