DEAN R. KOONTZ

 

LES ÉTRANGERS

 

TRADUIT DE L’AMÉRICAIN PAR JACQUES GUIOD

 

ÉDITIONS J’AI LU

Pour Bob Tanner, dont l’enthousiasme lors d’une étape cruciale fut plus important qu’il ne l’imagine.

 

Titre original:

STRANGERS

 

G.P. Putnam’s Sons, New York

Editions Albin Michel S.A., 1989

PREMIERE PARTIE

 

Le temps des visions

 

Un ami fidèle est une forte défense, Un ami fidèle est une médecine pour la vie.

 

Apocryphe

 

De terribles ténèbres se sont abattues sur nous, mais nous ne devons pas y céder. Nous brandirons des lam-pes de courage et nous nous fraierons un chemin jusqu’à l’aube.

 

Résistant français anonyme (1943)

7 novembre - 2 décembre

 

Laguna Beach, Californie

 

Dominick Corvaisis s’endormit sous une couverture légère et un drap blanc apprêté, seul dans son lit, mais il se réveilla autre part-dans l’obscurité, tout au fond du placard de l’entrée, derrière les vestes et les manteaux. Il avait adopté la position du foetus. Ses poings étaient serrés, les muscles de son cou et de ses bras tendus par un cauchemar dont il ne se souvenait pas.

Il ne se revoyait pas quittant le confort du matelas au beau milieu de la nuit, mais n’était pas pour autant surpris de s’être déplacé dans le noir. Cela lui était déjà arrivé à deux reprises, récemment.

Le somnambulisme était un état potentiellement dangereux qui avait fasciné les hommes tout au long de l’histoire et qui fascina Dom dès l’instant où il en fut victime. Il avait trouvé des références aux somnambules dans des écrits remontant à plus de mille ans avant J.-C. Les Perses croyaient que le corps errant du somnambule allait à la recherche de son esprit, lequel s’était détaché et dérivait dans la nuit. Les Européens de l’époque médiévale préféraient quant à eux évoquer la possession démoniaque ou la lycanthropie.

Dom Corvaisis n’était pas inquiet, seulement décon-tenancé par ce trouble. Romancier, il ne pouvait qu’être intrigué par ces déambulations nocturnes: pour lui, toutes les expériences nouvelles viendraient un jour nourrir ses livres.

Cependant, et bien qu’il pût profiter un jour ou l’autre de l’aspect créatif de son propre somnambulisme, c’était tout de même un trouble. Il rampa hors du placard. La douleur qui paralysait son cou s’insi-nua dans ses épaules. Ses jambes étaient engourdies et il eut du mal à se redresser.

Une fois de plus, il se sentit tout penaud. Il avait beau savoir que les adultes étaient sujets à des crises de somnambulisme, il ne pouvait s’empêcher d’y voir une maladie de l’enfance. Comme faire pipi au lit.

Les pieds nus et vêtu en tout et pour tout de son pantalon de pyjama, il traversa le séjour et le couloir avant de regagner la chambre à coucher, puis la salle de bains. Dans le miroir, il se trouva l’air dissipé d’un libertin qui refait surface après huit jours de débauches effrénées.

En fait, ses vices étaient extraordinairement peu nombreux. Il ne fumait pas et ne cédait ni à la gour-mandise ni à l’abus de médicaments. Il buvait peu. Il appréciait les femmes sans être coureur. Il croyait à la fidélité dans les relations. A vrai dire, il n’avait cou-ché avec personne depuis bientôt quatre mois.

Il n’avait cette allure de décavé que lorsque ses escapades nocturnes le conduisaient vers le lit de fortune du placard. Il se sentait épuisé. Bien qu’endormi, il avait énormément marché.

Il s’assit au bord de la baignoire et plia la jambe pour vérifier l’état de la plante de son pied gauche. Puis il fit de même pour le pied droit. Ni l’une ni l’autre n’était griffée, sale ou entaillée. Il n’était donc pas sorti de la maison. A deux reprises, il s’était réveillé dans le placard, une fois la semaine précé- dente et une douzaine de jours auparavant. Cette fois encore, ses pieds étaient intacts.

Une bonne douche bien chaude le détendit. Il était grand et mince; âgé de trente-cinq ans, il avait la capacité de récupération de son âge. A la fin du petit déjeu-ner, il se sentit redevenu un homme. Enfin, presque.

Il termina son café dans le patio et contempla l’agréable panorama de Laguna Beach, qui s’étendait entre les collines et la mer, puis il se rendit dans son bureau, certain que son travail était la cause de ses promenades nocturnes. Pas tant le travail proprement dit que le succès étonnant de son premier roman, Cré- puscule à Babylone, qu’il avait achevé en février dernier.

Son agent avait mis Crépuscule aux enchères et, au grand étonnement de Dom, un contrat avait été signé avec Random House, qui lui avait versé une avance particulièrement importante pour une première oeuvre. En moins d’un mois, les droits du roman furent vendus au cinéma (ce qui lui permit de verser un acompte sur sa maison) et le Club du Livre choisit Cré- puscule pour sa sélection mensuelle. Il avait passé sept laborieux mois à rédiger cette histoire à raison de soixante, soixante-dix, voire quatre-vingts heures de travail par semaine, sans compter les dix ans pendant lesquels il s’était préparé à ce travail d’écriture, mais il ne pouvait s’empêcher de constater la soudaineté de son succès qui l’arrachait soudain à sa douce pauvreté.

Dominick Corvaisis, pauvre jadis, contemplait parfois le nouveau riche qu’il était devenu dans un miroir ou une vitre éclatante de soleil, il se trouvait bien imprudent et se demandait s’il avait vraiment mérité ce qui lui arrivait. Il redoutait parfois de connaître une grande déception. Avec les louanges était venue la tension nerveuse.

Crépuscule serait publié en février prochain. Serait-il bien accueilli et justifierait-il l’investissement de Random House ou Dominick se sentirait-il humilié par son échec ? Pourrait-il réitérer son exploit, ou Crépuscule n’était-il qu’un formidable coup de chance ?

A chaque heure de la journée, ces questions et bien d’autres encore tournoyaient dans son esprit tels des vautours, et il supposait qu’elles continuaient à le han-ter pendant son sommeil. C’était pour cela qu’il marchait en dormant: il tentait d’échapper à ses éternels problèmes et recherchait un lieu secret où ses soucis ne le rejoindraient pas.

Assis à son bureau, il alluma son traitement de texte IBM et appela le chapitre dix-huit sur la première disquette de son nouveau livre-il ne lui avait pas encore donné de titre. Il s’était arrêté la veille au milieu de la sixième page du chapitre, mais eut la surprise de découvrir une page pleine alors qu’il l’avait laissée à moitié vide. Des lignes de texte inconnues s’affichaient sur l’écran de la machine.

Il cligna un instant des yeux devant le parfait aligne-ment des lettres, puis secoua la tête comme pour nier l’évidence.

Sa nuque était trempée de sueur.

Ces lignes de la page six… il ne se rappelait pas avoir écrit une chose pareille. De plus, il y avait une septième page qu’il n’avait pas créée. Et aussi une huitième page.

Il fit défiler le texte sur l’écran. Ses mains se mirent à trembler. Tout ce texte supplémentaire, inconnu n’était en fait que la répétition d’une phrase de deux mots:

 

J’ai peur. J’ai peur. J’ai peur. J’ai peur.

 

En double espacement, à raison de quatre phrases par ligne, de treize lignes page six, de vingt-sept page sept et encore de vingt-sept page huit, cela faisait 268 répétitions de la même phrase. Il était évident qu’il s’était installé devant son ordinateur pendant son sommeil et qu’il avait tapé 268 fois la même phrase. Seulement, il n’en avait aucun souvenir.

La machine n’avait pas travaillé toute seule. Et il était absurde d’imaginer quelqu’un se faufilant chez lui pendant la nuit pour venir faire joujou avec son appareil; d’ailleurs, il n’y avait aucune trace d’effraction, et il ne voyait vraiment pas qui aurait pu imaginer une telle blague.

J’ai peur.

Peur de quoi ? D’être somnambule ? C’était une expé- rience déroutante, certes, mais il n’y avait tout de même pas là de quoi susciter une telle terreur.

Il avait peur de la rapidité de son ascension littéraire et de retomber tout aussi rapidement dans l’oubli. Cependant, il ne pouvait s’empêcher de penser que tout cela n’avait rien à voir avec sa carrière, que la menace qui planait sur lui était une chose étrangère dont il n’avait pas encore conscience mais que son inconscient percevait déjà-un secret que son esprit cherchait à lui communiquer par le truchement de ces messages écrits pendant son sommeil.

Non, c’était absurde. Son imagination de romancier prenait le dessus. Le travail. C’était là le meilleur remède.

Et puis, il savait, pour avoir effectué des recherches sur le sujet, que la majorité des adultes somnambules vivaient la plupart du temps moins d’une demi-douzaine d’expériences réparties sur un maximum de six mois. Il y avait de grandes chances pour que son sommeil ne fût plus jamais perturbé par ces promenades nocturnes et qu’il ne se réveillât plus au fond d’un placard.

Il supprima les phrases inutiles et reprit le chapitre dix-huit.

Quand il consulta sa montre, il eut la surprise de voir qu’il était plus d’une heure de l’après-midi et qu’il avait passé l’heure du déjeuner.

La température était agréable et il prit son repas sur le patio. Les palmiers bruissaient dans le vent et l’air était chargé des senteurs des fleurs d’automne. L’océan resplendissait de soleil.

Dom termina sa bouteille de Coca et, se renversant soudain en arrière, éclata de rire en contemplant le ciel bleu. « Tu vois bien qu’il n’y a pas un nuage à l’horizon, alors pourquoi t’en fais-tu comme ça ? »

C’était le 7 novembre.

 

Boston, Massachusetts

 

Le Dr Ginger Marie Weiss n’aurait jamais pensé qu’il pût se produire quelque chose à la charcuterie Bernstein. C’est pourtant là que tout débuta, avec l’incident des gants noirs.

D’ordinaire, Ginger pouvait régler tous les problè- mes qui se présentaient à elle. Elle relevait tous les défis que la vie lui lançait et se serait certainement ennuyée si son chemin n’avait été parsemé d’embû- ches. Elle n’avait toutefois jamais imaginé qu’elle serait un jour confrontée à une situation qu’elle ne pouvait prendre en main.

En plus des défis, la vie donne aussi des leçons, et certaines sont mieux accueillies que d’autres. Quelques-unes sont faciles à apprendre, d’autres plus compliquées.

D’autres encore sont dévastatrices.

Ginger était intelligente, jolie, ambitieuse, travail-leuse et excellente cuisinière, mais son principal avantage dans la vie tenait à ce que personne ne la prenait au sérieux lors d’une première rencontre. Elle était mince, aérienne, esprit gracieux qui paraissait aussi inconsistant qu’elle était jolie. La plupart des gens la sous-estimaient pendant des semaines ou des mois et ne réalisaient que peu à peu qu’elle était une concur-rente formidable, une collègue formidable-ou une adversaire formidable.

L’histoire de l’agression dont Ginger avait été victime était devenue légendaire, au Columbia Presbyte-rian Hospital de New York, où elle avait fait quatre ans d’internat avant l’incident de la charcuterie Bernstein. Comme tous les internes, il lui arrivait d’être de garde jusqu’à seize heures d’affilée, sinon davantage pendant plusieurs jours de suite; c’est à peine s’il lui restait assez d’énergie pour se traîner jusque chez elle. Par une soirée chaude et humide de juillet, alors qu’elle en avait vu de toutes les couleurs pendant son service, elle prit la direction de son domicile un peu après dix heures et fut accostée par une armoire à glace, avec des mains en battoirs, des bras en jambons, pas de cou et un front fuyant: Néanderthal.

Tu gueules, gronda-t-il, et je te fais cracher toutes tes dents. (Il la saisit par un bras et le lui tordit dans le dos.) T’as pigé, salope ? »

Pas d’autres piétons en vue, et les voitures les plus proches attendaient au feu rouge, à deux coins de rues de là. Aucune aide en vue.

Néanderthal la poussa dans un étroit passage de service, obscur et jonché de détritus, entre deux immeubles. Elle heurta une poubelle et se fit mal au genou et à l’épaule, mais ne tomba pas. Des ombres menaçan-tes l’entouraient.

Grâce à des gémissements d’impuissance et des protestations haletantes, elle mit son assaillant en confiance, car elle l’avait tout d’abord cru armé.

Le mettre de bonne humeur, pensa-t-elle. Ne pas résister. Ceux qui résistent se font descendre.

« Avance ! » fit-il entre ses dents serrées, la bousculant de nouveau.

Il la poussa dans le renfoncement d’une porte, près du fond du passage, non loin de la faible ampoule qui éclairait l’impasse, et se mit à lui raconter des cochonneries, lui expliquant ce qu’il allait lui faire une fois qu’il lui aurait pris son argent; mais en dépit de la lumière indécise, elle vit qu’il n’était pas armé. L’espoir lui revint soudain. Son lexique d’obscénités était à glacer le sang, mais ses menaces sexuelles tellement répétitives qu’elles en devenaient presque comiques. Elle se rendit compte que ce n’était qu’un gros balourd de raté qui comptait sur sa taille pour obtenir ce qu’il voulait. Les types dans son genre étaient rarement armés de revolvers. Ses muscles lui donnaient une fausse impression d’invulnérabilité, et sans doute ne savait-il pas se battre.

Tandis qu’il vidait le porte-monnaie qu’elle lui avait tendu avec bonne volonté, Ginger mobilisa tout son courage et lui porta un violent coup de pied dans l’entrejambe. Il se plia en deux. D’un geste vif, elle prit l’une des mains de l’homme et replia sauvagement l’index en arrière; la douleur dut rapidement être aussi atroce que les abominables élancements qui montaient de ses parties génitales.

L’extension violente en arrière d’un index, par le pincement qu’il exerce sur les nerfs de la main, peut réduire n’importe quel homme à l’impuissance, si solide soit-il.

De sa main libre, Néanderthal la saisit aux cheveux et tira. Cette contre-attaque lui fit mal, elle cria, tandis que sa vision se brouillait, mais serra les dents et tor-dit encore un peu plus le doigt de son assaillant. C’était plus qu’il ne pouvait en supporter, et il renonça à résis-ter davantage. Des larmes involontaires jaillirent de ses yeux et il tomba à genoux, poussant des cris aigus et jurant.

« Lâche-moi ! Lâche-moi, espèce de salope ! »

Clignant des yeux pour chasser la sueur dont elle sentait aussi le goût aux coins de la bouche, Ginger lui empoigna l’index à deux mains, puis se mit à reculer avec précaution pour sortir du passage (tandis qu’il rampait sur trois appuis), comme si elle tirait un chien dangereux au bout d’une chaîne terminée par une museliere.

Gigotant, raclant le sol, tressautant, se traînant sur une main et deux genoux, il la fusillait d’un regard que brouillait l’envie de tuer. Son ignoble visage devenait de moins en moins visible au fur et à mesure qu’ils s’éloignaient de l’ampoule, mais la douleur, la fureur et l’humiliation le tordaient tellement qu’il n’en était plus humain: c’était la face d’un gnome. Et c’est avec une voix suraiguë de gnome qu’il vociférait tout un assortiment de terrifiantes imprécations.

Le temps de parcourir maladroitement une quinzaine de mètres dans le passage, la douleur horrible de sa main, jointe aux ondes de plus en plus violentes qui montaient de ses testicules écrasés, eut raison de lui. Il hoqueta, s’étouffa et vomit sur lui.

Elle n’osait toujours pas le lâcher. S’il avait la moindre chance d’agir, il ne se contenterait pas de la battre, il la massacrerait. Dégoûtée et terrifiée, elle l’entraîna encore plus vite avec elle.

Une fois sur le trottoir, avec la crapule à demi anéantie et souillée de vomi en remorque, elle ne vit personne qui aurait pu appeler la police pour elle; si bien qu’elle força son assaillant humilié à se traîner jusqu’au milieu de la rue, obligeant la circulation à s’arrêter devant ce spectacle inattendu.

Quand les flics finirent par arriver, le soulagement de Ginger ne fut dépassé que par celui du voyou qui l’avait attaquée.

C’est bien souvent à cause de sa taille que les gens sous-estimaient Ginger: avec un mètre cinquante-huit et quarante-six kilos, elle n’avait rien d’imposant et encore moins d’intimidant. Elle était bien proportionnée, mais n’avait rien d’une pin-up. Seulement, elle était blonde, et les reflets argentés de sa chevelure attiraient le regard des hommes qui la voyaient pour la première ou la centième fois. Même en plein soleil, ses cheveux évoquaient le clair de lune. Une chevelure d’une pâleur éthérée, des traits délicats, des yeux bleus nécessairement synonymes de douceur, un cou gracile à la Audrey Hepburn, de fines attaches, de longs doigts et une taille de guêpe-tout contribuait à donner cette fausse impression de fragilité. En outre, elle était calme et attentive par nature, deux qualités qu’on prenait souvent pour de la timidité. Sa voix était si douce, si harmonieuse qu’il n’était pas rare qu’on ne saisisse pas l’assurance et l’autorité qui animaient sa personne tout entière.

Ginger avait hérité ses cheveux blonds, ses yeux céruléens, sa beauté et son ambition de sa mère, Anna, splendide Suédoise de près d’un mètre quatre-vingts.

« Tu es ma poupée dorée », lui avait dit Anna quand elle était entrée au lycée à l’âge de neuf ans, avec près de deux ans d’avance sur ses condisciples.

Ginger avait été la meilleure élève de sa classe et avait reçu pour la circonstance un parchemin écrit en lettres d’or. Avec deux camarades, elle avait assuré la partie récréative, juste avant la cérémonie de remise des prix, et avait joué deux morceaux au piano-du Mozart suivi d’un rag-time-qui avaient déclenché l’enthousiasme de l’assistance.

« Ma petite poupée dorée », ne cessa de répéter Anna dans la voiture qui les ramenait à la maison.

Jacob conduisait, les larmes aux yeux. Il avait toujours du mal à dissimuler ses émotions.

« Tu as tout pour toi, bubbeleh, dit Anna, tout ce qu’il y a de plus beau chez ton père et chez moi, et tu vas en faire, des choses, c’est moi qui te le dis ! Le lycée, l’université et, ensuite, la faculté de droit ou la faculté de méde-cine, tu pourras faire tout ce que tu veux, tout ! »

Ses parents furent vraiment les seules personnes à ne jamais sous-estimer Ginger.

Ils arrivèrent devant la maison et s’engagèrent dans l’allée. Jacob pila devant la porte du garage. « Mais qu’est-ce que nous faisons là ? Notre fille unique est admise en sixième, notre fille qui, puisqu’elle peut absolument tout faire, épousera probablement le roi de Siam à moins qu’elle n’aille à cheval sur la lune, notre fille est première de sa classe et nous n’allons pas fêter cela ? Qu’est-ce que vous diriez d’aller à Manhattan prendre une coupe de champagne au Plaza ? Ou d’aller dîner au Waldorf ? Non, j’ai mieux encore, nous allons arroser l’événement chez Walgreen, au Paradis du Soda !

- Youpi ! » s’était écriée Ginger.

Les employés de chez Walgreen n’avaient jamais dû voir une famille aussi disparate: un père juif, à peine plus grand qu’un jockey, flanqué d’un nom allemand et d’un teint de séfarade; une mère suédoise, blonde et outrageusement féminine, qui mesurait une bonne quinzaine de centimètres de plus que son mari; et leur enfant, une apparition, un elfe, aussi menue que sa mère était grande, aussi blonde que son père était brun.

Ginger aimait ses parents avec une telle intensité que, enfant, son vocabulaire ne lui avait jamais suffi à exprimer ses sentiments. Même adulte, elle ne pouvait trouver les mots pour dire ce qu’ils avaient repré- senté. Car tous deux l’avaient quittée, prématurément.

Quand Anna était morte dans un accident d’automo-bile, peu après le douzième anniversaire de Ginger, les parents de Jacob s’étaient tous dit que le père et la fille seraient totalement désemparés sans la Suédoise que le clan Weiss avait depuis longtemps cessé de considé- rer comme une intruse et pour qui il avait découvert à la fois respect et amour. Chacun savait qu’Anna était la force motrice de sa famille. C’est Anna qui avait pris le moins ambitieux des frères Weiss-Jacob le rêveur, Jacob le doux, Jacob qui avait tout le temps le nez dans un roman policier ou de science-fiction-et en avait fait quelqu’un. Ce n’était qu’un petit employé de bijouterie quand elle l’avait épousé; quand elle mourut, il possédait deux boutiques bien à lui.

Après l’enterrement, la famille s’était réunie dans la grande maison de la tante Rachel, sur les hauteurs de Brooklyn. Dès qu’elle le put, Ginger alla s’isoler à l’office. Assise sur un tabouret parmi les senteurs des épices et priant Dieu pour qu’il lui rende sa mère, elle entendit la tante Francine parler à Rachel dans la cuisine. Fran évoquait l’avenir bien sombre qui attendait Jacob et sa petite fille dans un monde sans Anna.

« Il ne pourra pas faire marcher ses affaires, tu le sais bien, même quand le chagrin sera passé et qu’il se sera remis au travail. Pauvre luftmensch. Anna c’était son bon sens, sa motivation, son meilleur conseiller. Dans moins de cinq ans, il aura tout perdu. »

C’était sous-estimer Ginger.

Il fallait quelqu’un pour faire la cuisine à la maison. Elle se mit donc à cuisiner, fort bien de surcroît. Elle prit totalement en charge son père, fit le ménage avec enthousiasme et efficacité. Et bien qu’elle n’eût que douze ans, elle apprit à tenir un budget. Elle n’avait pas treize ans que tous les comptes du foyer passaient déjà entre ses mains.

A quatorze ans, soit avec plus de trois années d’avance sur ses camarades, Ginger fut chargée de prononcer le traditionnel discours de fin d’études. Et quand on sut qu’elle était acceptée par plusieurs universités et avait opté pour l’université Barnard, cha-cun se dit qu’elle était peut-être un peu jeune pour avaler un morceau de cette taille.

Barnard était effectivement plus difficile que le lycée. Non seulement elle apprit plus vite que les autres étudiants, mais elle apprit surtout aussi bien que le meilleur de tous. Ses notes furent toujours largement au-dessus de la moyenne et, quand elle n’eut que la moyenne, ce fut au cours du trimestre où Jacob eut sa première pancréatite et où elle alla le voir tous les soirs à l’hôpital.

Jacob vécut assez pour la voir obtenir son premier diplôme; il était maigre, avec le teint cireux, quand elle obtint son parchemin de docteur en médecine, mais il s’accrocha assez à la vie pour assister à ses six premiers mois d’internat. Trois nouvelles crises de pancréatite vinrent finalement à bout de lui et il mou-rut d’un cancer du pancréas peu avant que Ginger ne décide d’abandonner la recherche pour se consacrer à la chirurgie au Boston Memorial Hospital.

Elle avait affronté cette période troublée comme tout ce que l’existence lui réservait et elle avait fini son internat avec des notes tout à fait excellentes et des recommandations plus impressionnantes encore.

Elle retarda sa nomination en allant passer deux ans à l’université de Stanford, en Californie, pour y étudier exclusivement la pathologie cardio-vasculaire. Après un mois de vacances-le congé le plus long qu’elle eût jamais pris-, elle regagna Boston et prit contact avec le Dr George Hannaby, responsable du service de chirurgie au Memorial Hospital, renommé pour ses innovations révolutionnaires en matière de traitement des maladies cardio-vasculaires. Elle fut engagée pour deux ans. Les dix-huit premiers mois de son affectation se déroulèrent sans la moindre anicroche.

Et puis, un mardi de novembre, elle se rendit à la charcuterie Bernstein pour y acheter quelques spécia-lités juives. Quelque chose de terrible arriva alors. L’incident des gants noirs. Et c’est là que tout com-mença.

 

Le mardi était son jour de repos. Les deux premiers mois qui suivirent son engagement au Memorial Hospital, elle alla même travailler pendant ses jours de congé parce qu’elle n’avait pas vraiment autre chose à faire. George Hannaby mit un terme à cette habitude dès qu’il en eut connaissance. Il lui dit que la pratique de la médecine était très épuisante et que tous les médecins avaient besoin de se reposer, même Ginger Weiss.

Depuis, chaque mardi, elle dormait une heure de plus, prenait une douche et buvait deux tasses de café en lisant le journal, installée à la table de la cuisine devant la fenêtre donnant sur Mount Vernon Street. A dix heures, elle s’habillait, descendait jusqu’à la boutique de Bernstein, dans Charles Street, et achetait du pastrami, du pumpernickel, parfois de l’esturgeon fumé ou du fromage, en un mot toutes sortes de spécia-lités juives qu’elle rapportait chez elle et dégustait nonchalamment tout en lisant Agatha Christie, Mary Higgins Clark, John D. MacDonald ou, pourquoi pas, Robert Heinlein.

Ce sinistre mardi de novembre commença pourtant très bien-le ciel était couvert, mais l’air frais avait quelque chose de revigorant-, et elle se retrouva dans la charcuterie Bernstein (bondée, comme d’habitude) à dix heures vingt et une. Ginger passa d’un comptoir à l’autre, inspectant les étagères chargées de boîtes de conserve, les vitrines réfrigérées pleines de charcuterie et de gâteaux. La boutique faisait penser à une cocotte laissant échapper les parfums les plus suaves et les sons les plus joyeux: pain chaud et cannelle éclats de rire, ail et clous de girofle, conversations en anglais épicées de mots yiddish ou d’expressions bran-chées, amandes grillées et chou, café et cornichons, cliquetis des couverts. Quand Ginger eut acheté tout ce qu’elle désirait, elle régla à la caisse, enfila ses gants bleus tricotés, prit son sac, passa devant les tables où une douzaine de personnes prenaient un petit déjeuner tardif et se dirigea vers la sortie.

Elle tenait le sac à provisions sous son bras gauche et, de sa main libre, essayait de ranger son porte-monnaie dans le sac passé en bandoulière sur son épaule droite. Elle regardait son porte-monnaie quand elle arriva devant la porte. Un homme vêtu d’un manteau de tweed gris et d’une toque noire était entré au même instant, aussi distrait qu’elle. Ils se bousculè- rent. Une bouffée d’air frais arriva de l’extérieur et elle fit un pas en arrière. L’homme rattrapa de justesse le sac à provisions de Ginger et posa une main sur son bras.

« Pardonnez-moi, dit-il. C’est ma faute.

- Non, c’est la mienne.

-Je rêvassais.

- Et moi, je ne regardais pas devant .

-Ça va ? fit-il.

- Très bien, je vous assure.

Il lui rendit son sac à provisions.

Elle le remercia, prit le sac et remarqua ses gants noirs. Ils étaient d’un luxe évident, taillés dans un cuir de belle qualité et si adroitement montés que les coutures se discernaient à peine, mais en dehors de cela, il n’y avait rien en eux qui pût expliquer la façon dont elle réagit en les voyant. Non, ils n’avaient rien d’inhabituel, d’étrange ou de menaçant. Et pourtant, elle se sentit bel et bien menacée. Non pas par l’homme. Il avait un visage rond, pâle et ordinaire, des yeux aimables dissimulés derrière de grosses lunettes d’écaille. Inexplicablement, de manière tout à fait irraisonnée, c’étaient les gants proprement dits qui l’avaient si subitement terrorisée. Sa respiration se bloqua, son coeur se mit à battre à tout rompre.

Le plus étrange de tout fut que chaque objet et cha-que individu présent dans la boutique se dissipa peu à peu comme s’il n’était pas réel, mais constituait les fragments d’un rêve qui s’effiloche au moment du réveil. Les clients prenant leur petit déjeuner, les éta-gères chargées de denrées, les vitrines, l’horloge murale avec sa publicité, le tonneau de cornichons, les tables et les chaises paraissaient vaciller et s’évanouir dans la brume qui semblait s’élever de quelque mysté- rieux domaine souterrain. Seuls les gants sinistres ne disparurent pas. En fait, comme elle les regardait fixement, ils devinrent plus détaillés, curieusement plus visibles, plus réels, et surtout, toujours plus mena- çants .

« Mademoiselle ? » dit l’homme au visage rond. Sa voix semblait venir de très loin, de l’autre extrémité d’un interminable tunnel.

Les formes et les couleurs de la boutique tendaient toutes vers le blanc autour de Ginger, mais les sons, eux, ne s’estompèrent pas, de plus en plus bruyants au contraire, assourdissants, jusqu’à ce que ses oreilles s’emplissent d’un rugissement de conversations et de cliquetis de couverts, jusqu’à ce que le bruit feutré des assiettes et le ronronnement de la caisse enregis-treuse fussent pareils à un roulement de tonnerre.

Elle ne pouvait détacher ses yeux des gants.

« Quelque chose qui ne va pas ? » demanda l’homme, tendant vaguement vers elle sa main gantée de noir.

Noirs, serrés, brillants… le grain du cuir à peine visible, des coutures très fines le long des doigts… la peau tendue sur les articulations…

Elle comprit subitement qu’elle devait s’enfuir ou périr. S’enfuir ou périr. Elle ne comprenait pas la nature du danger, mais savait seulement qu’elle devait fuir à toutes jambes ou mourir sur place.

Serrant son sac à provisions contre sa poitrine, elle se précipita vers la porte sans se rendre vraiment compte qu’elle avait presque jeté à terre l’homme aux gants. Elle ouvrit sans doute toute grande la porte, bien qu’elle ne s’en souvînt absolument pas, et se retrouva dans la rue, dans l’air frais de novembre. Alors, elle se mit à courir avec, à sa droite, le trafic de Charles Street-klaxons des voitures, rugissement des moteurs, crissement des pneus-et, à sa gauche, les vitrines de la charcuterie Bernstein.

Puis elle oublia tout, autour d’elle, le monde venait de s’effacer complètement et elle plongeait dans une grisaille où toutes les formes étaient dissoutes, les jambes pilonnant le trottoir, les pans de sa veste virevoltant, comme si elle fuyait à travers un paysage de cauchemar, obnubilée par la peur. Sans doute devait-il se trouver d’autres piétons, qu’elle évita ou bouscula, mais elle n’en eut aucune connaissance. Elle n’avait conscience que de la nécessité dans laquelle elle était de s’échapper. Elle courait comme une biche alors que personne ne la poursuivait, lèvres étirées en une grimace de terreur pure, sans pour autant pouvoir identifier le danger devant lequel elle fuyait.

Courir. Courir comme une dératée.

Provisoirement aveugle, sourde.

Perdue.

Quelques minutes plus tard, quand les brumes se dissipèrent, elle se retrouva dans Mount Vernon Street, appuyée contre la grille de fer forgé d’une demeure bourgeoise en brique rouge. Ses mains serraient nerveusement les torsades de métal, son front se pressait à la balustrade. Elle était en sueur et haletait. Sa bouche était sèche et amère. Sa gorge lui brû- lait, sa poitrine lui faisait mal.

Quelque chose l’avait terrorisée.

Elle ne se rappelait pas quoi.

La peur disparut progressivement et sa respiration se fit plus régulière. Son coeur reprit son rythme normal.

Elle leva les yeux et cligna, regarda autour d’elle, apeurée, abasourdie, tandis que sa vision brouillée s’éclaircissait progressivement. Se tournant vers le ciel, elle vit les branches dénudées d’un tilleul et, au-delà des branches de l’arbre, un ciel de novembre, gris, bas et menaçant. D’antiques lampadaires de fonte diffusaient une lumière douce, activés par des solénoïdes ayant pris par erreur ce matin d’hiver pour le début du crépuscule. Au sommet de la colline s’élevait le Massachusetts State House et en bas, la circulation était dense au carrefour de Mount Vernon et Charles Street.

La charcuterie Bernstein. Mais oui, c’était cela. On était mardi et elle était allée à la charcuterie Bernstein quand… quand quelque chose s’était produit.

Quoi ? Que s’était-il passé chez Bernstein ?

Et où était son sac à provisions ?

Elle lâcha la grille, leva les mains et s’essuya les yeux avec ses gants bleus.

Des gants. Non, pas ceux-là, pas ses propres gants. Le myope à la toque russe. Ses gants de cuir noir. C’était cela qui l’avait épouvantée.

Mais pourquoi avait-elle cédé à l’hystérie en les voyant ? Qu’avaient-ils de si effrayant ?

De l’autre côté de la rue, un couple d’un certain âge ne la quittait pas des yeux et elle se demanda ce qu’elle avait bien pu faire pour attirer à ce point leur attention. Malgré tous ses efforts, elle ne se souvenait absolument pas comment elle était arrivée jusqu’ici. Les trois dernières minutes-plus, peut-être-étaient totalement vides.

Gênée d’être ainsi observée, elle redescendit la rue. Au coin de Mount Vernon Street, elle retrouva son sac sur le trottoir.

Qu’est-ce qui m’arrive ?

Quelques paquets étaient à demi sortis du sac, mais aucun n’était déchiré et elle rangea soigneusement le tout.

Troublée par cette perte soudaine de sang-froid, elle entreprit de rentrer chez elle. Son souffle se transformait en vapeur dans l’air glacé. Après quelques pas, elle fit halte. Hésita. Puis reprit la direction de chez Bernstein.

Elle s’arrêta devant la charcuterie et dut attendre, une ou deux minutes, que l’homme à la toque et aux lunettes d’écaille en sorte, les bras chargés de provisions.

« Oh, fit-il, surpris. Ecoutez, euh… est-ce que je me suis excusé ? A la façon dont vous êtes partie, je me suis dit que je n’en avais peut-être eu que l’intention, que je n’avais pas vraiment… »

Elle regarda sa main droite gantée serrer le sac à provisions. Il faisait des gestes de l’autre main pour parler et elle vit cette main dessiner une vague forme dans l’air glacé. Les gants ne lui faisaient pas peur. Elle ne pouvait imaginer comment leur vue avait pu la plonger dans une telle panique.

« Tout va bien. Je vous attendais pour vous prier de m’excuser. J’ai été surprise et puis… ce n’est pas un matin comme les autres », dit-elle en se détournant rapidement. Quelques pas plus loin, elle lança pardessus son epaule: « Bonne journee. »

Son appartement n’était pas très éloigné, mais le tra-jet lui fit l’effet d’un formidable périple dans d’immenses étendues d’asphalte.

Qu’est-ce qui m’arrive ?

La température de novembre ne pouvait expliquer le froid qu’elle ressentait.

Elle vivait à Beacon Hill, au deuxième étage d’une maison qui en comptait quatre et avait appartenu à un banquier du siècle dernier. Ginger privilégiait la constance et la stabilité-peut-être parce qu’elle avait perdu sa mère quand elle n’avait que douze ans.

Toujours frissonnante bien que son appartement fût bien chauffé, elle rangea les provisions dans l’armoire et le réfrigérateur, puis se rendit dans la salle de bains pour se regarder dans la glace. Elle était très pâle. Elle n’aimait pas l’air traqué, apeuré de ses yeux.

« Alors, qu’est-ce qui t’arrive, shnook ? Tu t’es conduite comme une vraie meshuggene, permets-moi de te le dire. Complètement farfufket. Mais pourquoi ? Hein ? C’est toi le médecin, alors réponds ! Pourquoi ? »

Au timbre de sa voix, qui se répercutait en écho sur le haut plafond de la salle de bains, elle comprit que l’affaire était grave. Jacob, son père, Juif par la vertu de ses gènes et de son héritage culturel, fier de sa judéité, n’avait cependant pas été un Juif pratiquant. Il n’allait que rarement à la synagogue et célébrait les fêtes juives comme beaucoup de pseudo-chrétiens célèbrent Noël et Pâques: dans un esprit plus laïc que religieux. Ginger se trouvait encore plus loin de la religion que son père, puisqu’elle se disait agnostique. Qui plus est, alors que la judéité de Jacob était intégrale évidente dans tout ce qu’il faisait et disait, il n’en était rien pour Ginger. Si on lui avait demandé de se définir elle-même, elle aurait répondu: « Femme, médecin, bourreau de travail, marginale en politique » et un certain nombre d’autres choses avant d’ajouter: « Juive. »

C’était uniquement quand elle avait des problèmes qu’elle parsemait son discours de mots yiddish comme si son inconscient accordait à cette langue la valeur d’un talisman, d’une protection contre le malheur et les catastrophes.

« Courir dans les rues, laisser tomber tes affaires oublier où tu es, avoir peur de n’importe quoi, te comporter comme une vraie farmishteh, dit-elle avec dédain à son reflet. Les gens qui te voient comme ça doivent te prendre pour une shikker, et les gens ne vont pas consulter un médecin qui picole. Nu ? »

La magie du yiddish lui fit du bien, mais pas assez pour redonner des couleurs à ses joues et calmer ses yeux fous. Elle cessa de trembler, mais avait toujours froid.

Elle se passa de l’eau sur le visage, brossa ses cheveux blond argenté, passa un pyjama et un peignoir -sa tenue habituelle pour le mardi. Elle alla dans la petite pièce faisant office de bureau, prit le gros dictionnaire médical sur l’étagère et l’ouvrit à la lettre F.

Fugue [fyg]. n. f. (lat. pop. fuga, fuite). Dissociation grave de la personnalité. Abandon du domicile ou de l’environnement quotidien sur une impulsion. Après la fin de l’état de fugue, il y a habituellement une perte de mémoire à propos des actes commis pendant la fugue proprement dite.

Elle savait ce que signifiait ce mot; ce qu’elle ne savait pas, c’est pourquoi elle était venue consulter le dictionnaire, qui ne lui apprendrait rien de bien nouveau. Peut-être le dictionnaire faisait-il, lui aussi, office de talisman. Si elle regardait le mot imprimé, peut-être perdrait-il tout pouvoir sur elle. Et dire qu’elle se moquait des personnes superstitieuses. Enfin…

Elle avait d’autres ouvrages de référence qui auraient pu lui donner plus de précisions sur ce syndrome, ses causes sa signification, mais elle décida de ne pas les consulter. Elle ne pouvait pas admettre que cet accès passager fût le symptôme d’un problème médical sérieux.

Elle referma le dictionnaire et le reposa sur l’étagère.

Peut-être était-elle trop stressée, trop accablée de travail. C’était cette surcharge qui avait provoqué cette fugue brève et unique. Un trou de deux ou trois minutes. Un petit avertissement, en fait. Elle continue-rait à ne pas aller à l’hôpital le mardi et décrocherait une heure plus tôt tous les jours. Ses problèmes seraient ainsi réglés.

Elle avait travaillé très dur pour être le médecin que sa mère rêvait de la voir devenir, pour se distinguer et, par là même, honorer ses chers parents. Elle avait sacrifié beaucoup de choses pour en arriver à ce point: ses week-ends, ses vacances, la plupart des autres dis-tractions. Et voilà qu’il ne lui restait plus que six mois à faire avant de s’établir à son propre compte. Rien ne viendrait s’interposer dans ses projets. Rien ne viendrait lui voler son rêve.

Rien.

C’était le 12 novembre.

 

Elko County, Nevada

 

Ernie Block avait peur dans le noir. L’obscurité d’une pièce n’était pas agréable, mais les ténèbres extérieures, l’immense noirceur de la nuit du nord du Nevada étaient ce qui le terrifiait le plus. Dans la jour-née, il privilégiait les pièces munies de lampes et per-cées de multiples fenêtres mais, la nuit, il leur préférait les pièces aveugles parce qu’il lui semblait que la nuit faisait pression contre les vitres comme une créature avide d’entrer pour le dévorer.

Il avait honte de lui. Il ne savait pas pourquoi il avait peur du noir depuis quelque temps, mais les faits étaient là: il en avait peur.

Des millions de personnes partageaient sa phobie certes, mais la majorité d’entre elles étaient des enfants. Ernie avait cinquante-deux ans.

Le vendredi après-midi, lendemain de la fête de Thanksgiving, il travailla seul à la réception du motel parce que Faye était partie dans le Wisconsin rendre visite à Lucy, à Frank et à leurs petits-enfants. Elle ne reviendrait pas avant mardi prochain. En décembre, ils fermeraient l’établissement pendant une semaine et iraient tous les deux passer les fêtes de Noël à Milwaukee avec les enfants. Mais cette fois-ci, Faye était par-tie toute seule.

Elle manquait terriblement à Ernie. Elle lui manquait parce qu’elle était depuis trente et un ans sa femme et sa meilleure amie. Elle lui manquait parce qu’il l’aimait plus encore aujourd’hui qu’au jour de leur mariage. Et aussi parce que, sans Faye, les nuits lui paraissaient plus longues, plus profondes, plus sombres que jamais.

Vers deux heures et demie de l’après-midi, il finit de faire les chambres et de changer les draps. Le Tranquility Motel était prêt à accueillir de nouveaux clients. C’était la seule habitation à vingt kilomètres à la ronde, perchée sur une butte au nord de la nationale, étape idéale au milieu des champs de sauge qui cédaient bientôt la place aux prairies herbeuses. Elko était à une cinquantaine de kilomètres à l’est, Battle Mountain à plus de soixante à l’ouest. La ville de Car-lin et le petit village de Beowave étaient un peu plus proches, bien qu’Ernie ne pût les apercevoir du motel. En fait, même du parking, on ne voyait pas le moindre bâtiment, et il n’y avait probablement aucun motel dans les environs qui méritât mieux son nom que celui-ci.

Ernie était à la réception et faisait des raccords de peinture, couvrant les égratignures laissées sur le bois du comptoir par les clients au moment où ils remplissent leurs fiches. Le comptoir n’était pas vraiment en mauvais état. Il voulait seulement s’occuper en attendant l’arrivée des clients en fin d’après-midi. C’était cela ou ne cesser de penser que la nuit tombait tôt en novembre. Et alors, quand l’obscurité serait là, il serait aussi nerveux qu’un chat à qui on a attaché une boîte de conserve au bout de la queue.

La réception du motel était inondée de lumière. Cha-que lampe était allumée depuis qu’il avait ouvert, à six heures trente du matin. Une lampe flexible était posée sur le bureau de chêne derrière le comptoir et projetait un rectangle pâle sur le buvard élimé. Une lan-terne de cuivre était installée à même le sol à côté du meuble de rangement. De l’autre côté du comptoir, il y avait un présentoir avec des cartes postales, une éta-gère chargée d’une quarantaine de livres de poche, une autre avec des brochures touristiques, une unique machine à sous près de la porte et un canapé beige flanqué de part et d’autre de tables basses supportant de grosses lampes. Une suspension était accrochée au plafond. Une grande baie vitrée occupait la majeure partie du mur de façade du hall. Le motel était orienté sud-sud-ouest et, à cette heure du jour, les rayons déclinants du soleil coloraient d’ambre et de miel le mur blanc derrière le canapé, jouant avec le cristal des lampes et se reflétant dans les médaillons de bronze qui ornaient les tables.

Quand Faye était là, Ernie laissait toujours quelques lampes éteintes pour qu’elle n’ait pas à lui dire qu’il gaspillait l’énergie et à les éteindre elle-même-une ampoule éteinte le mettait mal à l’aise-, mais il s’y résolvait pourtant pour ne pas révéler son secret. Faye ne devait pas être au courant de la phobie qui était devenue sienne voilà deux mois; c’était tant mieux, parce qu’il avait honte de cette chose étrange qui lui arrivait et, surtout, parce qu’il ne voulait pas l’inquié- ter. Il ne savait pas quelle était la cause de cette peur irrationnelle, mais il était certain d’en venir à bout, tôt ou tard.

Il refusait de croire que c’était grave. Il n’avait été que très rarement malade en cinquante-deux ans. Il était allé une seule fois à l’hôpital, après avoir reçu deux balles dans la cuisse, au Viêt-nam. Il n’y avait jamais eu de malades mentaux dans sa famille et Ernest Eugene Block s’était bien juré de ne pas être le premier à aller se vautrer en pleurnichant sur le divan d’un psychiatre.

Tout avait commencé en septembre avec un vague malaise qui s’emparait de lui à la tombée de la nuit et ne disparaissait qu’au lever du jour. Vers la mi-octobre, le crépuscule déclencha chez lui une sorte de détresse spirituelle parfaitement inexplicable. Début novembre, la détresse se changea en peur et, au cours des deux dernières semaines l’angoisse se mit à croî- tre jusqu’à ce que ses jours né fussent plus habités que par l’appréhension de la nuit qui ne manquerait pas de tomber. Depuis dix jours, il évitait de sortir après la tombée de la nuit.

Ernie Block était si grand et fort qu’il était ridicule d’imaginer qu’il pût avoir peur de quoi que ce soit. Il mesurait un bon mètre quatre-vingts et était si solidement bâti que son nom de famille faisait également office de surnom. Ses cheveux gris étaient coupés si court qu’on apercevait parfois la peau du crâne; les traits de son visage étaient assez agréables, bien que si nets qu’on eût pu le croire sculpté dans le granit. Son cou épais, ses épaules et sa poitrine larges lui donnaient une allure massive, impressionnante. A l’épo-que où il était une vedette du football universitaire, les autres joueurs ne l’appelaient que le Taureau; pendant les vingt-huit années qu’il avait passées dans les Marines, nul n’aurait songé à l’appeler autrement que « chef », même ceux qui étaient du même grade que lui. Mais tous auraient été étonnés de savoir que, maintenant, Ernie Block avait les mains moites dès que le soleil déclinait sur l’horizon.

Pour l’instant, Ernie s’efforçait de ne s’intéresser qu’aux réparations mineures à apporter au comptoir. Il acheva son travail vers quatre heures moins le quart. La qualité de la lumière avait changé. L’ambre et le miel tournaient à l’orange.

A quatre heures, il reçut ses premiers clients, un couple de son âge. Il fut un peu déçu de les voir prendre leur clef et se retirer aussitôt dans leur chambre.

La lumière était totalement orange à présent, orange foncé même, sans la moindre trace de jaune. Les quelques nuages d’altitude n’avaient plus l’allure de grands vaisseaux à la blanche voilure, mais de galions écarlates filant vers l’est et le Grand Bassin occupé par la majeure partie de l’État du Nevada.

Dix minutes plus tard, un homme au teint cadavé- reux entra dans le hall. Il travaillait pour le compte du cadastre et prit une chambre pour deux nuits.

Seul à nouveau, Ernie fit tout son possible pour ne pas regarder sa montre.

Pour ne pas regarder non plus par la fenêtre car, par-delà les vitres, le jour se mourait.

Je ne vais pas me mettre à céder à la panique, se dit-il. J’ai fait la guerre, j’ai vu des choses terribles et pourtant, je suis toujours là, aussi costaud que jamais. Je ne vais quand même pas craquer parce que la nuit tombe.

Vers cinq heures moins le quart, le soleil n’était plus orange foncé, mais rouge.

Son coeur battait de plus en plus vite et il eut l’impression que sa cage thoracique ne pourrait plus le contenir.

Il se dirigea vers son bureau, s’assit dans le fauteuil, ferma les yeux et respira profondément pour se calmer.

Il alluma la radio. Parfois, la musique lui faisait du bien. Kenny Rogers chantait la solitude.

Le soleil toucha l’horizon et disparut lentement. Le cramoisi de fin d’après-midi céda la place au bleu électrique, puis à un violet lumineux qui lui rappela les crépuscules à Singapour, ville où il avait passé deux ans à monter la garde devant l’ambassade.

Ce fut le crépuscule.

Pis encore, la nuit.

A l’extérieur, les lumières, dont l’enseigne bleu et vert facilement visible depuis la route, s’étaient allu-mées automatiquement avec la tombée du jour, mais cela ne rassura pas Ernie pour autant. L’aurore était à une éternité de là. En attendant, la nuit était seule maîtresse.

La température chuta très rapidement. Le thermostat du calorifère cliqueta à plusieurs reprises. Il ne faisait pas vraiment chaud, mais Ernie Block était en sueur.

A six heures Sandy Sarver arriva du Tranquility Grill, qui se dréssait un peu à l’ouest du motel. C’était un petit restaurant de routiers, au menu très limité. Sandy, trente-deux ans, et Ned, son mari, tenaient le restaurant pour le compte d’Ernie et de Faye. Sandy servait et Ned faisait la cuisine. Ils vivaient dans une roulotte aux environs de Beowave et faisaient tous les jours le trajet aller et retour dans leur vieille camionnette Ford.

Ernie sursauta quand Sandy ouvrit la porte. Il avait le sentiment que les ténèbres extérieures allaient se jeter sur lui comme une panthère.

«Voilà votre dîner», dit Sandy en frissonnant à cause de l’air froid qu’elle avait fait entrer avec elle. Elle déposa sur le comptoir un carton contenant un cheeseburger, des frites, de la compote de pommes et une canette de bière.

« Merci, Sandy. »

Sandy Sarver n’était pas vraiment du genre à attirer le regard des hommes, et pourtant elle avait quelque chose. Ses jambes étaient un peu maigres, bien que pas trop désagréables à contempler. Quelques kilos de plus ne lui auraient pas fait de mal. Elle avait la poitrine plate, mais cela ne choquait pas. Tout son corps était en effet très mince, ses attaches délicates, son cou gracile. Ses cheveux bruns retombaient sans grâce sur ses épaules, probablement parce qu’elle les lavait au savon. Elle ne mettait jamais de maquillage, pas même de rouge à lèvres. Elle se rongeait les ongles et ne prenait pas soin de ses mains. Mais c’était une jeune femme vive et généreuse, de sorte qu’Ernie et Faye regrettaient qu’elle ne profitât pas un peu plus de la vie.

Elle inquiétait parfois un peu Ernie, de la même manière qu’il s’était inquiété pour Lucy, sa propre fille, avant qu’elle ne rencontrât Frank et l’épousât, et ne devînt si manifestement heureuse. Il sentait qu’il était arrivé quelque chose de grave à Sandy Sarver, il y avait longtemps de cela; qu’elle avait pris un coup terrible et que si ce coup ne l’avait pas brisée il lui avait appris à garder un profil bas, à se tenir tête bais-sée, à ne nourrir que de modestes espérances afin de s’éviter les déceptions, la souffrance et la cruauté des hommes.

Ernie ouvrit le carton et commença à manger. « Ned fait vraiment les meilleurs cheeseburgers que je connaisse, dit-il.

-Un mari qui fait bien la cuisine, c’est une vraie bénédiction du ciel, répondit timidement Sandy. Surtout avec moi qui ne sais rien faire.

- Ne soyez pas si modeste, Sandy.

- Mais si, c’est vrai, je vous assure. Je n’ai jamais rien su faire de bien. »

Il regarda ses bras nus que hérissait la chair de poule, sortant des manches courtes de son uniforme. « Vous ne devriez pas sortir le soir comme ça, sans un chandail, Sandy. Vous allez attraper la mort.

-Oh non, pas moi, se récria-t-elle. Je… j’ai pris l’habitude du froid, il y a bien longtemps. »

Ernie aurait voulu trouver les mots pour la retenir un peu plus, mais elle posa la main sur la poignée de la porte.

« A plus tard, Ernie.

- Euh… il y a du monde, ce soir ?

- Un peu. Les gars vont bientôt arriver pour dîner. »

Un peu de cheeseburger resta coincé dans sa gorge quand elle ouvrit toute grande la porte. Elle l’exposait sans le vouloir aux dangers des ténèbres. L’air froid s’engouffra dans le hall.

« Vous allez bronzer avec toutes ces lampes, fit-elle en riant. Allez, bonsoir. »

Elle referma la porte derrière elle et il poussa un profond soupir. Il la vit passer devant les fenêtres et disparaître dans la nuit. Il ne se souvenait pas d’avoir jamais entendu Sandy se faire des compliments. Pau-vre gosse… Elle était gentille, un peu sinistre cependant. Bien que ce soir, même la personne la plus sinistre eût été la bienvenue.

Appuyé au comptoir, Ernie consacra toute son attention à ce qu’il mangeait, mastiquant lentement et ne levant jamais les yeux. Il repoussa ainsi pendant quelque temps la peur irrationnelle qui faisait se contracter les muscles de son cou et déclenchait des sueurs froides le long de son dos.

Vers sept heures moins dix, huit des vingt chambres du motel étaient déjà prises. C’était la deuxième nuit d’un long week-end et les voyageurs étaient plus nombreux que d’habitude. En restant ouvert jusqu’à neuf heures du soir, il pourrait certainement louer huit autres chambres.

C’était trop lui demander. Ernie était un Marine-en retraite, certes, mais toujours un Marine-, un homme pour qui les mots « devoir » et « courage » étaient sacrés. Il n’avait jamais failli au Viêt-nam alors que les bombes pleuvaient et que les hommes s’effondraient tout autour de lui, mais il était incapable de tenir le motel ouvert jusqu’à neuf heures du soir. Il n’y avait pas de tentures devant les grandes baies vitrées, rien qui pût le protéger de la vision de la nuit. Chaque fois que la porte s’ouvrait, il mourait de peur de savoir qu’il n’y avait plus aucune barrière entre la nuit et lui.

Ses mains tremblaient. Son estomac se tordait. Il était si nerveux qu’il ne pouvait rester en place. Il déambula derrière le comptoir, déplaçant de menus objets.

Finalement, à sept heures et quart, cédant à son angoisse irrationnelle, il abaissa une manette afin de couper l’enseigne marquée CHAMBRES A LOUER et ferma à clef la porte d’entrée. Il éteignit une à une les lampes, évitant l’ombre qui s’installait là où la lumière avait régné, et battit en retraite vers le fond de la pièce. Un petit escalier conduisait à son appartement. Il s’efforça de monter les marches lentement, se disant que c’était ridicule d’avoir peur et qu’il n’y avait rien, rien, de tapi dans l’obscurité du hall. Pourtant, ce n’était pas comme cela qu’il réussirait à se rassurer, parce que ce n’était pas d’une chose dissimulée dans le noir qu’il avait peur, mais bien du noir lui-même ! Sa main se crispa sur la rampe, ses pas s’accélérèrent. Bientôt, il grimpa les marches deux à deux. Haletant, il se précipita dans son appartement, coupa l’interrupteur général du rez-de-chaussée et claqua si fort la porte derrière lui que toute la maison parut vaciller.

Ernie hoquetait et ne pouvait s’empêcher de trembler. Son dos et sa poitrine étaient trempés de sueur.

Courant de pièce en pièce, il alluma toutes les lam-pes, toutes les appliques, tous les lustres. Les doubles rideaux étaient restés tirés depuis la nuit précédente et il n’entrevit même pas l’obscurité qui cernait la mai-son de toutes parts.

Quand il se fut repris, il appela le Tranquility Grill pour dire à Sandy qu’il ne se sentait pas très bien et qu’il avait fermé plus tôt. Ce n’était pas la peine qu’ils passent ce soir lui apporter les factures, cela atten-drait bien jusqu’à demain.

Écoeuré par son odeur de transpiration, Ernie prit une douche, puis passa son pyjama et une robe de chambre.

Jusqu’ici, ses appréhensions ne l’avaient pas empê- ché de dormir dans une pièce sombre-deux ou trois bières l’avaient quand même aidé à plonger dans le sommeil. Mais depuis le départ de Faye pour le Wisconsin, deux jours auparavant, il n’avait pu dormir qu’avec une lampe de chevet. Et il savait qu’il en aurait encore besoin ce soir.

Que se passerait-il au retour de Faye ? Réussirait-il à se coucher dans le noir ?

Quand Faye éteindrait, se mettrait-il à hurler de terreur ?

La pensée d’une telle humiliation le fit serrer les mâchoires de fureur. Il marcha vers la fenêtre et posa une main sur le rideau. Hésita.

Il avait toujours été pour Faye un roc sur lequel se reposer. Pour lui, un homme ne devait pas être autre chose qu’un roc pour sa femme. Il ne la décevrait pas. Il viendrait à bout de son étrange malaise avant son retour du Wisconsin.

Un frisson le parcourut quand il songea à ce qu’il y avait derrière les carreaux mais la seule façon d’en venir à bout était de l’affronter. Telle était la leçon que la vie lui avait enseignée: sois courageux, affronte ton ennemi, lance-toi dans la bagarre. Cette philosophie de l’action avait toujours été positive. Elle le serait encore aujourd’hui. Cette fenêtre donnait sur l’arrière du motel. De là, on ne voyait que des plaines et des collines inhabitées. La seule lumière était celle des étoiles.

Ernie tira le rideau. Il contempla la nuit et se dit que cette obscurité absolue n’était pas, en fin de compte, si terrible-profonde et pure, vaste et froide peut- être, mais en aucun cas malveillante, et surtout pas menaçante à son égard.

Cependant, alors qu’il regardait par la fenêtre immobile, incapable de bouger, des portions d’obscurité lui parurent… oui, se déplacer, se condenser, s’agglomérer en formes solides bien que peu visibles encore, amas de ténèbres palpitantes au sein même de la nuit, fantômes embusqués qui pouvaient à tout instant se précipiter en hurlant vers les vitres fragiles de la maison.

Il serra les mâchoires et appuya plus fort son front sur le carreau.

Et soudain il se trouva au centre d’un vide si immense qu’il défiait toute tentative de description.

Et il ne put plus respirer.

C’était infiniment pire que tout ce qu’il avait connu auparavant. Une peur bien plus profonde. Souterraine. D’une violence inouie. Une peur qui s’était assuré le contrôle absolu de sa personne.

Il poussa un hurlement et s’écarta brutalement de la fenêtre.

Il tomba à genoux. Les doubles rideaux se remirent en place dans un bruissement d’étoffe. A nouveau, la fenêtre était dissimulée, l’obscurité contenue. Tout autour de lui, ce n’était que lumière. Il secoua la tête, ébranlé, et respira profondément.

Il rampa jusqu’au lit et se jeta sur le matelas, où il resta longtemps immobile, n’entendant que les battements de son coeur pareils aux pas d’un coureur. Au lieu de résoudre son problème, l’affrontement n’avait fait que l’aggraver.

«Mais qu’est-ce qui se passe ici ? cria-t-il, tourné vers le plafond. Qu’est-ce qui m’arrive ? Mon Dieu, qu’est-ce qui m’arrive ? »

C’était le 22 novembre.

 

Laguna Beach, Californie

 

Le samedi, par une réaction désespérée à un nouvel et troublant épisode de somnambulisme, Dom Corvaisis se contraignit à s’épuiser systématiquement, méthodiquement. Il avait l’intention d’être tellement fourbu à la tombée de la nuit qu’il dormirait comme une souche profondément enfouie dans la terre. A sept heures du matin, alors que la brume fraîche de la nuit s’attardait encore dans les canyons et emmitouflait les arbres, il commença par une demi-heure de vigoureux exercices de gymnastique, sur le patio qui donnait sur l’océan, puis il enfila ses chaussures de course et parcourut dix kilomètres assez éprouvants dans les rues en pente de Laguna. Il passa les cinq heures suivantes à faire de gros travaux dans son jardin. Ensuite comme la journée était chaude il enfila son maillot de bain, mit des serviettes dans la Firebird et gagna la plage. Il prit un court bain de soleil et nagea longtemps. Après avoir dîné au Picasso’s, il marcha pendant une heure dans les rues commerçantes où flânaient quelques rares touristes en cette période hors saison. Enfin il revint chez lui.

En se déshabillant dans la chambre, il eut l’impression d’être Gulliver et que mille Lilliputiens essayaient de le faire tomber en tirant sur des lignes plantées dans son corps. Il ne buvait que rarement, mais il s’envoya une grande rasade de Rémy Martin, une fois au lit, il s’endormit dès qu’il eut éteint.

Les crises de somnambulisme étaient de plus en plus fréquentes et ce problème était désormais au coeur de son existence. Il empiétait sur son travail. Le nouveau livre était mis de côté, lui qui avait si bien commencé et qui contenait quelques-unes des meilleures pages qu’il eût jamais écrites. Au cours des deux dernières semaines, il s’était réveillé neuf fois dans le placard, dont quatre fois les quatre dernières nuits. Son tourment avait cessé de l’intriguer ou de le passionner. Il avait désormais peur d’aller se coucher parce que, une fois endormi, il n’exerçait plus aucun contrôle sur lui-même.

Hier, vendredi, il était finalement allé voir un méde-cin, le Dr Paul Cobletz, à Newport Beach. D’un trait, il avait tout raconté à Cobletz de son somnambulisme, mais s’était trouvé incapable d’exprimer ce qu’il pouvait y avoir de sérieux et de profond dans sa préoccupation. Dom avait toujours été très secret: c’était la conséquence d’une enfance passée dans une douzaine de foyers d’adoption sous la tutelle de parents nourri-ciers parfois indifférents, voire hostiles. Il se refusait à partager ses pensées les plus intimes et ses opinions les plus importantes sauf par le truchement des personnages de ses livres.

De sorte que Cobletz ne s’était pas montré inquiet outre mesure. Après un examen médical approfondi il annonça à Dom qu’il le trouvait dans une forme exceptionnelle. Il attribuait ses crises de somnambulisme au stress, à la publication prochaine de son ouvrage.

« Vous ne croyez pas que je devrais passer des examens ? demanda Dom.

-Vous êtes écrivain et vous laissez vagabonder votre imagination, c’est cela, hein ? dit Cobletz. Vous pensez à une tumeur au cerveau, je ne me trompe pas ?

- Eh bien… oui.

- Ecoutez-moi, Dom voilà ce que vous allez faire. Oublions les examens ét encore plus la psychothéra-pie. Vous allez laisser tomber votre bouquin pendant quelques semaines. Ne vous creusez pas la tête, faites du sport, couchez-vous bien fatigué par votre journée et je vous assure qu’à ce rythme-là vous serez guéri en quelques jours. J’en suis convaincu. »

 

Le samedi, Dom commença le traitement que lui avait prescrit le Dr Cobletz et se consacra à des activités physiques avec encore plus d’acharnement que le médecin ne le lui avait recommandé. De sorte qu’il sombra dans un sommeil de plomb à l’instant même où il posa la tête sur l’oreiller. Le lendemain, il ne se réveilla pas dans le placard.

Il ne se réveilla pas non plus dans son lit. Cette fois-ci, il se trouvait dans le garage.

Il reprit conscience dans un état proche de la terreur, haletant, hoquetant, le coeur battant à tout rom-pre. Il avait la gorge sèche, les poings serrés. Il avait mal partout, ce qui s’expliquait en partie par l’excès d’exercices physiques de la veille, mais surtout par le fait qu’il avait dormi dans une position vraiment peu confortable. Pendant la nuit, il avait sans s’en rendre compte pris deux bâches sur une étagère et s’était recroquevillé dans un espace très étroit derrière l’éta-bli. C’était là qu’il se trouvait, à présent, caché der-rière les bâches.

« Caché » était le mot qui convenait. Il n’avait pas tiré les bâches sur lui comme des couvertures. Il s’était réfugié derrière l’établi et sous les bâches comme s’il cherchait à échapper à quelque chose.

Mais de quoi avait-il peur ?

Un rêve. Dans son cauchemar, il avait dû s’enfuir devant quelque terrible monstre. Oui c’était cela. Le danger dans son cauchemar avait déclenché cette crise de somnambulisme. Quand, dans son rêve, il cherchait un endroit où se cacher, il se cachait également dans la réalité et rampait pour cela derrière l’établi.

Sa Firebird blanche prenait des airs fantomatiques dans la lumière pâle qui pénétrait par la petite lucarne située au-dessus de la porte. Rampant dans le garage il se demanda s’il n’était pas lui-même un revenant.

Plus tard, dans sa chambre, alors qu’il se préparait à entrer dans la salle de bains, il découvrit quelque chose d’étrange. Des clous étaient éparpillés sur le tapis. De l’autre côté de la pièce, deux objets attirèrent son attention. Sous la fenêtre, dont les tentures avaient été écartées, étaient posés une boîte à clous à moitié vide et un marteau.

Il prit le marteau, le contempla d’un air songeur.

Qu’avait-il bien pu faire pendant la nuit ?

Il leva les yeux vers le rebord de la fenêtre et y vit trois clous resplendissant au soleil.

De toute évidence, il se préparait à fermer définitivement la fenêtre. Seigneur… Quelque chose l’avait effrayé au point qu’il avait décidé de se claquemurer, de transformer sa maison en forteresse, mais, avant de pouvoir se mettre au travail, il avait été soudain écrasé par la peur et s’était enfui dans le garage pour se cacher derrière l’établi.

C’était le 24 novembre.

 

Boston, Massachusetts

 

Après l’épisode des gants noirs, deux semaines s’écoulèrent sans le moindre incident.

Au cours des quelques jours qui suivirent l’embar-rassante scène de la charcuterie Bernstein, Ginger Weiss resta tendue, s’attendant à une autre crise. Elle avait normalement conscience d’elle-même, de son état physique comme psychologique; elle était à l’affût des moindres symptômes d’un désordre sérieux, du moindre signe avant-coureur d’un autre accès de fugue.

mais elle ne remarqua rien d’inquiétant. Elle ne souffrait ni de maux de tête, ni de nausées, ni de douleurs articulaires ou musculaires. Peu à peu, elle retrouva son ancienne confiance. Elle se convainquit que sa fuite et sa panique étaient simplement l’effet du stress, une aberration qui n’avait aucune chance de se répéter.

Ses journées au Memorial Hospital étaient plus remplies que jamais. George Hannaby, patron du service de chirurgie-grand gaillard qui parlait lentement, marchait nonchalamment et paraissait irrémédiablement paresseux-, maintenait un rythme de travail très élevé et, bien que Ginger ne fût pas le seul méde-cin sous ses ordres, elle était la seule qui travaillât exclusivement pour lui. Elle l’assistait dans de très nombreuses opérations: greffes de l’aorte, amputa-tions, pontages, embolectomies, shunts portocaves, thoracotomies, artériogrammes, installations de pace-makers provisoires ou permanents, etc.

George observait chacun de ses gestes et était prompt à noter la moindre défaillance, la moindre hésitation de sa part. Bien qu’il ressemblât à un bon gros nounours, c’était un professeur redoutable. Elle savait que ses critiques, très acerbes parfois, n’étaient motivées que par l’intérêt qu’il portait à son patient et elle ne les prenait jamais pour son propre compte. Le jour où elle obtiendrait l’approbation sans réserve de Hannaby, ce serait… ce serait comme si Dieu le Père en personne lui donnait sa bénédiction et son accord.

Le dernier lundi de novembre, soit treize jours après l’étrange incident des gants noirs, Ginger assista Hannaby pendant un triple pontage effectué sur Johnny O’Day, officier de police de cinquante-trois ans que des troubles cardio-vasculaires avaient mis à la retraite anticipée. Johnny, trapu, le visage rebondi, les cheveux en bataille, avait un joyeux regard bleu sans prétention, et riait pour la moindre chose en dépit de son état. Il plaisait particulièrement à Ginger car, bien que n’ayant aucune ressemblance avec son père, il le lui rappelait néanmoins.

Elle redoutait que Johnny O’Day mourût, et que cela fût sa faute, au moins en partie.

Elle n’avait aucune raison de croire qu’il était plus vulnérable que d’autres malades; en fait, Johnny n’était pas un sujet à risques, relativement. Il avait dix ans de moins que la moyenne des patients devant subir ce type d’intervention, et possédait davantage de ressources pour récupérer. Sa maladie cardiaque n’était compliquée d’aucune autre maladie, comme une phlé- bite ou une tension artérielle trop élevée. En somme un bon pronostic.

Mais Ginger n’arrivait pas à chasser les craintes qui l’envahissaient, de plus en plus insistantes. L’après-midi du lundi, comme approchait l’heure de l’opéra-tion, elle devint très tendue et ressentit des aigreurs d’estomac. Pour la première fois depuis le temps où elle avait veillé, impuissante, auprès du lit de son père mourant, elle se sentait pleine de doutes.

Son appréhension venait peut-être de l’impression (que rien ne justifiait mais à laquelle elle ne pouvait échapper) qu’un échec avec ce malade serait en un certain sens un nouvel échec avec Jacob. A moins que sa peur ne fût que purement irrationnelle, quelque chose qui lui paraîtrait risible et insensé après coup. Peut- être.

Malgré tout, en entrant dans la salle d’opération aux côtés de George, elle se demanda si ses mains n’allaient pas trembler. Les mains d’un chirurgien ne doivent jamais trembler.

La pièce était entièrement carrelée en blanc et bleu pâle et remplie d’un matériel chromé ou en inox impeccable. Les infirmières et l’anesthésiste préparaient le patient.

Johnny O’Day gisait sur la table cruciforme bras tendus, paumes tournées vers le haut, les poignets exposés pour recevoir les intraveineuses.

Agatha Tandy, l’instrumentiste, tendit les gants de latex sur les mains que George venait de se laver, puis en fit autant avec Ginger.

Anesthésié, le patient avait la peau colorée en orange par l’iode du cou aux poignets, et était recouvert de plusieurs couches de champs verts soigneusement empilés de la taille aux pieds. Du sparadrap lui fermait les yeux pour leur éviter le dessèchement. Il respirait lentement mais avec régularité.

Un magnétophone portatif stéréophonique était posé sur un tabouret, dans un coin. George préférait « ouvrir » accompagné par Jean-Sébastien Bach, et la musique apaisante emplissait maintenant la salle.

Peut-être calmait-elle les autres mais aujourd’hui elle était sans effet sur Ginger. Une chose secrète restait tapie au fond de son estomac et y tissait une toile en fils de glace.

Hannaby prit place auprès de la table. Agatha se tenait à sa droite, un plateau d’instruments rangés dans un ordre élaboré à portée de la main. L’infirmière ambulante se tenait prête à sortir tout ce qu’il faudrait des armoires placées le long de l’un des murs. Une infirmière assistante remarqua un morceau de tissu vert qui était retombé et le remit rapidement en place autour du corps du patient. L’anesthésiste et son infirmière se tenaient à la tête de la table, ne quittant pas des yeux leurs instruments de contrôle. Ginger prit place à son tour. L’équipe était prête.

Ginger regarda ses mains. Elles ne tremblaient pas.

Mais elle-même ne cessait de frémir en son for inté- rieur.

L’opération se déroula pour le mieux. Deux petits haut-parleurs diffusaient du Bach. George Hannaby eut le geste sûr, rapide, et fit preuve plus que jamais d’un talent impressionnant. A deux reprises, il s’écarta pour demander à Ginger de prendre en charge une par-tie de l’opération.

Ginger se surprit par l’assurance qu’elle mit dans ses gestes; sa tension intérieure ne se révélait que par une transpiration un peu supérieure à la moyenne. Heureusement que l’infirmière était là pour lui tamponner le front.

Quand ce fut fini, George dit, tout en se lavant les mains: « Comme sur des roulettes. »

Elle se passa les mains sous l’eau chaude. « Vous avez toujours l’air si détendu, comme si… comme si vous n’étiez pas un chirurgien, mais un tailleur en train de transformer un costume.

-C’est peut-être l’impression que je donne, mais je suis toujours tendu, dit-il. C’est pour cela que je mets du Bach. Vous-même étiez très nerveuse aujourd’hui.

-C’est vrai.

- Exceptionnellement nerveuse. Cela arrive. Ce qui importe, c’est que cela n’affecte pas vos capacités. Vous avez été plus habile que jamais. Formidable, même. Il faut que vous détourniez votre tension à votre avantage.

- Je crois que j’apprends.

- Comme d’habitude, fit-il avec un sourire, vous vous montrez très dure avec vous-même. Au début, je pensais que vous feriez mieux d’abandonner la chirurgie pour vous faire bouchère dans un supermarché, mais je sais aujourd’hui que vous y arriverez. »

Elle s’efforça de lui rendre son sourire. Elle avait été plus que tendue. Elle avait été en proie à une peur noire et glacée qui aurait pu facilement la dominer. C’était bien différent d’une tension normale. Cette peur était une chose qu’elle n’avait jamais éprouvée auparavant, une chose que George Hannaby n’avait jamais connue, pas même dans la salle d’opération. Si cela se poursuivait, si cette peur devenait sa compagne permanente… que se passerait-il alors ?

 

Il était dix heures et demie du soir. Elle lisait au lit quand le téléphone sonna. Si l’appel était survenu plus tôt, elle aurait été prise de panique et se serait immé- diatement dit que Johnny O’Day n’avait pas survécu à l’opération. Elle n’avait cependant pas très envie de parler. « Désolée, moussiou, la madame Vaïsse pas à la maison. Moi pas parler bien anglais. Rappelez en avril, j’y vous prie.

- Si c’est censé être un accent espagnol, c’est vraiment nul, dit George Hannaby. Si c’est asiatique, c’est encore pire. Remerciez le ciel d’avoir choisi la méde-cine plutôt que le théâtre.

- En tout cas, vous auriez fait un critique dramatique de tout premier ordre.

- C’est parce que j’ai le raffinement, la culture et l’impartialité d’un homme de goût. Bon, écoutez-moi à présent: j’ai de bonnes nouvelles. Je crois que vous êtes prête.

- Prête ? Pour quoi faire ?

-La grosse affaire. Une greffe de l’aorte, dit-il.

- Vous voulez dire que… je ne vous assisterai pas ? Je ferai tout toute seule ?

-Seule et unique responsable.

- Une greffe de l’aorte ?

-Puisque je vous le dis. Vous ne vous êtes tout de même pas spécialisée en chirurgie cardio-vasculaire pour faire des appendicectomies jusqu’à la fin de vos jours, non ? »

Elle s’était redressée dans son lit. Son coeur battait plus vite et ses joues avaient rosi. « Quel jour ?

- La semaine prochaine. Il y a une patiente qui vient jeudi ou vendredi prochain. Elle s’appelle Fletcher. Nous pourrons étudier son dossier mercredi. Si tout va bien, nous pourrions nous décider pour lundi. Bien entendu, c’est vous qui déciderez des derniers examens et donnerez le feu vert.

- Seigneur !

-Vous vous en tirerez parfaitement bien.

-Je voudrais vous y voir.

- Et puis, je vous assisterai… si vous sentez que vous avez besoin de moi.

- Et vous me reprendrez si je flanche ?

- Ne soyez pas stupide, vous ne flancherez pas. »

Elle hésita un instant, puis dit: « Non, je ne flanche-rai pas.

-Je vous reconnais. Vous pouvez faire tout ce que votre esprit vous dicte, vous le savez.

- Même aller à cheval sur la lune.

- Quoi ?

- Oh, c’est une vieille plaisanterie…

- Ecoutez, je sais que vous avez été à deux doigts de céder à la panique cet après-midi, mais ne vous inquiétez pas. Tout le monde passe par là. C’est le trac, c’est tout. Vous aviez toujours été très froide, très concentrée, et je croyais que vous n’auriez jamais le trac. Eh bien, c’est fait. Je suis sûr que vous y pensez toujours alors que, moi, je suis bien content que cela vous soit enfin arrivé. C’est une expérience irremplaçable. L’important, c’est que vous ayez su vous dominer.

- Merci, George. En plus de critique dramatique vous feriez un super-entraîneur de base-ball. »

Lorsque, quelques instants plus tard, ils conclurent leur conversation et raccrochèrent, elle se laissa retomber sur l’oreiller, les bras serrés contre elle, se sentant tellement bien qu’elle ne put se retenir de pouffer de rire. Puis elle se leva, et alla fouiller dans le placard jusqu’à ce qu’elle eût trouvé l’album de pho-tos de la famille Weiss. Elle le ramena au lit et là, le feuilleta pendant un moment, s’arrêtant sur les photos de Jacob et d’Anna; car si elle ne pouvait plus partager ses victoires avec eux, elle avait besoin de sentir qu’ils étaient restés proches.

Un peu plus tard, dans la chambre plongée dans l’obscurité, alors qu’elle oscillait entre le sommeil et la veille, Ginger comprit enfin pourquoi elle avait eu peur cet après-midi. Elle n’avait pas eu le trac. Bien que n’ayant pu l’admettre jusqu’à présent, elle avait craint de se retrouver dans le même état que quinze jours auparavant, dans la boutique de Bernstein. Elle avait craint d’être une nouvelle fois en état de fugue. Et si cela s’était produit alors qu’elle avait le scalpel à la main ou qu’elle recousait un greffon…

A cette idée, ses yeux s’élargirent. Le sommeil qui s’avançait à pas de loup battit en retraite comme un cambrioleur surpris en pleine action. Longtemps, elle resta allongée, raide, scrutant la pénombre de sa chambre, dans laquelle le mobilier prenait des formes menaçantes tandis que les rideaux, incomplètement tirés devant la fenêtre, laissaient voir une bande vitrée qu’argentaient à la fois le clair de lune et la lumière qui montait des lampadaires de la rue en dessous.

Pouvait-elle accepter la responsabilité d’être le maî- tre d’oeuvre d’une opération aussi délicate qu’une greffe de l’aorte ? Elle ne referait certainement jamais de crise. C’était un phénomène tout à fait passager. Mais oserait-elle mettre cette théorie à l’épreuve ?

Le sommeil parvint finalement à l’engloutir.

 

Le mardi, après une visite sans problème à la charcuterie juive, de bons petits plats et plusieurs heures passées à flemmarder avec un bon livre, Ginger recouvra toute sa confiance en soi et envisagea avec sérénité le défi qui lui était lancé.

Le mercredi, Johnny O’Day était de bonne humeur et se remettait parfaitement de son triple pontage. C’était là la récompense d’années d’études et d’efforts: la préservation de la vie, le rejet de la souffrance, le retour de l’espoir et du bonheur.

Elle assista Hannaby lors de la pose d’un stimula-teur cardiaque avant d’effectuer seule un aorto-gramme. Elle se tint également aux côtés de George quand il reçut sept malades que des confrères lui avaient adressés.

Quand les patients furent partis, George et Ginger étudièrent pendant une demi-heure le dossier de la candidate à la greffe d’aorte - Viola Fletcher, cinquante-huit ans. Le dossier refermé, Ginger décida de faire entrer Mme Fletcher jeudi pour qu’elle subisse les ultimes examens. S’il n’y avait pas de contre-indications, l’opération pourrait avoir lieu le lundi matin. George donna son accord.

La journée du mercredi passa très vite. Vers six heu-res et demie du soir, elle avait déjà abattu douze heu-res de travail, mais n’était pas fatiguée pour autant. En fait, elle n’avait pas très envie de quitter l’hôpital, bien qu’elle n’y eût officiellement plus rien à faire. George Hannaby était déjà parti. Mais Ginger s’attardait à bavarder avec les patients, à vérifier des relevés. En fin de compte, elle alla jusqu’au bureau de George et reprit le dossier de Viola Fletcher.

Les bureaux des médecins se trouvaient à l’arrière du bâtiment, un peu en dehors de l’hôpital proprement dit. A cette heure-là, les couloirs étaient déserts. Les semelles de caoutchouc de Ginger grinçaient sur le dallage. L’air sentait le désinfectant au pin.

La salle d’attente, les salles d’examen et le bureau de George Hannaby étaient plongés dans l’obscurité. Ginger n’eut pas besoin de faire la lumière. Elle connaissait par coeur la disposition du mobilier. Elle se contenta d’allumer la lampe de bureau. Elle avait les clefs de tous les meubles de rangement et il ne lui fal-lut qu’une minute pour retrouver le dossier de Viola Fletcher et s’asseoir au bureau de George.

Elle prit place dans le grand fauteuil de cuir, ouvrit tout grand le dossier. C’est alors qu’elle remarqua un objet qui mobilisa toute son attention et lui coupa litté- ralement le souffle. Il était posé sur le buvard vert du sous-main, à la limite de la zone d’ombre: c’était un ophtalmoscope, instrument servant à éclairer et à examiner le fond de l’oeil. Il n’avait rien d’étrange-rien de malfaisant. Un médecin se servait habituellement d’un ophtalmoscope lors d’un examen de routine. Pourtant, la vue de celui-ci non seulement lui bloqua la respiration, mais l’emplit instantanément d’un formidable sentiment de danger.

Une sueur glacée lui coula le long du dos.

Son coeur tapait si fort que les coups semblaient venir de l’extérieur de son corps, comme si une grosse caisse jouait dans la rue.

Elle ne pouvait détacher ses yeux de l’objet. Comme cela s’était produit plus de deux semaines auparavant dans la charcuterie Bernstein lors de l’épisode des gants noirs, tous les autres objets du bureau de George commencèrent à se dissiper. Seul l’instrument brillant était visible dans ses moindres détails.

Désorientée, rendue soudain claustrophobe par la chape de frayeur irrationnelle qui s’était abattue sur elle, elle repoussa violemment le fauteuil du bureau et se leva. Le souffle court, elle se sentait glacée jusqu’à la moelle des os.

La lentille de l’appareil ressemblait à un oeil unique, inhumain.

Il faut courir ou périr, lui dit une petite voix. Courir ou périr.

Un cri lui échappa, un cri qui ressemblait à l’appel désespéré d’un enfant perdu et terrifié.

Elle fit le tour du bureau, trébucha, faillit tomber en renversant une chaise. Elle traversa la pièce, fit irruption dans la pièce suivante et s’enfuit dans le couloir désert, gémissant sur un mode suraigu, à la recherche d’une sécurité qu’elle ne trouvait nulle part. Elle voulait de l’aide, voir un visage ami, mais elle était la seule personne à l’étage et le danger se rapprochait. La menace inconnue qui, d’une manière mystérieuse se dissimulait dans l’inoffensif ophtalmoscope la talonnait de plus en plus près tandis qu’elle courait aussi vite qu’elle pouvait, le martèlement de ses pas se répercutant dans le corridor.

Courir ou périr.

Une brume fondit sur elle.

Plusieurs minutes s’écoulèrent. Quand elle reprit conscience, elle vit qu’elle se tenait dans l’escalier de secours, tout au bout du bâtiment administratif, entre deux étages. Elle ne se souvenait pas d’avoir quitté le bureau et pris l’escalier. Elle était assise sur une mar-che, tassée contre le béton du mur, le visage tourné vers la rampe métallique. Une ampoule brillait faiblement. Des marches montaient, des marches descendaient. Le silence eût régné en maître s’il n’y avait eu sa respiration.

C’était un endroit désert, en particulier pour quelqu’un dont la vie éclatait par toutes les coutures et qui avait besoin d’être rassuré par des lumières brillantes et des visages souriants. Les murs gris, la lumière crue, les ombres menaçantes, la rambarde métallique… le lieu semblait être le reflet de son pro-pre désespoir.

Personne, évidemment, n’avait été témoin de sa fuite éperdue et des comportements bizarres qu’elle avait pu avoir pendant cette inexplicable fugue, sans quoi elle ne se serait pas retrouvée seule. Au moins, elle avait échappé à ça: au moins, personne n’était au courant.

Mais elle l’était, et cela suffisait.

Elle frissonna. Pas vraiment de peur, parce que la terreur aveugle l’avait abandonnée. Mais tout simplement de froid. Ses vêtements trempés de sueur lui collaient à la peau.

Elle leva la main et s’essuya le visage.

Elle se redressa, observa l’escalier. Elle ne savait pas à quel étage elle se trouvait. Au bout d’un instant, elle décida de monter.

Ses pas résonnèrent de façon lugubre.

Pour quelque raison inconnue, elle pensa à un tombeau.

« Messhugene », dit-elle d’une voix mal assurée.

C’était le 27 novembre.

 

Chicago, Illinois

 

Il faisait froid en cette première matinée dominicale de décembre et le ciel gris et bas était annonciateur de neige. Les premiers flocons allaient tomber au cours de l’après-midi, et dès le début de la soirée, toute la ville -son visage sinistre comme ses atours souillés-se retrouverait temporairement dissimulée sous le maquillage d’un blanc immaculé de la neige. Et cette nuit, de la Gold Coast jusqu’aux quartiers des taudis, partout dans la ville, le premier sujet de conversation serait la tempête. Partout, sauf dans les logis des catholiques romains de la paroisse Sainte-Bernadette, où l’on parlerait davantage du comportement cho-quant qu’avait eu le père Brendan Cronin pendant la première messe du matin.

Le père Cronin se leva à cinq heures et demie, dit sa prière, prit une douche, se rasa, mit sa soutane et sa barrette avant de quitter le presbytère, bréviaire à la main, sans même prendre la peine de passer un manteau. Il s’attarda un moment sous le porche à respirer à pleins poumons l’air froid de décembre.

Il avait trente ans, mais ses yeux verts et francs, ses cheveux roux et ses taches de rousseur le faisaient paraître bien plus jeune. Il avait vingt-cinq bons kilos de trop et, de l’enfance au séminaire en passant par le lycée, il s’était toujours vu surnommer Bouboule.

Quel que fût son véritable état émotionnel, le père Cronin avait pratiquement toujours l’air heureux. Son visage était celui d’un chérubin dont les formes jouf-flues ne sont pas faites pour exprimer la colère ou la mélancolie. Ce matin-là, il avait l’air particulièrement satisfait de lui-même et du monde, bien qu’en fait il fût profondément troublé.

Il suivit un petit chemin dallé, longea des parterres de fleurs clairsemés où la terre apparaissait par endroits. Il ouvrit la porte de la sacristie et entra. L’odeur d’encens se mêlait à celle de la cire dont étaient soigneusement recouverts les boiseries et les objets de bois de l’église.

Le père Cronin n’eut pas besoin d’allumer. La petite flamme rouge et vacillante de la sacristie lui suffisait Il s’agenouilla sur le prie-Dieu et inclina la tête. En silence, il implora le Seigneur de le rendre digne de sa tâche. Dans le temps, cette prière secrète, avant l’arrivée du sacristain et de l’enfant de choeur, ne manquait pas d’emplir son esprit de joie à l’idée de bientôt célébrer la messe. Mais aujourd’hui, comme pratiquement tous les jours depuis quatre mois la joie le fuyait. Il n’éprouvait qu’un vide sinistre qui lui tordait le coeur et enfonçait un fer glacé dans ses entrailles.

Serrant les dents comme pour se plonger volontairement dans un état d’extase spirituelle, il réitéra sa prière, mais en vain.

Après s’être lavé les mains, le père Cronin déposa sa barrette sur le prie-Dieu et ouvrit l’armoire contenant les vêtements consacrés. C’était un homme sensible, doté d’une âme d’artiste, et il voyait dans la beauté grandiose du cérémonial l’écho subtil de la grâce divine. D’ordinaire, quand il arrangeait l’aube blanche de telle sorte qu’elle tombât parfaitement sur ses chevilles, un frisson sacré le parcourait à l’idée que lui Brendan Cronin, allait accomplir le mystère sacré.

D’ordinaire, mais pas aujourd’hui. Et pas depuis plusieurs semaines.

Le père Cronin passa son aube avec aussi peu d’attention qu’un ouvrier enfilant son bleu de travail pour aller à l’usine.

Quatre mois plus tôt, début août, le père Brendan Cronin avait commencé à perdre la foi. L’imperceptible et pourtant implacable feu du doute s’était allumé en lui et consumait les choses auxquelles il croyait pourtant le plus.

Pour n’importe quel prêtre, la perte de la foi est un événement terrible, mais ce l’était plus encore pour Brendan Cronin. Simplement parce qu’il avait été appelé à la prêtrise très jeune. Maintenant, la foi éva-nouie, sa personne était tout entière vouée à l’office sacré, toutefois il savait qu’il ne pourrait continuer très longtemps à dire la messe, à prier et à réconforter les affligés alors que tout cela n’avait plus aucun sens.

Le père Cronin plaça l’étole autour de son cou. Au moment où il s’emparait de la chasuble, la porte de la sacristie donnant sur la cour s’ouvrit et un jeune garçon se précipita dans la pièce, allumant l’électricité, ce que le prêtre avait négligé de faire.

« Bonjour, mon père !

- Bonjour, Kerry. Tu as l’air en forme, ce matin. »

A l’exception de ses cheveux qui étaient bien plus roux que ceux du père Cronin, Kerry McDevit aurait pu être un parent très proche du prêtre. Il était un peu grassouillet, avec des taches de rousseur et de grands yeux verts espiègles. « Ça va, mon père, mais il fait drô- lement froid dehors, un vrai temps à se geler les…

- Ah oui ? A se geler quoi ?

- … les oreilles, fit le garçon, embarrassé. Ce qui veut dire qu’il fait vraiment très très froid. »

En temps normal, Brendan se serait amusé de la gêne du garçon. Son humeur était cependant telle qu’il n’afficha pas le moindre sourire. Kerry s’empressa de se dévêtir et de passer les habits de cérémonie.

Brendan prit le manipule, baisa la croix en son cen-tre, la plaça sur son avant-bras gauche et ne ressentit rien. Une sensation de froid et de creux avait pris la place de la foi et de la joie d’autrefois.

Jusqu’à la fin août, il n’avait jamais douté de la sagesse de son engagement envers l’Église. Il s’était montré si brillant en étudiant à la fois les matières classiques et la théologie qu’on l’avait choisi pour com-pléter sa formation au Collège américain de Rome. Il aimait la Ville éternelle-son architecture, son histoire, sa population aimable. Après avoir été ordonné et accepté dans la Société de Jésus, il passa deux ans au Vatican en tant qu’assistant de Mgr Giuseppe Orbella, conseiller doctrinal de Sa Sainteté le pape.

Cet honneur aurait pu être suivi d’une affectation auprès du cardinal de Chicago, mais le père Cronin avait demandé une cure dans une petite paroisse, comme n’importe quel autre prêtre. C’est ainsi qu’après une visite à l’évêque Santefiore de San Francisco-vieil ami de Mgr Orbella-et des vacances pendant lesquelles il roula de San Francisco à Chicago il arriva dans la paroisse Sainte-Bernadette, où il trouva beaucoup de plaisir à exécuter les tâches les plus humbles de la vie d’un curé. Sans jamais le moindre regret, le moindre doute.

Les yeux tournés vers l’enfant de choeur qui se vêtait, le père Cronin regretta la foi simple qui l’avait si longtemps soutenu et réconforté. L’avait-elle abandonné provisoirement ou l’avait-elle fui à tout jamais ?

Dès qu’il fut prêt, Kerry passa la porte de la sacristie donnant sur la chapelle. Il se retourna au bout de quelques pas. Le père Cronin ne le suivait pas.

Brendan Cronin hésita. Il apercevait par la porte le grand crucifix mural et la plate-forme de l’autel. La partie la plus sacrée de l’église lui semblait très étrange, comme s’il la découvrait objectivement pour la première fois. Et il ne comprit pas comment il avait pu y voir un territoire sacré. Ce n’était qu’un lieu banal, rien de plus. S’il passait cette porte et se mettait à débiter ses litanies, il ne serait rien d’autre qu’un hypocrite, il tromperait tous les membres de la congré- gation.

Comment puis-je dire la messe alors que je ne crois plus ? se demanda Brendan.

Le calice dans la main gauche, la main droite posée sur la bourse et le voile, il serra le vase sacré contre lui et rejoignit finalement Kerry dans le sanctuaire, où le Christ en croix parut lui lancer un bref regard accu-sateur.

Comme à l’ordinaire, moins d’une centaine de personnes étaient venues pour la première messe. Leurs visages étaient anormalement pâles et radieux, comme si Dieu n’avait pas permis à de véritables fidèles d’entrer ce matin dans l’église et les avait remplacés par une cohorte d’anges susceptibles de témoigner du sacrilège d’un prêtre osant célébrer bien qu’ayant perdu la foi.

Le désespoir du père Cronin empira au cours de la cérémonie. Dès l’instant où il prononça l’Introibo ad altare Dei, chaque phase de la messe lui infligea une douleur plus grande. Au moment où Kerry McDevit fit passer le missel d’un côté à l’autre de l’autel le découragement du père Cronin fut si grand qu’il se sentit accablé. Son épuisement spirituel et émotionnel était tel qu’il pouvait à peine lever les bras, se concentrer sur l’Evangile, réciter les paroles sacrées. Au moment du canon, il bredouillait. Kerry le regardait, incrédule, et il était clair que l’assistance se doutait que quelque chose n’allait pas. Il était en sueur. Une ombre grise s’abattit sur lui, puis il se sentit glisser dans une spirale de ténèbres effrayantes.

C’est à l’instant de l’Elévation, au moment de dire les mots chargés du mystère de la transsubstantiation, qu’il s’en prit soudain à lui-même d’être incapable de croire, à l’Eglise de ne pas l’avoir mieux protégé du doute, à sa vie tout entière qui s’était perdue dans la recherche de mythes sans fondement ni signification. Sa colère monta, bouillonna et, tout à coup, se changea en fureur.

A son grand étonnement, il lança un cri affreux et projeta le calice dans le sanctuaire. Il heurta le mur avec un bruit métallique, répandant le vin consacré en tous sens, retombant au pied de la statue de la Vierge pour finir devant le lutrin sur lequel étaient posés les saints Evangiles.

Kerry McDevit recula, terrifié, et dans la nef, les dizaines de fidèles poussèrent un seul cri de surprise. Mais cela ne suffit pas à calmer Brendan Cronin. Cédant à la fureur qui était sa seule protection contre le désespoir et l’envie de suicide, il jeta à terre les hosties consacrées puis, hurlant toujours de colère et de douleur, il arracha son étole, la foula aux pieds et s’enfuit en courant dans la sacristie. Là, la colère le quitta aussi rapidement qu’elle était venue, le laissant dans la plus grande confusion.

C’était le 1er décembre.

 

Laguna Beach, Californie

 

En ce premier dimanche de décembre, Dom Corvaisis déjeuna avec Parker Faine à la terrasse du Las Bri-sas, à une table ombragée dominant la mer éclaboussée de soleil. Le beau temps semblait vouloir durer. La brise marine leur apportait le cri des mouet-tes, le goût de la mer, le parfum des jasmins sauvages. Dominick fit à Parker le récit détaillé de sa lutte contre le somnambulisme.

Parker Faine était son meilleur ami, peut-être la seule personne au monde avec qui il pouvait discuter aussi librement. Et pourtant, ils n’avaient, en apparence tout au moins, absolument rien en commun. Dom était mince et musclé, Parker Faine trapu, gras et bedonnant. Toujours parfaitement rasé, Dom allait chez le coiffeur toutes les trois semaines, alors que Parker avait une barbe et des cheveux hirsutes qui le situaient à mi-chemin entre le catcheur professionnel et le beatnik des années cinquante. Dom buvait peu et s’enivrait rapidement alors que la capacité d’ingurgitation de Parker était légendaire. Si Dom était solitaire par nature et lent à se faire des amis, Parker avait le don de passer pour une vieille connaissance une heure seulement après qu’on l’eut rencontré. Avec ses cinquante ans, Parker était de quinze ans l’aîné de Dom. Il était riche et célèbre depuis un quart de siècle et se sentait parfaitement à l’aise avec sa fortune et sa notoriété-en un mot, il ne comprenait absolument pas que Dom pût paniquer à l’idée que Crépuscule à Babylone allait lui apporter du même coup la gloire et l’argent.

Malgré tout ce qui les différenciait, ils étaient devenus rapidement amis parce qu’ils se ressemblaient en fait sur plusieurs points importants. Tous deux étaient artistes, non par choix ou par goût, mais parce qu’ils s’y sentaient poussés. L’un peignait avec des mots, l’autre avec des couleurs. Et puis, même si Parker se liait plus facilement que Dom, les deux hommes accordaient une place énorme à l’amitié.

Ils avaient fait connaissance six ans auparavant, lorsque Parker était venu s’installer dans l’Oregon pendant dix-huit mois, à la recherche de nouveaux thè- mes pour une série de paysages dans son style inimita-ble, unissant avec succès l’hyperréalisme et une imagination surréaliste. Au cours de son séjour, il avait été engagé pour donner une conférence mensuelle à l’université de Portland où Dom enseignait lui-même dans le département d’anglais.

Parker s’empiffrait littéralement de nachos dégouli-nant de fromage, de guacamole et de crème aigre, tan-dis que Dom sirotait lentement une bouteille de Modelo Negra tout en faisant le récit de ses aventures involontaires. Il parlait à voix basse, bien que la discré- tion ne fût absolument pas nécessaire. Les autres clients bavardaient bruyamment et ne s’occupaient pas de lui. Il ne toucha pas aux nachos. Ce matin-là, il s’était réveillé pour la quatrième fois derrière l’éta-bli du garage, terrorisé, et cette incapacité permanente à se maîtriser lui ôtait toute envie, tout appétit. A la fin de son récit, il n’avait bu que la moitié de sa bière: le sombre breuvage mexicain lui paraissait totalement insipide.

Parker avait déjà, quant à lui, englouti trois doubles margaritas et en avait commandé un quatrième. L’attention du peintre n’était cependant pas émoussée par l’alcool qu’il avait consommé. « Dis donc, mon vieux tu ne crois pas que tu aurais pu me parler de cela il y a plusieurs semaines ?

-Je me sentais un peu… ridicule.

- Foutaises! » s’écria le peintre en balayant du revers de la main les arguments de son ami.

Le serveur mexicain déposa sur la table le margarita de Parker. Le cocktail fut avalé en une seconde.

« Rapportez-nous de ces délicieux nachos, et aussi plus de salsa, plus pimentée si vous avez. Et aussi une soucoupe d’oignons hachés. Un autre margarita pour moi et une bière pour mon malheureux ami !

-Ce n’est pas la peine, je n’ai même pas fini celle-là, dit Dom.

- C’est bien pour ça que tu es malheureux. Tu l’as depuis si longtemps qu’elle doit être tiédasse. »

D’ordinaire, Dom aurait ri de la jovialité de son ami mais, aujourd’hui, son enthousiasme permanent ne lui tirait même pas un sourire.

Parker se pencha au-dessus de la table pour se rapprocher de Dom et prit soudain un air grave. « Bon, mettons les choses à plat. On va essayer de trouver une explication et de voir ce que tu peux faire. Tu ne crois pas que c’est uniquement un problème de stress… à cause de la prochaine publication de ton bouquin ?

-J’y ai pensé, mais ce n’est pas possible. Ce que je veux dire, c’est que j’accepterais cette explication si mon problème était mineur. Mais les soucis que me donne Crépuscule ne sont pas assez intenses pour provoquer un comportement aussi inhabituel aussi exces-sif… aussi dingue. Je me balade pratiquement toutes les nuits, mais ce n’est pas cela qui me préoccupe. C’est la profondeur de ma transe qui est incroyable. Il y a très peu de somnambules aussi comateux que moi, très peu aussi qui se lancent dans des travaux aussi compliqués. J’ai quand même essayé de boucher mes fenêtres ! On ne se claquemure pas dans sa maison parce qu’on a de petits soucis professionnels.

- Tu t’en fais peut-être plus pour ton bouquin que tu ne veux bien l’admettre.

- Ecoute, Parker, tu ne vas quand même pas oser me dire que mes crises ne sont que la conséquence d’une overdose de boulot ?

- C’est vrai, admit-il.

-Je rentre dans le placard pour m’y cacher. Et quand je me retrouve derrière l’établi, quand je suis à moitié endormi, j’ai l’impression que quelque chose me traque, quelque chose qui me tuera s’il me décou-vre. Il y a quelques jours, j’ai voulu hurler, mais pas un son n’est sorti. Hier, je criais: “Allez-vous-en ! Allez-vous-en !” Et aujourd’hui, avec le couteau…

- Le couteau ? fit Parker. Tu ne m’en as pas parlé.

-J’étais encore derrière l’établi. Seulement, j’avais un couteau à découper, je l’avais pris au râtelier, dans la cuisine.

- Pour te protéger, c’est sûr, mais de quoi ?

- De la chose… de celui qui me traque.

- Et qui est-ce qui te traque ?

-Je n’en sais absolument rien.

- Cette histoire ne me plaît pas. Tu aurais pu te blesser grièvement.

-Ce n’est pas cela qui m’inquiète le plus.

- Dans ce cas, qu’est-ce qui t’inquiète le plus ? »

Dom regarda autour de lui. « Je pourrais… je pourrais blesser quelqu’un. »

L’air incrédule, Parker Faine dit: « Tu prendrais un couteau de cuisine et tu irais tuer quelqu’un pendant ton sommeil ? Impossible ! » Il avala son margarita. « Tu es en train de sombrer dans le mélo. Comme si tu étais un type à commettre un crime…

-Je ne pensais pas non plus être un type à faire des crises de somnambulisme.

- Tout ça, c’est de la foutaise. Il y a une explication. Tu n’es pas dingue, en tout cas. Parce que les dingues ne doutent jamais d’être sains d’esprit.

-Je crois que je vais aller voir un psychiatre, un conseiller, passer des examens.

-Pour les examens, d’accord, mais pour le psychiatre, pas question. Tu es plus névrosé que psychotique, d’ailleurs. »

Le serveur apporta des nachos, de la salsa, des oignons et un autre margarita. Parker dégusta lentement les spécialités mexicaines avant de dire: « Je me demande si ton problème n’aurait pas un rapport avec ton changement il y a un an et demi.

-J’ai changé, moi ? Comment ? fit Dom, surpris.

-Tu sais très bien de quoi je veux parler. Quand on s’est rencontrés à Portland, il y a six ans, tu étais pâlichon, trouillard, une vraie limace, quoi.

- Une limace, moi ?

- Ouais, et tu ne peux pas dire le contraire. Tu étais brillant, talentueux, mais tu étais quand même une limace. Et tu sais pourquoi ? Eh bien, je vais te le dire. Tu avais peur de la compétition, des échecs, des suc-cès, de la vie, en un mot. Tu voulais simplement faire ton petit bonhomme de chemin, le plus discrètement possible. Tu t’habillais comme Mr Tout-le-Monde, tu parlais à mi-voix, tu faisais tout pour ne pas attirer l’attention. Tu te réfugiais dans le monde universitaire parce qu’il n’y avait pas trop de concurrence. En un mot, tu étais comme un lapin qui se planque dans son terrier.

- Dis donc, si j’étais la larve que tu décris, pourquoi as-tu eu envie qu’on devienne amis ? fit Dom, un peu excédé.

- Parce que je sais lire au-delà des apparences, mon pote. Je ne me suis pas laissé avoir par ton mas-que timide et insipide. J’ai senti qu’il y avait quelque chose de spécial en toi. Si je suis un artiste, c’est bien parce que je vois ce que les autres ne peuvent même pas imaginer.

-Tu dis que j’étais… insipide ?

- Oui, monsieur, un vrai pétochard ! Tu sais combien de temps tu as mis pour trouver la force de m’avouer que tu étais écrivain ? Trois mois !

-Je n’étais pas vraiment écrivain à l’époque…

-Tu avais des tiroirs pleins de nouvelles et tu n’avais même pas osé en envoyer une à un magazine. Pas seulement parce que tu craignais qu’on te la refuse. Non, tu redoutais qu’on te la prenne. La peur du succès, c’est ça. Combien de temps ai-je dû insister pour que tu en expédies quelques-unes aux revues lit-téraires ?

- Euh, je ne sais pas, moi…

- Eh bien, moi, si. Six mois ! Tu te rends compte ? Il a fallu que je te cajole, que je te supplie presque ! »

Parker n’avait cessé de manger tout en parlant. Sa barbe dégoulinait de crème, qu’il essuya du revers de la manche. Puis il engloutit son margarita et reposa bruyamment le verre sur la table. « Quand tes nouvelles ont commencé à se vendre, tu as voulu arrêter. Il a fallu que je te pousse tous les jours. Dès que j’ai eu le dos tourné, quand je suis allé dans l’Oregon par exemple, tu es reparti te réfugier dans ton terrier ! »

Dom ne répliqua pas. Il savait que le peintre avait entièrement raison. Après avoir quitté l’Oregon et être retourné chez lui, à Laguna, Parker avait continué à encourager Dom par lettres et au téléphone, mais venant de loin, ces encouragements n’étaient plus assez efficaces pour le motiver. Il avait fini par se convaincre qu’après tout ce qu’il écrivait n’était pas digne d’être publié, alors qu’il avait vendu plus d’une dizaine de nouvelles en moins d’un an. Il arrêta d’envoyer ses histoires aux magazines et ne tarda pas à se fabriquer une nouvelle carapace pour remplacer celle que Par-ker l’avait aidé à briser. Bien que se sentant toujours poussé à écrire, il reprit son ancienne habitude de relé- guer ses manuscrits au fin fond de ses tiroirs sans chercher à les placer. Parker avait continué de le pousser à écrire un roman, mais Dom, convaincu de la modestie de son talent et de son incapacité à se discipliner pour mener à bien un projet de cette envergure, avait toujours refusé de s’y mettre. Il avançait de nouveau tête baissée, parlait d’une voix douce, marchait à petits pas et essayait de vivre avant tout sans se faire remarquer.

« Mais il y a un an et demi, tout a changé, dit Parker. Tout à coup, tu as laissé tomber l’enseignement pour te lancer dans le vide et devenir écrivain professionnel. Pratiquement du jour au lendemain, le petit fonctionnaire est devenu un bohémien. Pourquoi ? Tu ne t’es jamais vraiment penché sur la question. Hein, pourquoi ? »

Dominick fronça les sourcils et réfléchit un instant. Il fut étonné de constater qu’il n’y avait jamais pensé auparavant. « Je ne sais pas. Franchement, je ne sais pas. »

A l’université de Portland, il avait fait une demande de titularisation qu’il avait craint de ne pas voir accep-tée, et avait été pris d’une panique grandissante à l’idée d’être jeté hors de ce port abrité. Obsédé par l’idée de ne pas se faire remarquer, il y avait réussi au point de ne pas l’avoir été suffisamment par les administrateurs du campus; si bien que lorsque arriva le jour du conseil qui devait statuer sur son cas, on commença à se demander si son enthousiasme d’ensei-gnant n’était pas un peu trop tiède pour qu’on lui accordât un poste à vie. Dom était assez réaliste pour se rendre compte que si le conseil refusait sa titularisation, il aurait des difficultés à trouver un poste dans une autre université car on voudrait savoir pour quelles raisons Portland ne l’avait pas gardé. Dans un effort inhabituel pour faire sa propre promotion, et dans l’espoir d’échapper au couperet de l’université avant qu’il ne tombât, il posa sa candidature auprès de plusieurs institutions dans des Etats de l’Ouest, mettant l’accent sur les nouvelles de lui qui avaient été publiées-car c’était la seule chose sur laquelle il pouvait le mettre.

Le collège de Mountainview, dans l’Utah, comptant seulement quatre mille étudiants, avait été tellement impressionné par la liste des revues dans lesquelles il avait été publié qu’on lui paya un billet d’avion pour une entrevue. Dom accomplit des efforts considéra-bles pour se montrer plus dynamique qu’il ne l’avait jamais été. On lui offrit un contrat de titulaire pour enseigner l’anglais et l’écriture créative; il avait accepté, sinon avec grand délice, du moins avec grand soulagement.

Il but une gorgée de bière, soupira: « J’ai quitté Portland à la fin du mois de juin, l’année dernière. J’avais attaché à ma voiture une petite remorque pleine de livres et de vêtements. Je me sentais de bonne humeur. Je ne considérais pas mon départ de Portland comme un échec. J’avais seulement l’impression de prendre un nouveau départ. J’attendais beaucoup de ce nouveau poste à Mountainview. En fait, je ne me souviens pas d’avoir été plus heureux que ce jour-là. »

Parker Faine hocha la tête d’un air approbateur.

« Ça, tu pouvais l’être ! Tu allais te retrouver à un poste où l’on n’attendait rien de toi et où ton introversion serait mise sur le compte de ton tempérament d’artiste.

- Un terrier idéal, c’est ça ?

- Exactement. Et pourquoi as-tu quitté ton poste à Mountainview ?

-Je te l’ai déjà dit. A la dernière minute, je n’ai pu supporter l’idée de mener la même vie qu’auparavant. J’en ai eu assez d’être un lapin apeuré, comme tu dirais.

- Tu as voulu laisser tomber une vie qui ne te satis-faisait plus, d’accord, mais pourquoi l’as-tu fait aussi subitement ?

-Je n’en sais rien…

- Ah ! s’exclama Parker. Je savais bien que j’étais sur la bonne piste ! Les changements que tu as connus alors sont liés à tes problèmes d’aujourd ‘hui. Bon, continue. Tu as dit au doyen de Mountainview que tu ne voulais plus de ton poste.

- Il n’a pas beaucoup apprécié.

- Tu as pris un petit appartement en ville et tu as décidé de vivre de tes économies pendant que tu écrirais un roman, c’est bien cela ?

-Je n’avais pas beaucoup d’argent de côté, mais j’ai toujours été frugal.

-Tempérament impulsif. Goût du risque. Cela ne te ressemble pas, dit Parker. Pourquoi as-tu agi ainsi ? Qu’est-ce qui t’a fait changer ?

- C’est une évolution très lente… mais il fallait que je change. »

Le peintre s’enfonça dans sa chaise. « Insuffisant, mon vieux, comme explication. Il y a autre chose. Écoute. Tu admets toi-même que tu étais heureux comme cochon dans sa bauge lorsque tu as quitté Portland avec ta remorque. Tu avais un boulot, un salaire acceptable, un poste de titulaire, tout cela dans un coin où l’on n’exigerait jamais rien de bien extraordinaire de toi. Il te suffisait de t’installer à Mountainview et de disparaître. Mais le temps que tu débarques là-bas, tu n’y tenais plus: tu balançais tout pour t’installer dans une mansarde, au risque de mourir de faim et tout cela pour l’art. Que s’est-il donc passé, diable pendant ce long voyage de Portland à l’Utah ? Tu as dû te faire secouer, et rudement, par quelque chose, non ? Quelque chose d’assez violent pour te tirer de ta torpeur habituelle !

-Je t’assure que ç’a été un voyage sans histoires.

- Pas dans ta tête, en tout cas.

-J’étais très détendu, je regardais le paysage…

-Amigo! cria Parker à l’adresse du serveur. Une margarita. Et une cerveza pour mon ami.

- Non, fit Dom, je n’ai…

-Je sais, tu n’as pas fini ta bière, mais tu vas la terminer et tu vas en boire encore une autre, et quand tu seras complètement détendu, on atteindra peut-être le fond du problème. Quand on fait deux crises de personnalité en moins d’un an et demi, les deux crises ne peuvent être que liées. »

Dom réfléchit un instant. « Des crises de personnalité ? Après tout, tu as peut-être raison… »

 

Ils quittèrent le Las Brisas en fin d’après-midi sans avoir fourni le moindre élément de réponse. Le soir Dom alla se coucher terrifié, se demandant où il se réveillerait le lendemain matin.

Et au matin, il fut littéralement propulsé hors du sommeil. Il poussa un hurlement strident et se trouva plongé dans une obscurité étouffante. Quelque chose l’avait touché, quelque chose de froid, de moite d’étrange, quelque chose de vivant. Il frappa à l’aveuglette des pieds et des mains, parvint à se libérer et s’enfuit à quatre pattes, totalement paniqué, avant de heurter un mur. La pièce obscure résonnait de milliers de coups et de cris, insupportable cacophonie dont il ne pouvait identifier la source. Il rampa jusqu’à l’angle de deux murs, se plaqua à la paroi, tourné vers le noir certain que la créature froide et moite allait se précipiter sur lui.

Qu’y avait-il dans la pièce avec lui ?

Le vacarme augmenta, et ce furent des cris redoublés, des coups frappés aux murs, un terrible craquement suivi d’un bruit de bois qui éclate, puis des coups à nouveau.

Toujours abruti de sommeil, mais les sens électrisés par l’hystérie et l’afflux d’adrénaline, Dom eut la conviction que la chose qu’il essayait de fuir avait fini par le trouver. Il avait essayé de la tromper en dormant dans le placard ou derrière la chaudière, mais cette nuit, elle ne s’en laisserait pas conter: elle était bien décidée à l’avoir. Il ne pourrait plus se cacher. La fin était proche.

Dans les ténèbres, quelqu’un, quelque chose, cria son nom-« Dom ! »-et il comprit qu’on l’appelait depuis une ou deux minutes. « Dominick, réponds-moi ! »

Un autre formidable craquement, et il se réveilla. Le jour pénétrait désormais dans la pièce et il comprit que la voix était celle de Parker Faine, qui venait de forcer la porte et se tenait dans l’embrasure.

« Dominick, mon vieux, ça va ? »

Dom se rendit compte que, dans son sommeil, il avait non seulement fermé la porte à clef, mais aussi poussé devant un fauteuil et une table de nuit. Les meubles gisaient maintenant à terre.

Parker entra dans la chambre. «Tu vas bien, t’es sûr? Tu poussais des hurlements. On t’entendait depuis la route.

-J’ai rêvé.

- Un fameux cauchemar, oui !

- Je ne m’en souviens pas… » Dom était toujours assis par terre, le dos au mur, trop épuisé pour se relever. « Je suis bien content de te voir, tu sais, mais au fait, qu’est-ce que tu fiches ici ?

- Tu ne te rappelles pas ? Tu m’as téléphoné. Il y a dix minutes, tout au plus. Tu hurlais au secours. Tu disais qu’ils étaient là et qu’ils allaient te prendre. Et puis, tu as raccroché. »

Dominick sentit l’humiliation s’abattre sur ses épaules.

«Alors, tu m’as appelé dans ton sommeil? dit le peintre. En tout cas tu n’avais pas l’air… toi-même. J’aurais peut-être dû appeler la police, mais je me suis dit que c’était encore cette histoire de somnambulisme. Tu n’aurais sûrement pas appré- cié de te réveiller devant une demi-douzaine de poulets.

-Je ne me maîtrise plus du tout, Parker. Il y a quelque chose en moi.

-J’en ai assez d’entendre ces idioties. »

Dom était effondré. Il se sentait sur le point de pleurer, mais parvint à se reprendre et dit d’une voix mourante: « Quelle heure est-il ?

- Un peu plus de quatre heures. »

Parker se tourna vers la fenêtre et fronça les sourcils. Dom suivit son regard et constata que les tentures étaient fermées et que l’armoire avait été poussée devant la fenêtre pour bloquer le passage. Il avait beaucoup travaillé dans son sommeil.

«Seigneur Jésus! s’écria Parker en s’approchant du lit. Ça me plaît de moins en moins, ton histoire. »

Dom s’appuya au mur pour se relever et découvrit ce qui avait suscité l’exclamation de Parker. Sur le lit étaient posés, en plus du grand couteau de cuisine, deux couteaux de plus petite taille, l’automatique qu’il conservait habituellement dans le tiroir de sa table de nuit, un couperet, un marteau et la hache à couper du bois qu’il se souvenait d’avoir remisée dans le garage.

« Qu’est-ce que tu craignais tant ? Une inva-sion soviétique ? Qu’est-ce qui te fait si peur? Dis-le-moi…

-Je n’en sais rien. Quelque chose dans mes cauchemars.

-Dis-moi au moins de quoi tu rêves.

-Je ne m’en souviens pas.

-Pas du tout ?

- Non. » Il frissonna de tout son corps.

Parker s’approcha et lui posa une main sur l’épaule.

« Tu vas prendre une douche et t’habiller. Je vais te préparer un bon petit déjeuner. D’accord? Et puis ensuite… je crois qu’on ferait bien de rendre une petite visite à ton médecin pour qu’il t’examine à nouveau. » Dominick hocha la tête. C’était le 2 décembre.

 

2-16 décembre

 

Boston, Massachusetts

 

Viola Fletcher, institutrice de cinquante-huit ans, mère de deux enfants, épouse dévouée et femme d’esprit au rire communicatif, était allongée sur la table d’opération, inconsciente. Son sort était désormais entre les mains du Dr Ginger Weiss.

Toute la vie de Ginger n’avait été qu’une longue pré- paration à cet instant: pour la première fois, elle était responsable d’une opération majeure et, surtout, très complexe. Elle ne pouvait s’empêcher d’être très fière du chemin parcouru.

Mais elle était également à moitié morte de peur.

Mme Fletcher avait été anesthésiée et couverte de champs verts.

Le corps de la malade était invisible, mis à part la portion du buste sur laquelle devait se dérouler l’intervention, un carré de peau nettement délimité, rouge de teinture d’iode, dans un cadre de tissu couleur citron. Même son visage restait invisible sous un drap en cloche, précaution supplémentaire pour empêcher toute contamination, par voie aérienne, de l’entaille qui allait être pratiquée sur elle. Le patient s’en trouvait dépersonnalisé et peut-être cela faisait-il partie des raisons d’être inconscientes des champs qui l’emmaillotaient, tout comme ils servaient à épargner au chirurgien la vue de l’agonie et de la mort sur un visage humain, au cas où-à Dieu ne plaise-il ne serait pas à la hauteur de la tâche. A la droite de Gin-ger, Agatha Tandy était prête à lui passer les divers instruments, scalpels, pinces hémostatiques, etc. A sa gauche, une infirmière se chargerait de la désinfec-tion. Deux autres infirmières l’anesthésiste et son assistante, attendaient également le début de l’opéra-tion.

George Hannaby se tenait de l’autre côté de la table. Il dégageait une aura de calme, de force et de compé- tence particulièrement rassurante.

Ginger tendit la main.

Agatha y plaça un scalpel.

La lumière joua avec le tranchant effilé. La main posée sur le trait dessiné sur le torse de la patiente, Ginger prit une profonde inspiration.

Le magnétophone de George était installé dans un coin de la salle et la musique de Bach s’échappait déjà des haut-parleurs.

Elle se souvint de l’ophtalmoscope, des gants noirs…

Ces incidents avaient été effrayants, certes, mais ils n’avaient pas réussi à détruire sa confiance en elle-même. Elle se sentait parfaitement bien depuis sa der-nière crise: solide, bien éveillée, pleine d’énergie. Aurait-elle ressenti la moindre fatigue, le plus petit signe de confusion qu’elle aurait annulé l’intervention. Par ailleurs, elle n’avait pas acquis sa formation et travaillé sept jours par semaine pendant des années pour remettre en cause son avenir du fait de deux épisodes d’hystérie dus à la tension psychologique. Tout se déroulerait très bien.

La pendule murale indiquait sept heures quarante-deux. Il était temps de s’y mettre.

Elle pratiqua la première incision. Grâce aux pinces hémostatiques, aux clamps et à une adresse qui la surprenait toujours, elle alla plus profondément, taillant dans la peau, la graisse et le muscle jusqu’à atteindre le ventre de la patiente. L’incision fut bientôt assez large pour ses mains et celles de son assistant, George Hannaby, au cas où celui-ci aurait à intervenir. Les infirmières se rapprochèrent de la table, se saisirent des poignées sculptées des rétracteurs et tirèrent doucement pour écarter les lèvres de la plaie.

Agatha Tandy prit un tampon et essuya délicatement la sueur du front de Ginger en prenant soin de ne pas toucher les verres grossissants de ses lunettes.

George sourit derrière son masque. Il ne suait pas. D’ailleurs, il suait rarement.

Ginger ôta les clamps et Agatha demanda de nouvelles compresses à une infirmière.

Entre les mouvements des concertos de Bach et à la fin de la bande, avant qu’elle soit retournée, on n’entendait que les exhalations sifflantes et les inhalations grondantes du respirateur. En effet, Viola Fletcher ne pouvait respirer par ses propres moyens, ses muscles étant paralysés par un médicament relaxant dérivé du curare. Bien qu’entièrement mécaniques ces bruits avaient quelque chose d’envoûtant qui empêchait Ginger de vaincre son appréhension.

Les autres fois, lorsque c’était George qui opérait on parlait davantage. Le chirurgien échangeait des plaisanteries avec les infirmières et son assistant, se servant de ce léger badinage pour atténuer la tension sans toutefois diminuer la concentration sur la tâche vitale qu’ils avaient à accomplir. Ginger n’était tout simplement pas capable d’une telle performance, qui lui semblait l’équivalent de jouer au basket-ball mâcher du chewing-gum et résoudre un difficile pro-blème de mathématiques en même temps.

Une fois terminée l’incursion dans l’abdomen, elle palpa le côlon et le trouva sain. Grâce à des tampons de gaze fournis par Agatha, elle plaça les intestins dans les griffes d’un rétracteur qu’elle tendit à l’infirmière. Une fois dégagés, ils révélaient parfaitement l’aorte.

Issue du thorax, l’aorte pénétrait dans le dia-phragme, parallèlement à la colonne vertébrale. Au niveau des lombaires, elle se partageait en deux artè- res iliaques, lesquelles formaient les artères fémorales des jambes.

« Le voilà, dit Ginger. Exactement comme sur les radios. » Comme pour confirmer ses dires, elle se tourna vers les radios affichées sur un écran au pied de la table d’opération. « Un superbe anévrisme sacci-forme, juste au-dessus de la selle aortique. »

Agatha lui épongea le front.

L’anévrisme, altération de la couche résistante de la paroi artérielle, avait permis à l’aorte d’enfler démesu-rément et de former un petit sac empli de sang qui battait comme un second coeur. Cet état entraînait une déglutition pénible, des difficultés respiratoires, un souffle court, des quintes de toux très douloureuses et des douleurs dans la poitrine. La rupture de l’ané- vrisme provoquerait très rapidement la mort.

Les yeux fixés sur l’anévrisme, Ginger se sentit enveloppée d’un sentiment de mystère quasi religieux comme si elle quittait le monde des hommes pour la sphère céleste où le sens de la vie lui serait enfin révélé. Son sentiment de puissance et de transcendance venait de ce qu’elle allait pouvoir affronter la mort-et la vaincre. La mort était tapie dans le corps de sa patiente, elle avait pris la forme de cet anévrisme pulsant, de ce sombre bouton qui attendait d’éclore mais elle avait les capacités requises pour la circonscrire avant qu’il ne fût trop tard.

Agatha Tandy ouvrit un sachet stérile et en sortit une section d’aorte artificielle-petit tube épais se divisant en deux tubes plus minces, les artères iliaques. Le greffon était entièrement tissé en dacron. Gin-ger le posa au-dessus de la blessure, le tailla à l’aide de minuscules ciseaux et le rendit à l’instrumentiste. Agatha le déposa dans un haricot de métal contenant du sang de la patiente et l’y agita pour bien l’imbiber.

Le greffon tremperait jusqu’à ce qu’il commence à coaguler. Une fois placé chez la patiente, Ginger laisserait le sang circuler un instant, le pincerait, laisserait coaguler encore un peu de sang, puis l’ôterait avant la fixation définitive. La fine couche de sang coagulé formerait ainsi une paroi imperméable qu’on ne pourrait bientôt plus distinguer de celle d’une véritable artère. Ce qu’il y avait d’étonnant, c’est que le dacron ne se contentait pas de remplacer la section endommagée de l’aorte; il était en réalité bien supérieur à ce que la nature avait conçu. Dans cinq cents ans, quand il ne resterait plus de Viola Fletcher que quelques os usés par le temps, le greffon de dacron serait toujours intact, souple, résistant.

Agatha épongea le front de Ginger.

« Vous vous sentez comment ? demanda George.

-Bien.

-Tendue ?

- Pas vraiment, mentit-elle.

-C’est un vrai plaisir que de vous voir à l’oeuvre, docteur, dit George.

-Je suis d’accord avec vous, fit l’une des infirmieres.

- Moi aussi, dit une autre.

- Merci, fit Ginger, surprise et enchantée à la fois.

-Vous avez une grâce certaine, une légèreté dans le mouvement, une sensibilité dans l’oeil et la main qui, je me dois de le dire, ne sont pas très répandues dans notre profession. »

Ginger savait qu’il ne formulait jamais un compliment qui ne fût pas sincère. Mais de la part d’un maî- tre aussi réservé, cela confinait à la flatterie. George Hannaby était fier d’elle ! Les larmes lui seraient venues aux yeux si elle s’était trouvée en dehors de la salle d’opération mais ici il lui fallait totalement maî- triser ses sentiments. Cependant, l’intensité de sa réac-tion à ses paroles lui fit comprendre à quel point il avait pu jouer le rôle de figure paternelle, et elle tira presque autant de satisfaction de son compliment que s’il était venu de son véritable père, Jacob Weiss en personne.

Ginger se sentait plus détendue. Tout ne pouvait qu’aller pour le mieux désormais.

Elle contrôla méthodiquement l’écoulement du sang dans l’aorte, exposant et pinçant successivement les vaisseaux secondaires, bloquant les vaisseaux les plus petits à l’aide de boucles de tubes de plastique extrê- mement souples, posant des clamps sur les plus grosses artères, dont les artères iliaques et l’aorte proprement dite. En un peu moins d’une heure, elle arrêta tout flux sanguin vers les jambes de la patiente et l’anévrisme cessa de battre comme un coeur.

Avec un petit scalpel, elle fendit l’anévrisme, lequel se vida de son sang. L’aorte se dégonfla. Elle l’incisa tout le long de la paroi antérieure. A ce moment précis, la patiente était sans aorte, plus dépendante que jamais de son chirurgien. Il était impossible de reculer. A partir de cette seconde, la procédure opératoire devait être conduite avec le plus grand soin, mais aussi avec la plus extrême vivacité.

Le silence s’était abattu sur l’équipe. La bande magnétique s’était arrêtée et personne ne se serait per-mis de la changer. Le temps se mesurait aux grogne-ments et aux sifflements du respirateur ainsi qu’aux bips sonores de l’ECG.

Ginger enleva le greffon de dacron du récipient de métal. Le sang avait coagulé exactement comme elle le désirait. Elle cousit la partie supérieure au tronc de l’aorte avec un fil extrêmement fin. Quand la partie haute du greffon fut bien en place, elle le laissa s’imprégner une nouvelle fois de sang.

Pendant toutes ces phases de l’opération, l’infirmière n’avait pas eu besoin de tamponner le front de Ginger. Elle ne suait plus-et elle espérait que George l’avait remarqué.

Sans que l’on eût besoin de lui dire que la musique était de nouveau nécessaire, une infirmière remit en marche le magnétophone.

Des heures de travail attendaient encore Ginger, mais elle ne manifestait pas la moindre lassitude. Méthodiquement, elle replia les champs et découvrit les cuisses de la patiente. Agatha se fit aider par une infirmière pour préparer le nouveau plateau d’instruments. Elle était prête à passer à Ginger tout ce qui lui serait indispensable à la pratique des deux incisions, une à chaque jambe de la patiente, juste sous l’aine. Ginger pinça des vaisseaux avant de dégager les artères fémorales. Comme elle l’avait fait auparavant pour l’aorte, elle utilisa de petits tubes élastiques et toutes sortes de clamps pour couper le passage du sang. Puis elle ouvrit les artères à l’endroit où les deux pattes du greffon viendraient s’attacher. Une ou deux fois, elle se surprit à fredonner joyeusement en même temps que la musique, et à voir l’aisance avec laquelle elle travaillait, on aurait pu croire qu’elle avait été chirurgien dans une vie antérieure et qu’elle venait de se réincarner parmi l’élite de la fraternité du caducée, prédestinée pour ce travail.

Mais elle aurait dû se souvenir de son père et de ses aphorismes, des parcelles de sagesse qu’il avait amas-sées et qu’il lui avait transmises en douceur et avec patience, lors des rares occasions où elle s’était comportée de manière discutable ou avait moins bien réussi à l’école. Le temps n’attend personne, Dieu aide ceux qui s’aident eux-mêmes; Un sou économisé est un sou gagné; Le ressentiment ne blesse que ceux qui l’éprouvent; Ne juge pas pour ne pas être jugée… Il en connaissait ainsi des centaines, mais de ces dictons, il y en avait un qu’il préférait à tous, et dont Jacob lui avait expliqué le sens: La roche Tarpéienne n’est pas loin du Capitole…

Elle aurait dû garder cette maxime à l’esprit. L’opé- ration se déroulait si bien, elle était tellement satis-faite de son travail, si fière de réussir aussi impeccablement son premier grand « lâcher » qu’elle oublia le risque de chute.

Revenant à l’abdomen, elle ôta les clamps de la par-tie inférieure du greffon de dacron, puis glissa les deux pattes sous la peau de l’aine jusqu’aux incisions pratiquées dans les artères fémorales. Elle cousit les deux extrémités, supprima les clamps pour rétablir tout le réseau vasculaire et vit avec délice l’aorte réparée bat-tre au rythme du coeur. Elle peaufina son travail pendant une vingtaine de minutes, puis observa encore un peu le passage du sang. Il n’y avait pas le moindre signe d’hémorragie.

Enfin, elle dit: « Il est temps de refermer.

- Du beau boulot », fit George.

Ginger était heureuse de porter un masque pour dissimuler le sourire de satisfaction qui lui barrait le visage d’une oreille à l’autre.

Elle referma les incisions des jambes de la patiente. Elle reprit les intestins à l’infirmière qui les tenait depuis le début de l’opération, les remit bien en place dans la cavité abdominale et y jeta un dernier coup d’oeil pour déceler une éventuelle anomalie. Le reste fut facile: replacer la graisse et les muscles refermer le tout, jusqu’à ce que l’incision originelle fut suturée au catgut.

L’assistante de l’anesthésiste dévoila la tête de Viola Fletcher.

L’anesthésiste retira les bandes posées sur ses yeux et coupa l’anesthésie.

Une infirmière arrêta Bach au beau milieu d’un concerto.

Ginger regarda le visage de Mme Fletcher, pâle sans être vraiment fatigué. Elle avait toujours le masque, mais seul lui parvenait un mélange à base d’oxygène.

Les infirmières reculèrent et ôtèrent leurs gants.

La patiente remua faiblement les paupières et gémit.

« Viola ? dit Ginger. Viola, vous m’entendez ? »

Elle n’ouvrit pas les yeux mais, bien qu’elle fût plus endormie qu’éveillée, elle remua les lèvres et dit d’une voix pâteuse: « Oui, docteur… »

Ginger reçut les félicitations de toute l’équipe et sor-tit de la salle en compagnie de George. Ils enlevèrent leurs gants, leurs masques, leurs bonnets. Une terrible fatigue s’abattit soudain sur elle. Son cou et ses épau-les lui faisaient mal, son dos était douloureux. Ses jam-bes étaient raides, ses pieds engourdis.

« Mon Dieu, dit-elle je suis claquée !

-Je m’en doute, dit George. Vous avez commencé à sept heures et demie et l’heure du déjeuner est largement passée. Une greffe d’aorte n’est pas une mince affaire.

- Et vous, vous vous sentez comme ça quand vous en faites une ?

- Bien sûr.

-Je crois que j’aurais pu travailler encore plusieurs heures.

- Normal, dit George, l’air amusé. Vous vous sentiez comme Dieu le Père, vous luttiez contre la mort, et nul ne se lasse jamais de ce genre d’activité. »

Devant les éviers, ils se débarrassèrent de leurs blouses et ouvrirent des paquets de savon.

Ginger commença à se laver les mains. Elle s’appuya contre l’évier et se pencha un peu en avant de sorte qu’elle se trouva juste au-dessus de la bondé, de l’eau tourbillonnant dans la cuvette d’acier, des bulles de savon entraînées par l’eau, irrémédiablement, vers l’écoulement du vortex redoutable, de la chute sans fin… Cette fois-ci, une peur irrationnelle s’empara d’elle, plus brusquement encore que dans la charcuterie Bernstein ou le bureau de George, mercredi dernier. En un instant, son attention fut exclusivement attirée par la bonde, qui lui paraissait palpiter, enfler démesurément, comme si elle possédait soudain une vie propre.

Elle laissa tomber la savonnette, cria de terreur en se reculant de l’évier, heurta Agatha Tandy et poussa un nouveau cri. Elle entendit vaguement George l’appeler par son nom. Mais déjà, il disparaissait à la manière d’une image de cinéma dans un fondu enchaîné pour ne plus laisser place qu’à des nuages, qu’à un brouillard qui l’enveloppa totalement.

Tout s’évanouissait, à l’exception de l’évier qui paraissait de seconde en seconde plus grand plus solide, surréel. Elle se sentit en danger de mort. Ét elle se mit à courir.

De tous côtés, la brume se refermait sur elle. Bientôt, elle ne sut absolument plus rien de ce qu’elle faisait.

 

La première chose dont elle eut conscience fut la neige. Les flocons fondaient sur son visage. Mais ce n’était pas uniquement à cause d’eux que ses joues étaient humides. Elle pleurait doucement.

Le froid la pénétrait lentement. L’air était glacial bien qu’il n’y eût pas de vent. Il lui piquait le nez, lui desséchait les lèvres, lui mordait les mains. Elle fris-sonnait sans pouvoir se maîtriser.

Elle se rendit alors compte du béton sous ses pieds, du mur de brique contre son dos. Elle était assise par terre dans un coin, les genoux relevés contre le visage, les bras enserrant ses jambes-dans une position de défense et de terreur. La chaleur de son corps s’enfuyait au contact du sol et de la maçonnerie glacés, mais elle n’avait ni la force ni la volonté de se relever et de regagner l’intérieur du bâtiment.

Elle se souvint d’avoir regardé fixement la bonde de l’évier. En proie au désespoir le plus absolu, elle se rappela sa panique, sa collision avec Agatha Tandy, la surprise sur le visage de George Hannaby. Quant au reste… le vide total. Elle supposait qu’elle s’était enfuie devant des dangers imaginaires, comme une folle, devant ses collègues choqués-et qu’elle avait ainsi mis fin à sa carrière.

Elle se rencogna plus fort contre le mur de brique, souhaitant le sentir aspirer sa chaleur corporelle encore plus vite.

Elle se trouvait assise au bout d’une large allée, un cul-de-sac utilisé par le personnel de service pour pénétrer au coeur de l’hôpital. A sa gauche, une porte métallique à deux battants conduisait dans la chauffe-rie, et au-delà se trouvait la sortie de l’escalier de secours.

Inévitablement, le souvenir de l’homme qui l’avait attaquée pendant son internat au Columbia Presbyte-rian de New York lui revint. Cette nuit-là, il l’avait entraînée dans une allée comme celle-ci, en moins large. Néanmoins, dans l’impasse de New York, c’était elle qui avait pris la situation en main et en était sortie victorieuse; alors qu’ici elle lui échappait complète-ment et qu’elle se sentait faible et perdue. Elle trouva une ironie sinistre à ces réflexions et une effrayante symétrie à se retrouver au point le plus bas de son existence dans un endroit comme celui-ci.

Le lycée, la faculté de médecine, tous ces jours pas-sés à travailler, tous ces sacrifices, tous ces espoirs et ces rêves réduits à néant. A la dernière minute, alors qu’une brillante carrière de chirurgien s’offrait à elle, elle avait trahi Anna, Jacob, George et elle-même. Elle ne pouvait plus nier la vérité ou ignorer ce qui était si évident: il y avait en elle quelque chose qui n’allait pas, quelque chose de très grave, qui pouvait mettre un terme brutal à toute sa vie professionnelle. Une psychose ? Une tumeur cérébrale ? Un anévrisme au cerveau ?

Les portes de l’escalier de secours s’ouvrirent lentement en grinçant et George Hannaby sortit dans la neige, respirant fort. Il fit quelques pas rapides dans l’allée, sans se soucier de déraper sur la neige qui formait maintenant une couche glissante. Ce qu’il vit sur son visage était tellement impressionnant qu’il s’immobilisa avec maladresse. On aurait cru un spectre, et Ginger se dit qu’il devait regretter tout le temps, les conseils et l’attention particulière qu’il lui avait consacrés. Il l’avait crue particulièrement brillante capable et digne d’intérêt, mais elle venait de lui don-ner la preuve de son erreur. Il s’était montré si gentil et un tel soutien pour elle qu’avoir trahi sa confiance même si c’était involontairement, la remplissait de mépris pour elle-même et lui faisait monter davantage les larmes aux yeux.

« Ginger ? fit-il d’une voix tremblante. Ginger, qu’est-ce qui ne va pas ? »

Elle ne put lui répondre que par un sanglot.

Elle avait de lui à travers ses larmes une vision brouillée et tremblotante. Elle aurait préféré le voir s’éloigner et qu’il la laissât mijoter dans son humiliation. Ne se rendait-il donc pas compte que c’était encore pire qu’il soit là à la regarder pendant qu’elle était dans cet état ?

La neige tombait plus dru. D’autres personnes appa-rurent dans l’encadrement de la sortie de secours qu’elle ne reconnut pas.

« Ginger, je vous en prie, dites-moi quelque chose, fit-il en se rapprochant d’elle. Qu’est-ce qui ne va pas ? Qu’est-ce que je peux faire ? Dites-le-moi, je vous en prie. »

Elle se mordit la lèvre pour ne pas pleurer, mais ses sanglots redoublèrent de plus belle. D’une voix mourante, elle parvint à balbutier: « Il y a quelque chose en moi…

-Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?

-Je… je ne sais pas… »

Elle avait toujours su affronter seule les dangers auxquels elle était confrontée. Elle s’appelait Ginger Weiss, la petite poupée dorée. Elle était différente des autres et ne savait pas comment demander de l’aide.

Accroupi devant elle, George dit: « Quoi qu’il en soit, nous vous tirerons de là. Je sais que vous êtes très fière de votre indépendance. Vous m’écoutez ? Je me tiens toujours un peu à l’écart quand je suis avec vous parce que je sais que vous n’aimez pas beaucoup être aidée. Vous voulez tout faire par vous-même. Mais cette fois-ci, vous n’y arriverez pas toute seule. Je suis là, vous comprenez, et vous devrez compter avec moi, que cela vous plaise ou non.

-J’ai… j’ai tout gâché, je vous ai déçu…

-Oh non, dit-il avec un petit sourire, pas vous… Rita et moi n’avons que des fils, mais si nous avions eu une fille, nous aurions aimé qu’elle vous ressemble. Vous êtes une jeune femme exceptionnelle, docteur Weiss, exceptionnelle. Me décevoir ? Ce serait pour moi un grand honneur si vous vouliez vous reposer sur moi, comme si vous étiez ma propre fille, et me laisser vous aider, comme si j’étais le père que vous avez perdu. »

Il lui tendit la main.

Elle la prit et la serra très fort.

C’était le lundi 2 décembre.

Il s’écoulerait encore de nombreuses semaines avant qu’elle n’apprenne que d’autres personnes, en bien d’autres endroits-tous des inconnus pour elle-, vivaient d’étranges variantes de son propre cauchemar.

 

Trenton, New Jersey

 

Quelques minutes avant minuit, Jack Twist ouvrit la porte et quitta l’entrepôt. Le vent soufflait et il tombait une sale petite neige fondue. Au même moment, un homme descendit d’une camionnette Ford grise garée au pied de la plus proche rampe de chargement. L’arri-vée du véhicule avait été dissimulée par le bruit d’un train de marchandises. L’extérieur de l’entrepôt était plongé dans l’obscurité, à l’exception de l’éclat jaunâ- tre de quelques ampoules de sûreté allumées en permanence, de jour comme de nuit. Malheureusement, l’une de ces ampoules était située juste au-dessus de la porte que venait de franchir Jack et éclairait jusqu’à la portière droite de la camionnette.

L’homme avait une vraie tête d’avis de recherche: des mâchoires carrées, une bouche comme un trait, un nez aplati sous les coups et de petits yeux porcins. Un de ces individus impitoyables et serviles que la pègre utilisait comme hommes de main. En d’autres temps, il aurait été un adepte du viol et du pillage dans les armées de Gengis Khan un spécialiste de la torture sous les nazis, une brute dans les camps de la mort de Staline ou encore un de ces Morlock de l’avenir, tel que les décrit H. G. Wells dans sa Machine à explorer le temps. Pour Jack, ce type était synonyme d’ennuis sérieux.

Ils se surprirent mutuellement. Jack ne leva pas son calibre 38 pour lui mettre une balle entre les deux yeux, ainsi qu’il aurait dû le faire.

« Qu’est-ce que vous foutez là ? » demanda le Morlock. C’est alors qu’il vit le sac de toile que traînait Jack de la main gauche, le revolver dans sa main droite. Il haussa les sourcils d’étonnement. « Max ! » appela-t-il.

Max était probablement le conducteur de la camionnette, mais Jack n’attendit pas le moment des présentations officielles. Il se rua dans l’entrepôt, referma la porte derrière lui et se jeta sur le côté au cas où les balles se seraient mises à pleuvoir.

La seule partie éclairée de l’entrepôt était le petit bureau situé tout au bout de la grande bâtisse. Jack aperçut ses deux compagnons, Mort Gersch et Tommy Sung. Ils n’avaient pas l’air aussi réjouis que quelques minutes plus tôt.

Ils avaient réussi à s’immiscer dans le réseau très privé de la Mafia en pénétrant dans ce bâtiment où venait s’entasser l’argent rapporté par la drogue dans la moitié de l’Etat du New Jersey. Des valises, des cartons et des sacs postaux bourrés de billets de banque étaient déposés à l’entrepôt par des dizaines de cour-siers, plus spécialement le dimanche et le lundi. Le mardi, les comptables de la Mafia arrivaient en costume Cardin pour calculer les bénéfices de la semaine écoulée. Tous les mercredis, des valises pleines de dollars partaient vers Miami, Los Angeles, New York et d’autres centres de la haute finance, où des spécialistes issus de Harvard et de l’université Columbia inves-tissaient l’argent pour le blanchir-tout cela pour le compte de la Mafia, ou plutôt de la fratellanza, de la « fraternité ». Jack, Mort et Tommy s’étaient tout simplement pointés au milieu des comptables avant de s’emparer de quatre gros sacs pleins de billets. « Mettons que nous soyons de nouveaux intermédiaires », avait dit Jack aux trois hommes de main qui, à présent, étaient ligotés dans le bureau de l’entrepôt. Mort et Tommy avaient éclaté de rire à cette plaisanterie.

Mais maintenant, Mort ne riait plus. Il avait cinquante ans, le ventre rebondi, les épaules tombantes, une calvitie naissante. Il portait un costume sombre, un chapeau en taupé et un pardessus gris. Il ne quittait jamais son costume et son chapeau; en tout cas, Jack ne l’avait jamais vu vêtu différemment. Ce soir-là, Jack et Tommy avaient des jeans et des anoraks. Seul Mort ressemblait à un personnage sorti tout droit d’un film avec Edward G. Robinson. Le bord de son chapeau était un peu affaissé et son costume légèrement élimé. Sa voix était lasse. Il dit: « Il y a quelqu’un dehors ? » quand Jack claqua la porte et se hâta de s’en écarter.

« Au moins deux types dans une Ford, répondit Jack.

- La Mafia ?

-Je n’en ai vu qu’un, en fait, mais on aurait dit une expérience ratée de Frankenstein.

-Bah, les portes sont toutes bouclées.

- Ils doivent avoir les clefs. »

Les trois hommes quittèrent la lumière pour l’ombre plus propice d’une allée bordée de piles de caisses en bois et de cartons d’emballage posés sur des palettes. Les marchandises formaient des murailles de plus de six mètres de haut. L’entrepôt était immense et toutes sortes de marchandises y étaient stockées: postes de télévision par centaines, fours à micro-ondes, grille-pain par milliers, pièces détachées de tracteurs, élé- ments de cuisine, etc. C’était un établissement propre, bien rangé, mais l’atmosphère y était étrange, comme d’ailleurs dans tout entrepôt dont les employés sont partis. La neige fondue tombait de plus belle et chaque goutte faisait résonner les ardoises du toit, comme si une multitude d’infimes créatures cherchaient à per-cer les solives et les murs.

« Je t’avais bien dit que c’était de la folie de s’en prendre à la Mafia », dit Tommy Sung. Il était métissé de Chinois et avait une trentaine d’années-quelques années de moins que Jack. « Les bijouteries, les fourgons blindés, je veux bien, même les banques, mais la Mafia, il faut vraiment être dingue ! Autant rentrer dans un bar plein de Marines et cracher sur le drapeau !

-Tu nous as accompagnés, non ? fit Jack.

- Je sais. Ça arrive de se laisser entraîner, non ? »

D’une voix mourante, Mort dit: « Si une camionnette débarque à cette heure-ci, ça ne veut dire qu’une chose. Ils livrent quelque chose, de la coke ou de l’héro. Conclusion, il y a sûrement quelqu’un en plus du chauffeur et du gorille que tu as aperçus. Il y a au moins deux types à l’arrière armés d’Uzi modifiés, sinon pire.

- Pourquoi ils ne rentrent pas en force ? demanda Tommy.

- Parce qu’ils croient que nous sommes une dizaine et que nous avons des bazookas, expliqua Jack. Ils vont y aller en douceur.

- Une voiture qui sert au transport de la came a sûrement un émetteur, dit Mort. Ils ont déjà dû appeler des renforts.

- Tu veux dire que la Mafia possède une flottille de véhicules reliés par radio, comme les taxis ou les flics ? s’enquit Tommy.

- Ils sont aussi bien équipés que tout le monde, répondit Mort, mieux, même. »

Ils tendirent l’oreille pour tenter de capter des bruits de pas sur le béton de l’entrepôt, mais n’entendirent que la neige fondue qui tombait sur le toit.

Jack eut soudain l’impression que son calibre 38 était factice. Mort avait un 9 millimètres Smith & Wesson et Tommy, un Magnum modèle 19 qu’il avait rangé dans son anorak après avoir ligoté les hommes dans le bureau-après que la partie « facile » du boulot avait été terminée. Ils étaient bien armés, mais que feraient-ils en face de pistolets-mitrailleurs ? Il se souvint de vieux documentaires dans lesquels on voyait des Hon-grois, totalement impuissants, cherchant à repousser les chars soviétiques avec des pierres et des bâtons. Dans les moments difficiles, Jack Twist avait tendance à dramatiser la situation et, quelle que fût celle-ci, à prendre le rôle noble de celui qui perd en luttant en solitaire contre les forces du mal. Il avait conscience de cette propension mais estimait que c’était l’une de ses plus précieuses qualités. Pour le moment, néanmoins, ils se trouvaient dans une situation si délicate qu’il n’y avait pas moyen de la rendre plus dramatique.

Les réflexions de Mort aboutirent à la même conclusion et il dit: « Ça sert à rien d’essayer de sortir par-derrière. Ils ont dû se séparer-deux devant et deux derrière. »

Les portes normales et les grands volets roulants étaient les seules issues. Il n’y avait pas d’autres ouvertures-aucune fenêtre, aucun vasistas-et il n’y avait pas non plus d’échelle menant au toit ou de remise souterraine disposant d’une entrée propre. Les trois hommes avaient soigneusement étudié les plans de l’entrepôt pour préparer leur coup et ils se savaient pris au piège.

« Qu’est-ce qu’on va faire ? » dit Tommy.

La question s’adressait à Jack Twist, pas à Mort, parce que Jack était l’organisateur de tous les coups auxquels il participait. En cas d’imprévu, chacun s’attendait à ce qu’une idée lumineuse jaillisse de son esprit.

Ils s’étaient introduits dans le bâtiment en utilisant une variante du cheval de Troie, le seul moyen de franchir les systèmes de sécurité branchés toutes les nuits. L’entrepôt servait à la drogue, mais c’était aussi une bâtisse tout à fait honnête, où s’entassaient les surplus de marchandises en attente d’inventaire. Jack avait ainsi pu, grâce à un ordinateur équipé d’un modem, entrer en contact avec l’appareillage informatique de l’entrepôt; il avait créé de toutes pièces le dossier d’une société et annoncé l’arrivée le matin même d’une énorme caisse qui devait être remisée dans un endroit bien précis. Mort, Tommy et lui-même s’étaient cachés dans la caisse, laquelle était pourvue de cinq sorties au cas où elle aurait été prise en sandwich entre qua-tre autres. Quelques minutes après onze heures du soir, ils avaient pris par surprise les hommes réunis dans le bureau. Ceux-ci, en effet, confiants dans les multiples systèmes d’alarme et le verrouillage des por-tes, voyaient dans l’entrepôt une forteresse impre-nable.

« On pourrait se planquer dans la caisse, suggéra Tommy, et comme ils ne nous trouveront pas, ils deviendront fous à se demander comment on s’est tirés. Demain soir, la tension aura baissé; à ce moment-là on pourra tenter notre sortie.

- Ça ne marchera pas, fit Mort avec aigreur. Ils devineront. Ils fouilleront l’entrepôt jusqu’à ce qu’ils nous aient trouvés.

- Mort a raison, intervint Jack. Ecoutez, voilà ce que je propose de faire… ». Il improvisa rapidement leur plan d’évasion, et les autres furent d’accord.

Jack et Mort tirèrent les gros sacs bourrés de billets vers l’extrémité sud du long bâtiment et l’écho du frottement sec de la grosse toile sur le sol en béton se répercuta sans fin dans l’air glacial. Au bout de l’entrepôt, au lieu d’autres empilements de marchandises, se trouvaient plusieurs camions garés contre le quai intérieur et qui devaient être chargés en premier le matin. Jack et Mort se trouvaient à peine à mi-chemin, dans le labyrinthe de caisses et de conteneurs, soit à une centaine de mètres des camions, lorsque les faibles lumières qui éclairaient l’endroit s’éteignirent, les plongeant dans une obscurité absolue. Ils s’arrêtè- rent, le temps que Jack allume sa lampe-torche.

Portant sa propre lampe, Tommy les rejoignit et prit un sac à Mort et un autre à Jack.

Le bruit de la neige fondue sur le toit avait cessé, le vent ne soufflait plus en tempête. Tendant l’oreille, Jack crut entendre des crissements de freins à l’exté- rieur. Les renforts étaient-ils déjà là ?

Ils arrivèrent enfin près des camions, quatre monstres de dix-huit roues tournés chacun vers l’un des grands volets roulants.

Jack choisit un camion de la marque Mack, posa son sac à terre et grimpa dans la cabine. Il alluma sa lampe de poche et vit que les clefs de contact étaient sur le tableau de bord. Exactement ce à quoi il s’attendait. Les employés de l’entrepôt avaient une telle confiance dans leurs systèmes de sécurité qu’ils n’imaginaient pas un seul instant qu’on puisse leur voler un camion.

Jack et Mort visitèrent les cabines des trois autres véhicules et tournèrent les clefs de contact.

Tommy Sung empila les quatre sacs de billets sur la couchette aménagée à l’arrière de la cabine du Mack, puis laissa Jack s’installer au volant et Mort sur le siège de droite. Jack mit le contact. Les quatre camions grondaient à présent comme de gros insectes bourdonnants.

Lampe-torche à la main, Tommy courut jusqu’à l’un des volets roulants, actionna le mécanisme d’ouverture. Puis, rasant les murs il fit de même pour les trois autres volets. Jack l’observait, le souffle court, depuis la cabine du Mack. Quand il eut terminé, Tommy éteignit sa lampe et monta s’asseoir entre ses deux compagnons.

Dehors, les Morlock savaient que les portes s’ouvraient et ils entendaient le bruit des moteurs. Mais ils ne voyaient absolument rien. Tout était som-bre et ils ne pouvaient distinguer lequel des véhicules servirait à prendre la fuite. Bien sûr, ils pourraient arroser tous les camions de leurs mitraillettes, mais Jack pensait qu’il s’écoulerait quelques précieuses secondes avant qu’ils ne décident de passer à l’action violente.

« Ces foutus volets sont trop lents », dit Mort.

La porte s’élevait doucement, révélant l’obscurité humide du paysage alentour.

Des silhouettes s’agitaient dans les ténèbres. Jack distingua deux hommes qui couraient, un pistolet-mitrailleur à la main. Ils se rapprochaient du volet métallique et peut-être allaient-ils tenter de pénétrer dans l’entrepôt. En tout cas, ils ne tiraient pas…

Devant le camion de Jack, la porte était à moitié relevee.

Ils virent alors venir de la gauche la petite camionnette Ford, tous feux éteints. Elle alla se placer entre le deuxième et le troisième volet, les roues avant sur le début de la rampe. Ses phares s’allumèrent, éclairant le quatrième portail.

« Baissez la tête, les gars », dit Jack en constatant que le volet était ouvert aux deux tiers.

C’était un peu risqué, mais tant pis. En moins d’une seconde, il accéléra, ôta le frein à main et embraya. Dehors, les hommes savaient que le camion tenterait une sortie par la première rampe. Jack entendit des balles claquer contre la carrosserie. Aucune d’elles ne toucha le réservoir ou le pare-brise.

Il était engagé sur la rampe de béton quand il vit une Dodge garée en travers. Les renforts étaient bel et bien arrivés.

Pas question de ralentir ou de faire du sentiment. Jack écrasa le champignon et ricana devant l’expression horrifiée des occupants de la Dodge au moment où l’énorme Mack les percuta. Le bahut repoussa si violemment la camionnette que celle-ci se renversa sur un côté et dérapa de quatre ou cinq mètres sur le macadam.

L’impact secoua Jack, mais sa ceinture de sécurité le maintint en place. Mort et Tommy furent projetés en avant, contre la partie inférieure du tableau de bord, et se retrouvèrent tassés dans l’espace étroit en dessous, protestant avec des cris de douleur.

Pour exécuter la manoeuvre, Jack avait été obligé de descendre la rampe plus vite qu’il n’aurait dû et il lui fallut batailler pour diriger le camion vers la gauche et l’engager dans l’allée qui partait de l’entrepôt; le semi-remorque tangua, oscilla et menaça soit de devenir incontrôlable, soit de se renverser comme l’avait fait la Dodge. Jurant, il s’accrocha au volant, tirant dessus avec tant de force qu’il eut l’impression de s’arracher les bras, puis ils se retrouvèrent dans l’axe de l’allée. Le camion continua de foncer et trouva en face de lui une Buick bleu nuit à côté de laquelle étaient postés trois hommes, dont deux au moins étaient armés. Ils ouvrirent immédiatement le feu. Un des tireurs visa trop bas et ses balles claquèrent contre la calandre. L’autre visa trop haut, au-dessus du pare-brise, fracassant l’un des avertisseurs sonores.

Jack était pratiquement sur la Buick et les trois hommes s’écartèrent pour ne pas subir le sort de leurs compagnons. Les mains crispées sur le volant Jack prit la grosse Buick par le côté et la fit pivotér plusieurs fois sur elle-même. La voie était libre.

Mort et Tommy se cramponnaient à la banquette. Mort saignait du nez et Tommy avait l’arcade sourci-lière légèrement ouverte. Rien de grave.

«Pourquoi ça doit tourner chaque fois au vinaigre ? » fit Mort. Le coup qu’il avait reçu rendait sa voix encore plus gutturale.

« Tout a parfaitement marché, dit Jack. Ça a seulement été un peu plus excitant qu’on ne l’avait imaginé, c’est tout.

-J’ai horreur de l’excitation », dit Mort en pla-quant un mouchoir sur son nez.

Jack jeta un coup d’oeil au rétroviseur. Il aperçut la Ford qui exécutait une manoeuvre. La Buick et la Dodge s’avéraient définitivement hors d’usage, mais la Ford était très rapide et il ne pouvait espérer la distancer avec son camion sur des routes de surcroît verglacées. Il manquait d’habitude pour conduire son véhicule à fond.

Il s’en faisait aussi pour tout un tas de petits bruits qui semblaient émaner de l’avant du camion. Les chocs avec la Dodge et la Buick avaient dû endommager le moteur. Il y avait une sorte de cliquetis. Et aussi un sifflement. Si le Mack les laissait subitement en plan ils se feraient descendre à coup sûr par les Morlock.

Ils se trouvaient dans une vaste zone industrielle constituée d’entrepôts, de parkings, d’usines. La grand-rue menant à la ville était à un peu plus d’un kilomètre de là. Bien qu’il y eût des équipes de nuit travaillant dans certaines entreprises du secteur la principale route de la zone industrielle sur laquelle ils fonçaient était déserte.

La Ford se rapprochait insensiblement. Il prit un virage très sec à droite et passa devant une série d’ateliers plongés dans l’obscurité.

« Mais bon Dieu, qu’est-ce que tu fous ? demanda Tommy.

-On ne peut pas leur échapper, répondit Jack.

- Et on ne peut pas non plus les rencontrer face à face, dit Mort à travers son mouchoir. N’oublie pas qu’ils ont des Uzi et qu’on n’a que des pétards.

- Faites-moi confiance », dit Jack.

La société Harkwright Foam Packaging n’avait pas de quart de nuit. Le bâtiment lui-même n’était pas éclairé, mais la chaussée qui le contournait et le grand parking à camions de derrière recevaient la lumière de lampes à vapeur de sodium qui coloraient la nuit en jaune.

A l’arrière du bâtiment, Jack tourna à gauche dans le parking, au milieu du grésil qui donnait une impression d’or fondu sous les grosses lampes. Deux dizaines de remorques, sans cabines attachées, s’y trouvaient rangées en bon ordre, comme des monstres préhistoriques décapités, tous couleur moutarde à cause de la lumière au sodium. Il décrivit un grand cercle avec le camion, se rapprocha du mur arrière du bâtiment, coupa les lumières et se mit à rouler parallèlement à l’entrepôt, comme s’il voulait reprendre le chemin par lequel il était arrivé. Il freina sèchement à l’angle de la construction et attendit, orienté perpendiculaire-ment à l’embranchement.

« Accrochez-vous, les gars ! » dit-il.

Mort et Tommy avaient déjà compris ce qui allait arriver. Ils appuyèrent les pieds bien à plat sur le tableau de bord et se repoussèrent jusqu’au fond du siège pour se protéger de l’impact.

Mais à peine Jack avait-il pilé à l’angle-le Mack tapi comme un chat qui guette une souris-qu’une lueur commença à danser sur la chaussée, arrivant de la droite, de l’avant de l’entrepôt d’emballage: le rayon provenait des phares les plus puissants de la camionnette Ford, encore invisible elle-même. Il devint de plus en plus brillant et Jack se tendit, essayant d’attendre le meilleur moment pour engager le Mack sur la chaussée. Le rayon se dédoubla sous le nez du camion et devint éclatant. Finalement Jack écrasa l’accéléra-teur et le gros semi fit un bond en avant; mais il était lourd et donc lent à démarrer.

La Ford allait plus vite que Jack ne le croyait et faillit échapper au monstre, mais le camion la percuta tout de même à l’arrivée, assez violemment pour qu’elle fasse plusieurs tours sur elle-même sur le sol verglacé et s’arrête contre l’un des camions en stationnement.

Jack était quasiment certain que les occupants de la Ford n’étaient pas en mesure de se lancer à sa poursuite, mais il ne se donna pas le temps de vérifier sa théorie. Il repassa devant les ateliers, gagna la sortie de la zone industrielle et s’engagea sur la route.

Ils n’étaient plus suivis.

Ils roulèrent pendant quelques kilomètres jusqu’à une station-service Texaco désaffectée qu’ils avaient repérée quelques jours auparavant. Il alla ranger le camion derrière les bâtiments en ruine. Dès qu’il eut tiré le frein à main, Tommy sauta à terre et courut vers de petits immeubles résidentiels situés non loin de là. Le lundi précédent, il y avait garé une vieille Rabbit Volkswagen toute rouillée. Heureusement, le moteur était en meilleur état que la carrosserie. La VW les ramènerait sans encombre à Manhattan. Ensuite, ils l ‘abandonneraient .

Le lundi, ils avaient également parqué, dans un coin de la zone industrielle, à deux minutes à pied de l’entrepôt de la Mafia, une Pontiac anonyme. Le plan prévoyait de transporter les sacs pleins de billets jusqu’à la Pontiac, puis de rejoindre la Volkswagen avec celle-ci. Mais ils avaient dû se procurer d’urgence un autre mode de transport et ils avaient laissé la Pontiac pourrir là où elle se trouvait.

Jack resta près des sacs, regardant, au-delà du semi, la rue dont le revêtement brillait et dans laquelle passait un véhicule occasionnel. Aucun conducteur n’allait s’intéresser à un camion garé dans une station-service abandonnée depuis longtemps. Mais si jamais une patrouille de police venait à passer…

Finalement Tommy arriva de la rue et vint se ranger entre les rangées de pompes. Mort attrapa deux sacs les tira vers la voiture, glissa, tomba, repartit vers la Volkswagen. Traînant les deux autres sacs, Jack le sui-vit en faisant très attention; le temps d’atteindre à son tour le véhicule, Mort était déjà assis à l’arrière. Jack jeta les sacs à côté de lui, claqua la portière et monta à l’avant, à la place du passager.

« Pour l’amour du ciel, dit-il, fais gaffe en conduisant !

-T’en fais pas, j’irai lentement », répondit Tommy. Jack et Mort tirèrent les sacs de billets de la couchette et les descendirent de la cabine. Puis Mort remonta effacer toutes les empreintes qu’ils auraient pu laisser.

Les roues patinèrent sur le macadam que recouvrait le mélange de neige fondue et de grésil lorsqu’ils s’éloi-gnèrent des pompes, et la voiture fit une embardée au moment où ils s’engagèrent sur la chaussée. Finalement, Tommy la redressa.

«Pourquoi ça tourne tout le temps au vinaigre ? demanda Mort d’un ton geignard.

- Mais ça n’a pas tourné au vinaigre », observa Jack.

Une des roues heurta un nid-de-poule et la Volkswagen se mit à déraper vers une voiture garée le long du trottoir. Mais Tommy la stabilisa et trouva bientôt la bretelle menant à la voie rapide. NEW YORK CITY. Ils étaient dans la bonne direction.

La voie rapide avait été sablée par les employés de la voirie. La Rabbit ne risquait plus de déraper. Tommy adopta une vitesse de croisière. Ils roulèrent ainsi pendant quelques kilomètres.

« Seigneur, quelle soirée, grommela Mort.

-Quelle soirée ? fit Jack. Alors qu’on est tous mil-lionnaires ? Tu ne te rends pas compte qu’on a une fortune avec nous ? »

Effondré sous son chapeau en taupé tout humide, Mort grogna: « Je reconnais que ça peut enlever une épine du pied… »

Tommy et Jack éclatèrent de rire, imités bientôt par Mort.

« C’est le plus gros coup qu’on ait jamais fait, dit Jack. Net d’impôts, de surcroît ! »

Soudain, tout cela leur parut à hurler de rire. Tommy se plaça à une centaine de mètres derrière un véhicule d’entretien des autoroutes dont les lampes jaunes lançaient des éclairs réguliers; ils roulaient à un train de sénateur, tout en évoquant avec jubilation les temps forts de leur retraite précipitée. Les trois hommes rirent longuement, puis redevinrent silencieux. Tommy dit enfin: « Jack, je t’assure, c’était vraiment un coup de maître. La façon dont tu as utilisé ton ordinateur pour créer une société bidon et faire livrer la caisse… sans parler du petit bidule électronique pour ouvrir le coffre… Tu es vraiment un sacré organisateur.

-Mieux que ça, dit Mort. Tu réagis au quart de poil au moindre problème. Tu penses à la vitesse de l’éclair, mon vieux. Si tu voulais devenir honnête et mettre tes talents au profit d’une bonne cause, je me demande jusqu’où tu irais.

-Une bonne cause ? dit Jack. S’enrichir, ce n’est pas une bonne cause, ça ?

-Tu sais bien de quoi je veux parler, reprit Mort.

-Je ne suis pas un héros, dit Jack. Je ne veux pas faire partie des gens honnêtes, comme on dit. Pour moi, ce sont tous des hypocrites. Ils parlent de liberté, de justice sociale, de vérité, de conscience, mais ils se marchent dessus à la moindre occasion. Et ça, ils ne veulent pas le reconnaître. Moi, je le reconnais: je veux être le premier, c’est aussi simple que cela. » Le ton de sa propre voix le surprit. « La bonne cause, hein ? Passe ta vie à te battre pour la bonne cause, et les hon-nêtes gens te baiseront tous à la moindre occasion. Qu’ils aillent se faire foutre !

-Oh ! là ! je ne voulais pas te mettre en colère », dit Mort.

Jack ne répondit pas. Il était perdu dans ses souvenirs. Des souvenirs plutôt amers. Au bout de plusieurs kilomètres, il répéta: « Je ne suis pas un héros. »

Quelques jours plus tard, quand il se souviendrait de ses paroles, il se demanderait comment il avait fait pour se tromper autant sur son propre compte.

Il était une heure douze du matin, le mercredi 4 décembre.

 

Chicago, Illinois

 

A huit heures vingt, en ce matin du jeudi 5 décembre, le père Stefan Wycazik avait déjà célébré la première messe, pris son petit déjeuner et gagné son bureau au rectorat. Levant les yeux, il se tourna vers la grande fenêtre à la française qui donnait sur les arbres dénu-dés et couverts d’une croûte neigeuse de la cour, et essaya de ne plus évoquer les problèmes de la paroisse. Ce moment lui appartenait, et il y tenait énormément.

Pourtant, ses pensées revenaient inexorablement vers le père Brendan Cronin. Le prêtre fou de la paroisse Sainte-Bernadette, comme le disaient déjà certains. Brendan Cronin. Cela n’avait pas de sens.

Le père Stefan Wycazik était prêtre depuis trente-deux ans et recteur de l’église Sainte-Bernadette depuis près de dix-huit ans. Il n’avait jamais été tor-turé par le doute. Ce concept même lui échappait.

Une fois ordonné prêtre, on lui assigna la cure de Saint-Thomas, une petite paroisse de campagne de l’Illinois dont le père Dan Tuleen, âgé de soixante-dix ans, était le pasteur. Le père Tuleen était l’homme le plus doux, le plus sentimental, le plus délicieux et doté du caractère le plus charmant que Stefan Wycazik eût jamais connu. Affaibli par l’arthrite et une vision défaillante, le vieux prêtre n’était plus en mesure de tenir sa paroisse. On aurait forcé tout autre homme que lui à prendre sa retraite, à se retirer; mais cela faisait quarante ans que Dan Tuleen était le confesseur de ses ouailles et qu’il était des leurs, et on l’avait autorisé à rester. Le cardinal, grand admirateur du père Tuleen, avait cherché quel curé serait capable de prendre des responsabilités bien plus grandes que celles qui sont d’habitude le lot des jeunes prêtres, et s’était finalement décidé pour Stefan Wycazik. Il n’avait fallu qu’un jour à ce dernier pour comprendre exactement ce que l’on attendait de lui, et cela ne l’avait pas intimidé. Il avait pris en charge pratiquement tout le travail de la paroisse. Peu de débutants auraient été à la hauteur d’une telle tâche. Le père Wycazik ne douta jamais qu’il en serait capable.

Trois ans plus tard, lorsque le père Tuleen mourut calmement pendant son sommeil, on nomma un autre prêtre à Saint-Thomas et le cardinal envoya le père Wycazik dans une paroisse de la banlieue de Chicago dont le recteur, le père Orgill, avait des problèmes d’alcoolisme. Le père Orgill n’était pas définitivement perdu par l’alcool; c’était un homme capable de s’en sortir et qui méritait qu’on l’aidât à le faire. Le travail du père Wycazik avait consisté à le soutenir et à le gui-der, avec subtilité et finesse, jusqu’à ce qu’il fût tiré d’affaire. Pas un seul instant en proie au doute, il avait rempli sa mission.

Au cours des trois années suivantes, Stefan travailla dans deux autres paroisses souffrant de problèmes similaires, et ceux qui fréquentaient la hiérarchie de l’archevêché commencèrent à le surnommer « la bouée de sauvetage de Son Eminence ».

Sa mission la plus exotique eut lieu à Saigon, au Viêt-nam, auprès de l’orphelinat de Notre-Dame-de-la- Miséricorde, où il fut l’assistant du père Bill Nader pendant six années cauchemardesques. L’archevêché de Chicago finançait l’orphelinat, qui était l’une des oeuvres auxquelles le cardinal tenait le plus. Bill Nader portait les cicatrices de deux blessures par balle, l’une à l’épaule gauche et l’autre au mollet droit, et les Vietcongs avaient abattu trois de ses prêtres, deux Vietnamiens et un Américain.

Dès l’instant où il avait posé le pied sur le sol du Viêt-nam, le père Wycazik n’avait pas douté qu’il s’en sortirait ni de la valeur de son travail dans cet enfer. Au moment de la chute de Saigon, Bill Nader, le père Wycazik et treize religieuses s’enfuirent du pays avec 126 enfants. C’est par centaines de milliers que mouru-rent les Vietnamiens dans le bain de sang qui s’ensuivit, mais même alors le père Wycazik ne douta jamais que 126 vies sauvées, ce n’était pas un chiffre négligea-ble; et jamais il ne laissa le désespoir s’emparer de lui.

De retour aux Etats-Unis, pour le récompenser d’avoir si généreusement été la « la bouée de sauvetage de Son Eminence » pendant près de quinze ans, on offrit à Stefan une promotion qu’il refusa modestement: il ne voulait pas devenir évêque. Au lieu de cela, il fit l’humble requête-à laquelle on répondit favora-blement-d’avoir sa propre paroisse. Enfin.

Ce fut Sainte-Bernadette. Elle n’était guère prospère lorsque le père Wycazik s’y établit; ses dettes s’élevaient à 125 000 dollars, l’église avait un urgent besoin de réparations importantes, y compris un nouveau toit d’ardoises. Le presbytère était dans un état de décrépi-tude tellement avancé qu’il menaçait de s’effondrer à la prochaine tempête. Il n’existait aucun enseignement régulier du catéchisme. La fréquentation des messes, le dimanche, était en déclin régulier depuis près de dix ans. Sainte-Bette, comme aimaient à l’appeler certains enfants de choeur, était exactement le genre de défi qu’il plaisait au père Wycazik de relever.

Il ne douta jamais qu’il pût relever la paroisse. En quatre ans, la fréquentation des messes augmenta de quarante pour cent, la dette fut épongée, le toit réparé. Au bout de sept ans la fréquentation était de cinquante pour cent plus forte et on jetait les fondations d’une école religieuse. En reconnaissance pour ses services éminents, le cardinal, au cours de ses derniers jours, lui conféra le titre recherché de P.R.-recteur permanent-, ce qui lui garantissait un maintien à vie dans la paroisse de Sainte-Bernadette, paroisse que par sa seule énergie il avait sauvée de la ruine tant spirituelle que matérielle.

La foi de granite du père Wycazik l’empêchait de comprendre pourquoi, dimanche dernier, à la pre-mière messe, la confiance en Dieu du père Cronin s’était ébranlée au point qu’il avait jeté à terre les objets du culte. Devant près d’une centaine de fidèles.

Heureusement que cela ne s’était pas produit au cours de la grand-messe.

Au tout début, lorsque Brendan Cronin était arrivé à Sainte-Bernadette, il y avait un peu plus d’un an et demi, le père Wycazik n’avait pas voulu l’aimer.

Premièrement, parce que Cronin avait suivi ses études au Collège américain de Rome, qui passait à juste titre pour la meilleure école dépendant de la juridiction de l’Eglise. Mais bien que ce fût un honneur d’être invité à fréquenter cet établissement et que ses diplômés fussent considérés comme la crème des prêtres, ceux-ci se comportaient souvent en individus aux manières délicates, refusant de se salir les mains, avec une très haute opinion d’eux-mêmes. Pour eux, enseigner le catéchisme aux enfants avait quelque chose de dégradant. Et visiter les pauvres était pratiquement inconcevable pour quiconque avait connu la pompe romaine.

En plus des stigmates de son excellente éducation, le père Cronin était gros. Pas obèse, certes, mais bien rebondi, avec un visage rondouillard et des yeux verts qui semblaient révéler une âme paresseuse et facilement corruptible. Le père Wycazik était tout le contraire. C’était un Polonais grand et sec, et il n’y avait jamais eu de gros dans sa famille. Les Wycazik descendaient de mineurs polonais venus aux États-Unis au début du siècle et ayant toujours trimé dans les acié- ries ou les carrières. Seul l’acharnement au travail permettait de prendre soin d’une multitude d’enfants et les gens qui travaillent beaucoup ne sont jamais gros. Stefan Wycazik croyait dur comme fer qu’un homme digne de ce nom se devait d’être solide, mais mince, avec des bras noueux et des mains robustes.

Le père Wycazik fut très surpris de constater que Brendan Cronin était rude à la tâche. Son séjour à Rome ne lui avait fourré dans la tête ni prétentions ni opinions élitistes. Il était brillant, jovial, amusant et ne répugnait pas à visiter les pauvres, à faire le caté- chisme aux enfants et à demander des secours. En fait, il était le meilleur prêtre que le père Wycazik eût connu en dix-huit ans.

 

C’est bien pour cela qu’il ne comprenait rien à l’éclat de Brendan et à l’accès de doute qui l’avait inspiré. Un défi s’imposait donc maintenant à lui: celui de ramener le père Cronin dans le giron de l’Église. Il avait joué ce rôle dès son entrée dans la prêtrise, il le joue-rait une fois de plus, c’est tout.

Il reposait sa tasse de café quand on frappa à la porte du bureau. Un rapide coup d’oeil à la lourde horloge installée sur la cheminée lui apprit qu’il était très exactement huit heures et demie. Le père Wycazik se tourna vers la porte et dit d’une voix douce: « Entrez, Brendan. »

Le père Brendan Cronin passa la porte. Il n’avait pas l’air moins bouleversé que les jours précédents, quand ils s’étaient retrouvés dans ce bureau pour discuter de sa foi défaillante et des moyens de la restaurer. Il était si pâle que ses taches de rousseur paraissaient rougeoyer, et ses cheveux semblaient plus roux que d’habitude.

« Asseyez-vous, Brendan. Du café ?

- Non, merci. »

Brendan alla prendre place dans un vieux fauteuil, face au bureau de Wycazik.

« Avez-vous pris un solide petit déjeuner ? aurait voulu lui demander le père. Ou ne vous êtes-vous contenté que d’une tasse de café avalée à la hâte ? »

Mais il ne voulait pas avoir l’air de materner ce prê- tre âgé d’une trentaine d’années. Il préféra dire: « Vous avez lu ce que je vous ai recommandé ?

-Oui.»

Wycazik avait exempté Cronin de toute tâche parois-siale et lui avait donné des livres et des textes prouvant l’existence de Dieu et la folie de l’athéisme.

« Vous avez dû réfléchir à tout cela, dit le père Wycazik. Avez-vous trouvé quelque chose susceptible de… de vous aider ? »

Brendan soupira. Secoua la tête.

« Vous continuez à prier pour que le Seigneur vous assiste ?

-Oui, mais en vain.

-Vous continuez à rechercher les sources de votre doute ?

-Je n’en découvre aucune. »

Le père Wycazik était un peu frustré devant l’air taciturne du jeune prêtre. Cela ne lui ressemblait pas. D’ordinaire, Brendan était ouvert, volubile. Mais depuis dimanche, il s’était renfermé et s’était mis à parler lentement, comme si le moindre mot lui arrachait le coeur.

« Il doit bien y avoir quelque chose à l’origine de votre doute, insista le père Wycazik. Une petite graine, une ébauche…

-Il est là en moi, c’est tout, dit le père Cronin d’une voix très faible. Comme s’il avait toujours existé.

-Pourtant, ce n’est pas le cas. Vous aviez la foi. Quand cela a-t-il commencé ? En août, m’avez-vous dit. Mais qu’est-ce qui l’a déclenché ? Il a bien dû y avoir un incident ou une suite d’incidents qui vous ont mené à réviser votre philosophie.

- Non », fit Brendan Cronin dans un souffle.

Wycazik aurait voulu le saisir par son vêtement, le secouer lui hurler après. Mais il dit avec beaucoup de patience: « De nombreux excellents prêtres ont connu semblables crises. Et certains saints ont parfois lutté avec l’Ange. Mais ils avaient tous deux choses en com-mun: la perte de leur foi était un processus très lent qui pouvait parfois durer plusieurs années avant de déboucher sur une crise; et tous pouvaient indiquer l’événement précis qui avait permis l’éclosion du doute. La mort injuste d’un enfant, par exemple. Ou une mère frappée par le cancer. Un assassinat. Un viol. Pourquoi Dieu permet-il la guerre dans le monde ? Pourquoi la guerre ? Les origines du doute sont innom-brables et, bien que l’Eglise sache y répondre, la doc-trine brutale est rarement un réconfort. Brendan, le doute naît toujours de contradictions spécifiques entre l’idée qu’on se fait de la pitié divine et la réalité des souffrances humaines.

- Ce n’est pas mon cas, fit Brendan.

- Et le seul moyen d’apaiser ce doute est de se concentrer sur les contradictions qui vous troublent et d’en discuter avec un guide spirituel.

- Ma foi s’est… effondrée sous moi comme… comme un plancher qui se dérobe parce qu’il était pourri et qu’on n’en savait rien.

-Vous n’avez pas pensé à la mort, à la maladie, à l’injustice ? Vous voulez dire que tout s’est écroulé d’un seul coup ?

-C’est cela, oui.

- Foutaises!» s’écria Stefan en bondissant de sa chaise.

Le juron et le brusque mouvement firent sursauter le père Cronin.

« Foutaises », répéta le père Wycazik, accompagnant l’expression d’un froncement de sourcils en se tournant vers son curé. Son but était en partie de choquer le jeune prêtre et de l’obliger à s’arracher à l’apitoiement sur soi-même par lequel il se laissait à demi hypnotiser; mais il était également irrité par la frousse paralysante de Cronin et son désespoir entêté. S’adressant à lui mais faisant face à la fenêtre que décoraient les feuilles d’acanthe du givre et que fouet-tait le vent, le père Wycazik reprit: « Ne me dites pas que de prêtre convaincu en août vous êtes devenu athée en décembre. Impossible. Surtout si vous préten-dez n’avoir vécu aucune expérience traumatisante qui pourrait en être responsable. Il doit forcément exister des raisons à ce bouleversement, père, même si vous vous les cachez à vous-même; et tant que vous ne vou-drez pas les admettre, les regarder en face, vous reste-rez dans cet état misérable. »

Un insondable silence remplit la pièce.

Puis le tic-tac étouffé de la grosse horloge en acajou.

Cronin se hasarda alors à dire: « Mon père, ne m’en veuillez pas. J’ai beaucoup de respect pour vous et… cet accès de colère me fait mal. »

Satisfait de la moindre craquelure dans la carapace de Brendan, ravi des résultats produits par son petit stratagème, le père Wycazik se détourna d’un mouvement vif de la fenêtre et vint poser une main sur l’épaule du curé.

« Je ne suis pas en colère après vous, Brendan. Inquiet, frustré de ne pouvoir vous venir en aide, mais pas en colère.

-Croyez-moi, mon père, je ne désire rien plus que trouver une issue mais, en vérité, mon doute n’est pas la conséquence d’une de ces choses que vous avez mentionnées. Je ne sais absolument pas d’où il vient. »

Wycazik hocha la tête, serra l’épaule de Brendan et regagna son fauteuil. Il resta un moment les yeux clos.

« Très bien, Brendan. Votre incapacité à identifier la cause de votre défaillance indique qu’il ne s’agit pas d’un problème d’ordre intellectuel; par conséquent, aucune lecture ne vous sera utile. C’est un problème psychologique, les racines du mal sont implantées dans votre inconscient, où elles attendent d’être mises au jour. »

Le père Wycazik rouvrit les yeux et constata que le jeune prêtre était extrêmement intrigué par sa suggestion. Son esprit ne fonctionnait pas correctement, ce qui signifiait que ce n’était pas Dieu qui avait abandonné Brendan, mais Brendan qui avait manqué à ses engagements envers Dieu.

« Comme vous le savez certainement, le responsable provincial pour l’Illinois de la Société de Jésus est Lee Kellog. Mais ce que vous ne savez peut-être pas, c’est qu’il travaille avec deux psychiatres, tous deux jésui-tes, qui prennent en charge les problèmes mentaux et émotionnels des membres de notre ordre. Je pourrais faire en sorte que vous suiviez une analyse auprès de l’un de ces psychiatres.

-Vraiment ? fit Brendan.

-Oui. En dernier ressort, cependant. Si vous enta-mez une analyse, le responsable provincial transmet-tra votre nom au préfet de la discipline, qui fouillera toutes vos actions passées pour voir si vous n’avez pas violé l’un de vos voeux.

- Mais, jamais je n’ai…

-Je le sais, dit Wycazik d’un ton rassurant. Mais le préfet a pour mission d’être soupçonneux. Et ce n’est pas tout. Même si votre analyse réussit, le préfet vous suivra pendant des années encore, ce qui limitera vos perspectives. Et jusqu’à ce jour, Brendan, vous m’avez donné l’impression d’un prêtre qui pouvait monter très haut, devenir évêque, sinon plus.

-Oh non, pas moi, fit Brendan, certainement pas moi.

- Si, vous, et vous irez très loin si vous résolvez ce problème. Toutefois, vous serez suspect dès l’instant où le préfet de la discipline vous aura inscrit sur ses listes. Dans le meilleur des cas, vous ne finirez jamais plus haut que moi, simple curé de paroisse.

- Ce serait pour moi un honneur-et une vie bien remplie-que de finir à votre échelon.

-Vous pouvez aller plus loin et rendre de plus grands services à l’Eglise. Je ne veux pas que cette chance vous échappe. Je vous demande donc de me donner jusqu’à Noël pour tenter de trouver une solution. Finis les bavardages et les interminables discussions sur la nature du bien et du mal. S’il n’y a pas d’amélioration à Noël, je vous enverrai chez un psychiatre jésuite. D’accord ?

-D’accord, dit Brendan.

-Parfait ! » Le père Wycazik se leva et se frotta vigoureusement les mains comme pour se préparer à couper du bois ou s’atteler à quelque rude tâche. « Cela nous laisse plus de trois semaines. Pour la première semaine, vous abandonnerez vos habits de prêtre, vous vous habillerez en civil et contacterez le Dr James McMurtry, à l’hôpital pour enfants Saint-Joseph. Il vous fera engager dans le personnel hospitalier.

- Comme aumônier ?

- Non, comme garçon de salle. Vous viderez les pots de chambre, changerez les draps, tout ce qu’on vous demandera. Seul le Dr McMurtry saura que vous êtes prêtre. »

Inconsciemment, Brendan passa un doigt derrière son col romain, troublé à l’idée de devoir l’ôter-ce qui était certainement bon signe.

« Vous quitterez le rectorat jusqu’à Noël. Je vous donnerai de l’argent pour vos repas et une chambre d’hôtel bon marché. Vous travaillerez et vivrez dans le monde réel, loin de l’abri de la vie ecclésiastique. Maintenant, allez vous changer, faites vos valises et revenez me voir. Je vais appeler le Dr McMurtry pour arranger tout cela. »

Brendan soupira, se leva, marcha jusqu’à la porte. « Il y a quelque chose qui ressemble peut-être à un trouble psychologique. Je fais un rêve… toujours le même.

- Un rêve récurrent ? C’est très freudien.

-Je l’ai fait plusieurs fois depuis le mois d’août. Mais cette semaine-ci, je l’ai fait trois nuits sur quatre. C’est un rêve désagréable, très bref mais très intense. Je rêve de gants noirs.

- De gants noirs ?

- Je me trouve dans un lieu étrange, expliqua Brendan avec une grimace. Je ne sais pas où. Je suis couché dans un lit, me semble-t-il. Mes bras sont attachés. Mes jambes aussi. Je voudrais pouvoir m’enfuir. Il fait sombre, je ne vois pas grand-chose. Et tout à coup, ces mains…

- Des mains qui portent des gants noirs ? l’interrompit le père Wycazik.

-Oui. Des gants noirs, brillants. En vinyle ou en caoutchouc. Très serrés, moulants, pas du tout comme des gants ordinaires. »

Brendan lâcha la poignée de la porte, revint vers le milieu de la pièce et contempla ses propres mains, comme si cela pouvait l’aider à rassembler ses souvenirs. « Je ne sais pas à qui appartiennent ces mains… Je ne vois que les mains… les gants… jusqu’aux poignets seulement. Au-delà, tout est flou…

A la façon détachée dont Brendan avait mentionné son rêve, comme s’il venait seulement d’y penser, on comprenait évidemment qu’il voulait le voir comme ne prêtant pas à conséquence. Sa figure était cependant plus pâle qu’auparavant, et il y avait dans sa voix un tremblement de peur presque imperceptible mais qui ne trompait pas.

-L’homme aux gants noirs, est-ce qu’il vous dit quelque chose ? questionna Wycazik.

- Il ne parle jamais, fit Brendan en frissonnant. Il me touche, les gants sont lisses, froids. » Il mit soudain ses mains dans ses poches. Très intéressé, le père Wycazik se pencha en avant et dit: « Où ces gants vous touchent-ils ?

- Ils touchent… mon visage. Mon front, mes joues, mon cou… ma poitrine. Presque partout, en fait.

- Ils ne vous font pas de mal ?

- Non.

-Et pourtant, vous avez peur de ces gants, de l’homme qui les porte ?

-Je suis terrorisé, mais je ne sais pas pourquoi.

-On ne peut s’empêcher de voir tout ce qu’il y a de freudien dans un tel rêve.

-Je suppose.

- Les rêves sont le moyen qu’utilise l’inconscient pour adresser des messages au conscient et, dans le cas qui nous intéresse, la symbolique freudienne est très évidente. Ce sont les mains du diable, qui cherchent à vous arracher à la grâce divine. Ou les mains de votre propre doute. Il se peut aussi que ce soient des symboles de tentations, des péchés qui recherchent votre indulgence. »

Brendan eut une sorte de sourire. « Particulièrement des péchés de chair puisque les mains me touchent presque partout… » Il retourna à la porte, s’apprêta à l’ouvrir et dit: « Ecoutez, je vais vous dire quelque chose de curieux. Pour moi, ce rêve n’est pas symbolique, j’en suis pratiquement certain. Ces mains gantées ne sont rien de plus que des mains gantées, comprenez-vous ? Je pense que quelque part… je ne sais où, à cette époque-ci ou à une autre… ces gants étaient bien réels.

-Vous voulez dire que vous avez vécu une situation semblable ?

- Je ne sais pas fit Brendan, les yeux baissés. Dans mon enfance peut-être. Cela n’a sûrement rien à voir avec ma crise spirituelle. Les deux choses sont certainement-probablement-sans rapport. »

Le père Wycazik secoua la tête, dubitatif. « Deux évé- nements d’une telle importance, une crise spirituelle et un cauchemar récurrent, qui seraient sans rapport ? La coïncidence serait bien trop grande. Non, il y a un rapport. Mais dites-moi, à quelle époque de votre enfance auriez-vous été menacé par ce personnage invisible aux gants noirs ?

-Eh bien, je suis tombé deux fois sérieusement malade lorsque j’étais petit. Peut-être ai-je été examiné par un médecin un peu brusque ou à l’allure inquié- tante pendant que j’avais la fièvre, et l’expérience a-t-elle été si traumatisante que je l’ai réprimée; ce serait elle, alors, qui reviendrait dans mes rêves.

-Lorsqu’un médecin se sert de gants pour un exa-men, il en porte en général qui sont en latex et jetables. Pas des gants noirs en caoutchouc épais ou en vinyle. »

Le curé prit une profonde inspiration et relâcha l’air. « Oui, vous avez raison. Cependant je ne peux pas m’empêcher d’avoir l’impression que le rêve n’est pas symbolique. Je suppose que c’est stupide. Mais j’éprouve la certitude que ces gants noirs existent réellement, aussi réellement que cette chaise, que les livres sur cette étagère. »

Sur la cheminée, l’horloge sonna l’heure.

Les soupirs du vent, dans les chéneaux, se transformèrent en hululements.

« Bien mystérieux », fit Stefan, qui ne se référait ni au vent ni au tintement creux du cartel. Il traversa de nouveau la pièce et vint frapper le curé à l’épaule. « Mais je vous assure que vous vous trompez. Ce rêve est bien symbolique, il est bien en relation avec votre crise spirituelle. Les mains noires du doute. Votre inconscient vous annonce que vous allez devoir livrer une vraie bataille. Mais c’est une bataille où vous ne serez pas seul. Je serai à vos côtés.

- Merci, mon père.

- Dieu aussi vous assistera. »

Le père Cronin hocha la tête, mais son visage n’indiquait pas qu’il était très convaincu. « Allez faire vos valises, à présent.

-J’ai l’impression de vous abandonner…

- Le père Gerrano et les soeurs m’aideront. Allez, partez. »

Dès qu’il fut seul, Wycazik tenta de se remettre au travail.

Des gants noirs. Ce n’était qu’un rêve, pas particuliè- rement effrayant en soi. Pourtant, la voix du père Cro-nin était si douloureuse quand il l’évoquait que le curé était affecté par la vision de ces gants noirs et luisants sortis de nulle part…

Des gants noirs qui se tendaient, tâtonnant, aiguil-lonnant…

Le père Wycazik eut le pressentiment qu’il venait de s’embarquer dans l’une des plus difficiles entreprises de sauvetage de sa vie de prêtre.

Dehors, la neige tombait.

C’était le jeudi 5 décembre.

 

Boston, Massachusetts

 

Le vendredi, quatre jours après la fugue qu’elle avait faite à la suite de la greffe de l’aorte pratiquée sur Viola Fletcher, Ginger Weiss se trouvait toujours au Memorial Hospital, où elle avait été admise dès que George Hannaby l’avait retrouvée dans la rue. Trois jours durant, elle avait subi tous les examens possibles et imaginables. Les médecins firent le maximum pour déterminer la cause du mal-parce qu’ils se devaient de donner le meilleur d’eux-mêmes à leurs patients, mais aussi parce qu’elle était des leurs. Vendredi, à deux heures de l’après-midi, George Hannaby entra dans sa chambre avec les résultats des derniers examens et l’avis des spécialistes. Le fait qu’il fût venu en personne, plutôt que d’envoyer l’oncologiste ou le spécialiste du cerveau plus particulièrement concernés par son cas, ne pouvait signifier qu’une chose: la situation était particulièrement mauvaise-et pour la première fois de sa vie, Ginger le vit arriver sans grand plaisir.

Assise dans son lit, elle portait un pyjama bleu que Rita Hannaby était allée chercher en même temps qu’un certain nombre d’affaires dans l’appartement de Beacon Hill. Elle lisait un policier en livre de poche, l’air faussement désinvolte, comme si ses troubles n’étaient que la conséquence d’une maladie bénigne. Mais au fond d’elle-même elle avait peur.

Ce que George avait à lui dire était si dur à entendre qu’elle n’eut subitement plus la force de se composer un personnage. D’une certaine façon, c’était encore pire que tout ce à quoi elle s’était attendue.

Ils n’avaient rien trouvé.

Ni maladie. Ni lésion interne. Ni tare congénitale. Rien.

George lui lut solennellement le résultat final et déclara que ses fugues incompréhensibles n’avaient pas la moindre cause pathologique. Et tout à coup, elle perdit la maîtrise de ses émotions. Elle se mit à pleurer, très doucement.

Une cause physique aurait pu être soignée. Une fois guérie, rien n’aurait pu l’empêcher de reprendre sa carrière de chirurgien.

Mais les résultats des tests et les opinions des spé- cialistes se traduisaient par ce même message insupportable: son problème était entièrement dans sa tête, c’était une maladie purement psychologique hors de portée de la chirurgie, des antibiotiques ou des psychotropes. Quand quelqu’un souffre d’accès répé- tés de fugue auxquels on ne trouve aucune cause physiologique, le seul espoir d’y mettre un terme est une psychothérapie, bien que les meilleurs des psychiatres ne puissent se targuer d’un pourcentage de guéri-sons bien impressionnant dans ce domaine. Et de fait, une fugue était souvent l’indice d’une schizophrénie sur le point de se déclarer. Ses chances de contrôler son état et d’avoir une vie normale étaient minces; ses chances d’être internée, beaucoup plus évidentes, à son grand désespoir.

Tout près de toucher au but de sa vie, à quelques mois de se lancer à corps perdu dans la chirurgie, sa vie se bri-sait comme une coupe de cristal. Même si son état n’était pas aussi désespéré, même si la psychothérapie lui donnait la possibilité de se contrôler, elle ne se verrait jamais accorder le droit de pratiquer des interventions.

George tira des Kleenex de la boîte posée sur la table de nuit et les lui tendit. Il emplit un verre d’eau et dut insister pour lui faire prendre un Valium. Il lui tint la main et lui parla d’une voix douce, rassurante. Peu à peu, il la calma.

Quand elle se fut ressaisie, elle dit: « Voyons, George, je n’ai pas été élevée dans une atmosphère psychologiquement destructrice. Notre maison était heureuse et j’ai eu plus que ma part d’amour et d’affection. Je n’ai eu aucun problème d’ordre physique, men-tal ou émotionnel. » Elle arracha des Kleenex et se moucha bruyamment. «Pourquoi moi ? Comment aurais-je pu, avec le passé que j’ai, me créer une psychose ? Comment ? J’ai eu une mère fantastique, un père exceptionnel, une enfance comblée. Comment puis-je me retrouver avec un esprit aussi déglingué ? Ce n’est pas juste, non, et surtout, ce n’est pas croyable. »

Il s’assit au bord du lit. Il était si grand qu’il la domi-nait encore. « En premier lieu, les spécialistes m’ont dit que, pour toute une école de pensée, les maladies mentales sont la conséquence d’infimes modifications chimiques survenues dans les tissus du corps ou du cerveau, des modifications si infimes que nous ne pouvons les déceler ou les comprendre en l’état actuel des choses. Cela ne veut pas dire que vous êtes coincée par votre enfance. Et je ne crois pas que vous deviez remettre en cause toute votre existence. Deuxièmement, je ne suis pas convaincu-mais alors, pas du tout-que votre état ait à voir avec une psychose débilitante.

- Je vous en prie, George, ne me parlez pas comme à une attardée…

- Moi ? Ce n’est pas mon genre, vous le savez bien, fit-il, un peu vexé. Je ne suis pas là pour vous abuser, je pense sincèrement ce que je dis. Nous n’avons pas trouvé la cause physique de votre problème, d’accord mais cela ne veut pas dire qu’il n’y en ait pas. Elle n’est peut-être pas assez évidente, c’est tout. Dans quelques semaines, mettons un mois, ou dès que la situation empirera, nous referons des examens. Et là, je vous parie tout ce que vous voulez que nous mettrons le doigt sur la cause de votre trouble.

- Vous le croyez vraiment ? Vous pensez que ce pourrait être une tumeur au cerveau ou un abcès si petit qu’il est encore indécelable ?

- Oui. Et je trouve cela bien plus crédible qu’une quelconque perturbation psychologique. Vous êtes une des personnes les plus equilibrees que je connaisse. Et je ne vois pas comment vous pourriez souffrir d’une psychose ou d’une psychonévrose qui ne se manifesterait pas en dehors de ces fugues. Les maladies mentales graves ne sont pas ponctuelles, elles perturbent toute la vie du patient. »

C’était une chose à laquelle elle n’avait jamais pensé. Cette théorie la réconforta quelque peu. En revanche, il était plutôt curieux d’espérer avoir une tumeur au cerveau, bien que cela s’opérât assez facilement. La folie, elle, se moquait bien du scalpel.

« Les semaines ou les mois qui viennent vont certainement être les plus durs de votre vie, dit-il. L’attente…

- Je suppose que je ne pourrai pas exercer.

- Non, mais rien ne vous empêche de m’assister au cabinet.

-Que penseront vos patients si je pique soudain une crise et me précipite en hurlant dans les couloirs ?

- Ce que pensent mes patients, c’est mon affaire. Pour le moment, vous allez vous reposer une ou deux semaines. Pas question de travailler. Ces derniers jours ont été éprouvants du point de vue physique et émotionnel.

- Eprouvants ? Ne tapez pas sur la théière ! »

Il cligna des yeux, surpris: « Comment ?

-Oh, fit-elle, étonnée d’avoir entendu ces mots lui sortir de la bouche, c’est quelque chose que mon père disait souvent. C’est une expression yiddish. Hok nit kain tchynik: ne tape pas sur la théière. Ça veut dire: ne raconte pas n’importe quoi. Mais ne me demandez pas pourquoi. C’est juste quelque chose que j’entendais tout le temps quand j’étais enfant.

- Eh bien, je n’ai tapé sur aucune théière. Vous avez peut-être passé toute la semaine au lit, mais c’est néanmoins une expérience épuisante, et vous avez besoin d’y aller en douceur pendant quelque temps. Je vous demande de venir habiter chez nous pendant les prochaines semaines.

- Comment ? Oh, il n’est pas question que je vous impose…

- Vous ne nous imposerez rien du tout. Nous avons une bonne et vous n’aurez même pas à faire votre lit le matin. Depuis la chambre d’ami, on a une très jolié vue sur la baie. Vivre au bord de l’eau a un effet reposant. En fait c’est exactement ce que vous ordonne le médecin.

- Non. Vraiment. C’est très gentil, mais je ne peux pas. »

Il fronça les sourcils. « Vous ne comprenez pas. Je ne suis pas simplement votre patron, mais aussi votre toubib, et je vous dis que c’est ce que vous allez faire.

- Mais je serai parfaitement bien à l’appartement, et…

- Non, la coupa-t-il d’un ton ferme. Pensez-y. Supposez qu’une de ces fugues vous saisisse pendant que vous préparez le repas; que vous renversiez une casse-role ou une friteuse. Vous pourriez déclencher un incendie sans même vous en rendre compte pendant que vous seriez en état de fugue. A ce moment-là l’appartement serait en feu et vous prise au piège dedans. Ce n’est là qu’une des manières dont vous pourriez vous faire mal. On peut en imaginer des centaines. C’est pourquoi je me permets d’insister… Vous ne devez pas rester seule pendant un certain temps. Si vous ne voulez pas rester chez Rita et moi, avez-vous au moins des parents chez lesquels vous pourriez séjourner quelque temps ?

- Pas à Boston. J’ai bien des tantes et des oncles à New York… »

Mais Ginger ne pouvait rester chez l’un d’eux. Ils auraient été ravis de l’avoir, bien entendu, en particulier Tante Francine ou Tante Rachel. Mais elle ne voulait pas être vue dans l’état où elle se trouvait actuellement, et l’idée de piquer une crise devant l’une ou l’autre était intolérable. Elle imaginait déjà Francine et Rachel, accoudées à la table de la cuisine, parlant bas avec des claquements de langue: « Mais en quoi Jacob et Anna se sont-ils trompés ? L’ont-ils trop poussée ? Anna l’a toujours trop poussée. Et après la mort d’Anna, Jacob s’est trop reposé sur la petite. Elle n’avait que douze ans quand elle a pris la maison en charge. C’était trop pour elle. Trop de pression pour quelqu’un de son âge. » Ginger aurait certes droit à beaucoup de compassion, de compréhension et d’amour de leur part, mais avec le risque d’entacher la mémoire de ses parents, une mémoire qu’elle était bien déterminée à honorer jusqu’à la fin de ses jours.

Levant les yeux sur George qui, toujours assis sur le bord du lit, attendait sa réponse avec une évidente inquiétude qui la toucha beaucoup, elle dit: « D’accord pour la chambre d’ami avec vue sur la baie.

- Formidable !

-Vous ne savez pas ce que vous risquez, dit Ginger. Si l’endroit me plaît, je peux très bien appeler un peintre pour qu’il retapisse la chambre à mon goût.

- Le jour où je vois arriver un peintre, je vous flan-que à la rue ! »

George éclata de rire et l’embrassa doucement sur la joue. « Je vais m’occuper des formalités de sortie pour que vous puissiez partir dans deux heures. Je vais aussi appeler Rita pour qu’elle vienne vous prendre. Ginger, je suis persuadé que vous pourrez surmonter cette épreuve. Mais de grâce, pas d’idées noires. »

Quand il eut quitté la pièce et que le bruit de ses pas eut disparu dans le couloir, elle arrêta de se forcer à sourire, et son visage s’éteignit instantanément, Elle s’enfonça dans les oreillers, le regard perdu, morose, sur les dalles d’isolation acoustique du plafond, jaunies par le temps.

Au bout d’un moment elle se leva, se rendit dans la salle de bains voisine et s’approcha du lavabo, non sans une certaine appréhension. Après un instant d’hésitation, elle fit couler l’eau et la regarda longuement tourbillonner avant de disparaître par l’évacuation. Lundi dernier, près du lavabo de la salle d’opération, après avoir réussi sa première greffe d’aorte elle avait été saisie de panique à la vue du tourbilion de l’eau s’enfonçant dans le trou, mais elle n’arrivait pas à comprendre pour quelles raisons.

Mais bon sang, pourquoi ? Elle voulait désespéré- ment savoir pourquoi.

Papa, pensa-t-elle, si seulement tu étais vivant, tu m’écouterais, tu m’aiderais.

Les pénibles surprises que réserve la vie avaient fait l’objet de l’un de ses dictons, un dicton qu’elle avait autrefois trouvé amusant. Lorsque quelqu’un s’inquié- tait de l’avenir, Jacob secouait la tête, clignait de l’oeil et disait: « Pourquoi s’en faire pour demain ? Qui sait ce qui peut nous arriver rien qu’aujourd’hui ? »

Comme c’était vrai. Mais aujourd’hui, cela n’avait plus rien de drôle. Absolument plus rien.

Elle se sentait comme une invalide.

Elle se sentait perdue.

C’était le vendredi 6 décembre.

 

Laguna Beach, Californie

Quand Dom, accompagné de Parker Faine, était retourné voir son médecin, le lundi 2 décembre au matin, le Dr Cobletz n’avait pas voulu faire procéder à de nouveaux examens. Dom ne présentait aucun signe de désordre physique. Il expliqua aux deux hom-mes qu’il y avait d’autres types de traitements à tenter avant de conclure à une lésion cérébrale qui pousse-rait l’écrivain à se barricader la nuit contre un ennemi invisible.

Suite à la précédente visite de Dom, le 23 novembre, le médecin s’était intéressé de plus près au somnambulisme et avait lu un certain nombre d’articles sur le sujet. Ce trouble était de courte durée chez le sujet adulte; cependant, dans quelques cas assez rares, il pouvait devenir chronique et aller jusqu’à ressembler aux pires névroses. Une fois installé de manière permanente, le somnambulisme était bien plus difficile à guérir et pouvait devenir le facteur dominant de la vie de l’individu, générant en lui la crainte de la nuit et du sommeil et suscitant un sentiment d’impuissance débouchant parfois sur des désordres émotionnels plus graves encore.

Dom se sentait dans la zone limite. Il revoyait la barricade qu’il avait construite, l’arsenal déposé sur le lit.

Intrigué mais pas vraiment inquiet, Cobletz avait dit que la pratique de l’errance nocturne pouvait être bri-sée par l’administration d’un sédatif. Le patient gué- rissait habituellement dès qu’il pouvait passer plusieurs nuits tranquilles. Dans les cas chroniques, l’action du sédatif pouvait être renforcée par celle d’un antidépresseur dans la journée. Les gestes effectués par Dom dans son sommeil étant particulière-ment troublants, le Dr Cobletz lui avait prescrit du Valium dans la journée et un comprimé de 15 mg de Dalmane au moment de se glisser dans ses draps.

Dans la voiture qui les ramenait à Laguna Beach, Parker Faine dit à Dom qu’il n’était pas très prudent de continuer à vivre seul. « Ma maison est immense. Je pourrai te surveiller. Ne crains rien, je ne jouerai pas les mères poules, mais je serai là en cas de pépin. Et puis, nous aurons tout le temps pour parler de ton problème, voir en quoi il est lié aux changements survenus l’été dernier, quand tu as laissé tomber ton job au Mountainview College. Je t’assure, il n’y a que moi qui puisse t’aider. Si je n’avais pas été peintre, je me serais fait psychiatre, j’ai vraiment le truc pour accou-cher les gens ! »

Dom refusa. Il voulait rester chez lui, seul, car sinon, cela revenait à battre en retraite dans le même terrier de lapin où il s’était caché de la vie pendant tant d’années. La transformation qu’il avait vécue durant son voyage à Mountainview, Utah, deux étés auparavant avait été spectaculaire et inexplicable-mais bénéfique. A trente-trois ans, il avait finalement saisi les rênes de son existence; il avait sauté en selle avec grâce et chevauché dans de nouveaux territoires. Il aimait l’homme qu’il était devenu et ne redoutait rien tant que de revenir à son ancien style de vie, morne et lugubre.

Peut-être son somnambulisme était-il mystérieusement en rapport avec les changements d’attitude qu’il avait traversés, comme Parker semblait le croire, mais Dom doutait que cette relation fût mystérieuse ou complexe. Plus vraisemblablement, son activité nocturne était une manière de refuser les défis, l’excitation et les tensions de sa nouvelle existence. Ce qu’il ne pouvait faire ouvertement. C’est pourquoi il lui fallait rester à son domicile, seul, prendre le Valium et le Dalmane que lui avait prescrits le Dr Cobletz et venir à bout de la chose à la force du poignet. Voilà ce qu’il avait décidé dans la Volvo, le lundi matin.

Aujourd’hui, samedi 7 décembre, il semblait qu’il eût pris la décision correcte. Parfois, il avait besoin d’un Valium, mais pas toujours. Tous les soirs, il prenait un comprimé de Dalmane avec du lait ou du chocolat chaud. Le somnambulisme perturbait moins souvent ses nuits. Avant la chimiothérapie, il déambulait chaque nuit; très récemment, il ne s’était promené que deux fois au petit jour, le mercredi et le vendredi matin.

De plus, ses activités nocturnes étaient moins étranges, moins troublantes aussi que précédemment. Il n’entassait plus d’armes, n’édifiait plus de barrages, ne tentait plus d’obstruer les fenêtres. Il quittait tout simplement son lit pour dormir dans le placard. Et là il se réveillait glacé, paralysé par une terreur sans nom qui hantait ses rêves et dont il ne se souvenait en rien.

Grâce au ciel, le pire semblait passé.

Il se remit à écrire le jeudi et travailla au roman abandonné depuis trop longtemps.

Le vendredi, Tabitha Wycombe, son éditeur de New York, l’appela pour lui donner de bonnes nouvelles. Deux critiques étaient consacrées à Crépuscule à Babylone avant même sa parution et toutes deux étaient excellentes. En outre, le premier tirage serait encore plus important que prévu. Ils bavardèrent pendant près d’une demi-heure et, quand il raccrocha, Dom se sentit à nouveau sur les rails.

La nuit du samedi au dimanche fut marquée par une nouvelle évolution-en bien ou en mal, il était encore trop tôt pour le dire. Toutes les nuits où il avait mar-ché dans son sommeil, il avait été incapable de se souvenir ne fût-ce que du plus petit détail des cauchemars qui le tiraient hors du lit. Ce samedi-là, il fut visité par un rêve terrifiant qui le poussa à se réfugier à l’autre bout de la maison mais le plus étonnant fut qu’il se le rappela à son réveil-la dernière partie, tout au moins.

Dans les derniers instants de son rêve, il était dans une salle de bains-impression de vague et de flou. Un homme invisible le poussait contre un lavabo, l’obligeait à se pencher au-dessus; son visage s’enfon- çait dans la cuvette de porcelaine. Quelqu’un avait passé un bras autour de lui et le tenait debout, car il était trop faible pour le faire tout seul. Il avait les membres en coton, les genoux qui tremblaient, l’estomac qui se nouait et se tordait. Un deuxième personnage invisible lui appuyait des deux mains sur la tête. Il ne pouvait pas parler. Il n’arrivait plus à respirer. Il savait qu’il allait mourir. Il fallait fuir ces gens, sor-tir de cette pièce, mais il n’en avait pas la ressource physique. En dépit de sa vision brouillée, il voyait la porcelaine lisse et la bordure chromée de la bonde dans leurs moindres détails, car son visage n’était qu’à quelques centimètres du fond de la cuvette. Il s’agissait d’un modèle ancien avec un bouchon de bonde au bout d’une chaînette mais on avait retiré la pastille de caoutchouc, elle était hors de vue. L’eau coulait, jaillissant du robinet, éclaboussait le fond du lavabo et descendait en tourbillonnant vers la bonde, descendait en tourbillonnant. Les deux personnages qui l’obligeaient à se pencher sur la cuvette criaient, mais il ne comprenait pas ce qu’ils disaient. Descendait en tourbillonnant… descendait… en tourbillonnant. Hypnotisé par le maelstrom miniature, il devint de plus en plus terrifié par l’ouverture béante de la bonde, semblable à quelque orifice suceur cherchant à l’entraîner dans ses entrailles puantes. Soudain, il prit conscience que ses assaillants voulaient le faire passer par l’évacuation, se débarrasser ainsi de lui. Peut-être se trouvait-il un broyeur à ordures là-dedans et allait-il être débité en menus morceaux avant d’être évacué par l’eau…

Il s’éveilla en hurlant. Il était dans sa propre salle de bains. Il avait marché dans son sommeil. Il se tenait au-dessus du lavabo et recula quand il découvrit le trou béant qui conduisait aux égouts. Il faillit tomber à la renverse dans la baignoire et se rattrapa de justesse à la patère.

Tremblant, haletant, il réussit à recouvrer son sang-froid et à contempler le lavabo. Un lavabo de porcelaine avec un robinet chromé. Rien que de très normal.

Ce n’était pas cette salle de bains qu’il avait vue en rêve.

Dominick s’aspergea le visage d’eau et regagna sa chambre. Le réveille-matin posé sur la table de nuit indiquait deux heures vingt-cinq.

En dépit de son absurdité et du fait qu’il semblait sans rapport avec sa vie réelle, il se sentit profondé- ment perturbé par ce cauchemar. Il n’avait cependant ni cloué ses fenêtres ni rassemblé un arsenal sur son lit pendant son sommeil, et il en conclut que ce n’était qu’une légère rechute.

En fait, c’était peut-être même une indication de l’amélioration de son état. S’il se souvenait de ses rêves, pas seulement de détails mais de tout, du début à la fin, il avait une chance de découvrir la source de l’angoisse qui faisait de lui un promeneur nocturne; il serait alors mieux armé pour faire face au problème.

Malgré tout, il ne voulut pas se recoucher ainsi, au risque de retrouver l’étrange lieu de son rêve. Le fla-con de Dalmane se trouvait dans le tiroir de sa table de nuit. En principe, il ne devait pas en prendre plus d’un comprimé chaque soir, mais une entorse unique à cette règle ne pouvait lui faire de mal.

Il passa dans le séjour et alla au bar où il se versa un fond de verre de Chivas Regal. D’une main tremblante, il mit la pilule dans sa bouche; puis il but le Chivas et retourna se coucher.

Il allait mieux. Ses crises de somnambulisme ne tar-deraient pas à s’arrêter. Dans une semaine, il aurait retrouvé son état normal. Dans un mois, tout cela ne lui paraîtrait plus qu’une étrange aberration, et il se demanderait comment il avait bien pu se laisser submerger un moment par elle.

En situation précaire sur le fil tremblant de sa conscience au-dessus du gouffre du sommeil, il commença à perdre l’équilibre. C’était une impression agréable, un effondrement en douceur. Mais tandis qu’il coulait lentement dans le sommeil, il s’entendit murmurer dans l’obscurité de la chambre; et ce qu’il s’entendit dire était si bizarre qu’il tressaillit et que son intérêt s’éveilla, alors que le Dalmane et le whisky conju-guaient leurs effets et l’entraînaient inexorablement.

« La lune, dit-il d’une voix pâteuse. La lune, la lune. » Il se demanda ce que cela pouvait bien signifier. Pourquoi avait-il dit « la lune » ? Il n’en savait rien. Et à nouveau, il répéta: « La lune, la lune… » Puis il s’endormit.

Il était trois heures onze du matin, le dimanche 8 décembre.

 

New York

 

Cinq jours après avoir dérobé plus de trois millions de dollars à la fratellanza, Jack Twist alla rendre visite à une morte qui respirait encore.

A une heure de l’après-midi, dans un quartier respectable de l’East End, il gara sa Camaro dans le parking souterrain d’une clinique privée et prit l’ascenseur jusqu’au rez-de-chaussée. Là, l’employé de la réception lui délivra un laissez-passer de visiteur.

Cela ne ressemblait vraiment pas à une clinique. La partie réservée au public était décorée avec goût dans le style Arts-Déco. Il y avait deux petites oeuvres originales d’Erté, des canapés, des fauteuils, des tables couvertes de magazines. Tout le mobilier avait un petit air 1920.

En fait, c’était même un peu trop luxueux. Les Erté, par exemple, n’étaient pas nécessaires. Et l’on aurait pu économiser sur beaucoup d’autres choses encore. Mais la direction pensait que cette image pourrait attirer une clientèle fortunée et permettre ainsi un béné- fice annuel de l’ordre de cent pour cent. Les patients étaient très diversifiés-schizophrènes catatoniques d’âge mûr, enfants autistes, comateux de tout âge-mais tous avaient deux points communs: leur état était chronique et ils appartenaient à des familles aisées susceptibles de leur payer les meilleurs soins.

Quand il pensait à la situation, la colère gagnait immanquablement Jack à l’idée que la ville n’avait aucun service de soins pour les personnes ayant subi des blessures catastrophiques au cerveau ou les malades mentaux gravement atteints à des prix raisonnables. En dépit de leur budget colossal, les institutions de New York, comme les institutions publiques, un peu partout, étaient une sinistre farce que le citoyen moyen devait accepter, faute de choix.

Jack n’aurait jamais pu régler les notes exorbitantes de la clinique s’il n’avait été un voleur très qualifié.

Tout au bout du couloir du quatrième étage, résidait dans la dernière chambre à droite la femme morte qui respirait encore. Jack posa la main sur la poignée de la porte, hésita un instant, prit une profonde inspiration et entra.

La chambre n’était pas aussi somptueuse que le hall. Elle n’était pas non plus meublée dans le style Arts-Déco, mais elle était pourtant très agréable et ressemblait plus à une chambre du Plaza avec son haut plafond et ses moulures blanches. Il y avait une petite cheminée blanche, des doubles rideaux vert pâle, une épaisse moquette, un canapé et deux chaises. Tout reposait sur le principe qu’un patient préfère ce genre d’environnement à une chambre d’hôpital classique. Nombre de patients ne savaient même pas où ils se trouvaient, mais les visiteurs se sentaient pour leur part plus à l’aise.

Le lit était la seule concession au milieu hospitalier bien que les draps et les couvertures eussent de charmants dessins vert clair.

Seule la patiente gâchait l’atmosphère de douceur de la chambre.

Jack abaissa la barrière de protection, se pencha et embrassa sa femme sur la joue. Elle ne frémit pas. Il lui prit la main, mais elle ne réagit pas. Les doigts ne se plièrent pas. Du moins étaient-ils tièdes.

«Jenny ? C’est moi, Jenny. Comment vas-tu aujourd’hui ? Ça a l’air d’aller. Tu as l’air en forme, je trouve. »

En fait, pour quelqu’un qui était dans le coma depuis huit ans et qui n’avait pas fait un seul pas, ni vu un seul arbre, ni senti un seul rayon de soleil elle avait l’air assez bien. Peut-être Jack était-il le seul à pouvoir sincèrement la trouver en forme. Elle n’était plus la beauté qu’elle avait été jadis, mais elle n’avait nullement l’apparence d’une personne ayant flirté aussi longtemps avec la mort.

Sa chevelure avait perdu son brillant, bien qu’elle eût conservé son épaisseur et la même riche nuance châtaine que le jour où il l’avait vue pour la première fois, derrière le comptoir des eaux de Cologne pour hommes de Bloomingdale’s, quatorze ans auparavant. Les gardes-malades lui lavaient les cheveux deux fois par semaine et les lui brossaient tous les jours.

Il aurait pu passer la main sous cette chevelure, sui-vre le côté gauche de son crâne et atteindre la partie anormalement affaissée, la répugnante concavité. Il aurait pu la toucher sans la déranger car plus rien ne la dérangeait, mais il ne le fit pas. C’est lui qui en aurait été dérangé. Aucun pli ne fronçait son front, aucune ride ne creusait son visage, pas même aux coins des yeux, qu’elle avait fermés. Elle était émaciée, mais pas de manière à faire peur. Immobile entre les draps verts, elle paraissait sans âge, princesse prise dans un enchantement et paraissant attendre le baiser qui l’éveillerait après un siècle de sommeil.

Les seuls signes de vie étaient le lent mouvement de sa poitrine et, parfois, ceux de sa gorge quand elle déglutissait. Les dégâts causés au cerveau étaient irré- versibles. Il n’y avait aucun espoir. Jack Twist le savait et acceptait la permanence de cet état.

Elle aurait eu un aspect bien pire sans les soins qu’on lui prodiguait chaque jour. Des masseurs venaient chaque jour pour entretenir son tonus musculaire-puisque c’était là tout ce qui lui restait.

Jack resta longtemps à ses côtés. Depuis des années, il venait deux ou trois fois par semaine et passait cha-que fois plusieurs heures en sa compagnie. Et jamais il ne se lassait d’elle.

Il tira une chaise et s’installa tout près d’elle. Pendant une heure, il lui parla du film qu’il avait vu, des livres qu’il avait lus, du vent d’hiver ou des boutiques parées pour Noël.

Elle ne lui adressa pas le moindre clin d’oeil, pas le plus petit soupir. Elle était là comme toujours, immobile, immuable.